labrys,
études féministes/ estudos feministas
La musique professionnelle à l’épreuve du genre Eléments de réflexion sociologique Marie Buscatto Résumé L’émergence de musiciennes professionnelles, libres de s’engager sur la voie de la créativité musicale et de l’exercice autonome de leur art, est un phénomène récent, parallèle au mouvement d’émancipation féminine professionnelle ayant traversé les mondes occidentaux au XXe siècle. Mais si l’accès libre et ouvert des femmes à l’exercice professionnel de la musique est possible depuis quelques dizaines d’années, il reste encombré de nombreux obstacles qui différencient les destins féminins des trajectoires masculines. Cet article vise à mettre en lumière les processus sociaux qui sous-tendent aussi bien l’accès des femmes à la musique professionnelle dans les pays occidentaux à l’aube du XXIe siècle que leurs plus grandes difficultés, comparativement à leur collègues masculins, à entrer, à se maintenir et à se voir reconnaître dans ces univers sociaux. Mots-clé: musique, genre, autonomie, femmes
Traditionnellement, la pratique musicale se conjugue bien au féminin. Etudes historiques et enquêtes ethnologiques notent en effet la présence récurrente de musiciennes accomplies aussi bien au sein des sociétés du passé que dans les différentes parties du monde (Fine, 2007). Pourtant, ces mêmes recherches révèlent une présence féminine strictement encadrée, son accès et sa continuité étant régis par des règles sociales qui en rendent l’exercice professionnel, soit exceptionnel, soit limité dans le temps et dans l’espace. Les jeunes filles bourgeoises du XIXe siècle européen pratiquent ainsi le chant ou le piano sur un mode amateur, en comité privé, dans le cadre d’une éducation de qualité (Lenoir, 1979). Des courtisanes ou des religieuses se voient attribuer des rôles de chanteuses ou d’instrumentistes dans des contextes sociaux et géographiques clairement circonscrits (Sultanova, 2005)[1]. Quelques femmes exceptionnelles, par leurs origines familiales ou leurs réseaux sociaux, suivent un destin exceptionnel de musicienne (Green, Ravet, 2003 ; Launay, 2006). En revanche, l’émergence de musiciennes professionnelles[2], libres de s’engager sur la voie de la créativité musicale et de l’exercice autonome de leur art, est un phénomène récent, parallèle au mouvement d’émancipation féminine professionnelle ayant traversé les mondes occidentaux au XXe siècle (Schweitzer, 2002). Mais si l’accès libre et ouvert des femmes à l’exercice professionnel de la musique est possible depuis quelques dizaines d’années, il est encore encombré de nombreux obstacles qui différencient les destins féminins des trajectoires masculines. Les musiciennes professionnelles restent minoritaires que l’on parle rock, pop, jazz ou techno et, quand elles sont présentes, elles ne font que rarement jeu égal avec les hommes sur le chemin de la consécration musicale. Cet article vise à mettre en lumière les processus sociaux qui sous-tendent aussi bien l’accès des femmes à la musique professionnelle dans les pays occidentaux à l’aube du XXIe siècle que leurs plus grandes difficultés à entrer, à se maintenir et à se voir reconnaître dans ces univers sociaux, comparativement aux hommes. Il ne s’agit donc pas d’une mise en perspective historique de l’arrivée de musiciennes professionnelles autonomes, ni d’une synthèse éclairée des travaux en cours. Seront plutôt repérés les processus sociaux qui, au-delà des cas spécifiques – géographique, social ou musical - tout à la fois rendent possible la féminisation des mondes professionnels de la musique occidentale en ce début de siècle et en limitent encore, comparativement aux hommes, l’entrée, le maintien et la reconnaissance dans ces mondes occidentaux qui offrent pourtant l’égalité formelle des droits entre hommes et femmes. Avant d’entrer dans le cœur du sujet, un petit détour conceptuel semble nécessaire afin de mieux situer la manière dont est ici envisagée cette réflexion sociologique. La place des femmes dans les univers professionnels musicaux, comparativement à leurs collègues masculins, sera en effet éclairée à la lumière du concept de genre. La différence des sexes est le fruit de constructions sociales, historiques, politiques qui se jouent et se rejouent sans cesse dans l’interaction. L’analyse présentée vise à repérer comment « se fait le genre » (West, Zimmerman, 1987), considérant que c’est dans l’interaction quotidienne que « sex-class makes itself, here in the organization of face-to-face interaction, for here understanding about sex-based dominance can be employed as a means of deciding who decides, who leads, and who follows. » (Goffman, 1997). Saisir le genre « en train de se faire » suppose d’ailleurs de mettre en relation les comportements des femmes et des hommes in situ afin de « penser le rapport social des sexes » dans la mesure où « chaque catégorie de sexe ne se définit que dans son rapport à l’autre, ‘l’un comme l’autre ne peuvent être étudiées isolément, du moins sans qu’elles n’aient été auparavant pleinement conceptualisées comme éléments d’un même système structural.’ (Mathieu, 1971 : 37) » (Roux, Perrin, Pannatier, Cossy 2005, 7). A travers ce retour sur les processus sociaux qui sous-tendent la féminisation des mondes musicaux professionnels occidentaux ont ainsi été privilégiées ces recherches qui, par les méthodes employées comme par les regards construits, rendent compte du destin spécifique des femmes au regard de leurs collègues, partenaires ou amis masculins. Comment se mettent en place, in situ, reproduction, légitimation et transgression des différences sexuées au sein des univers de la musique - rock, jazz, pop, musique classique, variété, musiques du monde ou techno ? Un accès périlleux, une difficile reconnaissance En se multipliant, les recherches sur le genre en musique documentent au plus près les difficultés spécifiques rencontrées par les femmes, comparativement à leurs collègues masculins, pour entrer, se maintenir et se voir reconnaître comme professionnelles de la musique dans les orchestres classiques, au sein des groupes de jazz, de pop ou de rock, ou encore comme musiciennes leaders - cheffes d’orchestre, compositrices ou stars de la pop. Quels sont les processus sociaux majeurs qui sous-tendent ces obstacles spécifiques à l’émergence d’une égalité de parcours entre hommes et femmes dans des univers musicaux par ailleurs très difficiles d’accès pour tous et pour toutes du fait d’une forte concurrence, d’une grande précarité et de sureffectifs permanents ? Une dangereuse séduction : du désir incessant au dénigrement professionnel Les femmes artistes se trouvent, en premier lieu, investies d’un fort capital de séduction auprès du public, des professionnel-les de l’art et de leurs collègues masculins. Ces enquêtes confirment ici le constat fait dès les travaux fondateurs de Simone de Beauvoir qui associe la femme artiste à la femme séduisante, pleine de charmes et de mystères (Beauvoir (de) 1959). Chanteuse, instrumentiste, danseuse, plasticienne ou romancière, « la » femme artiste est entourée d’une aura érotique, séductrice, charmeuse. Or, cette même capacité de séduction, si elle peut constituer une ressource à court terme pour être employée, rend surtout difficile une reconnaissance apaisée de ses qualités professionnelles à long terme et la construction d’une réputation professionnelle de qualité. Les musiciennes de rock (Whiteley, 1997), les pop stars (Faupel, Schmutz, 2010), les musiciennes grecques des paradosiaka (Hatzipetrou-Andronikou, 2010), les chanteuses et les instrumentistes de jazz (Buscatto 2007) ou les musiciennes classiques (Escal, Rousseau-Dujardin 1999) sont sans cesse confrontées aux ambiguïtés liées à leur forte capacité de séduction. Si l’on en croit ces différentes recherches, cette dernière représente certes a priori une ressource dans la valorisation de leur art : pochette de disque « séduisante », tenue scénique « seyante », mode de gestion des relations avec les producteurs et diffuseurs de disques ou de spectacles ou photographie de presse « attirante » lors de la sortie d’un disque[3]. Mais cette capacité de séduction joue plus souvent encore le rôle d’un stéréotype négatif dévalorisant leur capacité professionnelle et rend, au final, fort compliquée aussi bien la reconnaissance accomplie de leur professionnalisme par les critiques et leurs collègues que la possibilité de jouer de manière complice et détendue avec leurs collègues musiciens. Si l’on prend le cas précis des femmes instrumentistes de jazz, une mise en scène « féminine » de leur corps attire les regards, intéresse les journalistes, séduit les musiciens qu’elles côtoient (Buscatto 2007). Or, si elle apparaît à première vue comme un atout dans un monde qui leur est a priori peu ouvert, cette capacité de séduction féminine se traduit sans cesse par des réactions de dénigrement et de dévalorisation professionnels aux conséquences fâcheuses pour leur réputation professionnelle : la ressource se révèle alors plus souvent obstacle à dépasser qu’outil efficace pour vivre de son art. Femmes publiques, exerçant sur la scène au regard de tous et de toutes, les musiciennes sont ainsi confrontées à un relatif paradoxe. Si elles affirment une « féminité » physique, elles risquent le dénigrement qui lui est associé dans un monde régi par des valeurs et des conventions masculines. Elles se délégitiment aussi dans leur capacité à faire preuve d’autorité et de créativité, notamment dans les situations de leadership musical – leaders d’un groupe musical, cheffes d’orchestre par exemple. Elles peinent enfin à maintenir des relations de travail stables avec leurs collègues musiciens qui, séduits par ces femmes musiciennes, les désirent trop ardemment… Si elles dénient leur « féminité », affirment une neutralité dans leur apparence, elles risquent de ne guère intéresser ceux – collègues, public, programmateurs, producteurs – que leur capacité de séduction intéresse, attire et donne envie de regarder et d’employer. Elles auront alors du mal à vivre de leur musique et devront trouver d’autres orientations professionnelles… La force des stéréotypes sexués péjoratifs Cela nous amène à un deuxième processus social favorisant la reproduction des différences sexuées : la force des stéréotypes sexués[4] également défavorables à long terme au succès commercial, musical et professionnel des femmes. Qu’ils portent sur la sexualité, la séduction, la maternité, l’autonomie créatrice ou la virtuosité, les stéréotypes féminins associés aux femmes musiciennes sont le plus souvent accompagnés d’éléments péjoratifs pour ce qui est de l’évaluation de leurs capacités musicales professionnelles. Prenons le cas des stars de la pop anglo-saxonne étudiées par Faupel et Schmutz (2010) à partir des critiques publiées dans la revue Rolling Stone. Ces auteures opèrent en deux temps une analyse serrée et très révélatrice des stéréotypes féminins auxquels ces musiciennes sont confrontées de manière spécifique. En effet, non seulement ces stéréotypes n’affectent guère leurs collègues masculins, mais quand c’est le cas, ces stéréotypes ne jouent pas de manière négative. Cette démonstration est d’autant plus éclairante qu’elle porte sur les grandes figures de la pop rock que l’on pourrait croire immunes à ce genre de difficultés : Madonna, Lauryn Hill, PJ Harvey, Janet Jackson, Sinead O’Connor, Janis Joplin, etc. Or, en comparant les critiques mises en œuvre pour rendre compte des performances musicales de ces musiciennes, avant et après leur succès commercial, Faupel et Schmutz montrent aussi bien la force négative des stéréotypes féminins que leur relative prégnance, même quand la consécration est assurée, voire achevée. S’appuyant sur les critiques de ces musiciennes publiées par Rolling Stone, il est en effet apparu que si les stéréotypes « féminins » péjoratifs, relatifs à la féminité et à la sexualité, deviennent plus subtils, sans disparaître, une fois que les artistes sont devenues célèbres, les thèmes de l’authenticité émotionnelle et de la dépendance envers d’autres hommes du domaine deviennent alors plus nombreux. Non seulement ces stéréotypes ne sont guère mobilisés pour parler des hommes musiciens, mais surtout ils affectent de manière négative la réputation musicale des seules musiciennes, et donc leurs chances de consécration pérenne dans le champ de la musique populaire. Les auteures en concluent d’ailleurs, de manière fort convaincante, qu’au-delà des œuvres produites et des performances musicales, les femmes sont confrontées à des obstacles spécifiques quand elles souhaitent obtenir une entière reconnaissance dans le monde de la musique « populaire ». Définies comme des objets sexuels, supposées dépendre d’hommes pour leur succès, considérées comme exprimant des émotions incontrôlables, jugées d’une capacité professionnelle limitée, elles peinent à se voir accorder une place reconnue et pérenne dans le monde de la pop rock. Un autre stéréotype genré parfois mobilisé est encore celui de la maternité incompatible avec une carrière d’artiste. Les femmes, mères à venir ou en « activité », ne pourraient s’engager de manière durable, sérieuse, fiable dans certaines activités artistiques trop prenantes. On retrouve cet argument dans plusieurs travaux. Etudiant la carrière d’Hedy Salquin, première femme cheffe d’orchestre suisse dans les années 1960, Philomène Graber (2004) montre ainsi que cette dernière, régulièrement photographiée dans son espace domestique, est perçue par ses éventuels employeurs comme une artiste peu disponible et fiable dans le temps. Elle ne réussira pas à exercer son activité de cheffe d’orchestre, faute d’engagements de ce simple fait, alors même qu’elle se disait disponible dès que la question lui était posée et était désireuse d’exercer la profession pour laquelle elle s’était formée au plus haut niveau... Lucy Green, dans son ouvrage sur la question du genre en musique (1997), en conclut d’ailleurs que l’existence de ces différents stéréotypes sexués révèlerait plus largement la norme masculine invisible et « neutre » du jeu d’instrument dans l’histoire de la musique. Le fait de jouer d’un instrument de musique de manière publique se révèle en effet en parfait accord avec la construction sociale du « masculin » - virtuose, autonome, créatif ou actif -, le « masculin » alors mis en opposition avec un « féminin » supposé contraire et peu favorable, sauf exception, à l’exercice créatif de la musique - maternelle, dépendante, objet de désir, faible ou émotive. Des réseaux sociaux très « masculins » Différents travaux montrent le poids des réseaux sociaux pour entrer et se maintenir dans des mondes de l’art fluides et ouverts et s’y construire une réputation (Becker 1998 (1982) ; Faulkner 1985 (1971)). Ils mettent aussi au jour la manière dont la cooptation, qui fonde l’entrée et le maintien dans un réseau social, se situe au croisement de critères techniques et de jugements portés sur les qualités « personnelles » de l’individu. Cette cooptation bénéficie aussi de l’intervention d’intermédiaires proches – parents, couple, groupes d’amis, pairs – ou plus éloignés – critiques, producteurs, soutiens extérieurs. Or, mondes d’hommes, les univers musicaux se révèlent aussi peu accueillants pour des femmes qui tendent à se retrouver, plus souvent que leurs collègues masculins, marginalisées, voire exclues, de ces réseaux de manière « naturelle ». Dans le rock (Ortiz, 2004), le monde des musiques « populaires » (Whiteley 1997), la musique classique (Green, Ravet, 2005) ou le jazz (Buscatto 2007), les réseaux sociaux artistiques tendent à privilégier les hommes aux différents moments de la construction d’une carrière. Dans ces mondes sociaux où les femmes restent minoritaires en nombre, et ce d’autant plus qu’on s’élève dans la hiérarchie de réputation, les modes de cooptation « masculins » privilégient les hommes sans apparente volonté d’exclure les femmes. Les chercheur-es peinent à en donner une raison simple et univoque, du fait notamment de son caractère très « naturel » aussi bien pour les membres des mondes de l’art – dont les femmes - que la grande majorité des observateurs. Deux explications principales complémentaires – et difficiles à distinguer dans l’interaction - émergent néanmoins au fil des recherches déjà citées. Une première raison souvent avancée tient au grand pouvoir de séduction des femmes auprès de leurs collègues masculins. Cette séduction étant elle-même interprétée selon des stéréotypes sociaux péjoratifs, les femmes sont plus difficiles à envisager comme des collègues « à part entière ». Les femmes musiciennes apprennent jeunes à « fermer » la séduction, à éviter toute ambiguïté afin d’éviter les « mauvaises expériences » – une réputation sulfureuse, l’arrêt brutal d’une collaboration, l’ambiguïté du travail de coopération. Elles s’efforcent aussi de se comporter de manière irréprochable sur le plan professionnel afin d’éviter des dénigrements musicaux qui les menacent sans cesse. « Fermer la séduction » et se comporter de manière irréprochable obligeraient en retour à une certaine prise de distance physique et humaine peu favorable au développement de liens de complicité. Les hommes artistes peuvent d’ailleurs susciter cette prise de distance respectueuse afin d’éviter des difficultés, voire les jalousies potentielles de leurs conjointes qui les obligeraient à faire preuve de prudence. Il apparaît encore, dans ces différentes études, que celles qui, plus « masculines » dans leurs comportements et leur habillement, affirment leurs points de vue de manière forte « énervent », ennuient, gênent plus souvent des collègues et intermédiaires hommes imprégnés d’un idéal féminin contraire. De manière complémentaire, cette moindre insertion des femmes dans les réseaux sociaux masculins tiendrait aussi aux différentes socialisations, masculines et féminines, engagées dès l’enfance. Des différences sexuées dans les comportements attendus, valorisés, appréciés et des différences de centres d’intérêt entre hommes et femmes joueraient ici leur rôle dans la cooptation des collègues. Même s’il est agréable de discuter avec une collègue femme, il est mieux venu de passer de nombreuses heures avec ceux qui sont sur la même « longueur d’onde », plus souvent de sexe masculin. Cette explication est d’autant plus efficace dans des mondes de la musique qui privilégient des relations personnelles intenses et faites de complicité. Dans le même ordre d’idées, on peut situer la lassitude que peuvent expérimenter les femmes à travailler selon des modes sociaux masculins qu’elles peinent parfois à vivre de manière sereine. Quand les modes masculins de rencontre privilégient plutôt l’affirmation de soi, les modes féminins inciteraient plutôt à l’écoute et à l’échange. Les artistes et leurs intermédiaires privilégiant les relations simples et faciles à construire tendraient ainsi à construire de manière « naturelle » un « entre soi » discriminatoire. « Concilier » vie professionnelle et vie familiale La difficile articulation entre vie professionnelle et vie familiale est généralement avancée comme raison première du faible accès des femmes cadres, scientifiques, militantes ou politiques à des positions sociales élevées et très prenantes. Cette difficulté est bien potentiellement à l’œuvre dans la vie des femmes musiciennes et explique en partie leur retrait relatif de la vie d’artiste aux différents moments de leur « carrière ». Elle dépend cependant du niveau de féminisation à l’œuvre dans ces mondes de la musique et influence dès lors leurs parcours de manière très variable. La conjointe des hommes artistes assure un rôle majeur dans la gestion de leur vie privée et professionnelle. Elle s’adapte aux calendriers de son conjoint, ponctués, pour les plus réputés, de déplacements à l’étranger ou en province. Lorsque des enfants sont conçus, après la trentaine le plus souvent, ces conjointes assurent une grande partie des charges éducatives et d’organisation quotidiennes. Ces femmes sont aussi souvent une aide dans l’organisation de leur vie professionnelle et de leur réussite artistique, soit de manière directe lorsque la conjointe est une professionnelle de l’art, soit de manière indirecte par les multiples conseils et financements accordés au fil du temps. Les recherches sur les plasticiennes (Pasquier 1983), sur les écrivaines (Naudier, 2010), sur les musiciennes de jazz (Buscatto 2007), sur les musiciennes classiques (Coulangeon, Ravet, 2003) ou sur les danseuses contemporaines (Sorignet 2004) montrent ainsi la forte implication des femmes dans le parcours artistique de leurs conjoints et la disponibilité qu’elles concèdent pour prendre en charge les tâches familiales. Or, ces mêmes enquêtes révèlent que les femmes artistes manquent effectivement d’un conjoint prêt à jouer ce rôle. Ce manque signifie alors que ces femmes artistes, musiciennes, plasticiennes, écrivaines ou danseuses doivent non seulement articuler vie familiale et vie professionnelle, mais aussi vie professionnelle (la leur) et vie professionnelle (celle de leur conjoint). Il apparaît que les femmes musiciennes étudiées n’ont guère rencontré d’hommes prêts à jouer un rôle d’accompagnement de leur carrière dans la durée et ne semblent d’ailleurs pas attendre une telle disponibilité de leur part. L’enjeu semble alors se jouer autour de la venue, ou non, d’un enfant. Les femmes musiciennes professionnelles semblent en effet pour la plupart traversées par une idéologie prônant l’incompatibilité entre un rôle de mère de qualité et une vie d’artiste. Mais si cette idéologie imprègne bien les choix féminins observés, elle se traduit par des interprétations très variables de cette « contrainte », de l’abandon de la carrière artistique à la gestion atypique de la maternité en passant par le refus d’avoir des enfants. Ainsi, pour assurer leur choix artistique, une partie des femmes artistes, notamment dans les mondes encore très masculins, font des choix radicaux – ne pas avoir d’enfants, ne pas avoir de conjoints stables – qui accompagnent pour elles cette « vocation ». C’est le cas par exemple d’une large partie des femmes instrumentistes de jazz qui sont encore des pionnières du jazz français, en constituant seulement 4% des instrumentistes répertoriés (Buscatto 2007). Ces musiciennes ne parlent d’ailleurs pas de l’absence d’un conjoint qui pourrait gérer – certaines disent même avoir quitté un conjoint qui voulait des enfants – mais de leur volonté affirmée de conserver la liberté que permet ce choix et/ou leur absence de désir d’en avoir. La maternité, contrainte supplémentaire à leur carrière de femme artiste (contrainte absente des parcours et des discours masculins), devient le sacrifice à réaliser pour s’exprimer comme artiste. Parmi les pionnières qui ont des enfants, les modes de gestion, variables, peuvent se révéler innovants. Certaines, aidées par leur propre mère, leur conjoint, leur sœur ou des amis, jonglent dans l’éducation d’un enfant tout en continuant leur chemin artistique. Certaines rares femmes artistes partagent les rôles, privés et professionnels, avec leur conjoint, notamment si ce dernier est beaucoup plus âgé et a déjà construit une forte réputation professionnelle. D’autres encore mettent leur carrière entre parenthèses le temps de l’éducation de leurs jeunes enfants, voire, de manière volontaire ou non, commencent une carrière artistique après l’éducation de ces jeunes enfants. Dans les milieux plus « mixtes » - les femmes y constituent au moins 30% des effectifs comme en musique classique – on constate en revanche une plus forte propension des femmes (que des hommes) à s’éloigner des carrières artistiques jugées trop prenantes pour choisir des carrières enseignantes ou des carrières artistiques moins valorisées, à l’image d’une partie des musiciennes d’orchestre, seul monde musical où les femmes musiciennes ont réalisé une entrée remarquable (Ravet, Coulangeon 2003). Les ressorts sociaux d’une féminisation inachevée Même si les obstacles rencontrés sur le chemin de la professionnalisation (et de la reconnaissance artistique) sont plus nombreux pour les femmes que pour les hommes, celles-ci ne sont pas dénuées de ressources à l’aube du XXIe siècle pour progressivement s’installer dans le paysage musical professionnel, en musique classique certes, toujours plus féminisée, mais également dans les musiques dites « populaires ». A l’image des femmes policières, ingénieures, scientifiques ou écrivaines, des femmes, encore minoritaires, percent le ‘plafond de verre’ qui les menacent sans cesse sur le chemin de la reconnaissance professionnelle (Buscatto, Marry, 2009). Elles accèdent aux univers musicaux, s’y maintiennent et sont parfois reconnues aux sommets de la hiérarchie musicale en s’appuyant sur des stratégies individuelles et collectives qui font advenir la féminisation des mondes musicaux professionnels. La force des règles, procédure et dispositifs légaux A la notable exception de la musique « savante » au cursus scolaire et aux règles de concours fort réglementés, les univers musicaux ne fixent guère de barrières scolaires et de règles de qualifications préalables à la vente d’une œuvre d’art ou à la performance scénique. Pourtant, suivant le mouvement de démocratisation de l’éducation et de montée des niveaux de qualification scolaire, les mondes musicaux ont été « saisis par l’école » (Verger 1982). De manière parallèle, la « démocratisation de la culture » et la volonté affichée des pouvoirs publics de diffuser l’accès à la culture à toutes les sphères sociales sur tous les points du territoire ont favorisé le financement d’espaces, de lieux, de structures, d’activités artistiques nouveaux (Dubois 1999). Pour finir, certaines mesures favorables à l’exercice de la musique par les femmes ont été mises en place dans un souci de promotion de ces dernières, à l’image de l’usage du paravent dans le recrutement des musiciens dans les orchestres classiques. Or, toutes ces transformations légales semblent en partie expliquer la relative féminisation de plusieurs mondes musicaux. Tout d’abord, l’accès des femmes aux institutions scolaires favorise leur entrée et leur maintien dans les mondes professionnels de la musique dans la mesure où il permet la levée de certaines barrières sociales. L’accès aux cursus scolaires assure l’acquisition des savoirs et des compétences nécessaires pour passer les concours d’entrée ou les épreuves de consécration dans l’univers étudié. C’est par exemple l’une des raisons évoquée par Hyacinthe Ravet et Philippe Coulangeon pour expliquer la plus forte présence des femmes, dans le monde des musiques savantes en France, organisé autour des institutions scolaires, que dans le monde des musiques populaires, principalement fondé sur le principe de la cooptation amicale et de la régulation entre pairs. Les femmes représentent en effet 45% des interprètes de musique savante et moins de 20% des effectifs recensés dans les musiques dites « populaires » (Coulangeon, Ravet, 2003). Une deuxième explication, directement liée à la description des mondes de l’art comme fondés sur la mise en œuvre de réseaux sociaux actifs, est que la scolarité peut justement participer à construire des liens sociaux durables. C’est le cas avéré des musiciennes de rock qui rencontrent ainsi leurs partenaires de jeu (Ortiz 2004) ou des femmes instrumentistes de jazz, plus souvent « passées » par les conservatoires et les écoles de jazz que leurs homologues masculins. Elles y construisent leurs premières expériences de la pratique collective et effectuent des rencontres musicales déterminantes (Buscatto 2007). Une troisième raison avancée par certaines recherches tient encore à ce que la formation scolaire donne aussi à ces jeunes femmes les compétences nécessaires pour « oser » s’aventurer dans un monde de l’art, se juger compétentes pour tenter leur chance, pour leur donner confiance en leurs chances de réussite. Une telle analyse apparaît à travers le cas de l’entrée des femmes dans la musique grecque traditionnelle à partir de la formation égalitaire (avec les jeunes hommes) reçues dans les lycées grecs (Hatzipetrou-Andronikou, 2010). D’autres formes d’encadrement institutionnel influent parfois sur l’entrée des femmes dans les mondes musicaux, soit en favorisant le financement d’activités qui leur seraient consacrées - festival, édition ou production -, soit en développant des lieux plus ouverts aux femmes. Les politiques publiques visant à favoriser l’émergence de pratiques artistiques amateurs ont ainsi suscité l’apparition des jeunes femmes dans ces pratiques, jusque parfois sur la voie de la professionnalisation. C’est le constat de Laureen Ortiz au sujet des femmes musiciennes de rock qui, beaucoup plus souvent que les jeunes hommes qui jouent « entre potes », pratiquent, répètent et jouent dans des studios ou des écoles aux financements en partie publics (Ortiz 2004). Pour finir, une mesure simple comme l’usage du paravent lors des concours d’entrée des musicien-nes dans les orchestres classiques, en évitant que le sexe des candidat-es soit connu des jurys, a des effets propres favorables à l’entrée des femmes dans les univers musicaux classiques. Ainsi, deux économistes états-uniennes ont prouvé que les musiciennes d’orchestre nord-américaines doivent plus de 30% de l’accroissement récent de leur nombre dans les grands orchestres nord-américains au seul usage systématique du « paravent » lors des auditions de recrutement, paravent qui les rend physiquement invisibles lors des auditions de recrutement (Goldin, Rouse 2000). Le couple homogame professionnel, aide et dépendanceLa difficile insertion des femmes dans les réseaux masculins – et donc leur moindre capacité à trouver du travail et à se voir reconnaître comme des musiciennes compétentes - n’est pas non plus sans « solution », même partielle. Quelques travaux constatent une forte homogamie professionnelle chez les musiciennes classiques certes (Coulangeon 2004)[5], mais également chez les musiciennes de jazz (Buscatto, 2007). Cette homogamie s’avère fondamentale pour expliquer le maintien des femmes musiciennes dans les mondes de la musique, mais elle en souligne aussi l’éminente fragilité, notamment lorsque ce conjoint vient à manquer – par un choix contraire, une rupture ou un échec professionnel. Prenons, pour exemple, le monde du jazz français. Dans ce monde très masculin et éminemment sexué, chanteuses et femmes instrumentistes vivent très souvent en couple avec un conjoint professionnel du jazz, le plus souvent musicien, mais parfois aussi producteur ou programmateur de jazz (Buscatto 2007). Or, le réseau dans lequel évolue une musicienne de jazz est généralement celui de son conjoint. Et il s’agit bien ici du réseau du conjoint, et non d’un réseau partagé. En effet, quand la relation amoureuse s’arrête, le réseau « disparaît » pour la femme musicienne et tout est à reconstruire pour elle, sur un plan personnel et professionnel. Celles, minoritaires, qui n’ont pas de conjoints professionnels de jazz, peinent non seulement à se maintenir dans le monde du jazz, mais à prolonger leurs collaborations dans le temps. L’évolution « naturelle » de ces femmes consiste alors dans le développement de relations en dehors du monde du jazz, voire à un retrait complet. La séduction comme ressource Une autre ressource mobilisée par les femmes musiciennes, de manière bien souvent involontaire, au moins les premières fois, est de profiter de l’intérêt particulier qu’elles créent chez les critiques, les programmateurs et les producteurs de jazz qui « soutiennent » les femmes de manière spécifique. Dans les différents mondes musicaux, ces derniers sont en effet favorables à la production soit de groupes « féminins », soit d’événements mettant en valeur une femme musicienne (concert, disque ou article). Les motivations sont largement commerciales, les femmes musiciennes suscitant un fort pouvoir de séduction auprès du public ou du lectorat comme cela déjà été vu. Elles sont parfois aussi politiques, même si ces démarches restent ponctuelles, certains critiques, producteurs ou diffuseurs étant de plus en plus gênés par l’absence des femmes dans leurs mondes musicaux Si les femmes instrumentistes craignent les dénigrements qui accompagnent le fait de jouer une « musique de femmes » ou d’apparaître comme sexy sur une affiche ou une pochette de disque, elles n’en profitent pas moins pour accepter des situations qui leur sont favorables, faisant alors de leur capacité de séduction une ressource professionnelle au moins à court terme que l’on se trouve en jazz (Buscatto, 2007), en musique classique (Escal, Rousseau-Dujardin, 1999), en pop rock (Faupel, Schmutz, 2010) ou en musique traditionnelle grecque (Hatzipetrou-Andronikou, 2010). Quand elles en prennent conscience, ces musiciennes disent alors tenter de déjouer les stéréotypes liés à la féminité et aux femmes musiciennes qui leur seraient défavorables. C’est ce que montre par exemple l’enquête sur les femmes instrumentistes traditionnelles grecques de Reguina Hatzipetrou-Andronikou (2010). Jouer de la musique sur scène étant une performance artistique, ces femmes instrumentistes redoublent cette performance d’une performance de genre (Butler, 1990). Elles s’habillent, se maquillent, se coiffent avec attention avant de monter sur scène « par respect pour le public ». Alors que les tenues décontractées sont plutôt valorisées pour les hommes, les femmes se sentent tenues de se parer en vue d’un concert. Elles affirment leur version d’une « féminité » séduisante mais retenue, agréable, mais sans excès. Si certaines des instrumentistes grecques rencontrées disent avoir toujours soigné leur apparence, d’autres déclarent en avoir progressivement pris l’habitude. Mais toutes considèrent que cette attitude exprime leur respect envers le public. Pour ces femmes musiciennes grecques, cette pratique fait d’elles une « plus-value » dans ce milieu. La féminité physique est alors perçue comme une ressource puisque les employeurs seraient encouragés à les embaucher : la présence d’une femme sur scène capterait le regard du public, tout comme les groupes exclusivement féminins. Cependant, ces musiciennes tiennent aussi à mettre à distance une « mauvaise » féminité, notamment celle des chanteuses, où les corps seraient par trop exposés, où les attitudes seraient sexuelles, où les comportements seraient aguicheurs… Evidemment, la définition d’une séduction retenue par opposition à une séduction sexy varie selon les contextes géographiques ou musicaux… Mais dans tous les cas, la séduction est une ressource commerciale que la plupart des musiciennes étudiées dans ces différents milieux se doivent de prendre en compte. Quand les unes la rejettent de manière explicite – au risque de ne pas être employée et de se voir rejetée -, d’autres l’utilisent de manière forte – au risque d’être dénigrée à long terme –, d’autres enfin, tentent de la mobiliser de manière retenue afin d’en profiter pour travailler davantage sans se retrouvée dénigrée sur le plan professionnel, équation qui apparaît comme bien difficile à résoudre dans le temps… S’organiser pour jouer dans des conditions « protégées » Un dernier ressort de la transgression repéré dans différents contextes musicaux est, enfin, la capacité des femmes musiciennes à construire des possibilités musicales relativement protégées des différents risques auxquels elles sont soumises du fait des stéréotypes sexués péjoratifs qui les menacent et des différences de conception de l’interaction musicale entre hommes et femmes. L’exemple du jazz est ici très révélateur de ce que cela peut impliquer pour les femmes dans la gestion de leurs relations musicales - comparativement aux hommes. Le jazz est en effet a priori une musique faite d’improvisations et de rencontres sans cesse renouvelées (Buscatto, 2007, 2010). Et pourtant les femmes instrumentistes observées tendent à préparer au plus près les rencontres musicales - même les plus improvisées - et à privilégier les relations musicales stables. Elles visent ainsi à se protéger des « mauvaises surprises » dans l’interaction musicale… Cette tendance les fait d’ailleurs apparaître comme des collègues compétentes, fiables et sérieuses par leurs collègues masculins, parfois aussi frileuses ou aimant peu le risque. Les femmes instrumentistes de jazz privilégient ainsi les situations stables, même dans ces moments justement définis par leur intention contraire, l’improvisation et la création impromptue. Les femmes, plus souvent que les hommes, n’aiment guère à intervenir dans des jams, moments impromptus et libres qui suivent des concerts, des stages ou des soirées entre ami-es. Les femmes instrumentistes disent aussi privilégier des groupes stables, des coopérations durables, ce que conforte une analyse plus précise de leurs collaborations dans le temps. Les femmes instrumentistes tendent à renouveler les rencontres qui fonctionnent, attribuant à ces collaborations une meilleure qualité musicale et humaine, souvent d’ailleurs en compagnie de leur conjoint musicien de jazz, ce milieu étant caractérisé par une très fort homogamie professionnelle du côté des femmes instrumentistes. Pour finir, en situation musicale, elles assurent, plus souvent que les hommes, le cadre de l’interaction en préparant tout ce qui peut l’être : le choix de partenaires stables, un répertoire écrit, une répartition claire des rôles… Elles peuvent alors laisser leurs collègues prendre des libertés temporelles et comportementales, les laisser « faire à la leur guise »… entre deux morceaux. Là où, si nous en croyons nos (nombreuses) observations de leaders masculins, ils auraient très certainement coupé en démarrant seuls ou en faisant une blague caustique, elles les laissent agir de manière plus libre et imprimer leurs rythmes plus personnels… Cela peut d’ailleurs amener certaines femmes, très minoritaires cependant, à préférer les groupes féminins traversés par cette logique sociale plus « coopérative ». C’est aussi ce qu’a repéré Odile Tripier dans son étude du rock au féminin (1998). Au cours du XXe siècle, les mondes musicaux professionnels occidentaux ont ouvert leurs portes aux femmes musiciennes de manière égale aux hommes. Or, si les orchestres classiques ont fait l’objet d’une féminisation rapide dans les différents pays occidentaux, les femmes restent très minoritaires dans les musiques dites « populaires » - rock, jazz, pop ou musiques du monde. Une comparaison distanciée de ces différents mondes musicaux permet dès lors de repérer les processus sociaux qui, au-delà des contextes musicaux, géographiques ou légaux, non seulement produisent ces différences sexuées, mais en permettent aussi la transgression, même inachevée. Les mondes musicaux sont encore peu favorables à l’accès, au maintien et à la reconnaissance artistique des femmes musiciennes. Le grand pouvoir de séduction des femmes musiciennes, la force de stéréotypes féminins défavorables, les rôles maternels et amoureux ou les réseaux sociaux masculins sont plutôt contraires à l’exercice féminin de l’activité musicale professionnelle et leur rendent la vie plus dure encore que pour les hommes. Mais, confrontées à ces difficultés propres à leur position de femmes dans un monde d’hommes, celles qui exercent leur art mobilisent des ressources qui leur permettent en partie de transgresser cette réalité sociale. Le passage par des institutions scolaires prestigieuses et l’usage de politiques publiques favorables – dont le paravent lors des auditions en musique classique - sont des ressources majeures pour ces musiciennes. Elles apprennent aussi à « fermer » la séduction afin d’éviter les expériences malheureuses contraires à leur emploi récurrent et à leur reconnaissance artistique. Elles tentent encore de créer des situations musicales stables et durables protégées au mieux des risques inhérents à leur position féminine. Une autre ressource est le conjoint homogame, souvent musicien, qui les « protège » en partie en leur faisant profiter d’un réseau musical déjà bien installé. Le fort intérêt des producteurs, des critiques et du public pour ces femmes jugées très « séduisantes » ou « exceptionnelles » est encore un levier pour jouer leur musique en leur donnant accès à des ressources spécifiques. Même si ce phénomène est plutôt rare en musique, il faut enfin relever l’action de certaines associations ou de festivals « féminins » qui visent à donner des moyens spécifiques aux femmes pour être reconnues comme compositrices (Launay, 2006) ou comme interprètes (Schilt, 2004). Si la prégnance des institutions scolaires et des concours réglementés semble expliquer une part importante de la féminisation des différents mondes professionnels de la musique, les autres stratégies de transgression apparaissent plutôt comme des tactiques réservées à des femmes « sursocialisées »[6], encore exceptionnelles, musicalement, humainement et socialement. Cela explique aussi bien leur faible présence dans les positions d’autorité en musique classique – cheffes d’orchestre ou cheffes de pupitres – que la persistance d’une forte masculinisation des musiques dites « populaires » peu soumises aux règles formelles. Car si ces femmes exceptionnelles, fortes d’une réputation musicale très élevée, réussissent à vivre de leur art, elles ne réussissent guère à transformer les règles du jeu professionnel de ces mondes très masculins (Moss Kanter 1993 (1977)). Leurs parcours sont encore semés d’embûches spécifiques qui, soit les obligent à quitter la musique professionnelle, soit les amènent à accepter des niveaux de reconnaissance ou d’emploi inférieurs à leurs équivalents masculins, soit à se lasser des combats menés pour réussir à faire de la musique « quand même » et à « choisir » d’évoluer dans des contextes plus accueillants – les autres arts du spectacle ou l’enseignement musical. Si changement il y a dans les années à venir dans le sens d’une plus grande féminisation des mondes musicaux professionnels, on peut imaginer qu’il s’appuiera sur les ressorts possibles de la transgression : le développement de comportements actifs et favorables de certains acteurs dénonçant le caractère discriminatoire de ces mondes musicaux ; la plus forte prégnance des institutions scolaires et des règles dans les processus de professionnalisation, notamment dans les « musiques populaires » ; ou encore la transformation des stéréotypes et des rôles sexués dans les sociétés contemporaines. Autant de mouvements et de transformations possibles que seules des enquêtes précises, menées aux différents points de ces mondes musicaux, permettront de révéler dans les années, dans les décennies à venir… Références bibliographiques Beauvoir Simone (de) Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, Folio, 1976 (1949). Buscatto Marie Femmes du jazz. 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Friedmann, Paris 1 – CNRS 16, bd Carnot - 92 340 Bourg-La-Reine - France [1] La revue Cahiers de musiques traditionnelles, dans ce numéro « Entre femmes » de 2005, multiplie les exemples traversant l’Inde, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan, l’Iran, le Japon, la Corée, la Bulgarie, le Maroc, le Sénégal ou le Cameroun. [2] Ne seront pas distinguées ici les chanteuses des instrumentistes, ni approfondie la question des spécialisations instrumentales – le violon n’est pas la trompette... Prendre en compte ces phénomènes de ségrégation verticale aurait sûrement aidé encore à approfondir l’analyse de ces processus de professionnalisation, mais le cadre limité de cet article le rendait peu envisageable. [3] Ce point sera développé dans la deuxième partie de cet article qui s’intéresse aux ressorts sociaux de la transgression sexuée. [4] Pour une discussion approfondie du concept de stéréotype et de ses usages pour rendre compte du fonctionnement genré des mondes de l’art, le lecteur ou la lectrice peut se référer aux deux numéros spéciaux de la revue Sociologie de l’art que nous avons co-dirigés sur le sujet avec Mary Leontsini (2010). [5] 52% de femmes musiciennes étudiées se trouvent dans cette situation (Coulangeon 2004 : 241). [6] Ce concept, développé en sociologie pour rendre compte du profil social des pionnières dans les mondes masculins, désigne la plus grande richesse des ressources scolaires, familiales ou professionnelles dont sont dotées ces femmes, comparativement à leurs équivalents masculins (Marry, 2004). labrys,
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