labrys, études
féministes/ estudos feministas Repenser le développement en Afrique : et si les femmes comptaient !
Fatou Sow Résumé Repenser le développement en Afrique : et si les
femmes comptaient ! est une conférence spéciale prononcée
lors de la 10e Assemblée générale du CODESRIA, tenue
à Kampala, Ouganda, en 2002. Elle a été publiée
dans la série des Conférences spéciales du CODESRIA,
Dakar, décembre 2004. Est-il toujours pertinent et juste de vouloir
intégrer les Africaines dans un développement plus préoccupé
de stratégies de réduction de la pauvreté que de
croissance ? Comment répondre aux revendications d’égalité
entre les sexes, dans un contexte aussi complexe de misère mais
aussi de richesses dont le continent regorge. Comment, hommes et femmes,
peuvent-ils continuer de repenser ensemble le développement comme
alliés idéologiques, théoriques et politiques, alors
que tout les unit, jusqu’à ce que la question des femmes les sépare.
Ici l’auteur s’efforce de soulever quelques paradoxes cruciaux pour la
critique féministe africaine autour des différentes réflexions
sur le développement ; Elle montre comment ouvrir les débats
en cours afin d’inclure les préoccupations de justice entre les
sexes sur l’accès aux ressources naturelles, matérielles
et financières, l’exercice de la citoyenneté, le contrôle
de la sexualité et la fécondité, le poids des valeurs
culturelles et religieuses, les relations entre les hommes et les femmes.
Introduction Il n’est rien de dire, au terme de cette dixième Assemblée générale du Codesria et de cette semaine au cours laquelle nous avons établi des diagnostics, soulevé des questions, émis à la fois des doutes et des certitudes, les unes intimes, les autres raisonnées, nous partageons une conviction profonde. Au tournant de nouveau millénaire, nous vivons un monde en crise, un monde en proie à de profondes transformations politiques, à des transformations socio-économiques et culturelles, dont l’analyse est difficile et les solutions complexes. Ces transformations affectent un ordre économique qui n’a jamais été autant dominé par les lois du marché, un ordre politique qui pèse sur l'État et nos systèmes de gouvernance, qui corrompent les rapports entre l'État et le citoyen. On n’a jamais parlé de démocratie et de participation citoyenne, mais qu’en est-il vraiment ? Les ordres auxquels obéissent les États proviennent plus de forces liées au marché qu’aux revendications des masses populaires dont les votes sont régulièrement sollicités. « Le développement est mort, vive le développement ! » pourrait-on lancer sans que cela soit une boutade. Dans les premières années de l’indépendance, bien avant l’ère de ces crises au centre de nos préoccupations, Léopold Sedar Senghor, premier Président de la République du Sénégal avait promis à ses concitoyens l’avènement de la natangué (prospérité) en l’an 2000, avec l’école et la santé pour tous. René Dumont, le célèbre agronome français, avait quelque peu terni l’enthousiasme, en écrivant d’un ton rageur que « l’Afrique noire était mal partie ». Combien d’intellectuels africains de l’époque ne s’étaient-ils élevés, à l’époque, contre ce signe avant-coureur de l’Afropessimisme en vogue dans les années 1990. Rien n’y fit, l’euphorie de l’indépendance aidait à un miracle qui n’est point arrivé. Ils ont également nié à essayiste camerounaise, Axelle Kabou, le droit de se demander « Et si l’Afrique refusait le développement ? » Son ouvrage publié en 1992 fit scandale dans mes milieux intellectuels africains. Pourtant l’ampleur du désastre socio-économique et politique vécu par les populations africaines que nous avons décrit durant nos travaux oblige à repenser le développement et ses logiques. Nous sommes tous ébranlés et à la fois questionnés dans nos certitudes qu’au tournant ce millénaire, la priorité du développement sur le continent soit essentiellement la réduction de la pauvreté ? Avec un tel objectif, après 40 ans d’indépendance, de plans de développement et de politiques de coopération et d’aide internationales en tous genre, comment continuer à poser la question des Africaines et du développement, question qui a été notre préoccupation majeure de ces deux dernières décennies. La situation est telle qu’aujourd’hui, les media ne parlent plus tellement d’aide, mais d’humanitaire. En matière de santé, l’aide humanitaire de Médecins sans Frontières a plus d’écho que les accords de coopération signés nos États et les Ministères de la santé du Nord. Quelques étudiants français en maîtrise ou en DEA viennent me consulter à Paris 7 Denis Diderot où je passe quelques mois par an, pour que je les aide à motiver et justifier leur engagement à se spécialiser en études humanitaires. Ils sont bien déçus, car je n’ai aucune justification à ce niveau et ils se sauvent littéralement lorsqu’en toute sincérité je les en décourage. Il nous est de plus en plus difficile, voire impossible de claironner nos slogans féministes ou volontaristes des années 1970 à 1980 : faire participer ou intégrer les femmes dans le processus du développement. Rend-on vraiment service aux Africaines à tenter de les intégrer dans ce développement de réduction de la pauvreté ? Même notre requête de l’égalité entre les sexes, dans ce contexte aussi complexe de misère mais aussi de richesses dont notre continent regorge, nous laisse perplexes et nous oblige à raffiner nos revendications dont elle est une base essentielle, face à un développement à repenser ensemble. Nous sommes des femmes et hommes de ce continent et nous pensons être des alliés idéologiques, théoriques et politiques, jusqu’à ce que la question des femmes nous sépare, quand elle ne nous divise pas. La question des femmes, celles des relations entre vous et nous ne peut rester une question réservée aux femmes et aux études féminines et féministes, marginales dans les sciences sociales en Occident comme en Afrique. Nous avons eu la chance, dans nos efforts de reconnaissance du domaine, de sa construction comme champ scientifique et politique, et de production de connaissance d’avoir eu certains d’entre vous comme alliés. Dans les réunions féministes qui me font parcourir la planète depuis deux décennies, je rencontre très peu, sinon pas d’homme, que ce soit en Amérique, en Europe ou même en Asie. Nous restons entre femmes, ce qui n’est pas mal non plus. Lors de la dernière rencontre sur la recherche féministe francophone de septembre 2002, à l’Université Toulouse-le-Mirail, mes collèges occidentales se plaignaient du peu d’écho, auprès de collègues masculins, de leurs productions scientifiques qui ouvrent pourtant un champ énorme à tant de disciplines : la sociologie, la littérature, l’histoire, et même la philosophie et les sciences médicales. Je n’ose pas demander combien d’hommes dans cette salle ont connaissance du site web feministafrica que notre collègue Amina Mama vient d’ouvrir depuis l’African Gender Institute qu’elle dirige à l’Université du Cap. Je leur recommande vivement de s’y référer et même d’y contribuer, aux femmes également. Les trois-quarts de mes étudiants de mes enseignements sur les femmes, la famille ou de critique féministe des sciences sociales à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar,sont … des hommes. Et au grand dam de mes collègues-hommes qui leur préconisent des sujets plus sérieux, quelques-uns de ces étudiants travaillent aussi sur la question des femmes ou des rapports de genre dans n’importe lequel de leur domaine d’étude. Nous ne remercierons jamais assez Eboe Hutchful, Tiyambe Zeleza et Guy Mhone d’avoir été des partenaires enthousiastes de Engendering African Social Sciences et de tous ceux qui ont leur ont emboîté le pas dans d’autres publications. La mise en place de l’Institut sur le genre a été un pas décisif pour institutionnaliser la question ; nous souhaitons, des pas de géant pour l’intégrer une fois pour toutes, comme une dimension essentielle de nos recherches et de la gestion des ressources scientifiques et humaines de nos institutions y compris celle-ci. Repenser le développement dans le contexte de la mondialisation et de la globalisation Le contexte dans lequel nous sommes conviés à repenser le développement est celui de la mondialisation et de la globalisation que me garderais bien de définir devant ce parterre de spécialistes aussi éminents. Mais nous savons, qu’il ne s’agit pas seulement d’un nouveau jargon forgé par les élites scientifiques ou politiques mondiales que nous sommes. La mondialisation/globalisation participe effectivement des expériences vécues, dans leur quotidien, par les populations africaines et les femmes qui la composent. Les ménagères des quartiers pauvres de nos capitales ou des banlieues africaines font quotidiennement l’expérience de la globalisation. Quel est le lien entre la Société Bouygues, un fleuron de l’entreprise française et la ménagère de Pikine, dans la proche banlieue de Dakar ? La ménagère de Pikine fait la queue, durant des heures, devant les bornes-fontaines de son quartier, parfois tard la nuit ou tôt le matin, pour puiser de l’eau. La gestion de cette eau a été cédée à cette compagnie étrangère. Cette eau, le Sénégal indépendant n’en avait conquis le contrôle qu’une dizaine d’années après l’indépendance, à la suite de négociations serrées pour la nationalisation. Il faut aussi savoir est l’eau est l’une des rares ressources que l'État français n’a jamais pu contrôler, même sur son propre territoire. Trois sociétés privées, avec une participation y gèrent l’eau. Or l’eau est une ressource précieuse pour l’économie d’un pays, pour les besoins de sa population. Elle sera dans quelques décennies un enjeu économique et politique mondial. Les intérêts des entreprises privées ne coïncident pas forcément avec le souci du bien-être des familles pauvres qui ne peuvent s’offrir un abonnement à ses services fort cher payés. Quelques retombées de la taxe Tobin pour financer le développement amélioreraient sensiblement leur sort. La pauvreté est devenue un mot-clef du développement, pauvreté due à la faillite des États qui en ont eu la charge. Ces États se sont arrogés tous les droits. Au nom du développement de leurs peuples, ils ont porté de graves atteintes aux à la démocratie et aux droits de la personne humaine, à l’expression des opinions et des revendications publiques. Ils n’ont pas échappé à la corruption et ont entraîné de profondes ruptures sociales. La pauvreté, c’est aussi la faillite de quarante ans d’aide et de coopération internationales et le discrédit jeté sur le développement dirigé par l’État. Les objectifs des décennies d’ajustement structurel entamées au début des les intérêts de la dette. Les politiques imposées aux États ont entraîné le recul des années 1980 n’étaient pas de développer les pays, mais de rembourser la dette et, plus encore, de régler budgets consacrés aux services sociaux, à l’éducation, à la santé. L’éducation et la santé sont pourtant des secteurs productifs où se forme et s’entretient la force de travail d’un pays. Éduquer et soigner, c’est investir dans l’économie locale, nationale et régionale. Les coupures budgétaires draconiennes des pays ont obligé les femmes à prendre en charge une bonne partie de tous ces services, en raison d’une conception idéologique de leurs capacités reproductives et de la place que leur accorde la société. Aujourd’hui, on ne repenser le développement, sans prendre en compte les défis nouveaux imposés par la globalisation. Les mutations du paysage politique mondial ont reconfiguré le contexte du développement : fin de la guerre froide, faillite des systèmes socialistes, montée en force de l’économie néo-libérale, renforcement de la puissance américaine, conflits civils et militaires dans le monde mais aussi en Afrique. Ces conflits, comme ailleurs portent sur le contrôle du pouvoir politique pour contrôler les ressources. Le Sénégal ou la Côte d’Ivoire des années 1960-1970 en tant que pré carré de l’influence française étaient presque en tête à tête avec l’ancienne métropole. En 2000, les Présidents Mbeki, Wade et Obasanjo, pour faire avancer le NEPAD, ont comme interlocuteurs les pays du G8, les institutions internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international), mais aussi de grandes compagnies privées ou semi-publiques, nationales et transnationales à la recherche de marchés porteurs Une nouvelle logique du libéralisme accompagne le libéralisme politique : ce sont tous les discours sur l’ouverture démocratique qui a d’abord été celui de la transition démocratique, puis la bonne gouvernance, la transparence, alors que ceux qui édictent ces lois sont souvent impliquées dans les ‘affaires’ témoignant de leur non-respect de ces principes. L’équipe qui a participé à l’élaboration de l’ouvrage Marketisation of Governance (2000) édité par Viviene Taylor, et édité en français sous le titre dont la version française Marchandisation de la Gouvernance (Aminata Diaw, Amina Mama, Charmaine Pereira et Ndri Assié Lumumba ont écrit la partie pour l’Afrique) ont discuté des dilemmes et défis qui sont posés par cette logique au développement et en distingue trois principaux : Le premier est le dilemme/défi de la croissance : On mesure les conséquences insupportables qui découlent de l’exploitation et de la dépendance crées par les forces des marché. La croissance n’est pas stable et le chômage en hausse. Les responsabilités des femmes de nourrir les familles n’ont jamais été aussi importantes. Nourrir est notre tâche dite ‘naturelle’. Les différentes crises ont transformé de plus en plus de femmes en chefs de ménage, sans qu’elles en aient le statut juridique, le pouvoir politique et les autres compensations sociales et culturelles qui l’accompagnent. Un autre dilemme/défi est du contrôle politique. L’État que l’on a, à tort ou à raison, obligé à devenir une institution de moins d’État, cet État détient il encore le contrôle et la régulation des ressources naturelles et économiques. Ces ressources, l’eau, la terre, la forêt, ces richesses minières fabuleuses du sous-sol africain, sont de plus en plus contrôlées par des institutions et des mécanismes mondiaux. L’obligation d’ouvrir leurs ressources au marché mondial (libéraliser, privatiser) crée d’énormes problèmes de souveraineté. Comme les ressources qu’il contrôle, l’État devient une marchandise. Que ce soit le système du dictateur africain à la Mobutu dont la richesse pouvait rembourser le dette de son dette ou le système du marché, il n’y ni philosophie, ni système de valeur pour redistribuer les ressources ou la richesse à ceux qui contribuent à la produire ou à ceux qui en sont totalement dépourvus. L’État qui a fini par institutionnaliser le genre votant des lois, créant des services et des programmes en direction des femmes, n’ont pu remplir leur contrat. On est en réduit à des slogans creux, comme celui de la lutte contre la mortalité maternelle dont le taux est toujours aussi inquiétant ou l’accès des femmes au pouvoir politique avec des quotas toujours aussi faible et sans grande signification ou portée politique. Le troisième dilemme/défi est celui du producteur de la richesse. Quel est le rôle, la signification, la valeur du travail ? Quand est-ce que les activités des femmes deviennent-elles du travail ? Activités domestiques, agricoles, artisanales, économiques ? Les marxistes ont sans doute des réponses toutes prêtes. Nos États et sociétés ont de moins en moins la capacité de fournir du travail, d’assurer un emploi, un salaire ou un revenue minimal de survie à sa population. D’où le travail accru des femmes et l’accroissement de leurs responsabilités dans le ménage liés à la montée du chômage, au licenciement des personnels de l’Administration et du secteur public. Les budgets des États ont souvent servi à des dépenses somptuaires, militaires, dépenses de sécurité. Des conflits civils ravagent des parties vitales du continent ; les armes n’ont jamais autant circulé alors que l’on cherche a réduire la pauvreté. Mais surtout les États ont beau jeu de dire leur incapacité à créer un environnement politique et économique qui assure la promotion des droits humains, y compris ceux des femmes et à institutionnaliser l’égalité entre les sexes à des fins d’équité et de justice sociale. Nous partageons les discours sur la démocratie, sur le renforcement des sociétés civiles, sur les droits humains, sur les questions de liberté de justice économique et sociale. Mais un clivage se forme dès que montrons que ces défis ne touchent pas les hommes et les femmes de la même manière. Souvent le débat commencé en commun avec nos collègues et alliés hommes s’arrête là. L’analyse devient plus difficile. Toutes les femmes ne s’accordent pas avec nous à ce niveau. Des compagnes de lutte s’arrêtent selon les étapes. Il faut alors se protéger contre la critique facile de l’emprunt, voire du copiage sans nuance du féminisme occidental ou du piège du « prêt à penser mondial » dont veut me prévenir une excellente amie algérienne, mais sénégalaise de cœur et qui, depuis des années, partage nos luttes au Sénégal et en Afrique. Repenser le développement avec les femmes : quelques paradoxes pour la critique féministe africaine Le mot féministe fait peur assurément dans mon université et mes milieux sénégalais et sahéliens. Je prendrai souvent la région du Sahel comme exemple, en raison d’une certaine unité culturelle. Il est pourtant essentiel de s’interroger sur comment entreprendre, en tant que féministes, la tâche difficile de repenser le développement. Et ici, je ne peux entrer dans le débat sur le concept lui-même dont les définitions ont varié avec l’histoire, les politiques et les attitudes des différents acteurs du jeu du développement. Prenons-le comme un processus, un projet de société, un ensemble de rapports de pouvoir, et que sais-je encore ! La globalisation lui ajoute une nouvelle dimension. Le 9ème forum international d’AWID sur les droits de la femme et le développement, tenu du 3 au 6 octobre 2002, à Guadalajara (Mexique), avait un thème ambitieux « Réinventer la globalisation ». A un atelier de DAWN, une organisation de chercheures-activistes féministes du Sud à laquelle j’appartiens, nous avons discuté des multiples paradoxes que nous rencontrons lors de nos analyses et de nos stratégies d’action, entre nous, avec d’autres acteurs de la société civile ou politique[1]. Le premier paradoxe est celui women’s agency (expression certainement plus appropriée que je traduis rapidement par « la question ou l’agenda des femmes ». Nous savons aujourd’hui, d’expérience, que l’on ne peut plus traiter de la question des femmes per se. Il s’agit fondamentalement, grâce à nos analyses et à nos actions, de « libérer les femmes comme êtres socialement construits, comme êtres disciplinés et chosifiés » (G. Francisco), et ce, au niveau tant du privé que du public. Déconstruire, ce que dans la construction sociale des femmes, les aliène, déconstruire les rapports sociaux entre les sexes, ces rapports encore fondés par la religion et la culture sur l’inégalité. Mais on ne peut séparer les rapports de pouvoir, les rapports d’inégalité qui existent entre les sexes ne peuvent être séparés des autres formes de pouvoir et d’inégalité de classe, de caste, de race, et j’en passe. On ne peut séparer cette lutte de celles contre toutes les autres formes d’injustice. On doit également reconnaître le « caractère multicentrique » des structures de pouvoir et de relations de pouvoir dans diverses institutions qui de la famille à l'État, en passant par le monde du travail et d’autres réalités sociales sont de plus en plus changeantes et complexes et changeantes. Les défis varient selon les contextes, les histoires, les lieux et les milieux, d’où les multiples solutions. En s’engageant dans la contestation avec les forces progressistes, la critique féministe a dû surmonter bien des paradoxes. Négocier cette lutte, ‘negociating gender’, avec les hommes, avec les partis politiques et les autres organisations de la société civile demeure un processus long et compliqué. Nos organisations mixtes restent très masculines. Amina Mama nous a parlé hier des efforts pour finalement mettre en filigrane dans la Déclaration de Kampala la dimension féminine des libertés académiques, il y a juste 12 ans. Nous rencontrons ces difficultés dans tous nos engagements que les organisations qu’elles soient politiques, académiques, ou sociales. Que de débats pour transformer le terme de droit de l’homme en droit humain et faire comprendre à nos collègues et alliés politiques que les droits de l’homme ne comprenaient pas tous les droits des femmes. Nous avons organisé, ensemble, des luttes contre le pouvoir colonial et l’impérialisme hier, des luttes contre toutes les formes de dictatures africaines pour l’instauration d’une démocratie qui ne soit ni transitionnelle, ni adaptée à la mentalité africaine, mais une démocratie d’égalité et de justice. Celles de l’anti-mondialisation ou d’une forme autre de la mondialisation, les luttes contre les fondamentalismes qui de Bush à Ossama ben Laden, en passant par les authenticités de Tombalbaye du Tchad, Mobutu, de l’ancien Zaïre, nous ont réuni, hommes et femmes de divers horizons, pour préserver nos droits à la vie et à la liberté. Engager la discussion jusqu’au bout pour que les transformations touchent aussi les femmes a été une vraie gageure. L’oppression des femmes devient intolérable dans ce contexte. Le marché et ses politiques de privatisation de nos ressources naturelles, forestières ou minières, la marchandisation de nos États nous posent des questions vitales et engagent des luttes. Mais au cours de ces luttes, les femmes sont aussi tenues de dénoncer les formes patriarcales du pouvoir politique et de l'État qui restreignent les droits des femmes à la citoyenneté, au libre exercice de ces droits, le contrôle par les hommes des ressources. L’accès à la terre n’est pas seulement le problème du Président Mugabe qui chasse les fermiers blancs, soit 3% de la population du Zimbabwe qui occupe la majorité des terres, pour les remettre à un paysannat noir qui en avait été privé par l’apartheid. Mais combien de femmes dans ce paysannat se sont vues attribuer des terres ? On peut poser la même question en direction des femmes de la vallée du Fleuve Sénégal où des centaines de milliers d’hectares de terres irrigables sont à mettre en valeur : la main d’œuvre masculine émigre vers d’autres pays. Combien d’entre elles se sont vues considérer comme des paysans et ont reçu des terres, de l’équipement ou du crédit comme exploitante agricole. Elles rencontrent certes les mêmes difficultés d’accès que les paysans pauvres du Delta, les jeunes gens célibataires qui sont obligés de se mettre en associations pour que leur travail ne soit pas capturé par les aînés. Mais le caractère culturel de l’accès à la terre par le mariage, le fait que celle-ci peut lui être retiré par le veuvage, demeure une question que seules les féministes posent. Il a fallu un projet volontariste pour qu’elles participent aux conseils des communautés rurales qui gèrent le foncier villageois. Les projets d’activités génératrices de revenus si populaires au début des années 1990 et qui ont fait la fortune des ONG encadrant les femmes, ont fini par créer des productions maraîchères importantes. Lorsque les productions sont importantes, les parcelles et l’activité finissent par être récupérées par les propriétaires des terres : le mari, le chef de village, etc. On se voit toujours opposer l’argument que la terre est collective et que c’est le droit d’usufruit qui est important, mais même ce droit est compté aux femmes. L’accès des femmes au droit d’avoir le droit est une question fondamentale. Tout le monde critique les concepts de bonne gouvernance, de la démocratie comme une manœuvre procédurière que nos États ont utilisé dans des élections truquées. Nous nous réjouissons lorsque des élections transparentes aboutissent à des victoires démocratiques. Mais que de difficultés, lorsque nous avançons que les droits démocratiques couvrent aussi ceux de contrôler notre corps, notre sexualité et notre fécondité, que ni l'État, ni la société ne devrait pouvoir en disposer, de nous proposer ou nous de nous refuser des méthodes contraceptives pour établir un équilibre entre la population et les ressources, que les mutilations génitales féminines, marquages culturels si l’on veut, posent des problèmes médicaux, mais surtout altèrent le désir et le plaisir sexuels des femmes. Le droit au plaisir sexuel n’est seulement à l’amante ou à la prostituée, mais aussi à la mère. On enfant déjà dans la douleur, ne peut-on concevoir dans le plaisir ? Le mariage des filles avant leur puberté, interdit par les codes de la famille, est un viol impuni organisé par la collectivité. Une fillette retirée de l’école pour être mariée à son cousin est morte quelques jours après sa première nuit conjoint. Ni le marabout, ni l’oncle, ni les membres de la famille qui avaient organisé les noces, malgré le refus de sa mère, n’ont été inquiétés. Le mari a fini par être incarcéré et relâché après deux mois de prison. Nous avons toutes des histoires d’horreur. J’ai provoqué la colère d’éminents collègues que les femmes devraient avoir le droit de jouir de leur sexualité et d’être fécondée par qui elle voulait, quand elle voulait, dans le cadre qu’elle choisissait, j’ai été accusée de corrompre les valeurs morales africaines et de la fin de la famille africaine. C’est vrai que je prône la fin de mariage précoce, du mariage forcé, de la sexualité forcée dans et hors du mariage, de celui exercée sur les fillettes pour se protéger du SIDA, de la corruption sexuelle par les professeurs, supérieurs hiérarchiques, les Sugar Daddies, les Pa ou demi-Pa dirait-on en Afrique francophone, du viol collectif des femmes sur les campus par des garçons de leur âge, des viols dans les conflits civils pour humilier d’autres hommes. L’exercice de la citoyenneté pour les femmes n’est pas simple. Tout le monde admet, comme libertés fondamentales, les libertés d’expression, de mouvement, d’autodétermination de l’homme et des peuples chères à Sékou Touré, pourquoi tant de résistance contre cette même liberté d’expression, de liberté de mouvement, de liberté d’autodétermination des femmes. Le droit d’exercer une activité paraît évident. Il est pourtant problématique pour les femmes, et pas seulement à cause des difficultés économiques. Alors que la société oblige les femmes dans l’agriculture, la pêche, l’artisanat comme le commerce de mener des activités liées à ces productions, le code sénégalais de la famille autorisait, jusqu’ en 1984, tout mari à empêcher sa femme d’exercer une profession. Ce droit lui est accordé en tant que chef de famille. Si cette clause a fini par être levée, celle qui fait de lui le chef de famille continue d’exister, qui fait que la femme lui doit obéissance et soumission, qu’il est le seul détenteur de l’autorité familiale, le décisionnaire de la domiciliation du ménage, le responsable légal des enfants. De ce fait les femmes salariées paient l’impôt comme des célibataires sans enfants. Et dans nombre de codes maghrébins de la famille, la femme reste encore mineure. Mais au moins ces pays possèdent un code, le Niger et le Tchad n’en disposent. D’autres pays appliquent la Shari’a. Le Bénin vient de s’en doter en juillet 2002 seulement. Ces contraintes relèvent des marquages culturels et de signifiants symboliques qui varient selon que l’on est un homme ou une femme. Il y a toute cette lutte contre la propagation des modèles et des biens de consommation du Nord sur les marchés du Sud. Les femmes sont généralement utilisées par les grandes compagnies comme gestionnaires de la consommation des ménages (produits de consommation, produits ménagers, biens de consommation). Leur corps est utilisé comme placard publicitaire pour vendre les bouillons, le savon de lessive, le téléphone cellulaire ou la voiture. Les femmes doivent se battre contre ce marquage et cette utilisation de leur corps autant par ces compagnies, que par l'État dans son fondamentalisme politique que par les sociétés locales comme porteuses de fondamentalismes culturels et religieux. Le marquage du corps des femmes est le même. Qu’elles soient nues ou en mini-jupe sur les murs dans les rues des capitales occidentales ou voilées dans les rues de Kano, Mombasa ou Alger, ce corps est marqué par le regard de l’homme. Il faut l’exhiber ou le cacher de ce regard. L’État ne traite pas les femmes comme des citoyennes à part entière. La femme est une épouse et une mère que l’on protège, sans doute pour que la reproduction des enfants soit bien assurée. Les codes de la famille quand ils existent sont en contradiction avec la Constitution qui assure l’égalité des droits entre tous les hommes, sans discrimination de sexe. Or ces codes sont truffés de discrimination. L'État oblige à l’enregistrement du mariage, légifère sur la polygamie, le divorce, l’héritage, la pension alimentaire, comme pour protéger la femme contre l’autorité de l’homme qu’il renforce en même temps. Cette autorité comme naturelle de l’homme nous oblige à poser la question de la masculinité. Revisiter la masculinité en Afrique est un défi majeur. Il fait hurler les hommes. Comment peut-on sérieusement poser la question de la masculinité dans un débat aussi sérieux que la globalisation des marchés et des politiques. Mêmes les femmes ne l’osent pas. Elle est pourtant importante dans l’étude des rapports entre les hommes et les femmes. A chaque fois que j’expose sur la violence à l’endroit des femmes dans la famille, dans l’espace scolaire ou professionnel ou dans lors des conflits, il y a toujours un homme qui se lève pour dire que les hommes sont aussi battus. La violence est enracinée déjà dans les structures familiales. La construction de l’homme fort et de la femme faible est présente dans les idéologies. On apprend au garçon à diriger, prendre des décisions, les filles à se soumettre et exécuter. Le corps de la femme est un objet d’appropriation. Les violences dans les conflits civils sont ceux qui se produisent dans la vie quotidienne : viol, inceste, abus sexuels. Les langues se délient même en Afrique et dans nos sociétés plus pudiques sur ses mœurs. Nos sociétés ont dans l’ensemble relevé de systèmes patriarcaux ou de matrilignage plus que de matriarcat. La transmission du pouvoir politique ou des biens par les femmes est un système que les ethnologues nous ont décrit dans tous les sens. Ces systèmes ont dans l’ensemble été duels. L’introduction des religions du Livre (Islam et Christianisme) et des cultures coloniales ont changé le système de valeur, les ont parfois profondément corrompu. Pourtant on peut revenir à la culture ‘authentique’ sans la questionner. Ce retour est d’autant plus problématique que les hommes qui peuvent la quitter ou y revenir sans encombre, puis que nous en sommes les gardiennes. La religion est un problème fondamental, quand elle est utilisée non comme système de foi, mais comme instrument d’accès au pouvoir politique. Je prends l’Islam comme exemple et sans complexe, car je suis de culture musulmane. Je n’ai pas cessé ces derniers mois de m’expliquer sur l’Islam comme culture de terrorisme. Entre Bush, Ben Laden et leurs fondamentalismes respectifs, Amina Lawal et l’élection de Miss Monde au Nigeria, je n’ai plus le temps d’exposer les résultats d’une recherche sur les femmes, les lois et l’Islam au Sénégal. J’ai dû mal à raisonner face à des interlocuteurs qui veulent me positionner pour ou contre l’Islam. Or, beaucoup de participants ici, vivant en Afrique, participent à une culture musulmane ou chrétienne, en tous cas religieuse. Quelque soit leur niveau de croyance, de pratique ou d’indifférence, ils sont affectés par cet environnement qui est aussi le leur. L’Islam est pour une religion apaisante qui ne me donne pas d’angoisse métaphysique. Je n’ai pas à m’expliquer que Mahomet est le fils de Dieu ; il est seulement son messager. Il n’y a pas de mystère de Marie. Quand j’ai péché ou ai besoin de réconfort moral, je peux toujours me référer à Dieu, sans l’intermédiaire de l’homme. A Souleymane Bachir Diagne auteur de Cent mots pour comprendre l’Islam, j’avoue qu’il m’en faut bien moins pour comprendre l’Islam, enfin ce dont j’ai besoin de l’Islam pour mon existence religieuse. L’utilisation politique de l’Islam a été constante, notamment dans ma partie d’Afrique, pour ne pas ouvrir un débat sur l’Islam en Afrique. Autant qu’une foi, la religion a servi d’instrument de conquête du pouvoir. Des Almoravides à El Hajj Umar El Fuutiyu, la jihaad a été un instrument de conquête du pouvoir politique et de terroirs. L’Islam a également été un outil de résistance, de marquage identitaire face au pouvoir colonial et à ses institutions. Les Anglais ont généralement laissé les en place les systèmes politiques locaux dont les sultanats et Almamia, même s’ils en ont corrompu le pouvoir et les ont joué les uns contre les autres. Les Français les ont dans l’ensemble supprimés. Des confréries musulmanes ont émergé ou se sont renforcées, reprenant la tradition politique locale : cas des confréries tidiane, mouride, layeen ou khadir locales. On peut citer d’autres cas ailleurs en Afrique. L’avantage d’un pays comme le Sénégal, c’est qu’un siècle de colonisation française a imprégné notre culture juridique et politique de laïcité. On ne fait jamais référence à la Shari’a, sauf dans le code de la famille qui gère les relations entre les hommes et les femmes. Il est évident que la question islamique ne peut pas nous affecter de la même manière. La question politique de l’Islam en Afrique tourne autour de la lutte pour le pouvoir de groupes musulmans, islamistes pour certains : la révolution iranienne des années 1980, l’action du FIS et du GIA en Algérie, la guerre civile au Soudan qui oppose communautés Musulmanes et chrétiennes depuis 30 ans ; l’islamisation du pouvoir politique en Mauritanie ; l’utilisation de la Shari’a dans les États du Nord Nigeria contre le pouvoir fédéral ; les mystères de la science révélés dans le Coran, la compatibilité du Coran avec le développement, etc. Ces débats passionnent les foules comme les intellectuelles... Les Sénégalais ont été choqués de voir le Président Wade aller se prosterner devant son marabout suivi de son gouvernement, le lendemain des élections. Ils dénoncent l’ingérence de plus en plus forte des religieux dans le pouvoir politique. Mais il a fallu des années pour que les médecins, dans des milieux musulmans, acceptent de dire que l’excision était une mutilation dangereuse pour la santé des femmes. Quant le code de la famille a supprimé l’opposition maritale au travail des femmes, les journalistes en ont fait un tollé. Et dire que les États n’ont retenu de la Shari’a que les dispositions du statut personnel qui opprime les femmes en imposant sa soumission à l’homme relève du scandale. La polygamie, la puissance maritale et paternelle, le port du voile font l’objet de débats inouïs. Condamner à mort Sadiya Husseini et Amina Lawal pour fornication, jeter une fatwa contre la journaliste tchadienne Zahra Yacoub qui avait produit un film sur l’excision, ou celle qui a écrit que le Prophète aurait pu épouser une des miss relèvent-ils du respect des droits humains ? Les organisations féministes nigérianes ont condamné l’article de cette journaliste mais ont refusé, au nom de la loi, cette condamnation. Beaucoup de mes collègues affirment que la Shari’a fait partie de notre culture musulmane et que nous devons nous en accommoder. Il est difficile de mener un débat juridique, politique ou scientifique sur les domaines d’application, car ils consacrent le pouvoir de l’homme. La laïcité en tout, sauf à ce niveau. Il faut renvoyer dos à dos, ceux qui manipulent la religion à des fins politiques quel que soit leur espace d’expression. Mais surtout une question à la fois philosophique et politique se pose. Comment séparer le religieux du politique. Alors que faire ? En conclusion, il reste important de poursuivre les débats à des niveaux multiples. Le domaine de la recherche qui est le nôtre n’échappe pas à la règle. Imposer les rôles et les rapports entre les sexes comme variable d’analyse de toutes les situations sont indispensables pour construire une société d’équilibre et de justice. Comme le clamaient les femmes au forum de Guadalajara : Vous voulez mondialiser : mondialisez les droits des femmes. Note Biographique
[1] Atelier avec Peggy Antrobus de la Barbade, Gigi Francisco des Philippines, Viviene Taylor d’Afrique du Sud et Sonia Cora du Brésil, et moi-même du Sénégal. . Il s'agit d'une communication prononcée lors de l'assemblée générale du Codesria à Kampala (Uganda). Elle est intitulée : Repenser le développement en Afrique et si les femmes comptaient et a été publiée par le Codesria. J'en joins une copie. Il faudra évidemment mentionner que le texte a été publié par le CODESRIA |