labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

 

La cité et les urbaines radicales dans l’oeuvre de Nicole Brossard:

entrée au féminin dans la ville contemporaine

Louise Forsyth

Résumé

Nicole Brossard est l’artiste par excellence qui peint au féminin les grandes villes du monde. Assez tôt dans sa carrière elle fait dire par la narratrice de son roman Le sens apparent: «je ne fais que porter mon nom dans la cité». Cet énoncé résume bien l’une des grandes thématiques de l’oeuvre brossardienne: la légitimité de la présence autonome des femmes dans les villes et le droit des femmes de prendre leur place et de parler sur la scène publique, d’intervenir dans les institutions sociopolitiques, de se faire reconnaître comme présente dans les discours qui circulent et les rituels qui se répètent, de revendiquer pour soi-même et les autres avec qui on partage sa condition tous les droits de la cité. Les oeuvres de Brossard offrent de multiples perspectives nuancées et désabusées sur les grandes villes: l’énergie créative et érotique qu’elles nourrissent et toutes les formes de violence contre les filles et les femmes qui y circulent.C’est la passion des urbaines radicales, c’est-à-dire des lesbiennes militantes, qui met en évidence dans toutes les oeuvres de Brossard la vision d’une utopie réalisable où les filles et les femmes, ensemble, prendront leur place. Elles porteront leur nom dans les centres blancs de la pleine jouissance où l’espèce humaine produit ses formes culturelles.

Mots clés:Brossard, urbaines radicales, scène publique, lesbiennes

 

La narratrice de Le sens apparent de Nicole Brossard annonce carrément : «je ne fais que porter mon nom dans la cité» (p. 16). Puisqu’une des thématiques principales de l’oeuvre brossardienne insiste sur la légitimité de la présence autonome des femmes dans les villes, cette affirmation trouve une résonance capitale partout dans son œuvre. Porter [s]on nom dans la cité, c’est prendre sa place et parler sur la scène publique, intervenir dans les institutions sociopolitiques, se faire reconnaître comme présente dans les discours qui circulent et les rituels qui se répètent, revendiquer pour soi-même et les autres avec qui on partage sa condition tous les droits de la cité.

En plus de la pleine jouissance de tous les droits du citoyen et de la citoyenne qu’elle revendique pour elle-même et pour toutes celles (et tous ceux) que les traditions socio-politiques et légales patriarcales ou autrement injustes ont exclues, la narratrice brossardienne entend prendre sa place sur la scène culturelle pour jouir en toute sécurité de l’énergie vitale et érotique qui circule dans les rues et les couloirs des villes, pour libérer son imagination, consentir à la dérive de ses désirs, et inventer des mythes qui mettent en évidence l’humanité complexe et la puissance des femmes.

C’est dans les villes modernes que la rencontre avec les idées les plus osées se produit et que les langages de leur exploration s’avèrent accessibles. C’est également dans les villes que le riche potentiel de l’espèce humaine est en mesure de se manifester, surtout ces facettes qui sont restées jusqu’ici inédites. Les amitiés et les alliances entre femmes qui transformeront la société et ses cultures trouveront les ressources dont elles ont besoin dans les lieux publics des villes ou pas loin de leurs frontières. Chez Brossard, ces amitiés et ces alliances se forment entre femmes qui n’ont pas d’attaches avec des hommes. Ce sont le plus souvent des lesbiennes militantes qui ne risquent pas d’être tiraillées entre le devoir envers la famille hétérosexuelle et la recherche d’un habitus qui se prête au plein épanouissement de la créativité féminine.

Cependant, la ville dans les textes de Brossard n’ouvre pas ses portes uniquement sur cette intensité de la vie urbaine qui inspire l’écrivaine. Les villes sont aussi, sans exception, des lieux où de grands dangers de violence guettent les femmes et où les vraies expériences des femmes sont passées sous silence. Ce n’est certainement pas le pur hasard qui a exclu les femmes de la participation dans les affaires des villes ou qui fait que, encore aujourd’hui, la majorité des femmes se sentent plus en sécurité derrière les murs de leur maison (même si c’est souvent une illusion) que dans les rues.

Brossard appelle cette face dangereuse et sombre des villes la réalité ou l’ordinaire. Toute femme qui décide de se balader suivant ses désirs dans les villes sera consciente du regard de l’Autre, qui lui rappelle sa place réduite, et du risque d’agressions qu’elle encourt. En plus des dangers physiques et psychiques pour les femmes dans les villes, il y a les mythes et les symboles perpétués par les pratiques des institutions socioculturelles qui, dans leur fonctionnement, étouffent la créativité des femmes et imposent des obstacles à l’expression des élans de leur imagination.

Les urbaines radicales dans l’oeuvre brossardienne – ou les lesbiennes – regardent en face la réalité de la violence et du mépris qui attendent les femmes dans les rues des villes. Elles refusent d’accepter cette réalité comme normale. Car l’intensité des grandes villes alimente leur énergie psychique. Elles ne sauraient, en aucun cas, réaliser pleinement leur humanité hors des villes. Priver les femmes du droit de circuler à leur guise dans les centres urbains, c’est les empêcher d’exercer leurs autres droits sociaux, civiques et culturels. L’écriture au féminin de Brossard crée des brèches discursives par lesquelles les urbaines radicales entrent en combat pour que les femmes puissent enfin, pour de bon et pas seulement dans une fiction utopique, porter [leur] nom dans la cité.

La Ville dans l'œuvre de Nicole Brossard

Dès son premier roman, Un livre, Brossard situe l’action de sa fiction dans une grande ville contemporaine, Montréal. La ville y joue un rôle si particulier qu’elle devient elle aussi un personnage qui participe à l’action. Ce faisant, Brossard donne un triple objectif à ses personnages fictifs. Celui de flâner dans les rues de cette ville et de s’ouvrir aux rencontres d’amitié. Celui de faire l’amour avec d’autres personnages dans la ville et de désirer la ville elle-même comme une femme ardente. Celui de ressentir les rythmes intenses qui relient le centre nerveux de leur propre corps au centre nerveux de la ville.

L’énergie du centre nerveux du corps, de l’esprit, et de l’imagination est alimentée à la fois par l’excitation érotique et la stimulation sémiotique générées dans l’espace de la ville,  par tout ce qui y circule, par la force de ses mythes, et par les libertés transgressives qu’elle initie:

La ville, je l’associe au mouvement, au spectacle, à la circulation et au flux continu des destins [...] aussi à l’accélération et à la fragmentation. Tout va vite, [...] La ville reste pour moi un lieu de marche, de flânerie créatrice. J’ai toujours pensé que les villes étaient pour les écrivains comme des jungles mythiques, on s’y fraie un chemin, on rêve, on jongle avec une infinité de petits désirs et de joies simples [...] l’urbanité, la modernité et l’écriture [...] associées à un espace de liberté, de transgression et d’avant-garde. («Entrevue», p. 29)

L’action des trois premiers romans brossardiens, Un livre, Sold-out et French Kiss a lieu à Montréal. Dans chaque cas, la ville joue un rôle actif et met en lumière, spécifiquement et concrètement, sa présence. Après ces premiers romans, Brossard a ouvert à ses personnages, sans abandonner Montréal, les plus vastes horizons de plusieurs grandes villes du monde occidental: New York, Paris, Londres, Barcelone, Buenos Aires, Québec, Rimouski. Les personnages passent souvent et même simultanément d’une ville à l’autre. Je remarque ici, et j’y reviendrai un peu plus tard, que toutes les grandes villes dans l'œuvre brossardienne sont situées au bord de l’eau, que ce soit la mer ou le fleuve. La mer ou le fleuve représente des sorties de sécurité quand les villes deviennent trop oppressives.

Les villes sont dans les écrits de Brossard des lieux de liberté, de mouvement et de passage, des lieux où ça bouge. Elles produisent des émotions intenses ; elles encouragent la créativité. Brossard en évoque, dans toute leur matérialité, les rues, la circulation, le métro, les taxis, les hôtels avec leurs chambres, leurs ascenseurs, et leurs salles de conférence, les media d’information, les bars, les bâtiments, les casinos, les musées, et les parcs. C’est dans les villes que circulent et se rencontrent les gens, que s’exerce le pouvoir, se perpétuent le savoir et les traditions, s’enflamme l’imagination, s’éveille l’émotion, et se célèbre la mémoire collective. Les voix narratives que fait entendre l’écriture de Brossard reconnaissent les liens intimes entre elles et la ville. Elles s’identifient explicitement comme urbaines. La narratrice de Elle serait la première phrase de mon prochain roman se présente comme suit:

Je suis une urbaine côté graffiti du mur, côté nuit blanche, côté paroles en liberté. Côté corps où le monde tangible se révèle sous des angles inconnus, plein de ressources; côté écriture où la peau est une fervente collectionneuse d’aubes et de rires, d’odeurs anciennes et d’idées neuves. (p.60)

La ville est dans l’œuvre de Brossard une sorte de matrice dynamique et lumineuse, composée de nombreux systèmes et d’images, au sein de laquelle ses personnages partent à la dérive. Cette matrice intense rappelle le centre blanc de sa vision poétique. Le centre blanc est le sujet et le thème principal d’un de ses premiers recueils de poésie et de son premier recueil rétrospectif de poésie. Dans les deux cas – celui de la ville et celui de l’espace du dedans – , le centre blanc est une forme et un espace où le rêve est possible et où l’imagination vous emporte jusqu’au point du vertige. Brossard fait voir des correspondances entre le rêve du centre blanc qui anime son écriture et l’intensité émotive, spirituelle et intellectuelle que les grandes villes éveillent chez elle.

Cette forme blanche et intense fonctionne comme une sorte de toile de fond dans son œuvre et devient la spirale ignée et l’hologramme dans plusieurs autres textes. En plus, la forme blanche, ardente et mobile s’associe dans les premières pages du roman Picture Theory à la scène blanche, scène amoureuse entre deux femmes. L’aménagement de cette section introductive du roman rend évident que cette scène fait contrepoids à la présence sombre de l’ordinaire dans les rues de la ville.

Selon la narratrice, la répétition à plusieurs reprises de cette scène passionnée entre deux femmes assure la permanence d’une affirmation éblouissante:

« ... répétée elle détermine l’ouverture et le point de non-retour de toute affirmation » (p. 47). La narratrice associe la force vive de cette scène à l’écriture (p. 27), à la mer, et au feu de la langue : «j’ai cherché à comprendre l’effet de la scène [...] Impérative grammaire incendiée. Je pense à cette scène comme au bord de la mer. [...] j’en dis l’intensité, la force vive» (p. 24).

De la même façon, mais dans une autre ville et un autre contexte, deux femmes passionnées font l’amour dans les premières pages du roman Baroque d’aube –  on se rappelle que le mot aube relève du mot latin qui signifie blancheur. La scène blanche dans Baroque d’aube alterne et crée une tension, comme dans Picture Theory, avec la sombre représentation du quotidien dans les rues, à l’extérieur de l’hôtel où les femmes font l’amour. Les deux amantes sont toutes les deux créatrices, l’une écrivaine et l’autre musicienne. Après leur longue matinée savoureuse où elles se sont caressées sur toutes les parties de leur corps, elles ont la force de circuler ensemble, sans peur et avec vigueur, dans les rues menaçantes.

Ce centre blanc et cette scène blanche, les formes de spirales ignées dans Amantes et d’hologrammes dans Picture Theory, sont des représentations métaphoriques, mais aussi matérielles, de ce que pourraient être des cités dans lesquelles les femmes auraient porté leur nom. Dans l’intensité d’une telle matrice, la grammaire, c’est-à-dire les structures de la langue, de la pensée et de l’imagination, serait incendiée. Brossard suggère que l’expression de la pleine jouissance de l’existence humaine serait enfin possible. Le rêve des corps ardents et de l’émotion intense des femmes reconnues au cœur même de la ville sous-tend l’écriture de Brossard, écrivaine de la ville :

J’aime exister en direct, que l’écriture déclenche des frissons face aux énoncés radicaux, aux licences syntaxiques et grammaticales, aux audaces sémantiques. J’ai besoin de sensations fortes pour bien penser. J’ai besoin de trembler de la tête au pied, oui, j’ai besoin de cette sensation qui ressemble à une excitation sexuelle. J’ai besoin que cela me monte à la tête. (Elle serait la première phrase de mon prochain roman, p.104)

Comme déjà mentionné, les rapports intimes entre les personnages et la ville étaient évidents dans les premiers romans de Brossard. La narratrice de Elle serait la première phrase de mon prochain roman jette un coup d’oeil rétrospectif comme suit sur le troisième roman de Brossard, French kiss. Étreinte-exploration:

Montréal régnait au coeur de ce roman comme une géographie du corps, rayonnait comme un centre nerveux alimentant l’énergie et l’imagination de ses personnages. [...] De l’est à l’ouest, la rue Sherbrooke était devenue un trajet de vie rempli de haltes érotiques et polysémiques.

La narratrice était même allée jusqu’au point de faire de la ville une partenaire essentielle dans la lutte contre la violence dans la cité qui l’avait transformée d’amante en urbaine radicale et fille en combat.

Dans le dédale des métaphores, elle avait fait de Montréal une partenaire essentielle pour exprimer la dimension ludique et contemporaine de l’urbaine radicale, de la fille en combat qu’elle disait être dans la cité. (p. 58)

            Et voilà! ... l’envers de la médaille. Malgré l’intensité captivante de la ville, elle est en réalité le centre de systèmes patriarcaux innombrables, un lieu implacablement politisé, un lieu de combat où la violence contre les femmes sévit dans tous les coins et où les liens d’amitié, de solidarité, de projets partagés entre femmes osent rarement se manifester sur la place publique. La narratrice de Picture Theory parle des «rues mortelles de la cité» (p. 28).

Celle de Le sens apparent constate qu’«Il y avait cette cité dans laquelle il fallait intervenir car le risque était grand de disparaître broyée, brûlée, noyée» (p. 72). La violence qui s’exerce contre les femmes est à la fois physique et symbolique. Car, en plus d’exercer leur contrôle du corps des femmes, les lois et les traditions passent sous silence leur réel vécu, rendent invisibles leurs expériences. Comme le dit Brossard dans La lettre aérienne, la culture patriarcale «est parvenue à ne pas faire exister ce qui existe» (p. 87). À certains endroits dans ses textes, la colère de Brossard contre ce qu’elle prend pour des fictions misogynes monstrueuses éclate. La narratrice dans Elle serait la première phrase de mon prochain roman dénonce:

[...] le plus grand réseau de fraudes de l’histoire, l’énorme trafic de mensonges qui, sous couvert de coutumes et de traditions, de mythes et de religions, de lois et d’institutions, avait littéralement meurtri des générations de femmes [et] constituait une menace constante à l’intégrité des femmes. (p. 48)

Loin d’alimenter l’énergie vitale des femmes, loin de reconnaître leur droit de «jouir de [leur] propre énergie» (La lettre aérienne, p. 12), les pratiques courantes dans la cité couvrent le corps des femmes «de lois, d’interdits, de mots» (p. 12) et font «écran à l’énergie, à l’identité et à la créativité des femmes» (p. 9).

Le combat des urbaines radicales

Les urbaines radicales de Brossard, qui voient l’espace réel de la ville habité autrement, c’est-à-dire au féminin, ont donc l’intention de «réinventer le monde [... de] le relancer dans un nouveau paysage» («Entrevue», p. 23). Réfléchissant dans Le sens apparent sur sa pratique d’écriture, Brossard dit que

«la langue traverse une pensée [...] j’imagine alors le tremblement des bras au tournant du jour/ l’espace réel de la ville habitée autrement [...] j’imagine une seule idée en tête que casse avec nos dents la cité comme une vague» (p. 35).

Or, la narratrice de Elle serait la première phrase de mon prochain roman affirme que la réinvention du monde nécessite la métamorphose massive de l’espace mental de la cité, car le symbolique véhiculé par les discours dominants rend les femmes absentes, leur réel vécu monstrueusement déformé :

[...] femmes, féministe ou lesbienne, nous étions à la remorque d’un imaginaire essentiellement produit par une subjectivité masculine, subjectivité qui, à travers les âges, avait monopolisé l’espace sémantique de l’histoire, de la réalité et de l’imaginaire, truffant cet espace de référents [métaphores] d’où nous étions absentes ou, si présentes, monstrueuses, fatales ou déshumanisées. (p. 96)

            Les codes, les images, les mythes, les valeurs, les récits, les systèmes de représentation et de communication, les rituels sociaux qui sont en place proviennent d’un imaginaire auquel les citoyens et citoyennes sont habituées. Ils font sens de leur existence et se construisent une histoire collective – se donnent ce qu’ils prennent pour la réalité – selon la logique de cet imaginaire. Ils y tiennent. Brossard ne se fait pas d’illusions.

Elle sait que la métamorphose de l’espace mental de la cité ne s’accomplira pas du jour au lendemain. Le vertige qu’éprouve la narratrice de Picture Theory quand elle entre dans le centre blanc et entrevoit l’image de femmes intégrales la propulse vers une utopie qui ne sera peut-être jamais réalisée mais qui lui permet de faire avancer son projet de porter le nom des femmes dans la cité: «l’utopie n’allait pas assurer notre insertion dans la réalité mais [...] un témoignage utopique de notre part pouvait stimuler en nous une qualité d’émotion propice à notre insertion dans l’histoire» (p. 85).

            Le témoignage utopique commence par arracher les représentations du patriarcat des espaces qu’on habite, représentations qui servent à répéter inlassablement les messages d’imaginaires masculins. Le témoignage utopique de Brossard fait penser avec un frisson de dégoût aux pubs, aux media d’information, et à tous les autres messages sexistes qui nous bombardent à chaque tournant des villes. Brossard dit dans La lettre aérienne que le point de départ pour chaque femme qui veut habiter autrement l’espace réel de la ville est un mur blanc et vide :

«Écrire pour une lesbienne, c’est apprendre à enlever les posters patriarcaux de sa chambre. C’est apprendre à vivre un certain temps avec des murs blancs.» (p. 126)

Elle avait déjà affirmé dans Le sens apparent la nécessité pour le projet de porter son nom dans la cité d’une rupture ontologique :

«C’est sérieux le vide! comme une solution de continuité qui assure qu’un corps a beaucoup de retentissement dans l’espace» (p. 60).

La signification qu’elle donne dans toutes ses œuvres au présent et au silence met en évidence ce qui pourrait surgir à de tels moments de solution de continuité. Le contact avec soi, trop facilement perdu dans les bruits de la cité patriarcale, et la contemplation de l’horizon de son propre espace représentent pour Brossard ses moments zen, moments où le corps et l’esprit retentissent dans l’espace, permettant ainsi la pleine occupation de la cité, loin de toutes les entraves matérielles, idéologiques ou intellectuelles.

C’est à l’avis de Brossard le monopole qu’exerce l’hétérosexualité sur les liens affectifs qui relient les êtres humains qui assure la permanence de la place subalterne des femmes dans la société. Car la dynamique de l’hétérosexisme sert de moteur à toutes les structures et les pratiques de la cité. C’est le beau rêve romantique d’un grand amour qu’on inculque aux petites filles à un âge de plus en plus bas. L’hétérosexisme encourage la rivalité entre filles et femmes et non pas la solidarité. Par les systèmes d’échange que mettent en place les codes hétérosexistes, le patriarcat assure la dépendance et la soumission de la moitié de l’humanité et légitime la violence atroce qui continue de pleuvoir sur elles et sur d’autres dans tous les coins de la planète.

Pour mettre fin à la réalité de l’ordinaire, il faut dire non au monopole idéologique de l’hétérosexualité. La narratrice de L’amèr ou le chapitre effrité s’engage avec colère dans la lutte contre la socialisation sexiste des filles et des femmes :

« [...] je travaille à ce que se perde la convulsive habitude d’initier les filles au mâle comme une pratique courante de lobotomie. Je veux en effet voir s’organiser la forme des femmes dans la trajectoire de l’espèce.» (p. 99).

Suite à leur conviction de la nécessité absolue de sortir de la matrice hétérosexuelle pour assurer leur autonomie et pour garder le contact avec l’intensité de la force vive, celles avec qui les narratrices et les personnages de Brossard entendent fonder leur solidarité sont des «urbaines radicales» (Picture Theory, p. 107), des «traversières» (Picture Theory, p. 88), des «filles studieuses» (Picture Theory, p. 77), des amazones, des lesbiennes, qui jouissent de la passion, la distance et l’indépendance nécessaires pour passer au-delà des structures néfastes de l’hétérosexisme et ré-inventer le monde autrement, se ré-approprier la ville au féminin.

Comme c’était le cas pour Monique Wittig, les lesbiennes, ou les urbaines radicales, ne sont pas pour Brossard tout simplement des femmes qui couchent avec d’autres femmes. Celles-ci sont plutôt des femmes gaies ou homosexuelles. Brossard réserve le mot «lesbiennes» dans ses textes pour désigner les femmes qui, en plus d’aimer passionnément les femmes, sont dans «un état de révolte, de lucidité, et d’utopie» («Entrevue», p. 25).

Ce sont des femmes qui pensent pour elles-mêmes, créatrices, prêtes à s’impliquer en tant que femmes et urbaines radicales sur la place publique, qui parlent et se déplacent pour activer l’espace mental et le nouveau paysage une fois les posters patriarcaux arrachés. Brossard a affirmé récemment : «Pour moi, le mot lesbienne est chargé d’une ferveur et d’une  saveur existentielles qui relèvent de notre faculté de rêve, d’imagination, d’utopie» («Entrevue», p. 23).

S’installer sur la scène publique hors de la matrice hétérosexuelle, c’est non seulement couper tout lien de dépendance avec un homme dans sa vie personnelle et coucher avec qui on veut, mais aussi tisser des liens intellectuels, culturels et historiques avec d’autres femmes. C’est, comme elle le dit dans Elle serait la première phrase de mon prochain roman, «changer le rapport d’adresse, les femmes choisissant d’autres femmes comme interlocutrices [c’est provoquer] une intertextualité entre femmes et apport[er] un nouvel éclairage sur les grands courants idéologiques» (p. 88).

Porter son nom dans la cité signifie qu’on entre matériellement dans la ville, comme dans Picture Theory, qu’on ne reste pas silencieuse et isolée dans les marges, et qu’on occasionne ainsi une rupture dans le savoir officiel sur la place publique : «ce corps se poste stratégiquement dans les rues de la Polis des hommes, oui, ce corps déplace l’horizon de la pensée» (p. 159). La narratrice dans Amantes parle de «l’audace» par laquelle le corps se déplace : «allant de l’intime au politique, gardant son flux vital et sa topographie» (p. 101)

La présence d’amies, de lesbiennes, et de femmes créatrices de nombreux pays dans les œuvres  brossardiennes souligne le fait qu’il est inconcevable qu’on porte son nom dans la cité toute seule. Cette présence des femmes met aussi en évidence le plaisir extrême d’être dans un endroit urbain avec de nombreuses autres femmes nourries de la connivence qui les réunit ensemble. C’est ainsi qu’elle commence sa célébration d’un espace pour femmes seulement dans La nuit verte du parc Labyrinthe :

C’est une histoire. Je n’ai pas vu la nuit. Je suis entrée dans la nuit un jour de solstice à Barcelone. [...] Dans le vert incalculable de la nuit, alors que l’on pouvait déjà entendre la musique et les premiers sons de la fête [...] Là, parmi les voix et les yeux qui ont aimé autant de livres que moi, j’ai marché entre Traude Bührmann et Liana Borghi, entre Mireia Bofill Abello et Susanne de Lotbinière-Harwood. [...] Je n’ai pas vu la nuit [...] Puis d’autres femmes sont apparues. Je n’ai vu que la blancheur de leur tee-shirt, la pointe de leurs seins appuyés sur les noms de Virginia Woolf, Frida Khalo, Gertrude Stein et de Mujeres sublimes. (p. 9)

Sans solidarité et connivence entre femmes, la majorité des femmes resteront isolées dans la cité, absentes de la place publique. L’écrivain s’était déjà écrié en 1976 dans La nef des sorcières :

«Je parle dans la perspective d’un pacte politique avec d’autres femmes. Touchez-moi.» (p. 74) «J’écris et je ne veux plus faire cela toute seule. Je nous veux. Faire craquer, grincer, grincher l’histoire» (p. 75).

            Pour porter leur nom dans la cité, les femmes sont obligées de développer des stratégies afin de garder le contact avec l’intensité et la force vive qui les soutiennent, tout en osant se poster dans les rues de la ville patriarcale. La solidarité entre femmes s’impose pour soutenir chacune d’elles physiquement, émotionnellement, intellectuellement, spirituellement et politiquement. Avant tout il faut savoir garder ses distances de l’ordinaire sordide, que ce soit au sein de la ville, par exemple dans une chambre d’hôtel, une salle de conférence ou un parc, ou que ce soit hors de la ville avec d’autres femmes. J’ai déjà mentionné que toutes les villes évoquées par Brossard sont situées au bord de l’eau.

Cette eau et ses horizons ont une valeur symbolique qui rappelle le silence du centre blanc. Le centre nerveux des femmes s’alimente autant dans l’eau que dans la cité. Il y a dans son œuvre de nombreuses scènes où les femmes se réunissent au bord de l’eau ou dans une île. Elles s’y amusent, mangent, boivent, se disputent ensemble, souvent autour d’une table d’écriture. Ses personnages opèrent dans leurs mouvements incessants et leurs passages, comme des porteñas de Buenos Aires dans Picture Theory, des alternances entre les paysages aquatiques et les paysages urbains:

“«La ville est cet excès qui me prend comme une vitale exubérance et qui me fait juxtaposer la mer et les buildings au moment où j’essaie [...] d’écrire»” (p. 33).

Les urbaines radicales portent avec elles dans la cité non seulement leur nom, mais aussi l’énergie de leurs passions. La narratrice d’Amantes affirme joyeusement que, «dans la posture heureuse des mains sur la hanche une tendresse sexuelle parcourt toutes les distances urbaines» (p. 14). Pour des raisons personnelles, mais aussi stratégiques, il est essentiel que les urbaines radicales célèbrent les plaisirs corporels lesbiens. Le combat pour «éloigner les bruits de la ville» est personnel, avant d’être politique.

Dans Elle serait la première phrase de mon prochain roman, elle évoque le grand plaisir et l’effet subversif d’un baiser passionné, long et savoureux ou une danse avec une autre femme au sein de la cité: « [...] des femmes dansaient, enlacées, joue contre joue, tempe contre tempe comme pour échanger leurs pensées dans la fluidité de la musique et du désir qui multiplie les champs d’intérêt et les transforme en chant de reconnaissance.»” (p. 106)

Conclusion

            J’ai parlé ici de l’œuvre de Nicole Brossard à titre d’exemple de nombreuses autres écrivaines, artistes et militantes radicales du Québec et d’ailleurs, du présent et du passé, pour qui le témoignage utopique d’une cité des dames ou d’une ville au féminin est capital. Ce sont, comme elle le dit dans Le sens apparent, «Toutes celles qui changeaient l’allure de la cité.» (p. 68). Brossard a collaboré comme urbaine radicale avec un grand nombre d’autres femmes créatrices: écrivaines, artistes, traductrices, critiques, enseignantes, militantes de toutes sortes, lectrices, et intellectuelles publiques. Quelques-unes qu’elle mentionne dans ses textes sont Anne-Marie Alonzo, Pol Pelletier, Louky Bersianik, Monique Wittig, Adrienne Rich, Michèle Causse, Daphne Marlatt, Djuna Barnes, Gertrude Stein, Christine de Pisan, et j’en passe. Ce sont des femmes qui connaissent ou reconnaissaient l’importance de la cité comme centre du pouvoir incontournable, comme métaphore, lieu de rencontre, et source d’énergie. Je ne doute pas qu’elles partageraient toutes le témoignage utopique tri-dimensionnelle que Nicole Brossard a mis en lumière dans Picture Theory, où elle parle de la «synchronie de la page de la chambre de la cité d’elle parfaitement lisible». (p. 206)


 

OUVRAGES DE NICOLE BROSSARD MENTIONNÉS OU CITÉS

Le centre blanc, Montréal, Orphée, 1970.

Un livre, Montréal, Éditions du Jour, 1970.

Sold-out. Étreinte-illustration, Montréal, Éditions du Jour, 1973.

French kiss. Étreinte-exploration, Montréal, Éditions du Jour, 1974.

«L’écrivain», La nef des sorcières, Montréal, Éditions Quinze, 1976.

L’amèr ou le chapitre effrité, Montréal, Éditions Quinze, 1977.

Le centre blanc. Poèmes 1965-1975, Montréal, L’Hexagone, 1978, Coll. «Rétrospectives».

Le sens apparent, Paris, Flammarion, 1980, Coll. «Textes».

Amantes, Montréal, Les Quinze éditeur, 1980, Coll. «Réelles».

Picture Theory, Montréal, Éditions Nouvelle Optique, 1982, Coll. «Fiction».

La lettre aérienne, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1985.

La nuit verte du parc Labyrinthe, Laval, Éditions Trois, 1992.

She Would Be the First Sentence of My Next Novel/ Elle serait la première phrase de mon prochain roman, Toronto, The Mercury Press, 1998, tr. Susanne de Lotbinière-Harwood.

Entrevue avec Louise H. Forsyth, 10 juillet 2003, publiée en anglais dans Essays on the Work of Nicole Brossard, Louise H. Forsyth (dir.), Toronto, Guernica, 2005. (inédite en français)

Note biographique

1Louise Forsyth, professeure émérite à l’Université de la Saskatchewan, aime passionnément la poésie et le théâtre du Québec, surtout au féminin. Elle a partagé cette passion avec ses étudiantes et étudiants à l’Université de Western Ontario et à l’Université de la Saskatchewan. Elle a dirigé une collection d’essais sur l’oeuvre de Nicole Brossard: Nicole Brossard. Essays on Her Works (Guernica, 2005) et publié le tome I d’une anthologie de pièces de femmes: Anthology of Québec Women’s Plays in English Translation. Vol. I (1966-1986) (Playwrights Canada Press, 2006). Ce tome comporte le texte intégral de onze pièces. Le tome II de cette anthologie est actuellement sous presse; le tome III paraîtra plus tard en 2008. Elle prépare en ce moment un choix de poésies de Nicole Brossard en traduction anglaise (Wilfrid Laurier Press). Parmi ses postes administratifs: Directrice, Département d’études françaises, Université de Western Ontario; Doyenne, Faculté des études supérieures et de la recherche, Université de la Saskatchewan; Présidente, Fédération canadienne des sciences humaines et sociales.

 

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