labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012

 

L’intersectionnalité : féminisme enrichi ou cheval de Troie?

                                                         Micheline de Sève [1]

Résumé

L’intersectionnalité, qui articule le genre à d’autres structures d’oppression, notamment la « race », la classe ou l’orientation sexuelle, expose les inégalités qui hiérarchisent les femmes entre elles, y compris au sein des groupes féministes. Elle nous somme avec raison d’élargir nos analyses pour y inclure celles qui ne s’identifient pas à la femme blanche, soi-disant « universelle ». Il ne faudrait pas pour autant secondariser la lutte contre le sexisme et les inégalités liées au genre en redonnant la priorité à d’autres luttes, certes pertinentes, mais qui détournent une fois de plus les femmes d’objectifs qui leur soient propres. Le mouvement féministe, comme les femmes avant qu’il existe, devrait-il s’oublier au profit d’autres causes, jugées plus « légitimes »? La question, posée par Virginia Woolf dans Trois guinées, reste brûlante d’actualité.

Mots-clés :dimension du genre, exclusion, féminisme, intersectionnalité, oppressions multiples, parité.

 

Historiquement, le féminisme est né d’un mouvement qui se proposait d’éradiquer les inégalités qui affectent les femmes dans leurs rapports avec les hommes, un objectif, on le sait, qui est loin d’être atteint même si plusieurs sociétés contemporaines ont accompli des pas importants pour assurer aux citoyennes des droits égaux et mettre en place des moyens importants (équité salariale, services de garde, politiques sociales ciblées) pour favoriser progressivement l’accès à l’égalité souhaitée entre les hommes et les femmes. Stratégiquement, il y a belle lurette que les mouvements de femmes ont dû se mesurer à d’autres mouvements sociaux pour tenter d’intégrer à leurs préoccupations les objectifs de la part féminine de leur membership. Pensons à la formation de comités de condition féminine dans les syndicats ou les partis politiques, à la formulation de théories féministes touchant l’écologie ou questionnant le renvoi du féminisme à une contradiction secondaire dans les formations se réclamant du marxisme. En ce sens, l’intersectionnalité, qui vise à souligner la nécessité de combiner l’analyse de genre à d’autres dimensions telles que l’identité ethnique, la classe ou l’orientation sexuelle, pour ne mentionner que les principales, n’est pas nouvelle.

Ce qui est nouveau, c’est qu’au lieu de questionner des mouvements mixtes, ce concept interpelle le mouvement féministe lui-même. Celui-ci se voit accusé à son tour de  prioriser la dimension de genre de l’oppression des femmes, au risque d’occulter d’autres dimensions tout aussi ou même plus pertinentes pour expliquer les inégalités que subissent différents groupes de femmes. Le féminisme négligerait l’intervention de facteurs de classe, de discriminations raciales ou de préjugés affectant durement celles qui osent transgresser les normes associées à la domination des patterns hétérosexuels dans nos sociétés par exemple. Ce mouvement spécifique, qui dénonce la domination des hommes sur les femmes, à commencer par l’homme blanc, est ainsi confronté à ses propres tendances hégémoniques à privilégier des luttes construites sur la fausse image d’une femme universelle, une image que ne reconnaissent pas les femmes des groupes minoritaires marginalisés, en particulier les femmes de couleur ou celles des nations du Sud. Le programme des femmes du Nord les heurte par son aveuglement aux inégalités entre les femmes de l’élite « radicale » qui prétend parler au nom de l’ensemble des femmes et les préoccupations des femmes sur le terrain.  Celles-ci vivent des oppressions multiples et considèrent que leurs revendications anticapitalistes ou antiracistes sont tout aussi légitimes et souvent plus urgentes à régler que des problèmes liés à la condition féminine comme telle, même si celle-ci définit leur statut social dans un contexte donné.

L’interpellation est légitime qui vise à sensibiliser les dirigeantes du mouvement des femmes au caractère multiple des oppressions qui hiérarchisent les femmes aussi bien entre elles que par rapport aux hommes. Il est proprement inacceptable que les féministes reproduisent dans leurs rangs le type d’exclusion qu’elles dénoncent là où elles identifient comme injuste l’absence de parité entre les hommes et les femmes qui fait que seuls ceux-ci ou une majorité d’entre eux commandent les positions dominantes dans toutes les sociétés contemporaines sans exception.

L’intersectionnalité tire donc la sonnette d’alarme pour sensibiliser les féministes à leurs propres travers en matière de reconnaissance des inégalités entre femmes. La lutte pour le pouvoir n’épargne aucun mouvement, y compris le mouvement des femmes. La revendication égalitaire des femmes des groupes minorisés est légitime qui force l’analyse de genre à se décarcasser pour intégrer à l’analyse féministe la matrice entière des facteurs sociaux  qui affectent la position de tel ou tel groupe de femmes par rapport à tel autre groupe. Il s’impose en effet de ramener de la marge au centre la voix de celles qui dénoncent l’étroitesse du champ que construisent des théories étriquées dès lors qu’elles excluent des problématiques centrales pour faire avancer la cause des femmes, de toutes les femmes.

C’est ainsi que nous devons à Crenshaw [2] ( Crenshaw, «, 2005: 51-82) d’avoir démontré comment les femmes de couleur tombaient entre les mailles des programmes d’accès à l’égalité construits sur des catégories uniques : les ouvriers noirs profitaient de programmes axés sur l’égalité raciale; les secrétaires blanches étaient visées par d’autres politiques tandis que les secrétaires ou les ouvrières de couleur restaient ignorées dans les deux cas, une revendication axée uniquement sur l’anti-sexisme ou l’anti-racisme échouant à rendre justice aux femmes de couleur, rendues systématiquement invisibles d’un point de vue strictement juridique. Élargir l’analyse féministe s’impose dès lors si l’on entend rendre justice à toutes les femmes et non seulement à celles dont le profil correspond à celui de la majorité blanche ou d’une minorité susceptible de rejoindre plus facilement la cohorte de l’élite dirigeante masculine dans tel ou tel contexte. Crenshaw appuyait bien sa théorie de l’intersectionnalité sur un élargissement de l’analyse de genre qui restait au fondement de sa démarche. D’autres théoriciennes de l’intersectionnalité, cependant, n’ont pas hésité à remettre en question la priorité du genre pour affirmer qu’il fallait d’abord étudier le jeu des oppressions avant de déterminer laquelle ou lesquelles étaient déterminantes pour tel ou tel groupe de femmes.

Olena Hankivsky[3], (Hankivsky, 2005: 977-2001) par exemple, soutient que l’analyse de classe ou de race peut s’avérer plus appropriée pour résoudre les problèmes de femmes de groupes minorisés que des analyses, comme l’analyse intégrée selon le sexe (gender mainstreaming), qui visent à redresser l’équilibre des rapports entre les sexes.  Gloria Anzaldúa, pour sa part, constatait que les femmes autochtones étaient ignorées par les politiques générales d’accès à l’égalité. Le racisme et le colonialisme traversent les rapports de sexe et font de la Chicana, l’autre de la femme blanche :

When asked what I am, I never say I’m a woman. I say I am a Chicana, a mestiza, a mexicana, or I am a woman-of-color – which is different from “woman” (woman always means white woman).[4] (Anzaldúa, 2009: 145)

Dans la mesure où le féminisme contemporain échoue à théoriser les inégalités entre les femmes au même titre qu’il conteste la suprématie des hommes, on comprend la méfiance qui entraîne plusieurs militantes ou théoriciennes des différences à rejeter la primauté du genre. Celle-ci n’en reste pas moins la pierre angulaire du mouvement féministe comme tel. Les contestataires ont raison de souligner que toutes les femmes n’ont pas les mêmes intérêts et que les femmes des groupes minorisés peuvent fort bien privilégier des revendications autres que celles que met de l’avant un mouvement commandé par une conception eurocentrique de ce qu’est la « condition féminine ». Le féminisme est sommé, s’il veut les recruter, d’étendre l’analyse de genre au delà de la condition unique des femmes de la majorité blanche ou de l’élite libérale des femmes dites émancipées. Sans quoi, sa vocation à mobiliser l’ensemble des femmes autour de l’éradication des inégalités liées à la construction sociale de l’identité selon le sexe dans nos sociétés risque de ne pas se matérialiser avec la force du nombre, éminemment nécessaire à son succès politique. Mais sa raison sociale, reste, à notre sens, la lutte contre le sexisme sous toutes ses formes et non la lutte des classes ou la lutte anti-racisme, même si celles-ci sont susceptibles de mobiliser les énergies d’un  nombre significatif de femmes pour qui le féminisme n’est pas la plus importante de leurs luttes.

Il me semble que le glissement qui voudrait que les féministes délaissent l’analyse de genre pour privilégier, selon le cas, une analyse de classe ou une analyse anti-colonialiste ou autre, si importante que soit la cause épousée, nous ramène au vieux débat sur l’opposition entre contradiction principale et contradictions secondaires. Certes, encore une fois, l’analyse de genre ne saurait se résumer à l’analyse de la position des femmes placées au centre par rapport à celles qui occupent des positions marginales. Mais il ne faudrait pas renverser totalement la vapeur au point de secondariser encore et encore la dimension de genre qui est bel et bien au cœur de la discrimination systémique qui oppose la condition féminine à la condition masculine dans toutes les sociétés. Pour ma part, je persiste à croire qu’un mouvement centré sur l’analyse de genre reste nécessaire même si je comprends très bien que plusieurs femmes choisissent de s’investir ailleurs, dans des mouvements écologistes, pacifistes ou dans tout autre mouvement politique qu’elles estiment prioritaire pour elles.

Je me permets de rappeler le cri du cœur de Virginia Woolf dans Trois Guinées :

Derrière nous, s’étend le système patriarcal avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous, s’étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité… Nous n’avons de choix qu’entre deux maux. Ne ferions–nous pas mieux de plonger du haut de la rivière? [5] (Woolf, 1978 (1938): 142)

Virginia Woolf concluait que la lutte des femmes et des filles des hommes cultivés était légitime et qu’avant d’accorder deux guinées à la cause de l’éducation ou à celle de la paix -elle leur donnait la troisième - les femmes se devaient de lutter pour elles-mêmes. « Comment empêcher la guerre? » lui demandait-on.  Ce à quoi elle répondait :

Nous vous aiderons mieux en ne nous joignant pas à votre société, mais en demeurant à l’extérieur de cette société, tout en coopérant avec elle, en visant au même but qui tend à affirmer « le droit de tous – de tous les hommes et de toutes les femmes aux grands principes de Justice, d’Égalité et de Liberté ». Il est inutile de développer ce point. [6](Woolf, 1978 (1938): 252)

Il semble, au contraire, que ce point soit redevenu d’actualité. La vocation des femmes à défendre leur famille, leur socialisation qui veut que leurs fins soient toujours et éternellement délaissées face à la priorité accordée au « bien commun », la condamnation sociale qui pèse sur toute femme qui ose privilégier son propre bien-être continuent d’affecter celles, et d’abord les féministes,  qui se mobilisent autour de causes jugées secondaires parce que spécifiques à tel ou tel groupe de femmes. D’un point de vue féministe, il me semble que nous devons rester vigilantes. Certes, l’appel à élargir notre action pour englober les préoccupations de toutes les femmes est juste mais le féminisme reste un mouvement axé sur l’analyse des injustices qui marquent la construction sociale des rapports de sexes. Son énergie et ses ressources limitées ne lui permettent pas de  prétendre régler l’ensemble des luttes contre toutes les oppressions, ce qui signifierait se dissoudre une fois de plus dans « plus grand que soi ». L’intersectionnalité nous invite à reformuler l’analyse de genre de façon moins exclusive sur la base des expériences multiples des femmes de toutes origines et de toutes conditions. C’est déjà une tâche énorme. Elle ne saurait pour autant signifier l’abandon de la priorité accordée par le mouvement des femmes comme tel à la lutte contre les inégalités sociales liées au genre plutôt qu’à la classe, à la race, à l’orientation sexuelle ou tout autre cause, si légitime soit-elle.

Chacune de nous n’a pas que des problèmes de « femme », c’est vrai, mais ces problèmes restent majeurs pour assez d’humaines, sous tous les cieux, pour qu’il soit légitime de les placer au centre de l’action d’un mouvement social particulier. Le mouvement féministe se définit bel et bien par sa volonté de lutter contre une oppression majeure, celle qui refuse aux femmes la parité dans tous les secteurs de l’activité humaine. Certes, la justice sociale exige que d’autres luttes soient menées dans le « monde commun » aux hommes et aux femmes.  Pour cela, il existe une variété de mouvements que nous sommes libres de rejoindre. Mais pour ma part, je refuse d’imposer aux féministes de se charger de la lutte contre toutes les oppressions comme on attend régulièrement des femmes qu’elles s’oublient au service de leur entourage. Nous aurons déjà fort à faire pour élargir nos analyses de l’impact du genre dans toutes les sphères de l’activité humaine.  Et pour déconstruire dans nos rangs les mécanismes qui hiérarchisent les femmes entre elles puisque le genre ne s’exprime pas isolément des autres caractéristiques par lesquelles s’exerce le pouvoir. D’autres luttes peuvent se mener sur d’autres terrains. Mais la nôtre, qui met l’accent sur l’importance de la construction sociale du sexe, reste légitime. Si d’autres mouvements veulent utiliser l’intersectionnalité comme un cheval de Troie pour marauder sur notre territoire, c’est de bonne guerre mais, de grâce, ne perdons pas de vue que les femmes, et à plus forte raison celles des groupes minorisés, ont le droit de se préoccuper de leur propre positionnement comme êtres de sexe féminin dans une société qui continue d’utiliser le bon vieux principe de la hiérarchisation des droits pour les renvoyer à leurs chaudrons…

Notice biographique

Micheline de Sève, retraitée, est professeure associée au département de science politique de l’UQAM. Elle a dirigé l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de 1998 à 2001; présidé la Société québécoise de science politique en 2002-2003 et dirigé les études de maîtrise en science politique de 2006 à 2009. Parmi ses publications, mentionnons :  M. De Sève et C. Maillé,« Un mouvement des femmes en voie de mobilisation? » dans M. Labelle et F. Rocher (dirs.), Contestation transnationale, diversité et citoyenneté dans l’espace public québécois, Québec, PUQ 2004, p. 107-155  et « Les féministes québécoises et leur identité civique » dans D. Lamoureux, C.Maillé et M. de Sève (dirs.), Malaises identitaires. Échanges féministes autour d’un Québec incertain, Montréal, éditions du remue-ménage, 1999, p. 167-184.


  Références bibliographiques

Kimberlé Williams Crenshaw, 2005 « Cartographie des marges: Intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, no. 39.

Olena Hankivsky, 2005. “ Gender vs Diversity Mainstreaming, A Preliminary Examination of the Role and Transformation Potential of Feminist Theory ”, Revue canadienne de science politique, vol.38, no.4, décembre .

Gloria E. Anzaldua, 2009. « Bridge, Drawbridge, Sandbar, or Island » dans A. Keating (dir.), The Gloria Anzaldua Reader, Durham, Durham University Press, 2009, p. 145.

Virginia Woolf,1978-1938 Trois guinées, Paris, éditions des femmes.

 

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