labrys,
études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2010 - julho/dezembro 2010
Catherine Vidal
Neurobiologiste, Directrice de Recherche à
l’Institut Pasteur, Membre du comité scientifique de l’Institut
Emile du Châtelet, Membre de l’association « Femmes et Sciences »
- Ses principales recherches ont porté sur les mécanismes
physiologiques de la douleur ; le rôle du cortex frontal dans la
mémoire et l'attention ; les pathologies des fonctions cognitives
associées au SIDA.
- Catherine Vidal se consacre également à la vulgarisation
scientifique à travers des conférences et des publications
dans les médias. Son intérêt porte sur les rapports entre science
et société, en particulier à propos des questions concernant le
cerveau, le sexe et le déterminisme en biologie.
tania navarro swain -. Quelle a été la démarche
de vos recherches pour aboutir au rapport cerveau / sexe ?
Catherine Vidal - Je m'intéresse
à la thématique des différences cérébrales entre les sexes, tout en menant
mon activité de recherche fondamentale sur le cerveau. Je travaille actuellement
sur les mécanismes qui contrôlent la vie et la mort des neurones, en particulier
dans la maladie de Creutzfeld-Jacob associée aux prions. Lorsqu'il y a
une quinzaine d'années, on m'a proposé de faire une conférence grand public
sur le cerveau des hommes et des femmes, je me suis plongée dans la lecture
des travaux de recherche scientifique sur cette question. C'était l'époque
où la revue anglo-saxonne Science venait de publier un article
sur les différences cérébrales entre les femmes, les hommes hétérosexuels
et homosexuels. Les résultats étaient pour le moins discutables sachant
que les différences cérébrales mentionnées étaient de l'ordre de quelques
centièmes de millimètre, c'est-à-dire la taille d'une dizaine de neurones.
C'est bien peu face aux 100 milliards de neurones de notre cerveau! Néanmoins,
les auteurs de l'article concluaient à une base biologique de l'homosexualité!
Ces sujets ont commencé à m'intéresser
vivement car ces travaux ne satisfont pas à la rigueur scientifique qu'on
est en droit d'attendre surtout quand ces articles sont publiés dans des
grandes revues comme Nature et Science. Force est de
constater que dès qu'il s'agit d'un sujet qui touche au masculin et au
féminin, les préjugés, les partis pris et les positions partisanes sont
bien tenaces, y compris dans les milieux scientifiques
tns - Peut-on parler de cerveau féminin et de cerveau
masculin ?
CV - La réponse scientifique
est paradoxalement oui et non. Oui, parce que le cerveau contrôle les
fonctions de reproduction qui diffèrent entre les sexes. Les cerveaux
des mâles et des femelles sont différents chez toutes les espèces, y compris
la notre, puisque la reproduction sexuée implique des systèmes hormonaux
et des comportements sexuels différents, lesquels sont contrôlés par le
cerveau. Par exemple, chez la femme, on trouve des neurones qui ont des
activités périodiques en fonction du cycle menstruel, ce qui n'est pas
le cas chez l'homme. Mais la réponse est aussi non, car quand on considère
les fonctions cognitives (raisonnement, mémoire, attention, langage),
c'est d'abord la diversité cérébrale qui règne, indépendamment du sexe.
En effet, pour que la pensée émerge, le cerveau
doit être stimulé par l'environnement. A la naissance seul 10% de nos
100 milliards de neurones sont connectés entre eux. Les 90% des connexions
restantes vont se construire progressivement au gré des influences de
la famille, de l'éducation, de la culture, de la société. Ainsi, au cours
de son développement, le cerveau intègre les influences extérieures associées
à l'histoire de chaque individu. C'est ce qu'on appelle la "plasticité
cérébrale". Voila pourquoi nous avons tous des cerveaux différents.
Et les différences entre les individus d'un même sexe sont tellement importantes
qu'elles vont l'emporter sur les différences entre les sexes.
tns -Comment expliquer les stéréotypes sexués dans
les comportements ?
CV
- A la naissance le bébé humain ne connaît pas son sexe. Il va certes
apprendre très tôt à distinguer le masculin du féminin, mais ce n'est
qu'à partir de deux ans qu'il devient capable de s'identifier à un des
deux sexes. Or bien avant l'age de deux ans, il évolue dans un environnement
sexué : la chambre, les jouets, les vêtements et les comportements des
adultes sont différents en fonction du sexe du jeune enfant. Des études
montrent que de façon inconsciente les parents interagissent davantage
physiquement avec les nouveaux nés garçons alors qu’ils parlent et sourient
plus souvent aux bébés filles. Cette influence de l’entourage, qui est
ensuite renforcée par l’école et la société, contribue à forger progressivement
l’identité sexuée avec les stéréotypes qui y sont associés.
tns -Comment se manifeste la plasticité cérébrale
?
CV- Les nouvelles
techniques d'imagerie cérébrale comme l'IRM, ont révélé l’existence de
très grandes variations entre les individus dans l’anatomie et le fonctionnement
du cerveau, indépendamment du sexe. Cette variabilité s’explique par les
extraordinaires propriétés de plasticité du cerveau. Nos circuits de neurones
sont en effet largement fabriqués par l'apprentissage et l'expérience
vécue. Par exemple, chez les pianistes, on observe un épaississement des
régions spécialisées dans la motricité des doigts, dans l'audition et
la vision. De plus, ces changements sont directement proportionnels au
temps consacré à l'apprentissage du piano pendant l'enfance. La plasticité
cérébrale est à l'œuvre également pendant la vie d’adulte. Ainsi chez
des sujets qui apprennent à jongler, on constate après trois mois de pratique,
un épaississement des régions impliquées dans la vision et la coordination
des bras; et si l'entraînement cesse, les zones précédemment épaissies
régressent. Ces exemples permettent de comprendre pourquoi nous avons
tous des cerveaux différents, y compris les vrais jumeaux. Il n’est donc
pas étonnant de voir des différences cérébrales entre hommes et femmes
qui ne vivent pas les mêmes expériences dans l'environnement social et
culturel.
tns -Quel est le rôle des chromosomes sexuels dans
le développement du cerveau ?
CV - Classiquement
les deux chromosomes XX correspondent au sexe corporel féminin et les
chromosomes XY au sexe masculin. Mais ce n’est pas une règle absolue.
A l’occasion de demande de fécondation in vitro ou d’examens pour
des raisons de santé, on a pu repérer des individus porteurs de formules
chromosomiques totalement atypiques alors qu’ils étaient apparemment normaux.
Ces exceptions indiquent que les chromosomes sexuels ne sont pas seuls
en cause dans la différenciation morphologique vers l’un des deux sexes.
Quant au développement du
cerveau dans la vie embryonnaire, il est dicté par des gènes spécifiques
qui sont indépendants des chromosomes X ou Y. La construction cerveau
n'est pas déterminée par les gènes de la différentiation sexuelle.
tns -Mais qu'en est-il du rôle des hormones sur
notre cerveau ?
CV - Beaucoup d'idées reçues
circulent sur le sujet. On sait que chez les animaux l'action des hormones
sur le cerveau est déterminante pour déclancher les comportements de rut
et d'accouplement associés aux périodes d'ovulation de la femelle. Sexualité
et reproduction vont ensemble. Par contre, l'être humain échappe à ce
déterminisme. Le fonctionnement des organes sexuels est certes lié aux
hormones, mais pas le moment des rencontres, ni le choix du partenaire.
Ainsi, les homosexuels, hommes ou femmes, n'ont pas de problèmes hormonaux.
Les délinquants sexuels n'ont pas un taux supérieur de testostérone.
Quant au rôle des hormones sexuelles
sur les humeurs, la nervosité, la dépression, il faut distinguer deux
types de situations bien différentes. Dans des cas de bouleversement physiologique
majeur (grossesse, ménopause, pathologies hormonales) on peut constater
des fluctuations d'humeur. Mais dans des conditions physiologiques normales,
aucune étude scientifique n'a montré de relation de cause à effet entre
les taux d'hormones et les variations de nos « états d'âme ».
Prétendre que c'est la testostérone qui fait les hommes compétitifs et
agressifs tandis que les oestrogènes rendent les femmes émotives et sociables,
relève d'une vision simpliste, bien loin de la réalité biologique. Si
dans un groupe social, hommes et femmes tendent à adopter des comportements
stéréotypés, la raison tient d'abord à une empreinte culturelle rendue
possible grâce aux propriétés de plasticité du cerveau humain
tns -Pourquoi l'être humain échappe-t-il au dictat
des hormones ?
CV - L'Homo sapiens possède
un cerveau unique en son genre lié au développement exceptionnel du cortex
cérébral, siège des fonctions cognitives les plus élaborées : langage,
raisonnement, conscience, imagination. Au cours de l’évolution, le cortex
a du se plisser en formant des circonvolutions pour arriver à tenir dans
la boîte crânienne. Si on le déplisse virtuellement, on constate que la
surface du cortex cérébral humain est de 2 m2 sur 3 mm d’épaisseur
! C’est 10 fois plus que chez le singe. Voilà pourquoi l’être humain est
capable de court-circuiter les programmes biologiques dépendants des hormones.
C’est le seul être vivant qui peut décider de pratiquer l’abstinence sexuelle,
de se suicider, ou d’entamer une grève de la faim, en dépit des instincts
de survie et de reproduction. Nos comportements relèvent d'abord et avant
tout de constructions mentales.
tns -On dit souvent que les femmes sont naturellement
douées pour le langage. Qu'en est-il ?
CV - Les théories sur
les différences hémisphériques entre les sexes dans le langage datent
de plus d'une trentaine d'années. Elles n'ont pas été confirmées par les
études récentes d'imagerie cérébrale comme l'IRM. Ces vielles théories
reposaient souvent sur des observations conduites sur de très petits échantillons,
parfois une dizaine de personnes ! Mais ce sont toujours ces études qui
sont citées, alors que la réalité scientifique contemporaine est toute
autre : les méta-analyses qui rassemblent de nombreuses expériences en
IRM incluant des centaines d'hommes et de femmes, montrent qu'il n'existe
pas de différence statistiquement significative entre les sexes dans la
répartition hémisphérique des aires du langage. Cela s'explique par le
fait que les localisations des zones du langage sont très variable d'un
individu à l'autre, cette variabilité l'emportant sur une possible variabilité
entre les sexes.
tns -On prétend aussi que le cerveau masculin est
plus apte au raisonnement mathématique
CV - Ces conceptions n'ont
aucun fondement biologique comme l'illustre deux grandes études publiés
en 2008 dans la revue "Science". Une première enquête qui s'est
déroulée en 1990 aux Etats-Unis portaient sur un échantillon de 10 millions
d'élèves. Statistiquement parlant, les garçons réussissaient mieux que
les filles dans des tests de mathématiques. Certains avaient interprété
ce résultat comme étant le signe d'une inaptitude du cerveau des filles
à faire des maths.... La même enquête a été commanditée en 2008 et montre
cette fois que les filles obtiennent des résultats aussi bons que les
garçons. Difficile d'imaginer qu'il y ait eu, en moins de deux décennies,
une mutation génétique du cerveau des filles qui les rendent plus matheuses
! Ces résultats sont en fait dus au développement de l'enseignement des
sciences et à la mixité croissante des filières scientifiques.
Une autre étude menée en 2008 auprès de 300000 adolescents
dans quarante pays a montré que plus l'environnement socioculturel est
favorable à l'égalité hommes-femmes, plus les filles obtiennent de bons
scores aux tests mathématiques. En Norvège et en Suède, il n'y a ainsi
pas de différence entre les garçons et les filles ; en Islande, les filles
sont mêmes meilleures que les garçons ; mais en Turquie ou en Corée, les
garçons obtiennent de meilleurs résultats.
tns -Comment promouvoir la place des femmes dans
les disciplines traditionnellement masculine ?
CV- En France et dans une majorité
de pays européens, la société civile a commencé à se mobiliser depuis
une vingtaine d'années. Je fais partie de l'association « Femmes
et Sciences », qui fait un travail exemplaire dans les collèges et
les lycées pour promouvoir l’accès des filles aux matières scientifiques.
Il y a dix ans, elles n’étaient encore que 15% à 20% dans les classes
scientifiques. Aujourd’hui, elles atteignent les 50%, et leur taux de
réussite aux bacs scientifiques est plus élevé que celui des garçons.
Autre signal fort : en 2008, le prix Nobel de médecine a été conjointement
attribué au Professeur Luc Montagnier et à sa principale collaboratrice
Françoise Barré-Sinoussi. Auparavant seul le patron du laboratoire était
récompensé... Diverses initiatives émergent, comme l’Institut Émilie du
Châtelet, soutenu par la région Ile-de-France, qui distribue des bourses
d'études sur les femmes, le sexe et le genre.
On assiste à une réelle prise
de conscience du rôle des femmes dans la recherche scientifique. Mais
cette évolution est lente. La croyance au changement est souvent plus
forte que le changement lui-même. Notre devoir de vigilance face à l'idéologie
du déterminisme biologique est plus que jamais d'actualité!
Publications
- "Cerveau, sexe et pouvoir",
par Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys, Editions Belin, 2005,
Prix de l'Académie des Sciences Morales et Politiques,
palmarès 2006
- "Féminin/Masculin : mythes et idéologie"
sous la direction de Catherine Vidal, Editions Belin, 2006
- "Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau
? par Catherine Vidal, Editions Le Pommier, 2007
- "Cerveau, sexe et liberté" par
Catherine Vidal, DVD, Editions Gallimard/ CNRS, 2007
- "Nos enfants sous haute surveillance",
Evaluations, dépistages, médicaments...
par Sylviane Giampino et Catherine
Vidal, Editions Albin Michel, 2009
- "Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie ?" par Catherine
Vidal , Editions Le Pommier, 2009
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