labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012

 

Féminisme et engagement au sein du mouvement des femmes québécois : convergence des récits et diversité des trajectoires [1]

Francine Descarries,

Isabelle Marchand

Sandrine Ricci,

Christine Corbeil

 

Résumé :

À partir d’entrevues menées auprès de 60 informatrices actives au sein du mouvement des femmes au Québec (MFQ), cet article soulève un double questionnement concernant la capacité du MFQ de conserver son pouvoir de mobilisation autour d’un Nous femmes rassembleur et de soutenir des pratiques et des interventions féministes concertées, tout en développant une sensibilité à la diversité des positions occupées par les femmes dans la société et à la pluralité de leurs expériences. Plus précisément, il s’intéresse au sens que des actrices-clés du mouvement donnent à leur adhésion au féminisme et à leur participation au MFQ afin de mettre en lumière l’évolution, le cas échéant, de leurs convictions féministes au fil des années ainsi que les recompositions idéologiques et militantes induites par une telle évolution.

Mots clés :  féminisme, mouvement des femmes québécois, militantisme, idéologies et pratiques féministes

Le mouvement des femmes québécois (MFQ) mobilise un nombre important de travailleuses issues de différents milieux sociaux et horizons idéologiques, professionnels et sociopolitiques autour « de revendications et d’actions pour l’égalité, l’équité, la justice sociale, la reconnaissance et la valorisation des femmes et de leurs droits dans tous les domaines d’activités » (Belleau, 2000 : 46)[2]. Dessinés par les reliefs d’une riche histoire, les contours de ce vaste mouvement sociopolitique demeurent néanmoins flous et mouvants : le MFQ ne dispose pas d’un leadership organisationnel et politique unique (Descarries, 2002; 2005; Lamoureux, 1989). Au contraire, il s’exprime à travers de multiples voix, tendances et pratiques. Au fil des ans, les assises de ses discours et de ses approches d’intervention se sont développées dans une interaction plus ou moins directe avec les différents courants de pensée du féminisme contemporain dont les prémisses, pour certaines antinomiques, se distribuent du féminisme égalitariste au féminisme solidaire, en passant par les propositions radicale, de la « fémelléité » et postmoderne (Descarries, 1998; 2002).

Le présent article soulève un double questionnement[3] quant à la capacité du MFQ de conserver son pouvoir de mobilisation autour d’un Nous femmes rassembleur et de soutenir des pratiques et des interventions féministes concertées, tout en intégrant la « diversité des modes d’assujettissement des femmes » (Fougeyrollas-Schwebel et al., 2005 : 6) dans sa lecture du social, de même que la pluralité de leurs expériences (Haicault, 2000; Yuval Davis, 1997; Spelman, 1988). Une telle problématique n’est pas sans lien avec l’observation de la grande popularité et diffusion dont jouit une rhétorique postmoderne largement axée sur la « fragmentation à l’infini » des identités (Frader, 1995) et la primauté des droits et des choix individuels, aux dépens de la défense du bien commun qui constitue le fondement même de l’éthique féministe. Ce questionnement reflète également notre malaise face à la trop fréquente évacuation des revendications féministes, tant au sein d’autres grands mouvements sociaux (Hirata et Le Doaré, 1998) que des contextes sociopolitiques québécois et canadien, pour ne nommer que ceux-là.

En guise de première réponse, cet article rend compte du sens que différentes actrices-clés donnent à leur adhésion au féminisme et à leur participation au MFQ afin de mettre en lumière les choix idéologiques et stratégiques sous-tendus par leur définition du féminisme et la nature de leur engagement. En premier lieu, nous examinons ce qu’ « être féministe » signifie pour ces actrices sociales, pour ensuite dégager les différentes conceptions du féminisme qui émergent de leur discours. Enfin, nous nous attardons à l’évolution, le cas échéant, de leurs convictions féministes au fil des années, ainsi qu’aux recompositions idéologiques et militantes induites par une telle évolution.

Pour mener notre analyse, nous nous appuyons sur les propos recueillis[4] auprès de 60 répondantes du MFQ issues de regroupements provinciaux, de tables de concertation régionales, de comités syndicaux et de groupes locaux établis dans diverses régions du Québec[5], par le biais d’entrevues semi-dirigées réalisées du printemps à la fin de l’automne 2006. Plus précisément, pour constituer un échantillon sélectif et obtenir une certaine diversité dans les témoignages, nous avons rencontré 27 travailleuses dans des groupes de femmes, principalement des salariées, que nous désignons ci-après sous le vocable de « praticiennes »[6],  21 intervenantes œuvrant dans des centres de femmes, maisons d’hébergement et centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, de même que 12 travailleuses sociales en CLSC[7]. Les répondantes ont d’abord été sélectionnées en fonction de leur  « caractère exemplaire » (Ruquoy, 1995 : 72) en tant qu’actrices du MFQ[8]. Deuxièmement, nous avons cherché à respecter un principe de « diversification », autant des problématiques soutenues par les organismes que celles liées aux différentes régions du Québec dans lesquelles ces organismes rayonnent. En dépit d’une certaine homogénéité dans la composition du MFQ (Belleau, 1996), phénomène qui se reflète forcément dans notre échantillon, nous avons néanmoins réussi à rejoindre des femmes d’origines culturelles et d’âges différents.

« être féministe » : un habitus

Qu’est-ce qu’être féministe ? Posée d’entrée de jeu, la question suscite la perplexité de femmes qui, chacune à leur manière, œuvrent pourtant quotidiennement à promouvoir l’égalité sociale et à améliorer les conditions de vie des femmes au sein de leur communauté. De toute évidence, proposer, à brule-pourpoint, une définition de ce que c’est qu’être féministe appelle un éventail de réponses et, loin des automatismes dogmatiques, éveille une riche réflexion.

Pour plus de la moitié des répondantes, « être féministe » découle d’une expérience personnelle, profondément marquée du sceau de leurs valeurs individuelles et sociales et ce, depuis longtemps, sinon « depuis toujours ». S’identifier en tant que féministe s’impose irrévocablement comme le reflet de convictions profondément intégrées. Les répondantes évoquent alors une « manière d’être » pour exprimer l’importance que revêt l’identité féministe dans leur existence et dans la définition qu’elles se donnent d’elles-mêmes. Il leur serait impossible de se définir autrement ou d’occulter cette composante identitaire, comme le soulignent ces praticiennes :

Pour moi, ça fait partie de ma vie, c’est qui je suis, je ne pourrais pas vivre autrement. (R. 19) 

Pour moi, être féministe, ce n’est pas une veste, ce n’est pas quelque chose dont je peux tourner la page et essayer de faire, d’être autre chose. J’imagine que c’est ça : c’est un état, d’être féministe. (R. 3)

Cette identification quasi ontologique indique la préséance d’un « habitus féministe », lequel représente véritablement une « matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions » (Bourdieu, 1994 : 23), une « présence agissante de tout le passé dont il est le produit » (Bourdieu, 1980 : 6). Un tel habitus féministe imprègne toutes les sphères de la vie de ces femmes et s’inscrit dans la continuité : « Être féministe, ce n’est pas une mode, c’est un choix de vie », témoigne une intervenante (R. 1600). Dans le sillage d’une tradition féministe égalitariste, « être féministe » signifie pour plusieurs développer les prédispositions nécessaires pour s’affirmer, « avoir le courage d’être soi-même » (R. 2100), insuffler un changement dans sa vie et « prendre ses droits » (R. 1000). Dans cette perspective, « être féministe », c’est posséder un « pouvoir-de » (French, 1986), autant que s’approprier un « pouvoir-sur » (Ibid) sa propre existence. En somme, « être féministe », pour ces répondantes, c’est non seulement revendiquer la possibilité de faire ses « choix », mais c’est aussi se reconnaître en tant que femme libre, en tant que citoyenne à part entière possédant les aptitudes et la force nécessaires pour orienter sa destinée.

Pour la plupart des répondantes, « être féministe » évoque également un processus déclenché par la prise de conscience des inégalités entre les femmes et les hommes. Une telle prise de conscience les mène à un engagement en faveur de l’égalité des sexes et implique l’adoption d’une « posture concrète » qui trouve son expression dans des pratiques quotidiennes, tant dans leur milieu de travail que dans leur vie personnelle. Ces pratiques constituent, en quelque sorte, l’extension matérialisée de leur habitus féministe.

Être féministe, pour moi, ça veut dire prendre position. Ça veut dire nommer ce que je trouve injuste, ce que je trouve qui compromet les besoins et les droits de femmes en général, les conditions de vie des femmes, et m’investir au niveau personnel et au niveau professionnel. (R. 1300)

Ainsi, il ne s’agit pas seulement « d’être » mais aussi d’« agir » féministe : l’action militante est posée comme primordiale. Elle constitue un « engagement quotidien » (R. 11) qui exige d’être « toujours allumée féministe » (R. 1100). Nos interlocutrices sont d’ailleurs nombreuses à rappeler qu’au-delà des discours ou de la prise de conscience, il faut « travailler » et « s’engager » véritablement dans une lutte à la discrimination sexiste sous toutes ses formes.

Associant assez systématiquement féminisme et engagement militant, ainsi que féminisme et éthique personnelle, les travailleuses du MFQ partagent aussi, du fait même de leur pratique, une conception pragmatique du féminisme. En cela, pour ces femmes « de terrain », leur trajectoire professionnelle doit faire sens. « Ce n’est pas juste une job pour une job » rappelait d’ailleurs l’une d’entre elles (R. 10). Leur travail quotidien doit nécessairement contribuer à l’amélioration de la situation socio-économique et politique de toutes les femmes et, par voie de conséquence, à la redéfinition de leurs représentations, rôles et positions dans la société. En d’autres mots, le féminisme évoque pour la plupart de ces travailleuses du MFQ, et ceci, sans distinctions significatives selon leur âge ou statut socioprofessionnel, à la fois un espace de militance et un mode d’intervention auprès des femmes.

Pour moi, il y a un aspect de militance très clair dans le féminisme, en partant. […] c’est militer à la fois sur soi, militer pour des changements sociaux et politiques en prenant comme point de vue d’une part l’expérience des femmes et, le patriarcat d’autre part. (R. 27)

Au-delà de la diversité des ancrages de la réflexion sur leur habitus féministe, un fil conducteur transparaît donc  dans les discours de la grande majorité des répondantes : être féministe représente un engagement soutenu qui donne sens tant à leur identité personnelle qu’à leur implication dans le mouvement des femmes.

le féminisme : un projet politique

Mais de quel féminisme parlent les répondantes ? Bien que plusieurs se disent déstabilisées par la pluralité des discours théoriques et idéologiques qui traversent le MFQ, une première définition relativement consensuelle se dégage des nombreuses formulations recueillies. Les répondantes se rejoignent en effet pour considérer le féminisme comme un mouvement social porteur d’une idéologie particulière qui exprime, par le biais de pratiques quotidiennes et d’actions politiques, la volonté de transformer les rapports sociaux de sexe et d’assurer le développement du plein potentiel des femmes. « C’est une vision d’un autre monde, d’une autre société » précise une praticienne (R. 11), « un désir de changer le monde » affirme une autre (R. 21).

Les répondantes s’accordent également pour associer le féminisme à un combat pour l’égalité, à une lutte « par » et « pour » les femmes : lutte pour « la défense de droits » (R. 19), « le droit de chaque femme à s’autodéterminer » (R. 22), l’obtention « d’un certain pouvoir personnel et d’un pouvoir collectif dans la société » (R. 1600), l’avancement des conditions de vie des femmes (R. 10), « qui prend parti socialement, pour atteindre l’égalité des hommes et des femmes » (R. 1200) et contrer les discriminations (R. 8). Cette conception du féminisme, qui prédomine parmi les informatrices, s’inspire étroitement du féminisme égalitariste, courant qui revendique « l’égalité de droit et de fait pour toutes les femmes au nom du droit inaliénable de chaque individu à l’égalité et à l’autodétermination » (Descarries, 1998 : 186).

Les propos d’une dizaine de répondantes témoignent pour leur part d’une proximité avec la pensée féministe radicale, au sens où elles en utilisent le vocabulaire et identifient spécifiquement le patriarcat, de même que les divisions et les hiérarchies qu’il (re)produit, comme source de l’oppression des femmes et de la reconduction des inégalités structurelles qui maintiennent leur infériorisation sociopolitique et économique.

C’est certainement une approche qui permet de développer une grille d’analyse de la société qui t’amène à porter un regard très critique […] de l’oppression des femmes, [et] ça t’amène à comprendre que […] le système patriarcal est très important. Mais il y a [aussi] d’autres systèmes qui se confortent, dont le racisme, l’homophobie et d’autres formes d’exploitation, d’exclusion […] ça t’amène à porter un regard critique très vaste. (R. 8)

Ces militantes associent ainsi le féminisme à une « conscience de l’oppression spécifique des femmes et [à] une critique de la domination des hommes sur les femmes » (R. 800). Par leur engagement, elles visent la transformation des structures sociales et des rapports de sexe.

Toutefois, elles sont nombreuses à évoquer indifféremment dans leur discours des concepts qui appartiennent tant au courant radical qu’au courant égalitariste. Ceci les amène à parler, dans une même foulée, tantôt de lutte contre l’oppression ou contre le patriarcat, tantôt d’égalité des chances, de socialisation, de reprise de pouvoir sur sa vie (empowerment), etc.; des concepts qui, selon notre cadre d’analyse des courants de pensée féministe, réfèrent à l’un ou l’autre univers analytique.

La prise de conscience de plus en plus aiguë des clivages socio-économiques, politiques et culturels qui divisent les femmes entre elles, ici comme ailleurs, amène plusieurs répondantes à chercher un féminisme qui inscrit la solidarité et la justice sociale au cœur de ses préoccupations. Le féminisme leur offre alors une « lunette », « un regard très critique », « un mode de lecture » des inégalités entre les sexes ainsi que des différents rapports de pouvoir entre les groupes minoritaires et majoritaires. Leur discours laisse ainsi entrevoir une transition progressive d’un féminisme axé sur l’unique question de la division sociale des sexes vers une prise en compte des différents rapports sociaux de division et de hiérarchie. Dans cette perspective, plusieurs considèrent que la lutte contre l’oppression des femmes ne peut faire l’économie de la coproduction des rapports sociaux et de ses impacts dans la vie des femmes aux prises avec des discriminations multiples, phénomène que Kergoat (2005) a proposé d’appréhender en termes de consubstantialité et que Crenshaw (2005) aborde sous l’angle de l’intersectionnalité.

Ces militantes estiment que le féminisme doit développer un agenda plus inclusif et faire preuve d’une plus grande ouverture analytique et stratégique pour mieux répondre aux besoins diversifiés et pluriels des femmes que génèrent de tels clivages.

Être perpétuellement consciente qu’il y a une partie de l’humanité qui n’est pas traitée comme l’autre, qui n’a pas accès aux mêmes possibles, aux mêmes rêves, aux mêmes réalisations. […] Je ne pense pas qu’on puisse, à mon sens, être féministe sans être aussi consciente, non seulement des inégalités entre les hommes puis les femmes, mais entre les femmes elles-mêmes, entre le Nord, le Sud, dans toutes sortes d’autres inégalités. (R. 2)

Ainsi, au-delà des différentes options théoriques, les répondantes envisagent le féminisme à la fois comme un habitus et comme une manière d’être, dont le sens se déploie véritablement que lorsqu’il se concrétise dans un projet politique en faveur de l’égalité des sexes. Bref, pour les travailleuses du MFQ, il constitue un moyen d’action pour éveiller les consciences et mener les batailles nécessaires à l’obtention d’un monde meilleur et plus juste.

les chemins vers l’engagement féministe

Nous avons demandé aux répondantes de préciser les raisons ou les événements qui les ont amenées à s’impliquer dans le MFQ. Leurs propos reflètent la diversité des histoires de vie et des trajectoires militantes. L'engagement féministe tantôt s’amorce à un moment précis de leur histoire personnelle, tantôt se construit plus progressivement, au gré des différentes étapes de leur existence. Leur implication s’explique alors par la conjonction de multiples facteurs. Parmi ceux-ci, la mobilisation sociale des années 1970 s’avère assez systématiquement mentionnée par les répondantes plus âgées, et, plus généralement, sont évoquées l’histoire familiale, la lecture d’auteures féministes, l’expérience personnelle de discrimination ou de violence, l’embauche ou la militance dans un groupe de femmes, de même que la prise de conscience de la dimension sociale des injustices à l’égard des femmes.

Plusieurs répondantes perçoivent l’émergence de leur identité féministe comme la conséquence logique d’une socialisation familiale informée par des valeurs et des pratiques égalitaires. Par contre, nombre de témoignages indiquent que l’éveil de la conscience féministe peut aussi résulter d’expériences personnelles de discrimination dans les milieux familial, scolaire ou autres. En tels cas, la capacité d’indignation de ces répondantes s’est construite non pas en filiation avec leur socialisation primaire, mais bien davantage en réaction à une socialisation sexiste qui procède à « la formation et [au] maintien d’un ordre fondé sur le sexe » (Juteau, 2003 : 9); révélant la possibilité de resocialisation (Berger et Luckmann, 1986) de même que le pouvoir actanciel (Van Haecht, 2006) de l’actrice sociale qui :

…n'est pas qu'un être réceptif et passif devant les injonctions, les contrôles sociaux et les perceptions d'agents chargés de sa socialisation [...] Dans un système rigide de stratification, la socialisation comporte des failles et des ruptures, [qui ne peuvent] empêcher ['émergence d'attitudes et de comportements novateurs (Michel, 1975, cité dans Daune-Richard et Devereux, 1986 : 36-37)

Deux dynamiques dominantes s’observent dans les trajectoires féministes des répondantes : 1) celle qui caractérise le passage d’un féminisme individuel à un engagement politique, autrement dit, un mouvement du moi vers le nous et 2) l’autre qui, nourrie — voire provoquée — par une pratique « terrain », mène à une intériorisation du féminisme, dans un mouvement du nous vers le moi.

Dans le premier cas de figure, l’adhésion au féminisme, jadis intime, empirique et intuitive, se transforme au fil du temps en un engagement politique militant. Pour ces répondantes, l’implication dans un groupe de femmes ou l’obtention d’un emploi dans le milieu féministe québécois constitue un prolongement logique de leur cheminement personnel. Une telle participation permet la mise en œuvre de leurs convictions et ambitions féministes et contribue souvent à renforcer celles-ci. Dans le deuxième cas de figure, c’est l’interaction avec un environnement féministe qui entraîne l’adhésion. La prise de conscience se situe alors en aval de leur insertion dans un milieu communautaire féministe et résulte d’une sensibilisation « sur le tas ». Elles sont d’ailleurs un certain nombre à reconnaître que ce sont des circonstances particulières — rencontre avec une personne significative, formation académique, opportunité d’emploi — voire le « hasard », qui les ont amenées à intégrer le milieu féministe.

J’étais féministe en pensée et je le suis toujours, mais ce que je veux dire c’est que je n’étais pas impliquée dans un groupe et c’est le hasard qui m’a amenée dans un centre de femmes qui a fait que j’ai commencé à travailler dans un centre de femmes puis que là, j’ai pu actualiser professionnellement ce que je vivais dans ma vie. (R.10)

Ces facteurs et circonstances traduisent la transaction « complexe et continue » qui s’opère entre la personne et son environnement (Cromer, 2005 : 192) et qui se superpose à leur socialisation primaire, c’est-à-dire aux processus, mécanismes et expériences par lesquels elles ont originellement acquis et intériorisé normes, valeurs, structures cognitives et savoirs pratiques, de même que construit leur identité sociale. C’est aussi par cette transaction que se forge la capacité actancielle des féministes à résister au système patriarcal et que s’actualise leur volonté de se soustraire aux diktats matériels et symboliques de la division sociale des sexes. Développée à des étapes différentes de leur vie, cette agentivité[9] subversive a permis aux répondantes d’acquérir leur conscience féministe, laquelle Stanley et Wise (citées par Griffin : 1989 : 181) définissent comme une ontologie « entièrement différente ou une façon de faire sens du monde… qui nous rend accessible un ensemble de représentations sociales précédemment inexploitées sur ce que signifie être une femme »[10] et, ajouterions-nous, être féministe.

Les trajectoires d’adhésion au féminisme militant des actrices du MFQ laissent entrevoir, d’une part, que la resocialisation féministe s'avère possible à tout moment et, d’autre part, qu’indépendamment de sa temporalité, elle est susceptible de produire le même type d’identification ontologique. Par ailleurs, au-delà de la diversité des circonstances qui entourent l’éveil féministe des répondantes, celui-ci s'édifie sur un sentiment d’indignation que partage la plupart d’entre elles, face à la persistance des inégalités entre les sexes, une conscience qui représente indéniablement le moteur de leur militance.

l’évolution de l’engagement féministe au sein du mfq : tiraillements entre convictions et praxis

Interpellées par la question « Comment considérez-vous que votre féminisme a évolué au cours des années ? », la grande majorité des répondantes rapportent que celui-ci a, de fait, évolué, bien que ce cheminement s’opère sur plusieurs plans et qu’il soit logiquement plus remarqué parmi les plus âgées. Bien qu’elles estiment inchangées leurs convictions « profondes », plusieurs actrices du mouvement des femmes indiquent que des transformations importantes sont survenues sur le plan de leur praxis, autrement dit, dans leur façon d’agencer leurs actions en fonction de leurs ambitions féministes. Leurs propos révèlent une dualité, sinon un tiraillement entre leurs principes féministes, leurs aspirations personnelles et les compromis inhérents à leur travail sur le terrain.

Ainsi, plusieurs considèrent que « le premier coup de cœur ne se transformera jamais », comme le résume une praticienne (R. 26). Elles continuent d’adhérer aux valeurs égalitaires et à croire au pouvoir transformateur d’un « féminisme d’action » : « Les droits des femmes, pour moi, c’est un incontournable » (R. 1) parce que « Les hommes ont toujours des privilèges que les femmes n’ont pas. Ils ont peur de les perdre, puis ils s’assurent de ne pas les perdre » (R. 10). Mais, malgré la relative stabilité de ces principes « non négociables », pratiquement toutes les répondantes rapportent des changements qui interviennent à divers niveaux dans leurs attitudes et comportements. Militantisme, insertion professionnelle, formations, lectures, maternité, vieillissement, constituent autant d’expériences qui influent non seulement sur l’évolution de leurs pratiques, mais encore sur leur vision du féminisme, à titre d'actrices sociales personnellement et collectivement engagées.

Une première lecture verticale du processus d’évolution propre à chaque actrice du MFQ laisse entrevoir la non-linéarité, la complexité et le dynamisme des trajectoires idéologiques. Elle nous amène à considérer que le féminisme tout comme l’identité féministe ne sont pas un ensemble stable de croyances et de pratiques. L’une ou l’autre constitue plutôt un espace fluctuant où se chevauchent et se (re)construisent, au gré des tensions et des enjeux émergents, d’anciennes et de nouvelles représentations s’actualisant dans différents modes d’intervention. Cette adhésion se joue en l’occurrence en terrain contesté et fait l’objet de négociations continuelles, avec soi et avec les autres (Griffin, 1989) :

Je te dirais qu’au début, j’étais assez modérée, je mettais des nuances, etc. À un moment donné, j’ai eu ma période où aucune nuance n’était possible. Tu sais, c’était comme ça : tac, tac, il n’y avait pas de nuances, puis il fallait que ça se passe comme ça. Là, je te dirais, je ne sais pas si c’est l’embourgeoisement ou le vieillissement, mais je recommence à mettre légèrement plus de nuances. Mais je pense que je peux me le permettre si mon analyse systémique demeure claire, ce qui est le cas. (R. 27)

Dès lors, une forte tendance se dessine, surtout parmi les plus âgées, qui prend l’allure d’un féminisme dit « plus nuancé », « moins noir et blanc » et ce, tous courants théoriques confondus. Les partisanes de ce féminisme serein ou joyeux cherchent à valoriser des approches résolument axées sur la concertation et la coopération. À cette quête d’ouverture et de nuances, plusieurs répondantes associent une meilleure « gestion » des émotions. Elles aspirent à un féminisme « moins envahissant », plus facile à vivre et à appliquer au quotidien, sur le plan personnel comme professionnel : « On ne peut pas être juste fâchée ou on ne peut pas être juste en colère » observe une militante de longue date (R. 13). Le rapport au féminisme de certaines répondantes s’actualiserait désormais davantage dans la recherche de consensus et de rationalité, plutôt que dans l'expression de l’opposition et de l’émotivité, pour atteindre un meilleur équilibre entre ces deux pôles.

Concomitamment, cette volonté de rendre plus rationnelle, mieux articulée, leur pensée féministe caractérise aussi la trajectoire de nombre de répondantes qui constatent plutôt, à l’encontre d’autres praticiennes, un approfondissement, un raffermissement, voire une intensification de leurs convictions féministes. Dans ce processus, elles invoquent le rôle crucial du milieu de travail ou de militance pour stimuler la réflexion, acquérir des connaissances ou expliquer les cheminements personnels vers un féminisme « mieux assumé » : « C’est par la pratique que ça m’éclaire » (R. 27). La lecture d'auteures féministes, des rencontres significatives avec des professeures et l’échange avec les paires, contribuent également à l'édification d'une analyse « plus étoffée ».

Je dirais que ça a évolué avec la connaissance. Puis en même temps, le fait de pouvoir partager avec d’autres intervenantes, […] de pouvoir partager sur le terrain ce questionnement avec d’autres intervenantes, ça a été extrêmement précieux. (R. 1700)

Globalement, que les convictions « profondes » des actrices du mouvement des femmes s’avèrent intactes, plus nuancées ou consolidées, c’est sur le plan de la praxis que les plus importants changements s’observent. Leurs propos révèlent en effet une dualité sinon un tiraillement entre leur adhésion au féminisme et les compromis inhérents à leur travail sur le terrain. À ce chapitre, plusieurs répondantes rapportent avoir réorienté leurs choix professionnels ainsi que ceux de leurs lieux d’intervention. Certaines reconnaissent même une érosion de leur engagement militant par rapport à leurs débuts : « Je suis moins au front maintenant » (R. 27) et se disent nettement plus radicales dans leur analyse que dans leur pratique. Le discours des intervenantes, en particulier, reflète avec beaucoup d'acuité toutes les difficultés rencontrées pour arrimer la théorie et la pratique féministes, notamment dans le contexte du travail en maison d’hébergement :

J’ai fait un bout de chemin, je peux te dire qu’il y a des choses qui me semblaient tout à fait évidentes dans le temps… Ça me semble beaucoup moins évident aujourd’hui. […] Quand j’ai commencé à travailler en violence conjugale, c’était le fait de porter plainte. Je trouve qu’on mettait souvent la pression. Sans que ce soit une limite, c’était extrêmement important de porter plainte, de changer les choses. Aujourd’hui, je suis beaucoup moins certaine que c’est la bonne affaire, parce que je me dis, j’ai vu avec le temps aussi, quand les femmes portent plainte, le prix qu’elles payent et le résultat. Je me dis, c’est facile de l’avoir dans le discours, mais des fois, c’est dur à voir dans la pratique quand on voit un peu les conséquences que les femmes payent. (R. 800)

Dans les propos de plusieurs répondantes, les nécessaires aménagements entre théorie et praxis par suite des expériences et contradictions vécues sur le terrain tiennent le haut du pavé. De tels aménagements visent l’adaptation des principes d’intervention féministe à la réalité quotidienne des femmes auprès desquelles elles interviennent. Ils permettent également de faire face aux nombreux défis conjoncturels, souvent liés au contexte sociopolitique dans lequel s’insèrent les revendications féministes, qui entraînent une certaine mise en veilleuse de leurs convictions.

Au chapitre des éléments contextuels significatifs dans la trajectoire des actrices du MFQ, en lien avec le difficile arrimage de la dyade théorie/pratique, la professionnalisation de l’intervention féministe représente une tendance forte. On peut y associer le déclin de leurs activités de militance, voire la déradicalisation de leur adhésion au féminisme. De ce point de vue, le MFQ n’échapperait pas à la crise du politique amorcée dans les années 1980 et notamment caractérisée par une désaffection progressive à l’égard des luttes collectives, ainsi que par l’adoption d’une rhétorique de la responsabilité individuelle, parallèlement au démantèlement de l’État-Providence (Descarries, 2005, 2002).

On n’est plus dans la revendication des droits, dans l’identification des besoins : depuis les années 90, on est dans la survie. On est toujours au plus urgent, on ne fait pas de développement, on est toujours « en réaction à »… puis, encore plus depuis la fin des années 90. […] Toute la conjoncture a changé, la conjoncture politique a changé, la conjoncture sociale a changé. Ah, puis ça, ce n’est pas facile à dire, là, mais le féminisme, les groupes de femmes, les groupes communautaires sont devenus des employeurs. […] Ce n’est plus du militantisme, maintenant, c’est une carrière, c’est une job… c’est une expérience à vivre, je vois ça comme ça, maintenant. (R. 19)

Quelques répondantes signalent l’impact de la culture organisationnelle du groupe qui les emploie sur l’évolution de leurs convictions féministes. Elles font référence à un radicalisme « assagi », faute de trouver acceptation et stimulation au sein d’un organisme porteur d’un féminisme dit « humaniste », jugé plus rassembleur et donc susceptible de voir ses revendications à la fois soutenues par le plus grand nombre et entendues par les structures politiques, administratives ou relayées par les médias. Les fédérations, en raison même de leur nature coalisée, se voient ainsi contraintes d’adopter un vocabulaire aux résonances plus rassembleuses et des stratégies consensuelles, quelquefois même assez éloignées des postures féministes de leurs porte-parole.

À cette situation se greffe la difficulté d’aborder de manière constructive certains débats, en raison de la polarisation des positions sur des questions comme la prostitution/travail du sexe, l’identité féminine, le rapport à la maternité et au travail, la mixité dans les groupes féministes, etc. On rapporte également une certaine difficulté à répondre aux besoins spécifiques de groupes particuliers de femmes (autochtones, handicapées, d’origines diverses, etc.). Certaines répondantes peinent carrément à conserver un agenda féministe. Le problème se pose spécialement lorsque des organismes comptent des groupes membres hors du mouvement des femmes qui peuvent, par exemple, se montrer réceptifs aux messages masculinistes ou échaudés par l’impopularité, dans certains milieux, militants comme intellectuels, de l'affiliation à une plate-forme féministe.

Les répondantes s’inquiètent également du ressac antiféministe qui reprend de la vigueur et d’une « baisse de la garde » en raison des avancées de la société québécoise en matière d’égalité des sexes. C’est pourquoi, pour une majorité, la persistance des inégalités, dans la conjoncture actuelle de montée de la droite et du conservatisme, exige non seulement de poursuivre le combat pour les changements, mais de ne pas concéder les acquis. Cet impératif de veiller au grain, en même temps qu’il faut mettre de l’eau dans son vin, constitue un défi de taille pour le mouvement des femmes. Tiraillées par ces enjeux, les travailleuses mettent en place des pratiques de résistance « nouveau genre », des arrangements qui rendent, il faut l’avouer, la vie plus facile à certaines d’entre elles. D'autant qu’une portion non négligeable de militantes présente des signes d’essoufflement et de désillusion face aux difficultés rencontrées dans la lutte pour mettre de l'avant les revendications féministes. De tels arrangements s’expliquent donc par un souci de transmission et de sensibilisation efficaces, mais aussi par une quête personnelle et professionnelle de quiétude; la vie de militante ou d’intervenante féministe n'étant pas de tout repos !

[…] c’est fatigant, tu sais, travailler dans la pauvreté, faire de la défense de droits, t’obstiner avec le monde, faire des revendications, aller 45 fois en Commission parlementaire puis dans le fond, on répète toujours les mêmes affaires. Ça s’améliore un petit peu, mais on ne voit pas de grands changements. (R. 19)

un élargissement des solidarités féministes

Ainsi, plusieurs répondantes soutiennent qu’avec le temps leurs idées se sont clarifiées et que leur analyse s'est affinée au bénéfice d’une approche « moins rigide », entendre plus conciliante, orientée vers le dialogue avec les tenantes de postures féministes différentes, voire avec des interlocuteurs et interlocutrices non féministes. Cette volonté de dialogue répond également, pour plusieurs, à la nécessité de prendre en compte de nouvelles réalités sociales et la diversité des expériences des femmes avec lesquelles elles entrent en contact notamment en raison des clivages économiques et ethnoculturels qui divisent les femmes entre elles et marquent plus spécifiquement l’existence d’un grand nombre d’entre elles.  Pour certaines, enfin, le dialogue doit mener à une plus grande ouverture à l’égard des hommes au sein du mouvement afin de les amener à s’impliquer davantage dans le changement des mentalités :

Ce n’est pas juste un travail avec les femmes, avec les filles. C’est un travail au niveau social. C’est dans ce sens que ma perception du féminisme a évolué parce qu’avant c’était uniquement axé sur les femmes. […] Aujourd’hui je pense que non, il faut les intégrer [les hommes], le plus jeune possible. Dès qu’ils commencent à avoir une certaine conscience des valeurs de respect, d’égalité, de solidarité. (R. 1600)

I don’t believe in segregation in the struggle, you know, I think it’s good for certain things and at certain times. […] I believe very much in self-determination, so in that sense, a woman should be part of the women’s struggle. But, men can participate in a women’s struggle too, and should. (R. 20)

Parallèlement à cette volonté d’ouverture à la diversité des postures et des acteurs sociaux, on constate un élargissement des solidarités féministes pour mieux tenir compte de la diversité des expériences qui déterminent la vie des femmes d’ici et d’ailleurs. Car, si la dynamique de la Révolution tranquille, marquée par la laïcisation, la modernisation de la société québécoise et la démocratisation de l’enseignement post-secondaire, avait permis aux plus âgées l’éveil de leur conscience féministe, le rôle catalyseur de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000 (MMF) s’est également avéré remarquable pour mobiliser une nouvelle génération de femmes. La Marche a aussi repolitisé des militantes dont l’action s’était plutôt orientée vers la prestation de services à partir des années 1980 (Descarries, 1995).

Plus fondamentalement, la MMF a eu un impact sur l’évolution des consciences féministes et l’ouverture de nouvelles « fenêtres », de nouvelles perspectives. On part d’une situation personnelle à un peu plus « dans le village », […] à une compréhension un peu plus large de ce que vivent les femmes un peu partout autour de moi, au Québec, un peu au Canada, puis ailleurs aussi. (R.2)

[…] tranquillement, c’est le collectif qui l’a emporté dans mon implication féministe. Tu sais, j’étais comme plus attirée par toute l’action politique féministe. […] Maintenant mon féminisme est encore plus global, tu sais, encore plus… Puis, avec toute l’ouverture sur le monde, qu’a permis entre autres la Marche mondiale puis dans lequel, en tout cas moi, je continue de croire et d’être impliquée. (R. 23)

« Je me rends compte que l’oppression, c’est partout dans le monde » (R. 600) dira cette autre répondante. Initiative d’envergure mondiale, la Marche a favorisé l’émergence d’actions menées dans plus de cent cinquante pays pour lutter contre la violence et la pauvreté que subissent les femmes. Cet événement planétaire, caractérisé par la transnationalisation des solidarités (Giraud, 2001) voire par l’actualisation de nouvelles solidarités (Barbot, 2000), constitue possiblement le point nodal de la consolidation d’un courant que nous avons qualifié de féminisme solidaire (Descarries, 1998, 2002, 2005). Il s’agit d’une approche dont l’analyse et les pratiques s’inscrivent dans la continuité de la conceptualisation des rapports sociaux de sexe et d’un sujet collectif femmes, tout en reconnaissant le caractère limité des perspectives formulées dans la seule optique des rapports de sexe. Répondant ainsi aux critiques internes adressées au discours féministe dominant, en particulier par les féministes afro-américaines, postmodernes et lesbiennes, le féminisme solidaire cherche à introduire la coproduction des différents rapports sociaux de division et de hiérarchie dans son schème d’analyse et d’interprétation.  En conséquence, par-delà son « ouverture sur le monde » et à diverses expériences de femmes, l’adhésion au féminisme solidaire appelle à une politisation du MFQ autour d’enjeux plus larges.

 Pour expliquer l’évolution de leurs pratiques et de leurs positions théoriques, les récits des répondantes convergent donc pour évoquer les mutations du contexte sociopolitique et professionnel qui ont diversement marqué leur trajectoire. Toutes demeurent cependant conscientes de la nécessité de poursuivre l’engagement, au vu des inégalités persistantes, des nombreux dossiers toujours à défendre, d’un ressac antiféministe et de la pluralité des expériences des femmes avec lesquelles elles sont en contact.

en guise de conclusion

Ce tour d’horizon du discours des participantes à notre enquête quant au sens qu’elles donnent à leur adhésion au féminisme et à leur participation au MFQ nous permet d’observer qu’une diversité d'expériences personnelles et professionnelles favorise l'identification au féminisme. Les choix idéologiques et stratégiques sous-tendus par leur définition du féminisme et la nature de leur engagement constituent une mosaïque de points de vue, d’interprétations qui reflètent la pluralité et la diversité, non seulement des répondantes en tant que femmes à partir de leurs expériences, mais également en tant que féministes réunies autour de différentes thématiques et priorités d’action. Le féminisme est tour à tour ou concomitamment perçu comme un mouvement sociopolitique, un ensemble de pratiques, une idéologie, un cadre théorique, une éthique et un mode de vie fondés sur « le parti pris des femmes » (Smith, 1981), lequel s’actualise et se transige au quotidien dans un engagement à défendre leur cause. Cette conception multidimensionnelle du féminisme, qui est pour certaines le fruit d’une réflexion personnelle progressive, tandis que pour d’autres elle s’est imposée à la suite d’événements marquants, amène les unes et les autres à développer un rapport étroit et intime avec le féminisme et à le définir comme projet personnel et collectif, d’ordre éthique et politique. On observe aussi que l’adhésion des répondantes au MFQ résulte d'une prise de conscience eu égard à la discrimination à l'endroit des femmes ou d’un « coup de cœur » qui, au fil de leur parcours militant, prend l’aspect d’un tatouage « idéologique », indélébile pour plusieurs.

Avec le contexte sociopolitique actuel en toile de fond, les défis particuliers des époques qui ont marqué l’entrée des unes et des autres dans le MFQ, de même que la diversité des milieux de pratique et de militance, se conjuguent pour expliquer l’hétérogénéité des postures et des trajectoires féministes des participantes, ainsi que l’évolution de leur habitus féministe. Paradoxalement, si l’on constate un féminisme « assagi » voire une forme de déradicalisation progressive chez nombre de répondantes au fil du temps, la Marche mondiale des femmes a suscité, à l’aune du féminisme solidaire, la (re)politisation de ces travailleuses du MFQ.

Dans une conjoncture marquée par la résurgence des conservatismes et l’illusion d’une « égalité-déjà-là », pour reprendre l'expression de Delphy (2004), quelles conséquences les conciliations et les ouvertures qui caractérisent la praxis féministe actuelle auront-elles sur l'engagement des praticiennes et des intervenantes du MFQ et sur l’orientation même du mouvement ? De tels repositionnements sont-ils susceptibles d’entraîner la conceptualisation d’un Nous Femmes  actualisé et inclusif et, par extension, de favoriser un nouveau ralliement autour d’un agenda féministe mieux concerté ? Les aménagements mis en œuvre faciliteront-ils une meilleure intégration des préoccupations féministes des jeunes générations ou de celles des femmes appartenant à des groupes minorisés ? Nous voyons la nécessité de poursuivre et d’approfondir le débat et la réflexion sur ces questions qui interpellent actuellement le mouvement des femmes.

 

Références bibliographiques

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Notice biographique

Francine Descarries, professeure au département de sociologie de l’UQAM et directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes

Isabelle Marchand, chargée de cours à l’École de travail social de l’UQAM et doctorante à l’Université de Montréal

Sandrine Ricci, chargée de cours au département de sociologie et à l’École de travail social de l’UQAM e t coordonnatrice du Réseau québécois en études féministes

Christine Corbeil, professeure à la retraite de l’École de travail social de l’UQAM


 

[1] Les auteures tiennent à remercier Mélissa Blais, Geneviève Szczepanik et Julie Charron pour leurs commentaires et contribution à la rédaction de cet article.

[2] Le membership du MFQ est généralement estimé à plus de 1 500 groupes et associations de femmes, organismes (communautaire, syndical, universitaire, gouvernemental, etc.) et fédérations qui se distinguent, non seulement par leur champ et rayon d’action, mais en fonction des idéologies, des objectifs et des stratégies sociopolitiques qui les animent et constituent leur raison d’être.

[3] Ce questionnement s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé Discours et intervention féministes : un inventaire des lieux qui bénéficie du soutien financier du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). Avec cette recherche, nous visons à dégager les nouvelles configurations du discours et des pratiques féministes au Québec. Nous étudions également la nature et la signification des changements observés au sein du MFQ au regard de l’émergence de diverses perspectives théoriques et stratégiques au cours de la dernière décennie.

[4] Parmi la quinzaine de questions ouvertes que comptait la grille d’entrevue, la présente analyse en retient quatre, soit celles concernant les représentations des répondantes à l’égard de leur adhésion au féminisme et l’évolution de leur posture féministe au fil des ans.

[5] Soit : Action des femmes handicapées de Montréal (AFHM); Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFÉAS); Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS); Collectif des femmes immigrantes du Québec (CFIQ); Centre d’intervention des femmes pour l’accès au travail (CIAFT); Comité femmes de la CSN; Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec (FAFMRQ); Femmes autochtones du Québec (FAQ); Naissance-Renaissance; Femmes, politiques et démocratie; Fédération des femmes du Québec (FFQ); Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN); Filles d’action; L'R des centres de femmes du Québec; Marche mondiale des femmes (MMF); Relais-femmes; Regroupement provincial des maisons d'hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale (RPMHTFVVC); Réseau des Tables régionales de groupes de femmes du Québec; Réseau Québécois pour la santé des femmes (RQASF); Stella; Tables des groupes de femmes Gaspésie/Iles de la Madeleine; Table de concertation des femmes de Laval; Y des femmes; ainsi que quelques militantes issues d’horizons variés (Salvya, les Sorcières, etc.).

[6] Par le terme « praticiennes » du MFQ, nous entendons les femmes qui travaillent ou militent au sein de regroupements provinciaux et régionaux, ainsi que dans les groupes locaux, mais dont le mandat ne vise pas à offrir des services directs, de première ligne, aux femmes de leur localité. Celles-ci sont identifiées dans le texte par des numéros inférieurs à 100, alors que des numéros supérieurs à 100 ont été attribués aux intervenantes des centres de femmes et aux travailleuses sociales.

[7] En raison de la spécificité de l’insertion professionnelle des 12 intervenantes œuvrant au sein de Centres locaux de service communautaire (CLSC), leurs propos feront l’objet d’une analyse subséquente.

[8] Si certaines figures de proue se sont imposées d’emblée, nous avons sollicité la collaboration de Relais-femmes  pour valider et compléter la liste que nous avions élaborée à partir de notre propre connaissance du MFQ.

[9] Nous comprenons l'agentivité au sens du pouvoir relatif qu’une personne a sur le cours de sa vie et de ses actions, en lien avec la philosophie de l'action développée, notamment, par Paul Ricœur.

[10] « an entirely different " ontology" or way of going about making sense of the world… [which] makes available to us a previously untapped store of knowledge about what it is to be a woman… » (traduction des auteures).

 

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012