labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012

 

Vivienne de Watterville : l´appel de  la brousse.

Résumé:

Les femmes d´aventure ouvrent des panneaux inconnus de l´histoire. Vivienne de Watterville, exploratrice, grande amoureuse des animaux , du silence et de la solitude, nous enchante avec ses périples, pleins de sensibilité et d´humour.

Mots-clés: animaux, brousse, solitude

 

Que nous apportent ces femmes d´aventure dans leurs narratives ?

Elles montrent d´abord la présence des femmes dans tous les domaines et toutes les époques, là où elles étaient censées être femmes d´intérieur, à la maison, s´occupant de leurs enfants. C´est donc une grande déchirure qu´elles opèrent dans l´épais manteau de la mémoire sociale qui ne cesse de recouvrir les activités des femmes tant dans le social que le politique.

Ces femmes d´aventure ouvrent un nouveau pan de l´histoire,  celle que j´ai l´habitude d´appeler « l´histoire du possible ». C´est l´histoire qui accueille toutes les possibilités de l´humain, des systèmes sociaux qui ne font pas du sexe leur centre, l´arme pour imposer la domination de l´un par l´autre, selon « la nature » des corps biologiques.

Leurs aventures montrent aussi qu´il y a un choix, dans toutes les époques et contrées confondues, de  dépasser le rôle qu´on prétend assigner aux femmes, un  destin biologique qui définit  les femmes en tant que corps spécifique et rien de plus à partir de leur capacité de donner la vie.

Ainsi, démontrent-elles avec leurs exploits, que les contraintes n´étaient pas toujours aussi rigides, surtout dans le cas des femmes européennes qui nous intéressent ici. C´est-à- dire que les représentations sociales qu´on continue de déverser sur le passé, sont surtout celles d´un patriarcat du présent qui veut justifier la domination des femmes par la tradition et la nature, dans le discours et dans la mémoire sociale.

Elles sont légion, celles qui ont décidé de suivre leur désir de liberté, d´indépendance, qui ont laissé famille et pays pour aller à la découverte de la diversité. Elles tracent ainsi par leur expérience de vie et de voyage, une subjectivité au-delà des dichotomies  femme /homme. Que ce soit sur les mers, dans les airs, les déserts, les jungles ou la brousse, dans la pauvreté ou dans l´abondance, avec financement officiel ou  leurs propres ressources, elles sillonnent le monde que leurs narratives nous font découvrir. Et elles n´ont pas fini de nous étonner.

Comment ai-je choisi les noms et les périples qui seraient analysés et commentés ?

Par hasard, la sympathie, le type d´aventure qu´elles entreprennent, rien de précis, rien de fixe, je navigue dans leurs eaux et cherche leurs noms et leurs livres un peu partout.

Vivienne de Watteville

 

Celle qui m´intéresse ici donc, c´est  Vivienne de Watterville, femme d´aventure, grande amoureuse des animaux, à l´affût des solitudes absolues, des grands espaces intérieurs, insérée dans une cartographie dont elle-même détermine les contours. La Nature la bouleverse avec sa puissance et sa beauté.

Qu´est-ce qui la fait courir vers l´Afrique, pays de bons et mauvais souvenirs ? Le très mauvais souvenir c´est la mort de son père, Bernard de Watterville tué par un lion en 1924, lors d´une expédition menée en Afrique du Sud, au Zimbabwe, au Kenya et en Ouganda. Il avait été chargé par le muséum d'histoire naturelle de Berne de réunir les meilleurs spécimens possibles de la faune africaine. Vivienne, qui l´accompagnait,  assumera la suite de la mission.

Les bons souvenirs restent dans le domaine des savanes et des forêts sauvages, de la Nature enveloppante, du bon compagnonnage, de la présence de son père jusqu´à sa disparition.

Il existe un attrait très puissant exercé par l´Afrique, qui mènera quantité de femmes à l´explorer, y voyager, y réaliser leurs rêves, à la recherche d´une liberté dont les savanes ne sont pas avares. [1]

En effet, malgré la fièvre, l´inconfort, les privations et les distances, l´Afrique dit- elle, est un aimant : 

 « En dépit de tout, l´Afrique est un des liens les plus forts qui soient au monde. La chaleur, la poussière, les moustiques ... des riens, de prosaïques riens ![...] ce qui, longtemps après, subsiste dans la mémoire, c´est ce quelque chose de furtif que tous, à un degré plus ou moins grand, cherchent sans cesse et dont, à de rares instants, dans des endroits solitaires, l´Afrique vous accorde l´inoubliable, splendide et fugitive vision ». (TE :14)

Ce goût la tient et la nature l´appelle. C´est alors qu´elle va à la rencontre des animaux, non plus en tant que chasseure, non pas pour les traquer un fusil à la main, mais pour les connaître, pour les voir vivre, pour s´initier avec eux aux plaisirs de la vie, dans la liberté de la brousse.

«  Mon rêve à moi ç´avait toujours été de m´en aller dans la brousse, sans armes, et, pour ainsi dire, sans arrière-pensée, et de gagner l´amitié des bêtes sauvages ». (TE :11)

C´est qu´elle veut  prendre « Un thé chez les éléphants » !  [2]

L´appareil de photo à la place du fusil et elle court les sentiers sous un soleil implacable, poussière et insectes à l´appui, pour rejoindre des troupeaux d´antilopes,  des rhinocéros, des girafes, des zèbres et bien d´autres animaux, sans parler d´une quête constante des éléphants, ses préférés.

> Ses amis la décourageaient et la seule personne  à l´appuyer fut ... sa grand-mère, qui s´est exclamée :

«  Ah ! si seulement j´avais quarante ans de moins, j´irais avec toi ! La solitude ! ma foi, c´est bien ce qu´il y a de plus beau au monde, c´est bien la seule façon d´apprendre quelque chose ». (TE :10)

Ces mots de son aïeule expriment en effet le désir qui habite Vivienne : la solitude de la savane, peuplée mais déserte, sauvage et exquise, ombrageuse et  plaisante.

 La solitude à laquelle elle aspirait paraît être l´éloignement des blancs, leurs habitudes, leurs hiérarchies et préséances, leurs représentations de la vie et des relations sociales, leur bavardage et leurs bruits inutiles auxquels elle voulait échapper.  Mais c´est surtout faire face à sa propre solitude en tant qu´individu qui l´intéresse :

« [...] à la base de toutes nos vies il y a une grande et terrible solitude, à laquelle , en fin de compte, on ne peut échapper. Pourtant, en allant au-devant d´elle à mi-chemin on découvre que ses terreurs sont illusoires. La solitude est une alliée, il n´y a rien à craindre, car véritablement ‘ la Nature jamais n´a trahi ceux qui l´aiment’ ». (PMC :146)

 Et il y a aussi la perception d´un monde qui est en train de finir, d´une Nature qui ne sera plus la même dans peu de temps. Et c´est de cette nature encore vivace qu´elle aspire goûter.  Elle explique :

«  J´étais naturellement de ceux qui s´insurgent contre le progrès quand il a pour but de relier étroitement le monde et de le rapetisser, d´ouvrir l´Afrique à trop d´automobiles et d´aéroplanes ». (TE :66)

Sans parler des chasseurs, des expéditions de massacre des animaux dont les dépouilles macabres étaient transformées en trophées pour gonfler des egos en mal d´assurance. Il est étonnant de voir la quantité d´animaux qu´elle perçoit ou poursuit avec son appareil de photo : des espèces multiples, des carnivores, des herbivores, des reptiles, toute sorte d´oiseaux, qu´en est-il aujourd´hui ?

Son retour en Afrique pour deux séjours consécutifs, en savane et en montagne dans les années 1930,  lui permettent de rencontrer au Kenya de vieux compagnons de brousse, mais aussi la liberté et la solitude dont elle avait besoin.

« [...] quand je partis pour la plaine je ne songeais guère à passer deux mois dans un refuge de montagne en haut du Kenya. Mieux valait que je l´ignorasse, car cela m´eut rendue impatiente et à considérer maintenant ces deux aventures si différentes de caractère je ne sais vraiment laquelle fut la meilleure.[...] et quoique l´une eût presque uniquement pour objet les éléphants, et l´autre les montagnes, elles eurent pour moi une communauté d´intention qui les réunit l´une à l´autre et leur donna une même conclusion ». (TE :23)

Femme un peu mystérieuse, on n´ a pas beaucoup de détails sur sa vie. On sait, cependant, qu´elle est née en 1900, décédée à l´âge de 57 ans, fille d´une mère anglaise et d´un père suisse. On suppose aussi qu´elle n´était pas démunie, car c´est elle-même qui finançait ses voyages.

 Ses périples au Kenya la mènent dans un vaste territoire dont le parcours nécessite l´autorisation du Directeur général du Service de Chasses, à Nairobi : elle voulait pouvoir rentrer dans la Réserve méridionale des Massai, jusqu`à la limite du Tanganyika ; on lui avait dit que « [...] c´était de beaucoup le meilleur endroit qui restât et que les animaux sauvages y étaient nombreux ». (TE :18)

Vivienne a du mal à l´obtenir, car ingénument elle avait déclaré à tous  les vents l´objectif de son voyage :

« Les photographies n´ont pas grande importance[...]ce que je désire réellement c´est me lier d´amitié avec les animaux ». (TE :9)

Le Directeur ne ménage pas ses mots :

«  [...]Vous allez leur passer la main sur le dos ! C´est insensé ! On ne vous laissera jamais partir pour une expédition aussi absurde ». (TE :19)

Son projet a fait la joie de la communauté anglaise locale : 

« Là, je retrouvais encore l´Angleterre ; là, j´étais sur le seuil de l´aventure et toute prête à partir, mais je ne voyais personne qui prit mon expédition au sérieux. Quand j´y faisais allusion, on se mettait à rire de bon cœur ». (TE :19)

Mais elle n´en démord pas et finalement se fait un ami du secrétaire du Directeur qui l´aide en toute occasion : il lui envoie , où qu´elle soit, des livres, et des  bourriches pleines de vivres, avec des fruits frais, des légumes, des oeufs et du beurre. (TE :20)

Car Vivenne tenait à son confort : elle a organisé méticuleusement son expédition et transporta 20 caisses avec son matériel, qui comprenait le nécessaire de survie mais aussi un gramophone, des disques, ses appareils de photo, du caviar, du champagne, du saumon fumé, de la langouste, du pâté de foie gras, ses livres préférés, sans oublier, bien sûr,

« [...] des lanternes, des gourdes, des pots et des casseroles et tout l´enchanteur et indispensable attirail que réclame une expédition de ce genre[...] ». (TE :21)

 Elle avoue avoir un peu honte de posséder ces objets de luxe et ajoute avec candeur « [...] je  les avais apportés au cas où nous nous trouverions réduite à de trop maigres rations[...] ». (TE :78)

Après maintes palabres et difficultés elle part en train et ensuite en camion « le plus coûteux moyen de transport qu´on ait inventé », avec ses employés qu´elle appelle « ses boys », selon la coûtume, six en tout. Elles les décrit, dans leurs particularités, avec humour et précision : les uns sont chargés de monter le campement, les autres de faire la cuisine, l´un d´entre eux doit la suivre dans ses balades pour assurer sa protection, une exigeance du Directeur\z. Jim c´est son fidèle serviteur qui était déjà avec son père et elle, lors de leur dernière et malheureuse  expédition.

« Il tenait tout irréprochablement propre et ordonné : il eut vivement fait de saisir mes habitudes et de prévenir mes désirs. Il fut même très prompt à comprendre mon amour du silence » ! (TE :44) 

Il y avait aussi Karioki, « admirable cuisinier ». 

« Il était pourvu d´une infatigable imagination et quelque pauvres fussent nos ressources, il ne supportait pas de se répéter[...] Il était vif, toujours de bonne humeur, d´une honnêteté scrupuleuse et exerçait une excellente influence sur le campement »(TE :45)

Par contre Mwanguno, vieux compagnon lui aussi...

« Quand il n´y avait aucune raison de grogner, il grognait de toutes ses forces, au point de vous faire craindre qu´il ne fit se mutiner les autres boys. Mais quand au contraire, les choses allaient vraiment mal, il montrait alors le dévouement qui se cachait on ne sait où sous cette étrange hargne » (TE :43)

Muthungu, membre de la précédente expédition « [...] était tout petit : ses vêtements étaient perpétuellement en loques comme ceux d´un mendiant professionnel.[...] Mais il était plein de bonne volonté, et lui aussi, il faisait partie du passe ». (TE :45)

 Asani, son compagnon de marche, qu´elle aimait beaucoup et Mohamed, imposé par le Gouverneur pour la « protéger » . Ses souliers à clous étaient sa hantise, car leur bruit arrivaient aux animaux bien avant qu´ils soient à porté de vue.

« Mohamed, depuis le début, n´avait pas cessé d’être une épine dans ma chair Je n´avais jamais eu envie de l´emmener et je détestais ce gros fusil à éléphant qu´il portait sur l´épaule en quelque endroit de la brousse qu´il me suivit avec ses soulier à clous. »(TE :38)

C´était donc son équipage, qui l´aidait dans les travaux quotidiens et l´accompagnaient dans ses folles courses après les animaux, des heures durant. Et ils ne déragent pas sa solitude, car ils faisaient partie de cette Afrique qu´elle est venue chercher ; mais ils entravent parfois son cheminement, puisque comme tout le monde,  ne comprennent pas ses démarches. Observer des animaux ? Quelle idée ! » on les entendrait presque murmurer.

L´écriture de soi

La solitude pour elle était un chemin de sérénité et de force, une quête d´équilibre, d´unité, d´une harmonie :

«  Dans la solitude il était possible d´avoir du recul et de voir clairement quel but poursuivre. [...]mais il me reste à apprendre que quelque chose d´aussi délicat que l´équilibre ne peut se trouver avec assurance, et qu`à la vérité toute la vie se passe à le chercher. Et il est donné à peu de gens de le trouver et de se connaître assez véritablement pour atteindre hors d´eux-mêmes à une éternelle liberté ». (TE :76)

Ses livres ne sont pas autobiographiques, ils sont plutôt la narrative d´un cheminement, d´un paradoxal désir de rencontre dans la solitude.

 Norma Telles notait, à propos de l´écriture de Virginia Woolf :

“Woolf prétendait faire l´écriture de la vie - life-writing – une notion fluide, qui substitue la conception traditionnelle de la biographie[...]. Pour elle il fallait chercher les moments pénétrants dans l´histoire et dans la vie, puisés dans le monde social du sujet, surtout ceux qui indiquaient mouvement et changement[...] ». (Telles, 2011 :3)

L´écriture de Vivienne de Watterwille est justement cette transhumance de l´ expérience, cette lente transformation du regard, mouvance voulue et sans but précis, juste les plaisirs de la vue, de l´ouie, de l´odorat, les sens primaires étouffés par les bruits de l´humain et de ses oeuvres.

C´est une écriture de soi, telle que la définit Margareth Rago :

“ Je comprends `l´écriture de soi´ comme l´une des activités constitutives des ` esthétiques de l´existence ´, comme l´une des technologies par lesquelles l´individu s´élabore et constitue sa propre subjectivité[...]. (Rago, 2011 :2)

Les livres de Vivienne de Watterwille représentent donc l´éclosion d´une active transfiguration  : sa recherche éperdue de solitude la met en face de l´autre absolu, la Nature ; de chasseresse impitoyable Vivienne devient celle qui aime les animaux vivants, celle qui écoute le chant des oiseaux, qui observe la vie se dérouler devant elle, sans chercher à l´apprivoiser ou à la détruire.

Son écriture relève de ces « moments pénétrants » dont l´importance prend la forme de la life-writing , la construction de soi sans limites, sans obstacles, sans terme, sans conclusion. À côté de son aventure proprement dite, faite de dangers, d´escalades, de longues marches dans les savanes et montagnes du Kenya, poursuivie et poursuivant les animaux, c´est l´aventure de sa vie qui se dessine en des traits effaçables car toujours re-dessinés. Dit-elle :

« Il n´y a aucun danger d´exagérer l´introspection : elle n´atteint qu´au seuil de la connaissance de soi ; car aussitôt que l´on connaît quelque chose, on cherche autre chose. Dans la Nature on apprend à se connaître soi-même comme l´objet le plus proche avec lequel on doive vivre et travailler après quoi l´on peut oublier sa propre existence dans le million de choses intéressantes et belles qui vous entourent.»(PMC :84)

J´aime à penser que la démarche de Vivienne de Watterville représente une écriture de soi, un mouvement d´expansion vers  un équilibre toujours précaire  entre le  in et out dans un processus d´interaction avec la Nature- l´autre absolu- qui se fait dans la solitude, dans la recherche de l´harmonie.

 Prendre le temps d´ausculter le temps qui passe, le silence peuplé des petits bruits plaisants–  le chant des oiseaux, la musique des eaux, la marche nonchalante des animaux,  toute la vie de la brousse qui se laisse si souvent oublier.

Vivienne s´exprime ainsi :

«  J´aimais cet endroit que personne ne connaissait et je m´y rendais souvent, car ce que je demandais [...]c´était  de me lier d´amitié avec le monde qui m´entourait, de mieux le comprendre. Seule dans le silence attentif et la beauté de cette solitude, j´arrivais quelquefois jusqu`à ses abords. Étendue de tout mon long, le cœur pressé contre cette terre rouge, le front contre les pierres, je n´éprouvais pas seulement un contact physique ; car ainsi allongée, je sentais que j´étais moi aussi, fait de cette même terre que je touchais et aimais, composée des mêmes éléments qui font les rochers, les arbres ou les étoiles aussi bien que les oiseaux et les bêtes[...] ». (TE :145)

Le langage est ici témoin de l´expérience constitutive du sujet, un ensemble d´actes, de perceptions, de mémoires, de re-programmation de réflexes, d´habitudes perdues, du regard nouveau posé sur les choses vivantes, sur les détails oubliés de la nature foisonnante. En effet, Vivienne actualise son processus de subjectivation à tout instant et nous le partageons, nous accompagnons son cheminement par la lecture.

Sa démarche dans ce sens, ne vise pas à mater les débordements du corps, la violence des désirs pour le transformer en un sujet « tempérant » ; il n´y a pas ici un rapport à la vérité sur soi, (Foucault, 1984 :102/103) car le sujet est en construction, il n´y  pas d´essence « véritable » .

 Le plaisir est d´un autre ordre, au-delà de la morale, au-delà des pulsions sexuelles, du système sexe/genre. Ce sont donc des pratiques de soi qui se développent et se renouvellent en des  plaisirs de soi, qui n´ont pas besoin d´abstinence ou de modération, des normes, des injonctions, de tempérance. Ils sont là, ils s´offrent sans retenue, dans la solitude, le silence, la générosité de la nature :

« [...]La première condition du bonheur est la sérénité de l´esprit [...] et c´est  ce que la Nature nous enseigne : marcher franchement, regarder les choses avec affection et apprendre la patience qui ne peut naître que d´un amour infini.(PMC :119) Ici, dans une cabane d´une seule pièce, ma porte s´ouvre  directement sur le flanc de la montagne : les feuilles, comme d´amicales messagères, flottent dans la brise matinale et les oiseaux sautillent sans aucune crainte à mes pieds. Je ne peux m´empêcher de penser que l´on tire une joie plus douce et plus complète de ces choses que du fardeau et de la responsabilité des biens qui vous en séparent. (PMC :82)

Les plaisirs de soi ne sont pas faits uniquement d´une union contemplative de la nature, mais d´une active présence qui incorpore  les éléments  à son projet de « se lier d´amitié avec les animaux », en profonde interaction avec la Nature elle-même. Le regard, l´ouie, le goût, le toucher, tous les sens sont mobilisés dans sa quête d´interaction et de perception de la nature :

«  De la forêt se dégageait la senteur d´une végétation luxuriante, âcre, acide et douce à la fois, dans les ténèbres ; et l´odeur de la terre, de la rosée et du feu de bois, le bruit de l´eau qui roulait sous les ponts et les notes liquides, semblables à des cloches, des grenouilles  rapprochaient autour de moi cette forêt devenue maintenant invisible ». (PMC :16)

Parmi ces plaisirs, évidemment, celui de l´aventure, qui n´est pas dénuée de danger :

« La vie elle-même, pensais-je, n´est attrayante que quand on la vit dangereusement, en acceptant le combat avec une confiance satisfaite, en risquant tout, en s´y donnant de tout cœur. Rien ne vous appartient en toute sécurité, ni la vie, ni l´amour, ni l´argent, ni les biens à moins que vous ne soyez prêt à les abandonner à tout moment. Car aussitôt que vous voulez mettre quelque chose à l´abri de tout risque, vous l´avez déjà perdu, et la liberté d´esprit en outre »(TE :109)

Vivienne de Watterville part à la recherche de ces plaisirs de soi exprimé en peu de mots : se lier d´amitié avec les animaux, incorporer le langage, les effluves, les humeurs, les beautés de la nature.

D´un point de vue féministe c´est un être qui ne part pas de sa condition sociale de « femme » pour accomplir ses projets. Car elle ne dépend du consentement de personne pour réaliser ses rêves, même s´il semblent un peu farfelus pour tout le monde. Elle sait ce qu´elle veut et n´a pas signé le « contrat sexuel » (Pateman) qui définit les femmes en fonction du biologique et de « l´ordre naturel ».

En aucun moment, on ne perçoit dans son écriture un assujettissement quelconque aux normes et contraintes imposées aux femmes par les sociétés anglaise ou africaine- d´où elle vient et où elle se trouve. Pour les africains elle n´était pas une femme, mais une représentante des colons dominants, elle pouvait donc vivre à sa guise ; pour les anglais elle était excentrique et les anglais aiment ça, l´excentricité fait partie de leur way of life .

Les coercitions qui font partie de « l´être femme » ne la touchent  pas : elle n´est en proie ni au dispositif de la sexualité[3] (de son époque) ni au dispositif amoureux[4]. Pas d´amours romantiques, pas de maternités encombrantes, pas de fragilité ou de  faiblesse face aux éléments, et surtout une farouche volonté d´avoir son indépendance, de suivre ses desseins, ses aspirations, même si elles sont « déraisonnables ».

Dans ce sens, toutes les femmes d´aventure ne sont pas des femmes, car elles refusent les limites, les  obligations, les représentations et les images sociales qui définissent « l´être femme », l´hétérosexualité obligatoire et l´injonction à la maternité. Ce qu´elles nous montrent, ces femmes d´aventure, c´est la construction sociale du système sexe/ genre, car dans leurs voyages elles ne rencontrent pas les contraintes qui « générisent » leur corps- en- femme, en sexe social. Si comme l´ indique Teresa de Lauretis, c´est l´expérience constitutive individuelle en relation avec le milieu social qui crée le genre « femme »,  elles circulent dans leurs voyages en tant qu´étrangères à leur corps, étrangères de soi e aux "  autres » sociaux à qui veulent leur fixer une appartenance, dans une identiité fixe. 

 Les animaux

Tout n´est  pas fait de beauté et d´harmonie : la chaleur accablante, les moustiques, la poussière, les mouches, mais rien ne l´empêche d´aller partout . Elle escalade, elle se perd dans les forêts, elle s´enfonce dans des herbes meurtrières, elle tombe dans une fourmilière, mais elle peu se rafraîchir dans les eaux des rivières, toujours dans sa course éperdue pour retrouver ses animaux.  Parfois ils l´obligent à aller  très loin, mais petit à petit ils se rapprochent et bientôt elle aura SES quatre éléphants qui se laissent presque approcher.

Vivienne veut s´installer, avoir un campement de base à partir duquel elle ira à la recherche des animaux, où elle pourra aussi les observer et s´intégrer à la nature, sentir le silence, écouter les étoiles.

Elle ne veut pas s´établir au Kenya, comme maintes de ses compatriotes, elle ne veut pas non plus vivre parmi les indigènes. Elle vit une quête personnelle qui se dédouble en de longues marches sur la savane et aussi en escalades plus dangereuses que faciles, sans cordages ou équipements. Elle aime ouvrir de nouveaux chemins,  se perdre, se retrouver, rencontrer toutes sortes d´animaux. Surtout ses éléphants !

Ses narratives tiennent du pittoresque et du philosophique, car elle médite sur tout ce qui lui arrive. Ses descriptions sont de toute beauté, elle sait manier la plume, elle est drôle, ironique, critique mais surtout émerveillée par la Nature qui l´entoure, sous toutes ses formes, fleurs, arbres, herbes, oiseaux de toutes sortes, cieux, orages, désert, montagnes.

Son campement c´est son chez soi et chaque jour la nature est source d´émerveillement :

« Mon arbre était le refuge d´une colonie de petits oiseaux dont le gazouillement et l´agitation m´entouraient, tandis que, assise dans mon lit, je regardais, sous le rebord du toit, vers la clairière inondée de soleil et étincelante de rosée et vers les arbre aux ramures plates qui brillaient comme de l´émail vert sur l´impeccable bleu du ciel »(TE :31)

Elle va découvrir, cependant, que le lieu choisi pour camper était sur le chemin des rhinocéros et des éléphants qui vont se désaltérer à la rivière.(TE :154) Cela lui a fait peur ? Oh que non !

«  J´étais tout juste rentrée pour le petit déjeuner quand je vis trois éléphants s´avancer lentement à travers le campement et passer au pied de la colline, pour rejoindre leur sentier habituel ». (idem)

Au lieu de lui courir après, ils venaient chez elle ! Mais ce n´était pas assez, car elle n´avait pas encore eu l´opportunité de « prendre le thé » avec eux, pour devenir leur amie. Ou presque. Elle leur devenait peut-être sympathique.

« J´allais le lendemain à la recherche des éléphants ; je les découvris vers midi, dans la partie la plus épaisse de la forêt, alors qu´ils se reposaient de la chaleur. [...] Ils se balançaient doucement d´un pied  sur l´autre, à demi assoupis, en poussant des bruyants grognements : de temps à autre, ils s´éventaient avec leurs oreilles ; quand enfin ils m´aperçurent, à demi dissimulée derrière un arbre, à quelques mètre d´eux, ils me regardèrent d´une façon tolérante et sans le moindre soupçon. [...] L´un des éléphants appuya ses défenses contre une branche  et s´endormit : tandis qu´il dormait,[...] un gros papillon jaune tournoya autour de sa tête. Cela mit en quelque sorte la dernière touche à l´intimité paisible de la scène ; j´eus alors l´impression que je n´avais plus qu´à poser mon appareil, marcher sur la pointe des pieds jusqu`aux éléphants et m´asseoir tranquillement à côté d´eux ». (TE :155)

On croit les voir ces grands éléphants somnolents sous l´ombre des arbres, ils ont l´air si doux... mais Vivienne sait très pertinemment qu´ils peuvent devenir féroces et charger à une folle  vitesse. Finalement, elle a décidé de ne pas leur offrir du thé, au grand bonheur de ses boys.

Quelques autres rencontres tout aussi pittoresques avec les animaux, n´en sont pas moins dangereuses :

«  On ne cessait d´y voir des traces de rhinocéros, de buffles et d´éléphants. Je marchais devant, les yeux rivés sur la piste quand j´atteignis un gros rocher qui se trouvait sur le passage. J´allais en faire le tout quand soudain il se soulève près de moi avec le barrissement terrifiant d´un rhinocéros. Je fis un bond en arrière[...]et en un clin d´œil nous nous étions dispersés comme des fétus de paille » (TE :120/121)

Et puisque son objectif était de se rapprocher des animaux, elle commente avec humour :

« Le lecteur peut à juste raison s´étonner de ce que je n´aie pas saisi moi–même cette splendide occasion et rien n´eût été plus  aisé que de grimper jusqu´au rhinocéros endormi et d´aller le gratter derrière les oreilles. C´eut été peut être de son goût mais, s´il n´avait pas aimé cela, les occasions de renouveler cette expérience eussent été à jamais réduites ». (TE :123)

Vivienne a eu d´autres rencontres inopinées :

«   J´avançais tranquillement parmi les arbres quand je demeurai le pied en l´air, surprise par un soudain grognement hargneux et je reculai en voyant un lion me partir littéralement sous les pieds » (TE :141)

Elle a reçu plein de visites dans son campement, des rhinocéros qui le traversent, des lions qui rodent, des girafes qui se pointent, des antilopes  qui passent, des autruches qui s´engagent dans une poursuite, un troupeau de zèbres qui manque de l´écraser ( dont un petit poulain-zèbre d´une beauté incroyable), des oiseaux partout. A peine à un kilomètre de son campement  des impalas boivent à la rivière.  (TE :36-37) Il y a eu aussi la visite de deux anglaises qui allaient au Tanganyika et sont passées par là pour voir l´excentrique qui voulait se lier d´amitié avec les animaux.

Si elle n´a pas réussi cet exploit, les animaux  étaient du moins là en grand nombre et large variété ! De plus, elle s´était fait une cachette près du lit de la rivière où «[...] je passais agréablement mon temps, à observer les oiseaux », tant que le gros gibier n´arrivait pas pour boire.

Ces descriptions font rêver :

«  La nuit tombait : la brise effaça jusqu´au moindre nuage d´un ciel où les étoiles brillaient d´une pureté cristalline. Elles remplissaient de musique les collines, les paraient d´une beauté qui m´entourait et me transportait. [..] Le temps cessait d´exister. »(TE :146)

Et là,  surprise :

«  Avant de me lever le lendemain matin, je regardais au-dehors et j´aperçus un éléphant sous l´arbre, près de la tente. Il ne montrait aucune hâte et arrachait tranquillement des branches ». (TE :146)

Une invitation pour le petit déjeuner ( aimerait-il le porridge ?) fut vite déjouée, car le vent ayant changé il a démontré une très mauvaise humeur en la voyant, et elle a rapidement regagné sa tente.

Le refuge

Après son séjour en brousse, qui a duré près de 6 mois, Vivienne de Watterville réalise un autre rêve et une autre aventure, celle de demeurer dans une cabane-refuge sur les flancs du mont Kenya, à environ trois mille mètres d´altitude. Si dans la savane elle a eu de la fièvre, des attaques de malaria répétées, en montagne elle a eu froid et un mal de dent effroyable : c´est seule qu´ elle l´a arrachée. D´abord elle attache sa dent à un fil de pêche, fiché en hauteur sur une poutre et essaye de sauter. Rien ne se passe. Alors...

« [...] l´idée me vint d´attacher le fil au haut de la porte, de telle façon qu´il fut tendu quand je me tenais sur la pointe des pieds. Cela marcha admirablement, car la douleur dans la dent était encore moins pénible que de rester sur la pointe des pieds pendant près de deux heures ; mais je ne réussis pourtant pas à l´arracher complètement, et la douleur devint alors si intolérable que je pris les pinces dans la boîte à outils et achevai l´opération ». (PMC :124)

Peu de gens aurait eu ce courage !

Cette fois elle reste vraiment seule, car les porteurs déposent ses paquets et s´en vont.

« Le silence après leur départ était si sensible que l´on pouvait, pour ainsi dire, le voir, comme s´il faisait partie de cet air léger et bleu, et de ces pics lointains qui tremblaient dans la liquide lumière au point de se dissoudre dans la pureté du ciel ». (PMC :118)

Vivienne  n´était  pas tout à fait seule, car sa petite chienne, Siki, était toujours avec elle. C´était une chienne des rues, charmante et joueuse, petite et courageuse.   « Elle était d´une incurable désobéissance ; mais j´admirais son audace[...] je n´aurais pas pu planter ma tente assez loin [...] si Siki n´avait pas été là pour me garder ». (TR :140)

Elle réussit à apprivoise des perdrix, des tourterelles, épie des corneilles aux ailes rouges, s´enfonce dans la  forêt primitive,  « [...]asile secret de paix ».(PMC :132) Le refuge devient son nouveaux chez soi, accueillant, dont la simplicité augmentait le plaisir d´y être.

Pendant deux mois elle savoure l´environnement, goûte aux senteurs des fleurs, plonge dans les eaux gelées des rivières, arpente les sentiers, escalade sans cordage, lit, vit intensément la solitude, le silence, l´harmonie. Mais elle a eu aussi à combattre un feu qui a ravagé les alentours de la montagne et pendant dix heures la bataille a fait rage pour réussir a éviter que son refuge y passe. 

Dans le silence et la solitude, Vivienne de Watterville vit son rêve, réalise son aventure d´escalader le mont Kenya, s´incorpore à la nature tant appréciée. Autour d´elle, les couleurs et les sons se mélangent :

 « [...] je comprenais bien que cela ne dépendait pas tant des lignes que des couleurs : des couleurs vives, des verts, des bleus, des jaunes incendiés par la splendeur du matin, des fleurs dorées se détachant sur l´azur ; une coloration si vive qu´elle semblait former un chant ». (PMC :21)

Et la musique complète ses plaisirs, les plaisir de soi : avec son gramophone, qui la suit partout, elle écoute de la musique de chambre, ses classiques préférés qui s´ entrelacent aux bruissements de la nature :

« Sur les ailes de la musique, il me semblait enfin possible de s´envoler à travers le silence et d´embrasser l´éternité. Ce soir là, après avoir longtemps délibéré sur le choix à faire, je me décidai pour le Trio à l´Archiduc de Beethoven. Dans cette nuit africaine, l´effet en fut extraordinaire ; quelle émotion j´éprouvai à entendre ce plus beau des mouvements lents se dérouler sur un fond où se mêlaient des bruits de forêt, le chant des grillons, des oiseaux de nuit et le lointain rugissement des lions.(TE :34)

Vivienne de Waterville fut  une femme libre, indépendante, courageuse qui sut réaliser ses désirs, construire une subjectivité hors des normes, des limites imposées pour une femme ; elle a construit une vie ou un moment d´aventure inestimable pour son écriture de soi.

> Elle avoue ses peurs et les dépasse, elle se joue des dangers, et peu lui importe les difficultés ou les obstacles sur son chemin. Femme extrêmement sympathique, femme d´aventure. M´aurait-elle invitée à prendre le thé ? Avec ou sans éléphants ?

Références

Vivienne de Watterville.1935(2001). Un thé chez les éléphants. Paris. Editions Payot & Rivages.

Idem .1935(2001) Petite musique de chambre sur le mont Kenya, Editions Payot & Rivages.

Foucault, Michel.1984. Histoire de la sexualité 2- l´usage des plaisirs, Paris, Gallimard.

Telles, Norma. 2011. Desejo e arte de escrever intensamente a vida, as histórias, os feminismos. Texto preparado para XIV Seminário Internacional Mulher e literatura / V Seminário Nacional Mulher e literatura, Brasília. ( digitalizado)

Pateman, Carole. 1993.O contrato sexual, São Paulo:Paz e terra

Rago, Margareth. 2011. Invenções de si e Espaços Autobiográficos nos Feminismos contemporâneos: A Imaginação Criativa em Norma Telles. Texto apresentado no XIV Seminário Internacional Mulher e literatura / V Seminário Nacional Mulher e literatura, Brasília.


 

[1] Par exemple Karen Blixen, Mary Jobe Akeley, Mary Roberts Rinhart, Francesca Marciano, Anna Maria Abushama, Isabelle Eberhart, May French Sheldon, Rosamenon Halsey Carr et tant d´autres...

[2]Titre d´un de ses livres, voir bilbiographie

[3] Voir Foucault, 1076, Histoire de la sexualité, vol.1, Paris :Gallimard

[4] Dans la notion de “dispositif amoureux, ( expression créée par moi) l´amour est pour les femmes ce que le sexe est pour les hommes: besoin, raison d´être, de vivre, fondement identitaire. Le dispositif amoureux investit les corps-en-femmes, toujours prêts à se sacrifier, à vivre pour et par les autres. D´autre part, le dispositif amoureux mène les femmes à la norme d´une hétérosexualité incontournable, car la procréation est leur récompense. Voir à ce sujet http://www.tanianavarroswain.com.br/brasil/diferenca%20sexual.htm

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012