labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2013  -julho / dezembro 2013

« De l’amoureux protecteur au pimp violent :

la mise sous emprise des femmes trafiquées à des fins d’exploitation sexuelle »[1]

Sandrine Ricci et Lyne Kurtzman

 

Résumé

Cet article découle d’une recherche-action sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle au Québec. S’appuyant sur des cas documentés (données originales ou secondaires), il expose cinq types de leurres que les proxénètes mettent en place pour recruter de jeunes Québécoises, les introduire dans le système prostitutionnel, et éventuellement les trafiquer par des déplacements à l’intérieur des frontières canadiennes. Ces leurres sont : 1) le piège amoureux; 2) la promesse de revenus élevés et d’un style de vie glamour; 3) l’aide au « chum » endetté; 4) la servitude pour dette; 5) l’instrumentalisation des autres femmes prostituées. L’article montre ainsi comment l’amoureux protecteur se transmue en un proxénète qui recourt, dans des délais pouvant être très courts, à différentes formes de violence, dans le but de contraindre sa recrue à générer des revenus considérables qu’il s’accapare. Enfin, les auteures livrent une réflexion féministe et matérialiste sur le modus operandi du pouvoir masculin dans des situations de traite ou de prostitution, alors que duperie et manipulation psychologique jouent un rôle majeur dans l’obtention du pseudo consentement des femmes à être prostituées, un rôle tout aussi déterminant que les sévices physiques.

Mots-clés : prostitution; traite; exploitation sexuelle; proxénétisme; consentement; manipulation pasychologique.

 

Au Québec comme ailleurs, l’exploitation sexuelle à des fins commerciales se déploie comme une hydre aux multiples têtes, un monstre qui se reconfigure perpétuellement pour s’adapter aux possibilités et contraintes du marché prostitutionnel.  L’un des mécanismes d’approvisionnement de la  main d’œuvre nécessitée par le marché du sexe est la traite de personnes, laquelle cible très majoritairement les femmes (ONUDC, 2009) et dessert  des  intérêts, sexuels et d’affaires, essentiellement masculins.

L’objectif de notre article est d’exposer les différents leurres que les proxénètes mettent en place pour recruter des femmes et les trafiquer au niveau local, c'est-à-dire à l’intérieur des frontières canadiennes. Nous verrons comment un amoureux protecteur se transmue en un proxénète qui recourt à différentes formes de violence ­- physique, psychologique, sexuelle et économique - pour asservir et exploiter sa recrue. Nous présenterons également des données reliées au déplacement de femmes prostituées dans le cadre de la traite locale. Enfin, nous livrerons quelques éléments d’analyse autour de la notion de mise sous emprise des femmes trafiquées et sur celle, corolaire, de consentement. Au préalable, nous proposons une réflexion autour de divers éléments définitionnels visant à circonscrire le phénomène de la traite prostitutionnelle.

Traite, proxénétisme, prostitution

Au Canada, la prostitution n’est pas totalement criminalisée, seuls certains actes connexes le sont : le proxénétisme (vivre des fruits de la prostitution), la sollicitation (racolage) et la tenue d’une maison de débauche. Inscrite au code criminel du Canada depuis 2005, la traite de personnes est définie comme le fait de recruter, transporter, transférer, recevoir, détenir, cacher ou héberger une personne ou exercer « un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation » (article 279.01). D’un point de vue légal, l’exploitation est l’élément-clé de la traite de personnes, de même que la coercition, mais les frontières entre ce crime et le proxénétisme apparaissent plutôt floues, comme l’illustre cet extrait d’un rapport encore inédit du Service du renseignement criminel du Québec (SRCQ):

Une victime de traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle est non seulement amenée à se prostituer, comme c’est le cas avec un proxénète, mais elle est également forcée de le faire, par la violence, les menaces ou tout autre moyen de coercition. […] Cependant, il faut considérer que chaque cas d’exploitation sexuelle est unique, et que le fait de retrouver des actes de menace et de violence dans un dossier de proxénétisme n’est pas suffisant pour affirmer qu’il s’agit de traite de personnes. (SRCQ, 2013 : 6)

Pour ajouter à la confusion, le même rapport confirme qu’un tiers des personnes accusées de proxénétisme cumulent d’autres charges, principalement voies de fait, menaces, séquestration et enlèvement. Le document précise aussi qu’une majorité des femmes prostituées sont exploitées par un proxénète, dans une proportion variant de 50 à 80 % selon les études (op. cit., p. 8). Nous avons exposé ailleurs l’ambigüité et les limites des lois canadiennes sur la prostitution et sur la traite, tout comme leur application problématique et lacunaire, ce qui explique au moins en partie le faible taux de condamnations pour traite (Ricci, Kurtzman et Roy, 2012). Au début de l’année 2013, environ 130 personnes faisaient face à des accusations de traite de personnes devant les tribunaux canadiens dans environ 75 dossiers (SRCQ, 2013). La plupart des cas identifiés concernent le problème résurgent de la traite locale, c'est-à-dire qui se déroule à l’intérieur des frontières canadiennes (également appelée traite interne ou domestique) et l'exploitation à des fins prostitutionnelles de femmes résidant au Canada. Cette surreprésentation de cas de traite interne fait ressortir la difficulté de repérer et de contrer la traite internationale, mais elle indique aussi que le problème de la traite prostitutionnelle[2] dépasse assurément les questions d’immigration ou de sécurité des frontières.

Le premier condamné pour traite de personnes au Canada est Imani Nakpangi, reconnu coupable en mai 2008 par la cour de Brampton (Ontario) d’avoir recruté et leurré deux filles de quatorze et quinze ans à des fins de prostitution. Il a reçu une peine de trois ans d’emprisonnement pour traite et de deux ans pour proxénétisme sur mineures, à purger consécutivement.

[Nakpangi] a sollicité des clients au moyen d’annonces érotiques et de photos des victimes publiées sur des sites Internet; transporté les victimes jusqu’à des hôtels pour qu’elles y pratiquent des actes sexuels; et a contrôlé tout l’argent gagné par les victimes, soit environ 400 000 $, pendant deux ans pour une victime et environ deux mois pour l’autre. Nakpangi a manipulé ces filles, leur faisant croire qu’elles avaient une relation romantique avec lui, puis a eu recours aux menaces, à l’intimidation et à la violence physique pour les contrôler. Lorsque l’une des victimes lui a dit vouloir partir, Nakpangi lui a imposé des droits de sortie de 100 000 $. (GRC, 2010 : 27)

À première vue, cette pratique de traite locale sur le territoire canadien impliquant la « fille d’à côté » détonne avec les représentations fortement médiatisées de « sex-trafficking » qui mettent en scène des migrantes, russes, philippines ou maliennes, passées clandestinement aux frontières, séquestrées, violées, dépouillées de leur identité, pour ensuite être exploitées dans les bas-fonds de l’industrie du sexe. Or nos travaux démontrent que les facteurs déterminants de la traite, ses modalités et conséquences se recoupent sur plusieurs points, qu’il s’agisse de traite internationale ou locale (Ricci, Kurtzman et Roy, 2012).

En effet, qu’elle implique un commerce local ou international, des gangs de rue montréalais ou des réseaux transnationaux, la traite recèle un puissant dispositif de violence, composé d’une série d’éléments structurels relatifs à l’imbrication des cultures patriarcale et néolibérale, et qui se traduisent par l’appropriation individuelle et collective des femmes, ici figurée par la marchandisation de leur sexualité. En ce sens, traite et prostitution nous apparaissent comme deux réalités indissociables (Kurtzman, 2008), la distinction prostitution forcée/prostitution volontaire occultant le fait qu’une majorité de personnes – femmes, hommes et transgenres – cèdent et non consentent à la prostitution, comme nous le verrons plus loin. Au demeurant, la loi canadienne sur la traite, tout comme Protocole de Palerme[3], excluent que le consentement initial de la victime soit utilisé comme une stratégie de défense dans un tribunal, eu égard au contexte de coercition et d’exploitation.

Que leur vécu d’exploitation par le système prostitutionnel corresponde en tout ou en partie à la définition légale de la traite, des femmes sont transigées comme des marchandises et subissent les effets néfastes et cumulatifs de la prostitution sur leur bien-être, tant physique que psychologique (Trinquart, 2002; Farley, 2009). Autant les points de convergence entre les trajectoires des femmes exploitées dans l’industrie du sexe - en termes de facteurs de précarité socioéconomique et de vulnérabilité psychosociale - que leurs points de dissemblance traduisent la capacité des prostitueurs à tirer parti d’un large spectre de situations pour atteindre leurs objectifs : migrantes, réfugiées, originaires du Québec, mineures, majeures, racisées ou non, toutes se sont trouvées privées de ressources, toutes ont été contraintes, dupées et prostituées.

Les témoignages de femmes exploitées dans l’industrie du sexe

Les données empiriques sur lesquelles nous avons choisi d’appuyer le présent article relèvent de la traite locale, c'est-à-dire qui se déroule à l’intérieur des frontières du Québec et du Canada. Combinés aux informations obtenues auprès des acteurs institutionnels et communautaires, ces cas révèlent les conditions de traite de femmes, migrantes ou originaires du Québec, au profit du marché prostitutionnel et des protagonistes de ce trafic. L’ensemble de nos données originales nous a permis de tracer un tableau assez éloquent des processus à l’œuvre et de nous rapprocher de l’expérience vécue par les victimes[4].

La durée de la traite dont trois répondantes interviewées, Caroline, Julie et Audrey[5], ont été victimes, varie de onze jours à quatre ans. Leur maintien dans l’industrie du sexe a duré entre huit mois et cinq ans, parce qu’elles ont connu des difficultés à s’en extraire, même après l’incarcération de leur proxénète. Le parcours de Noémie, retracé au moyen de sa déposition vidéo au Service de police de la ville de Montréal, ne constitue pas un cas de traite analogue aux précédents, car l’exploitation sexuelle dont elle a été victime durant huit mois ne repose pas sur une stratégie de déplacements. Originaires du Québec, ces jeunes femmes appartiennent à la majorité blanche, francophone. Elles avaient entre 15 et 19 ans lorsqu’elles ont été recrutées par un individu de sexe masculin dans le but d’être exploitées sexuellement, dans le circuit des bars de danseuses nues et dans le milieu de l’escorte. Obtenue sous la menace et la torture, la participation de Noémie au recrutement d’autres jeunes femmes par le biais des annonces classées nous renseigne à la fois sur les tactiques de son proxénète pour exercer son trafic et sur les conditions dans lesquelles des femmes prostituées sont amenées à prendre ce qui est perçu comme une part « active » à la traite.

Une exception dans nos données empiriques mais certes pas dans la réalité globale de la traite, Karen a fait l’objet de traite transnationale. La jeune femme a été recrutée dans son pays d’origine, qu’elle voulait quitter pour fuir un contexte de violence. Au départ, elle n’est ni contrainte, ni menacée par le « passeur » mais il est, en fait, membre d’un réseau de trafiquants installés à Montréal et fort probablement un citoyen canadien, ce qui expliquerait sa facilité à faire entrer une personne au Canada. Karen a été leurrée, séquestrée et menacée de dénonciation. Son cas témoigne du fait que la traite à des fins d’exploitation sexuelle, locale ou internationale, et les situations de traversée clandestine des frontières à l’aide de passeurs peuvent être intimement liées.

Nos résultats de recherche démontrent aussi l’existence de situations de traite impliquant des migrantes dont le recrutement ne se fait pas dans leur pays d’origine. Là encore, le trafiquant profite d’une situation de vulnérabilité due au statut d’illégalité et au trauma de la violence subie dans le pays d’origine. Martha (Caraibes) n’a pas été recrutée ou forcée pour venir au Canada à des fins de prostitution. Comme Karen (Kenya), elle a quitté son pays pour fuir un contexte de violence sexuelle et pour améliorer son sort économique, mais c’est une fois arrivée au Québec, en situation d’illégalité, que celui qu’elle pensait être son amoureux l’a trafiquée.

Que faut-il retenir de ces divers profils de femmes, la plupart - migrantes ou non - ayant été victimes de traite locale, parfois pendant plusieurs années ? Nous avons observé qu’ils présentent certaines constantes, notamment en ce qui a trait à un milieu familial instable, à des difficultés en milieu scolaire ou à des conduites considérées « à risque » par le personnel d’intervention sociale. Plusieurs parcours mettent en lumière ce problème crucial, les jeunes filles s'avèrant d’autant plus vulnérables face aux promesses des proxénètes lorsqu’elles sont en fugue ou en rupture avec leur milieu familial. Les trajectoires révèlent aussi des conditions socioéconomiques défavorables dans le pays d’origine, en lien avec la mondialisation et la globalisation des marchés; des politiques d’immigration limitatives; l’isolement et la discrimination dans la société d’accueil, etc. Pour autant, il importe de le rappeler, les conduites et les facteurs de vulnérabilité individuels doivent être considérés comme tels; ils ne sauraient constituer des facteurs explicatifs de la prostitution ou de la traite, dont nous ne pouvons ici qu’évoquer les causes structurelles. Ceci établi, nous exposerons maintenant les stratégies des proxénètes, principaux agents du contrôle, de la manipulation et de la violence mises en œuvre par l’industrie du sexe pour recruter et maintenir les femmes dans la prostitution.

Les leurres du recrutement

Les cas et les témoignages étudiés nous ont permis de documenter les conditions d’insertion des recrues dans l’industrie du sexe : comment des proxénètes amènent des femmes, jeunes et moins jeunes, à tomber dans un piège amoureux pour aboutir à leur asservissement, en vue de les trafiquer. Du marquage physique des recrues[6] au premier client, une série d’étapes et d’intermédiaires jalonnent cette entrée dans le marché prostitutionnel, mettant en lumière la culture et le fonctionnement d’un système bien rôdé.

Premier type de leurre : le piège amoureux

Encore mineures au moment de leur insertion dans l’industrie du sexe, Caroline, Audrey et Julie n’envisageait pas la prostitution comme moyen de subsistance. Elles anticipaient encore moins que leur « amoureux » en vienne à les exploiter sexuellement – elles et d’autres.

"Tous les « je t’aime » qu’il m’a dits, c’était jamais vrai. Imagine, j’ai été quatre ans avec quelqu’un que tu pensais que c’était ton chum [amoureux], puis qu’il faisait ça pour nous, pour une belle vie plus tard, que… qu’il mettait de l’argent de côté pour moi. Tu crois à ça ! Tu crois à ça, puis tu réalises après que tout ça, c’était… de la merde !" (Caroline)

Généralement plus âgés que leurs recrues, des hommes endossent un personnage de protecteur/pourvoyeur pour séduire des jeunes femmes vulnérables, aux prises avec des difficultés économiques et désireuses de quitter le foyer familial. Ce sont en fait des proxénètes qui mettent en œuvre un scénario amoureux pour recruter des jeunes femmes mineures dans le but de vivre des fruits de leur exploitation sexuelle, voire de les trafiquer. Avec le recul, les répondantes affirment avoir été manipulées non seulement pour entrer dans la prostitution, mais également pour y avoir été maintenues aussi longtemps. « Quand ça fait des années que t’es avec cette personne-là, puis qu’y’a de l’amour quand même là-dedans, en tout cas de ton côté, tu sais pas trop dans quoi t’as embarqué », souligne Julie.

Deuxième type de leurre : faire miroiter des revenus élevés et un style de vie glamour

Non contents de poursuivre les jeunes filles de leur simulacre d’amoureux transi, les proxénètes jouent également la carte du grand seigneur pour séduire leur « princesse », à qui ils promettent monts et merveilles, misant sur leurs difficiles conditions socioéconomiques :

"Il m’a dit qu’il pourrait me mettre belle, les yeux, les cheveux, les ongles, que je pourrais avoir tout le linge que je voudrais. Puis là, il mettait ça beau. On n’avait pas « full » [beaucoup] d’argent quand j’étais jeune […] Il me prenait par le bon bord dans le fond." (Julie)

Noémie n’a pas rencontré son proxénète dans le cadre d’une relation interpersonnelle, mais son témoignage nous renseigne sur le modus operandi de celui qui se présente comme le gérant d’une prétendue agence, faisant miroiter des revenus élevés aux femmes qu’il a attirées par des petites annonces dans les journaux.

"Il dit que ça fait 10 ans que ça existe, que les propriétaires ont beaucoup de choses à offrir, que ça dépend de ce que tu veux faire, tout dépend de quoi t’as l’air, tes disponibilités, tout ça, il donne des exemples, une fille qui avait à peine 18 ans et qui avait une Ferrari… […] Il ne veut pas être associé comme étant un pimp [proxénète]…Tout est dans les étoiles que tu mets dans ce que tu dis. Lui, il pense comme un gérant. Si t’y penses ben comme faut, il est en train de te dire qu’il est un pimp [proxénète], mais la façon qu’il a de tourner ça, c’est autre chose." 

Une fois la cible choisie, le proxénète met ensuite en place un scénario bien rôdé qui vise à séduire, impressionner et appâter ses interlocutrices, préférablement jeunes, naïves et sans le sou. Il parvient néanmoins à duper aussi des femmes plus expérimentées : « C’est des filles qui ont besoin d’argent ou des filles qui souvent sont déjà dans le milieu et qui veulent changer d’endroit. Et elles ressortent de là avec rien », affirme Noémie.

Troisième type de leurre : aider son « amoureux» endetté

Une autre forme de leurre concerne le chantage émotif du prétendu amoureux qui se trouverait en fâcheuse posture financière. Tombée amoureuse d’Édouard, Caroline collabore sans tarder à ses activités frauduleuses, tant pour échapper à sa réalité de décrocheuse scolaire travaillant au salaire minimum que pour aider son petit ami sur le plan financier.

"Il m’avait expliqué qu’il était endetté, qu’il fallait que je l’aide et tout ça. Puis moi, la prostitution au début, c’était non. Peu importe ce qu’il aurait pu me dire, ça aurait été non parce que, dans ma tête […] Je me disais : « Bien non, je me rendrai pas aussi bas ! » Tu sais, y’a des limites ! "

Bien qu'elle l’ait rencontré par l’intermédiaire d’une amie prostituée, Caroline ne s’imaginait pas du tout qu’Édouard deviendrait son pimp. Elle commence néanmoins à faire de la prostitution dans les bars de danseuses nues, parce qu’Édouard a besoin d’argent pour régler les dettes qu’il dit avoir accumulées.

Quatrième type de leurre : la servitude pour dette

En fugue, Audrey, alors âgée de 15 ans, fait la connaissance de Ben qui a plus ou moins quarante ans. Manifestement empreint des mythes sur les agressions à caractère sexuel qui contribuent notamment à en rejeter la faute sur la victime, le récit d’Audrey, où elle raconte avoir eu des rapports sexuels qu’elle estime consentants avec Ben et l’un de ses complices, repose sur des « flashbacks » de cette soirée : « J’ai couché avec les deux, pis c’est comme j’te dis, j’étais pas là. C’était comme le free for all, c’était comme quasiment un gang bang. J’m’en rappelle plus ». Audrey est convaincue que les deux acolytes ont mis quelque chose dans son verre ou que ce qu’elle a fumé n’était pas seulement de la marijuana. Après trois ou quatre jours dans l’appartement d’un complice à partager crack, marijuana et alcool, Ben apprend à Audrey qu’elle doit lui rembourser les frais encourus pour cette consommation.

Avec le recul, Audrey estime que la profusion de stupéfiants et d’alcool fournis par Ben et ses complices constituait un moyen de créer une dette pour mieux l'assujettir :

"Eux autres, ils ont acheté la drogue, pis là, c’était à mon tour de le payer. […] c’est de te faire fumer pour que tu commences à danser […] pis à faire que je sois quasiment son esclave. Pour que je lui doive quelque chose. "

Constatant que l’argent gagné lors de son premier shift dans un bar de danseuses a disparu de son sac, Audrey interprète à tort que sa dette est acquittée. Or, pendant son sommeil, les acolytes de Ben ont également volé ses effets personnels, qu’ils ont vendus à un prêteur sur gage. De nouveau, Ben lui apprend que si elle veut récupérer ses biens, elle doit retourner danser nue pour gagner de l’argent. L’adolescente est ainsi très vite enrôlée dans un bar où elle doit faire des fellations, des « complets » et autres activités sexuelles dans les isoloirs prévus à cet effet.

Ce type de leurre fait écho à la stratégie des trafiquants au niveau international qui font payer cher leur droit de passage des frontières aux femmes : c’est ce qu’on appelle la servitude pour dette. Ainsi, Karen, Africaine âgée d’une trentaine d’années, a dû quitter son pays où, à l’instar de la caribéenne Martha, elle vivait une situation extrêmement difficile. Karen contracte un arrangement avec son passeur. Elle s’engage à le rembourser en plusieurs versements sitôt qu’elle aura trouvé un emploi au Canada. Une fois à Montréal, le passeur conduit la jeune femme dans un hôtel où elle est séquestrée durant quelques jours par des complices. Ils menacent de la dénoncer aux autorités, ce qui aurait pour conséquence sa déportation vers son pays d’origine. Ces trafiquants anticipaient exploiter sexuellement Karen sous le prétexte qu’elle rembourse sa dette de passage, mais la femme a réussi à échapper à la vigilance de ses geôliers.

Cinquième type de leurre : l’instrumentalisation des autres femmes prostituées

Un autre type de leurre repéré dans les trajectoires des répondantes est lié à l’instrumentalisation systématique des autres femmes – prostituée ou tenancière – par les proxénètes pour inciter leurs recrues à la prostitution ou guider leur insertion dans l’industrie du sexe, voire les y maintenir. « [Ben] pensait me mettre en confiance avec [Joanne], pis ça a marché », résume Audrey. Dans le même registre, Noémie dit avoir commencé à se prostituer en cabine deux ou trois jours après sa rencontre avec Jorge, « coachée » par Rachel, danseuse à gaffe d’expérience : « Rachel était là comme pour me montrer, me sécuriser, ça faisait longtemps qu’elle faisait ça. Elle m’a coachée sur comment devenir professionnelle et faire de l’argent ».

Noémie prête sa voix au message d’accueil du numéro de téléphone indiqué dans les annonces pour séduire les hommes clients ou rassurer les recrues potentielles. Présentée comme gérante lors des entrevues, elle a de nouveau pour mission principale de sécuriser les femmes et éviter qu’elles ne réalisent d’emblée que Jorge n’est pas un « gérant », mais bien un proxénète et que l’agence qu’il dit diriger n’existe pas : 

C’est lui [Jorge] qui répond au téléphone. Si la fille fait l’affaire au téléphone, on fixe un rendez-vous pour prendre un café, un verre. Il explique ça de manière très belle, qu’elle va faire de l’argent, que sa vie va changer, tout ça. Il dit que je suis la gérante, pour sécuriser les filles[…] il veut que je sois là pour faire un bel exemple, pour pas que la fille ait peur de se faire attraper par un pimp. Si elle voit qu’il y a une fille et qu’elle a l’air bien là-dedans, ça va bien passer. Mais moi, j’ai pas le professionnalisme de raconter des choses et de manipuler la personne, donc je me tais.

Noémie elle-même a formé trois nouvelles recrues âgées de 18-19 ans et les a placées dans les bars de danseuses nues. Si elle semble avoir tenu un rôle actif dans le recrutement d’autres femmes pour son proxénète, Noémie considère n'avoir eu aucune marge de manœuvre, car elle passait presque tout son temps avec lui et devait se tenir totalement à sa disposition, en plus de subir des tortures physiques et psychologiques d’une grande violence.

Nous venons d'exposer les différents leurres que les proxénètes ont utilisés pour tromper leurs recrues, les introduire dans le système prostitutionnel et éventuellement les trafiquer. Dans ce processus de recrutement puis d’insertion dans l’industrie du sexe, l’amoureux protecteur se transmue en proxénète, et ce, parfois dans des délais très courts, qui varient de quelques heures à quelques semaines.

L’argent, le nerf de la guerre

Qu’ils en soient à leurs premières armes ou présentés comme des prédateurs aguerris, le portrait brossé par leurs victimes met en relief le comportement vénal, la personnalité manipulatrice, contrôlante, voire sadique, des proxénètes, ces acteurs-clés du système prostitutionnel et de la traite. Les propos que les répondantes tiennent sur leurs pimps portent principalement les brutalités que ces individus leur ont personnellement fait subir : violence sous toutes ses formes, physique, psychologique, sexuelle et, bien sûr, économique. Car l'argent constitue bien le nerf de la guerre.

Le proxénète a d’abord et avant tout recours à la violence, qu’elle soit physique ou psychologique, pour s’assurer que sa recrue lui rapporte des sommes conséquentes chaque soir, soit entre cinq cents et mille dollars, parfois davantage. Ainsi, Vincent séquestre Anastasia dans une chambre de motel et, après l’avoir battue, exige qu’elle se prostitue dans un bar de danseuses nues et rapporte entre 1 000 $ et 1 500 $ par soir. L’adolescente de quinze ans est prévenue que si elle n’amasse pas cette somme, il la battra à nouveau. Elle est aussi menacée de mort. Lorsque Vincent et son acolyte Xavier reviennent au bout de deux mois dans la ville où ils ont expédié Anastasia et Sophie, cette dernière est sévèrement battue faute d’avoir réussi à rapporter le montant de 7 000 $ par semaine que lui avait fixé Xavier.

"Eux autres, c’est tout des histoires d’argent : « Oh, je t’en veux pas… Inquiète toi pas, je t’aime ! » […] S’il y avait trois jours de shift où je ramenais 300 piasses [dollars], il disait : « Julie, qu’est-ce qui se passe ? » « Il faudrait que tu fasses mieux, tu sais. » C’était tout de la manipulation […] Puis là, si tu rentres pas plus d’argent, tu sais qu’il va peut-être disparaître pendant deux jours puis que tu le verras pas. […] toi, tu stresses par rapport à ça, parce que toi, tu veux le voir, parce que tu l’aimes. Alors t’essayes de faire de l’argent, mais plus t’essayes d’en faire, moins t’en fais. Fait que c’est une roue, c’est un pattern." (Julie)

Obnubilés par le rendement, les proxénètes imposent une cadence effrénée à leur recrue. Ainsi, non content d'exiger que Caroline soit à pied d’œuvre sept soirs sur sept dans les bars, Édouard lui demande fréquemment de faire des « double shifts », des doubles quarts de « travail », de midi à trois heures du matin. Faute de quoi, comme le formule la jeune femme, « [elle] mangeai[t] une volée ». Au minimum, elles doivent danser juchées sur de hauts talons et se prostituer quatre ou cinq soirs par semaine, de vingt heures à trois heures du matin, même quand elles ont leurs règles : « Tu mets des éponges pour absorber [le sang menstruel], des éponges de mer, c’est lui qui m’en a parlé », explique Noémie dans sa déposition vidéo à la police de Montréal.

En vertu d’un accord plus ou moins tacite, les proxénètes gèrent les finances du « couple », acquittent les dépenses du « foyer », maintenant par conséquent leur recrue dans la dépendance la plus totale. Dans la culture de l’industrie du sexe, il semble coutumier que les proxénètes défraient minimalement les coûts opérationnels de leurs recrues. On parle ici du service-bar, des frais de chauffeur, de certains vêtements, bronzage, coiffure, manucure, etc. Les proxénètes dont il est question ici tiennent cependant les cordons de la bourse très serrés, selon nos répondantes,  qui leur reprochent de s'accaparer tout l’argent sans réelle contrepartie.

"…je pouvais faire peut-être à peu près trois mille [dollars] par semaine. […] ça fait pas loin de 12 000 par mois. Pas d’impôt ! C’est à moi, mais je l’ai pas vu la couleur de cet argent-là. Tu comprends ? Il me le prenait, il payait mes cigarettes, mon chauffeur, mais je le voyais pas, cet argent-là." (Caroline)

À chaque retour d’un shift, les recrues sont systématiquement dépouillées de leur argent; elles comprennent rapidement qu’il vaut mieux remettre chaque dollar pour éviter d’être brutalisées.

Généralement c’est des coups de poing, c’est très rare, les claques. Des coups de poing dans la face, des coups de poing dans le ventre, des genoux dans le dos, genoux dans le ventre, il m’étrangle jusqu’à ce que je perde connaissance. Il attend que je me réveille il me recrisse [redonne] d’autres claques. Il peut m’étrangler deux, trois fois de suite. Il te pogne [t’attrape] par en avant puis il te pogne par en arrière comme ça. Puis, écoute, il fait trois fois mon poids, je peux rien faire. Toutes les fois que j’essaye d’y en crisser une [de le frapper] pour y montrer : « Regarde, arrête ! », c’est trois fois pire, tu es mieux de rien faire. (Noémie)

Inquiète que son pseudo amoureux la quitte si elle ne rapporte pas assez d’argent, Julie dit vivre en permanence dans une atmosphère de chantage émotif qu’elle juge parfois pire que les coups.

Un quotidien de violence sans témoin

Au-delà des questions monétaires, toute forme de résistance ou de désobéissance déclenche la fureur et les coups, une fois le couple seul à seule. Selon nos répondantes, la plupart des proxénètes se montrent extrêmement soucieux de ne pas attirer l’attention dans les lieux publics, surtout celle de la police. Noémie explique que Jorge est toujours aux aguets et qu’elle doit se comporter à l’avenant :

"…faut que je regarde en avant, je ne peux pas pleurer, je ne peux pas être fâchée, je ne peux pas crier, je ne peux pas m’engueuler pour rien. Si je rentre quelque part, faut que je rentre dans l’auto tout de suite, tu comprends, c’est toujours comme ça. Tu donnes pas ton adresse… tu sais là, toujours tout. Il voit une police dans la rue puis il est sûr que… Il est paranoïaque ! »

Si Caroline a pu recevoir des soins à l’hôpital, personne n’a été témoin de la violence subie par Noémie. Selon cette dernière, quand la mère de Jorge s’aperçoit que son fils rentre ivre au domicile familial et qu’elle sait par expérience qu’il pourrait avoir des accès de violence, elle part dormir chez sa sœur. S’apercevant que sa fille avait une dent cassée, la propre mère de Noémie lui demande plusieurs fois si Jorge la frappe, mais la jeune femme ne peut donner l’alerte : « J’ai toujours dit non. Je lui ai inventé comme histoire que je m’étais pétée la gueule sur un poteau de danse. C’était crédible ». Les propos de nos répondantes regorgent d’exemples de ce recours aux coups et à la violence sadique pour s’assurer leur soumission et punir toute forme de résistance :

"Il y a des jours je me levais, j’avais des bleus sur le cou, dans le dos, parce qu’il m’avait frappée dans la colonne vertébrale… Il me piquait avec des aiguilles, ces affaires-là, bizarres, que je me réveillais et puis je saignais, genre. "(Caroline)

"Il me l’a éteinte [une cigarette] parce qu’il a essayé de me brûler les seins puis j’ai mis ma main. Alors, il me l’a éteinte ici [montrant son bras]. Puis ça [montrant une autre cicatrice], c’est avec un couteau." (Caroline)

Les proxénètes misent également sur la violence sexuelle pour obtenir ou maintenir l’asservissement de leur recrue à l’abri des regards. Après l’avoir battue, Jorge viole Noémie, pour la punir : « il disait que j’aimais ça, les clients ».  Julie se souvient elle aussi avec émotion quand son « chum » l’a violée dans le lit « conjugal » :

Bien, c’est arrivé deux fois, peut-être. Une fois, je pleurais... Je me souviens, une fois, j’avais bu beaucoup puis il voulait… baiser, puis je pleurais, je pleurais, je pleurais, je pleurais puis il arrêtait pas, tu sais. On dirait qu’il aimait ça.

Les tortures que ces proxénètes font subir à leurs « petites amies » sont si cruelles et si fréquentes, que certaines en viennent rapidement à préférer la prostitution à la vie de « couple », synonyme d’isolement et de danger.

"Juste le fait des coups… C’est même pas le fait de la prostitution ce que je te dis. Ça, c’est le moindre… T’avais plus [davantage] envie de faire ça [de la prostitution]… Moi, dans mon cas, j’avais plus envie d’y aller faire ça que de rester chez moi. […] J’étais sûre que j’allais mourir là [chez moi]. Je courais ! C’est pas normal qu’une fille courre pour aller faire ça [de la prostitution] !" (Caroline)

Le contrôle de la mobilité des femmes

Nous venons de voir que la violence a pour finalité de contraindre les recrues à générer des revenus en vertu d’attentes exagérément élevées, et vise globalement à maintenir les femmes dans l’assujettissement. Outre le chantage affectif, le recours à différentes formes de violence s’avère également un moyen efficace d’empêcher toute tentative de fuite. De fait, le contrôle absolu des allées et venues des femmes par les proxénètes apparaît dans tous les récits.

Après que les proxénètes aient retrouvé Anastasia et Sophie en fuite, l’un d’eux a placé une arme à feu sur la tempe de Sophie et l’a menacée de s’en servir si elle tentait à nouveau de s’esquiver. Jorge prévient lui aussi Noémie des conséquences si elle tentait de prendre la clef des champs : « J’ai jamais rien eu, aucun choix, aucun choix depuis le premier moment. Pourquoi ? Parce que j’ai des menaces en arrière de ça ». Sur un ton de litanie, elle répète la surenchère de menaces maintes et maintes fois émises par son proxénète :

« Si tu décides de crisser ton camp [partir], m’en va détruire toute ta vie. Je vais détruire toute ta vie, je vais tuer ta mère, je vais tuer ta sœur, je vais les faire violer, je vais les faire brûler, je vais tout détruire ». Dans le fond, c’est vraiment ça. Et puis, ah plein de fois : « Je vais te tuer, je vais te tuer, tu sais pas comment je vais te tuer ». (Noémie)

Noémie a également été mise en garde de façon plus détournée des conséquences d'une fuite éventuelle. Jorge lui a notamment raconté le traitement qu’il a fait subir à l’une de ses recrues et à sa famille; elle a d’ailleurs subséquemment porté plainte pour voie de fait et le proxénète avait sciemment informé Noémie que ce procès s’était soldé par une probation et de simples travaux communautaires.

Jorge m’a dit : « Tu vois [la femme] elle a été obligée de se sauver [dans tel pays]… ». Parce qu’elle pouvait pas s’en aller comme ça parce qu’elle lui devait de l’argent. « Je l’ai laissée partir parce qu’elle m’a rapporté 170 000 piasses et elle est ben mieux d’être cachée ben loin [dans tel pays]. » Il a dit : « J’ai débarqué un moment donné, j’ai cassé la jambe à son petit frère. J’ai battu son père », des choses comme ça. Et quand il a vu que ça se réglait bien à Québec [où avait lieu le procès, NDLR], il a dit : « Je suis content, mais j’aurai ma revanche pareil ». 

Quant à Rachel, la danseuse expérimentée qui avait « guidé » Noémie à ses débuts, elle semble également avoir connu son lot de violence, bien qu’elle ait fini, selon Jorge, par « mériter » de retrouver sa liberté, étant donné qu’elle lui avait rapporté gros : « Rachel s’était ramassée à l’hôpital trois-quatre fois, défigurée, mais [Jorge dit] qu’elle était toujours là, loyale, et que c’est pas lui qui s’en était occupé, c’était d’autres gérants ».

Craignant à la fois la fuite de leur recrue, un enrôlement par un autre proxénète ou encore qu’un lien se crée avec un client, les trafiquants maintiennent leur contrôle à distance en téléphonant régulièrement aux filles aux bars de danseuses nues où elles se trouvent, ou sur leur cellulaire lorsqu'elles vont « faire un client » ou en reviennent.

"Il appelait au club pour me parler. Si j’étais pas là, bien lui, dans sa tête c’était automatique : « Elle se fait gaspiller son argent ou elle s’est pogné un autre [elle a rencontré]… ». On va dire leur expression : « un autre nègre ». […] T’es rendue dans la peur veut, veut pas, fait que tu te dis, j’irai pas rentrer à la maison manger ma volée [me faire battre]." (Caroline)

Hormis le temps de la prostitution comme tel, les proxénètes exercent un contrôle serré et continu des agissements de leur recrue, en les empêchant de parler au téléphone en leur absence ou en les conduisant et reconduisant pour aller au centre sportif ou au salon de bronzage. Non seulement les répondantes n’ont-elles jamais un instant d’intimité ou de solitude, alors que leurs allées et venues sont placées sous haute surveillance, mais leurs conditions de vie tiennent bien souvent de la séquestration. Quant à la possibilité que les recrues profitent d’un déplacement pour échapper à l’emprise de leur pimp, la réponse de Julie synthétise l’état d’esprit de l'ensemble des répondantes : « J’avais trop peur, puis où tu voulais que je m’en aille ? ».

L’isolement des femmes trafiquées

L’une des conséquences importantes du recours à la violence, ainsi que du contrôle exercé sur la mobilité des recrues, se traduit par un isolement progressif vis-à-vis de leurs proches. Depuis son insertion dans l’industrie du sexe, Julie, qui ne fréquente plus ses amies d’antan, constate qu’elle ne vit plus dans la même réalité que ces dernières, qui fréquentent encore l’école secondaire : « C’est deux mondes vraiment parallèles », assure-t-elle. En même temps qu’un effet du contrôle et de la violence, l’isolement des victimes de traite apparaît comme une stratégie en soi. Les proxénètes entourent leur recrue de consignes et règlements, étendant les interdits de communication à toute personne susceptible de gêner leur emprise.

"C’est juste lui [Harry, proxénète] qui me restait dans la vie, dans ce temps-là, vraiment. J’étais loin de ma famille, j’étais loin de tout le monde. Fait que c’est juste lui. Lui, il m’envoyait loin de ma famille, il m’envoyait… Fait que je voyais ma mère une fois, trois fois par année, peut-être plus ma mère. […] Ma grand-mère, je la voyais deux fois par année : Noël puis Jour de l’An, genre". (Julie)

Un ancien chauffeur nous a raconté que l’agence qui l’employait lui avait donné comme consigne « de ne pas parler [aux escortes], de ne pas développer de lien », sous le prétexte d’éviter les conflits ou les relations intimes jugées inopportunes parce que potentiellement nuisibles aux « affaires ».

Nous avons déjà établi qu’un des leurres du recrutement consiste à instrumentaliser les autres femmes prostituées afin de mettre les recrues en confiance et d’encadrer leur insertion dans l’industrie du sexe. Les relations avec les autres femmes prostituées s’avèrent souvent conflictuelles, les répondantes déplorant que la plupart soient toxicomanes ou « pimpées » [sous l’emprise d’un proxénète] et, en conséquence, prêtes à tout pour gagner le maximum d’argent.

"Quand je dansais, toutes les filles que je connaissais avaient des pimps. 90 % des filles ont des pimps. Celles qui en ont pas, c’est celles qui sont rendues trop vieilles ou les femmes qui en ont déjà eu dans le passé pis que maintenant elles ont enfants, puis tout ça, ou qui sont parties graduellement. " (Julie)

Ce serait particulièrement le cas dans le milieu des clubs, à cause des conditions particulières qui y prévalent – marquées par la concurrence et la course à l’argent – et qui exacerbent la rivalité entre les danseuses, la plupart étant sous la coupe d’un proxénète :

"Une fille pimpée, faut la voir courir pour son argent ! Une fille pimpée va presque pas parler à personne, sauf à une fille qui se fait pimper par le même gars. Puis des filles qui sont pas pimpées, tu vas les voir plus relax. Tu vas les voir, pas trop de stress, elles font pas d’argent un soir : « O.K., bof, c’est pas grave. Je vais en faire plus demain ». […] Des danseuses, c’est affreux comment qu’il y a des pimps qui sont mêlés à ça. "

Considérant les sommes en jeu et la violence qu’elles subissent, les femmes prostituées dans les bars de danseuses nues se livrent ainsi une féroce compétition pour être sélectionnées par un client, lequel peut dépenser plusieurs centaines de dollars en une soirée. Avec plusieurs dizaines de concurrentes sur un même « plancher », « il faut que tu sois requin. Il faut que tu sois la première qui courre sur le client », assure Caroline. De fait, la rivalité entre les danseuses s’avère source de tensions qui empêchent toute forme de solidarité et engendrent parfois de violentes altercations. Dans cet environnement qu’elles jugent âpre, la plupart des répondantes nouent donc difficilement des relations d’amitié avec les autres danseuses, ce qui accroit l’isolement des femmes trafiquées et contribue à les maintenir dans l’asservissement, au bénéfice de l’industrie du sexe.

Le proxénète contrôle quasi totalement la mobilité de sa recrue et exerce une importante coercition. Les recrues sortent peu, leurs loisirs se bornant à aller de temps à autre au cinéma ou au restaurant avec leur proxénète. Durant le jour, elles dorment – souvent sous l’effet de stupéfiants ou de médicaments, et s’entraînent dans un centre sportif, se font manucurer, coiffer, bronzer, etc. Les opportunités de s’extraire de ce microcosme semblent d’autant plus minimes que les trafiquants déplacent régulièrement leurs recrues, empêchant sciemment la création de liens interpersonnels avec quiconque, autres femmes prostituées et clients inclus.

Cependant, plus le temps passe, plus l’emprise permet de la déplacer loin de Montréal, voire de relâcher sa surveillance. Julie estime que ça a pris environ deux ans avant qu’Harry lui accorde la permission de faire quelques courses sans être accompagnée. Son proxénète pouvait compter sur les conséquences de la violence exercée. Il savait qu’après avoir passé plusieurs mois et même des années aux mains d’individus violents, dans un état de dépendance et d’angoisse permanent, la jeune femme avait intériorisé sa condition d’esclave.

Un vaste réseau à la disposition des trafiquants

La traite à des fins d’exploitation sexuelle est tant le fait de réseaux mafieux que d’individus pas nécessairement « organisés » en bandes ou en gangs, mais engagés dans des activités criminelles au quotidien. Sous un vernis de légalité, les agences de placement de danseuses nues ou d’escortes et leur service de chauffeurs font en sorte que des contingents de femmes trafiquées sont transportées de bars en bars, de ville en ville, de région en région, pour assurer des revenus toujours plus élevés aux proxénètes, ceux-ci misant sur l’attrait des gérants de bars et des clients pour la nouveauté.

Les déplacements d'un établissement à l’autre, dans la région métropolitaine de Montréal, au niveau du Québec ou sur l’ensemble du territoire canadien, semblent inhérents à la pratique de la prostitution dans les bars de danseuses nues. « Ce sont les mêmes femmes qui tournent », témoigne Caroline. Édouard détermine les établissements où Caroline, 17 ans, doit aller « danser » et l’envoie aux quatre coins du Québec, de même que dans une autre province canadienne. De même, Harry « suggère » régulièrement à Julie, 16 ans, d’aller « travailler » hors de Montréal, au Québec, mais aussi dans les provinces de l’Ontario ou du Nouveau-Brunswick : « Ah, vas donc à l’extérieur, ça te ferait du bien ». Dès l’âge de 16 ans, Julie se trouve en déplacement pendant une ou deux semaines d’affilée, parfois durant un mois. Elle dit être allée « un peu partout » à l’intérieur des frontières canadiennes, le plus souvent avec une recrue du frère d’Harry, lui-même également proxénète.

Nos données révèlent aussi avec quelle inquiétante facilité des mineures, munies ou non de fausses cartes d’identité, ont pu être déplacées dans différents bars de danseuses réputés abriter des actes sexuels tarifés. Vincent et son acolyte Xavier emmènent leurs recrues, dont Anastasia, quinze ans, dans une grande ville canadienne pour les prostituer dans les bars de danseuses nues. Ils « installent » les jeunes filles dans un motel et prennent des arrangements avec un bar, puis retournent à Montréal. Le proxénète d’Audrey, 16 ans, la conduit dans un bar vraisemblablement situé près de la frontière avec les États-Unis. Il anticipe avec raison que l’âge de sa recrue n’y posera aucun problème, dans la mesure où il s’agit d’un bar « à gaffe ».

Pour leur entreprise, les proxénètes peuvent compter sur les agences pour placer « leurs » femmes et indiquer quels bars de danseuses sont ou non « à gaffe ». « Dans un bar à gaffe, souvent, il n’y a pas de stage [scène], et tu as trois chansons pour faire venir [éjaculer] un client » explique Geneviève, une ex-danseuse prostituée[7]. « Le mot se passe parmi les danseuses », en ce qui concerne les conditions de pratique dans tel ou tel bar, et s’il est à gaffe ou non; pour les danseuses, c’est une distinction très importante », ajoute Geneviève, faisant écho à la fréquence à laquelle nos répondantes y font référence. Or, la distinction entre clubs « à gaffe » ou « A+ » et « straight » peut apparaître artificielle, tant l’offre de sexe tarifé s'est généralisée depuis quelques années dans les strip clubs du Québec, particulièrement depuis la légalisation de la danse-contact en décembre 1999.

Bien que pour les principales concernées une telle nuance s’impose, ce qu’elles appellent la danse (nue) straight, qui interdit tout contact physique entre le client et la danseuse, semble désormais très rare au Québec. La danse-contact (lap dance) est devenue la norme, qui implique des attouchements et un contact de nature sexuelle. De plus, les récits des répondantes montrent bien que l'accès à ce type d’information par l’intermédiaire des agences n’est ni systématique ni fiable. Enfin, cette distinction entre bars straight et bars à gaffe génère aussi une sorte de hiérarchie entre les danseuses, séparant celles qui considèrent le striptease comme une forme de divertissement et les autres, les danseuses à gaffe, c'est-à-dire les « prostituées ».

Différentes pratiques, une même exploitation

Sur le terrain, les frontières s’avèrent poreuses entre les différentes « catégories » de danseuses nues, du point de vue de leur expérience commune de la stigmatisation sociale, du harcèlement et des agressions sexuelles. De fait, elles ont recours à stratégies d'adaptation analogues, telles que consommation d'alcool ou de drogues, de même qu’en ce qui a trait à la dissociation[8] ou encore à la tendance à garder le secret sur leur activité vis-à-vis de leurs proches, etc. (Lewis et Maticka-Tyndale, 1998). En outre, la transition qu’effectuent nombre de femmes du striptease à la « gaffe » ou à l'escorte, voire à la prostitution de rue, tend à démentir les frontières entre ces activités, d’autant que la danse-contact peut être considérée comme un « prologue à la prostitution » (Dworkin, 2012). Quoi qu’il en soit, les clients-prostitueurs, eux, ne s’embarrassent pas de ces nuances et les consommateurs de danses contacts en veulent toujours plus pour leur argent, surtout depuis l’augmentation de dix à quinze ou vingt dollars pour une danse (une chanson). Ils ont d’ailleurs recours à diverses stratégies pour attirer les danseuses sur leur pénis exposé ou les retenir physiquement de manière à les pénétrer. Le brouillard entourant la distinction clubs à gaffe versus clubs straight semble donc s’être obscurci depuis la légalisation des danses-contacts, au détriment des femmes qui y sont exploitées.

Éreintées par le milieu des bars, plusieurs sont orientées vers l'escorte, activité généralement « proposée » comme alternative par le proxénète. Cette pratique est souvent présentée comme moins pénible et moins stressante que la prostitution dans les bars, dans la mesure où, comme le formule l’une d'elles, « tu rentres, tu fais ta job, tu ressors ». Dans le vocabulaire de l’escorte, le « reçu » ou « recevoir » (ou incall) signifie la prostitution dans une chambre d’hôtel ou un bordel : « T’attends les clients. C’est une demi-heure ou une heure », résume Noémie. L’autre mode d’opération des escortes est le déplacement (ou outcall), c'est-à-dire qu'elles se rendent au lieu fixé par le client. Des hôtels sont directement de mèche avec les agences pour offrir des actes prostitutionnels sur place à leur clientèle, des motels bas de gamme offrant des locations de courte durée jusqu’aux établissements haut de gamme[9].

La plupart des escortes fonctionnent avec des agences, notamment pour faire du « recevoir ». Le client bénéficie parfois de « présentations » des femmes disponibles pour l’aider à faire sa sélection : « Il a la ligne de filles devant lui. Il choisit qui il veut. Le tour est joué; tu t’en vas dans une chambre » (Caroline). Certaines agences fonctionnant 24 heures sur 24 exigent que les escortes demeurent disponibles en tout temps pour les éventuels clients : « Tu te faisais réveiller n’importe quand pour un client, que ce soit le jour, la nuit, qu’il y ait déplacement ou recevoir ». Il arrive aussi aux escortes de rester sur place, regroupées dans ce qu’elles décrivent comme un appartement ou une maison, pendant trois ou quatre jours d’affilée.

"Tu te promènes en auto, tu t’en vas chez la personne ou dans les hôtels. Un dispatcher [agent de placement] appelle le driver [chauffeur] pour qu’il aille te reconduire. À un moment donné, j’avais essayé… Y’a une place, c’est [l’hôtel X] à Longueuil. C’est de l’escorte, mais sur place, dans les chambres. […] un service d’escorte sur place, ça veut dire que les gens qui viennent dans l’hôtel, qui veulent des filles, je pense qu’ils font affaire avec la réception, d’après moi, oui. [...] dans tous les hôtels, quasiment, y’en a un. […] Ils payent sûrement une cut [pourcentage] à la réception… " (Audrey)

Quoi qu’il en soit, l’agence garde 50% des montants. L’escorte peut néanmoins augmenter ses revenus en faisant des « extras », sur lesquels l’agence ne perçoit rien et qui constituent donc des profits nets pour les proxénètes. Les extras incluent tout ce qui n'est pas pénétration vaginale « classique », de la fellation sans préservatif à la pénétration anale, en passant par les baisers et le cunnilingus.

Qu’elle prenne place dans le milieu de l’escorte en formule « incall » ou « outcall », dans les bars à gaffe ou straights, dans les salons de massage ou ailleurs, l’exploitation sexuelle se décline dans toute une gamme d’actes prostitutionnels souvent accomplis par les mêmes femmes. Nombre d’entre elles consomment alcool ou stupéfiants pour « passer au travers » et pour supporter des conditions de vie objectivement insupportables, alors que certaines femmes trafiquées survivent en état d’esclavage, sous l'emprise d'un homme, certes, mais sous le joug d’un système total dont il est difficile de s’affranchir.

Si Karen ou Audrey ont réussi à s’enfuir après quelques jours seulement sous l'emprise de leur pimp et avant d’être vraisemblablement trafiquées vers différentes villes, Anastasia et les autres n’ont pu s’affranchir de la prostitution qu’après plusieurs mois et années au sein d’une industrie du sexe exploitant leur corps et leur sexualité, aux mains d’individus violents, dans un état de dépendance et d’angoisse permanent, auquel seule une intervention policière suivie d’une lente réhabilitation ont mis un terme. Se défaire de ce joug s’est avéré très difficile et l'incarcération du proxénète s’est avérée instrumentale à cet égard, démontrant les risques de la décriminalisation que certains-es revendiquent. Les lendemains de ces arrestations s’avèrent pourtant difficiles car, libérées de leur pimp, les femmes aux prises avec l’esclavage sexuel ont perdu tous leurs repères. Soulignons l’état psychologique et physique déplorable dans lequel nos répondantes se sont trouvées après des semaines, des mois, voire des années d’esclavage sexuel.

La duperie, un principe central de la traite à des fins d’exploitation sexuelle

Analysées à l’aune d’un cadre conceptuel féministe et matérialiste, nos données montrent comment le rapport de sexage[10] opère en de telles situations, qu’on les définisse comme de la traite ou de l’exploitation sexuelle. Elles renvoient à la violence inhérente à la prostitution et, plus spécifiquement, à une emprise qui, à la fois combinée et adossée à l’intériorisation de leur infériorité, amène les femmes à céder et non à consentir aux rapports de domination (Mathieu, 1985). Le cadre limité du présent article ne nous permet pas de revenir sur tous les éléments que nous avons exposés, mais nous estimons important de revenir sur la question de la duperie, que l'on peut aussi nommer leurre, manipulation, chantage émotif - autant d’éléments concomitants à la violence psychologique, omniprésente dans les stratégies utilisées pour trafiquer les femmes aux fins de prostitution. En ce sens, nos résultats confirment les observations de plusieurs équipes de recherche qui ont travaillé sur la prostitution (Paradis et Cousineau, 2005; Marcovich et Hazan, 2002; McDonald, Moore et Timoshkina, 2000) et qui, sans tomber dans une morale paternaliste, ont mis en lumière les manœuvres psychologiques que subissent les femmes prostituées. 

Pour obtenir des filles et des femmes qu’elles cèdent à la prostitution, le proxénète a recours à différents types de leurre, au premier rang desquels le piège amoureux. Cette stratégie, qui consiste à installer une relation amoureuse factice est présente tant dans la traite locale que dans la traite internationale. Elle s’appuie sur un personnage de protecteur/pourvoyeur qui séduit sans difficulté des filles ou des femmes vulnérables, en quête d’amour, d’attention, de repères, d’une vie exaltante et même, au-delà de la survie matérielle, d’un certain gout du luxe (sorties, vêtements, etc.). Tous les renseignements nécessaires au scénario sont recueillis lors du premier contact avec la recrue potentielle. À son insu, elle livre des informations cruciales concernant son âge et sa situation qui permettront au proxénète d’exploiter sa vulnérabilité. Après une période durant laquelle il assure graduellement son emprise affective, le proxénète informe sa proie qu’elle doit désormais contribuer pour maintenir leur style de vie ou payer les dettes accumulées. Ainsi, l'argent de la prostitution finit rarement dans les poches des femmes prostituées; plusieurs témoignent s’en être sorties au moins aussi pauvres qu’avant leur passage dans l'industrie du sexe, sinon endettées. Bien que nous puissions ici en faire une démonstration plus approfondie, propriétaires de bars, chauffeurs, agences, revendeurs de drogues, mais aussi établissements hôteliers, journaux, hébergeurs web, se servent au passage et bénéficient de l’exploitation sexuelle des femmes.

On peut du reste établir un parallèle avec la technique de manipulation mentale dénommée « love bombing » (bombardement d’amour) qu’utilisent certaines sectes pour favoriser le recrutement. Il s’agit « d’entourer la nouvelle recrue d’amour et d’affection de sorte qu’elle se sente soutenue par le groupe. Elle est accompagnée dans ses déplacements par un ancien adepte qui répond à toutes ses interrogations » (Campos et Dilhaire, 2000 : 157). Dans ce même ordre d’idées, généralement aidé de complices, le proxénète isole peu à peu sa recrue, s’organise pour contrôler tous ses faits et gestes et la rendre totalement dépendante de lui. Si elle n’est pas parfaitement conditionnée par le truchement du love bombing ou qu’elle s’avère une candidate un tant soit peu résistante à la manipulation affective, la perspective d’assurer sa survie économique permet au proxénète de la conduire à la prostitution. Le proxénète joue au grand seigneur pour séduire sa « princesse », à qui il fait miroiter des revenus élevés et un style de vie glamour. Il s'arrange aussi, à grands renforts d’abus verbaux ou physiques, pour la convaincre qu’elle n’est « bonne » que pour la prostitution et qu’elle mérite sa condition d’esclave sexuelle.

Sans minimiser la violence physique et économique dont elles sont l’objet, notre recherche montre que les femmes trafiquées apparaissent recrutées et maintenues dans l’industrie du sexe d’abord par la manipulation psychologique. Le recours à des moyens plus explicitement violents – et plus facilement repérables et condamnables – tels la séquestration, les blessures physiques, les agressions sexuelles, les représailles envers la famille, intervient souvent à une étape ultérieure du processus de traite, une fois la victime hameçonnée, pour s’approprier ses revenus, contrôler son temps, sa mobilité, etc. Avec Mélissa Farley (2009 :1), nous remarquons ainsi que « proxénètes locaux et trafiquants internationaux […] utilisent les mêmes méthodes que les maris violents pour asservir leurs victimes : insultes, menaces, coups, isolement social, contrôle économique, viol et autres genres de torture ». D’une certaine manière, comme le formulent les norvégiennes Hoigard et Finstad (1992 : 161), elles demeurent dans cette relation avec le pimp malgré la violence et non à cause d’elle (« the woman stays in the relationship despite the violence, not because of it »). Néanmoins, lorsque la recrue s’avère moins ouvertement vulnérable, le recours immédiat à la violence directe pour la « casser » et la faire céder, est fréquent. Peu importe ses configurations - physique, psychologique, sexuelle, économique -, la violence exercée par les proxénètes a pour finalité de placer les recrues sous leur emprise afin de les rendre disponibles sur le marché du sexe. Bref, du leurre à la brutalité, les moyens ne manquent pas pour amener les femmes à céder (et non à consentir) à l’appropriation et à l’exploitation de leur sexualité par l’industrie prostitutionnelle.

De la duperie comme violence psychologique à la question du « consentement »

Au vu de l’emprise obtenue par le recours à la violence sous toutes ses formes, incluant l’exploitation patriarcale du sentiment amoureux (Ricci, Kurtzman et Roy, 2012), rien ne nous permet de penser que le contrôle des proxénètes sur leurs recrues s’exerce de façon moins efficace en leur absence. Ceci n’est pas sans poser un défi pour l’identification des victimes d’exploitation sexuelle, d’autant que le libéralisme ambiant permet de déclarer toutes les personnes libres et égales entre elles, rendant ainsi plus ou moins « consentante » toute personne qui vit une forme ou l’autre d’oppression. Dans « Quand céder n’est pas consentir », Nicole-Claude Mathieu (1985) démontre bien que la violence contre le sujet dominé ne s’exerce pas seulement dès que « le consentement faiblit », i.e. lorsque les femmes désobéissent à l’ordre patriarcal. La violence est en amont, partout et quotidienne, et a un effet cumulatif. Ces considérations, appliquées à notre objet d’étude, rendent nécessaire de prendre en compte les contraintes et leurs effets limitatifs sur la conscience des femmes, avant de conclure qu’elles consentent à la domination masculine et, en l’occurrence, à la prostitution.

Avec Mathieu, on constate que la notion de consentement comporte deux limites importantes : (1) elle ignore la nécessité d’une prise de conscience de leur condition par les dominées et (2) elle pose les différents groupes (dominants/dominés) dans des positions symétriques, comme s’ils possédaient une conscience identique. Or, pour dire qu’un sujet dominé est consentant à sa domination, il faudrait que ce sujet se soit déjà révélé à lui-même comme sujet dans ce rapport de domination (op. cit. p. 232).

Mathieu a établi que la situation objective de dépendance des femmes vis-à-vis des hommes se traduit par l’envahissement du conscient et de l’inconscient de celles-ci, ainsi que par l’envahissement de leur corps. La « conscience dominée » des femmes les amènent à participer inconsciemment à la production et à la reproduction de leur propre domination. D’un point de vue général, l’intériorisation peut se définir par l'acceptation et l’intégration des normes, jugements, attentes et représentation de la société dominante. Sur le plan de l’identité et à un niveau plus psychologique, l’intériorisation de l’image dévalorisée que nous renvoie la société ou un groupe constitue une réaction très nocive. Parce que les femmes ont appris à ne se percevoir que dans le regard des hommes et ont intériorisé leur infériorité, elles tendent à s’appliquer les jugements négatifs que les hommes (en tant que groupe dominant) leur appliquent : leur socialisation les dispose au dénigrement de soi, à l’autocensure, au renoncement. Ainsi, l’identité se construit dans l'effacement, la soumission, sinon une culpabilité ou une honte de l’être que l’on est, en l’occurrence une femme, dans la société patriarcale.

Poser l’aliénation des oppriméEs est toujours périlleux, surtout que la perspective féministe implique d’accorder une place centrale à la parole des femmes, à la parole des minoritaires. Mais, pour reprendre les mots de la philosophe Michela Marzano (2006 : 157-158), on ne peut sous-estimer le fait qu’une forte majorité de femmes « se retrouvent souvent piégées à l’intérieur d’un système qui les dépasse, et sont prises dans un mécanisme économique qui utilise leurs illusions de liberté ». Face à ce défi à la fois politique, éthique et méthodologique, Marzano propose de privilégier une stratégie d’écoute afin que le sujet puisse se révéler à lui-même, sans pour autant que la chercheure renonce à maintenir une distance critique :

"… ne pas prendre au pied de la lettre la parole d’un individu ne signifie pas pour autant ne pas l’écouter, mais écouter ce qui est dit au-delà du simple énoncé ; entendre ce qui est dit entre les lignes ; rebondir sur cette parole en la renvoyant au sujet afin que “je” la confirme ou non. C’est pourquoi ce que l’on peut probablement faire face aux énoncés de “je”, c’est de les réinterroger sans cesse, non pas pour mieux les comprendre, mais pour que “je” puisse entendre, lui, ce qu’il dit. […] Mais de là à vouloir faire de sa parole une justification éthique de sa conduite, il y a, et il y aura toujours un chemin à parcourir."(Marzano, 2006 : 225-226)

Conclusion 

Avec cet article, nous avons voulu montrer que la manipulation psychologique est omniprésente dans les stratégies utilisées par les proxénètes et qu’elle peut tout à fait suffire pour recruter et installer les femmes dans la prostitution. Dans la plupart des cas que nous avons documentés, l’illusion d’une relation amoureuse joue un rôle moteur. Leur analyse met aussi en lumière les différentes formes de violence exercée contre les femmes par les proxénètes/trafiquants afin de placer sous leur emprise et les amener à céder à la prostitution, de même que les fonctions de cette violence : générer de la dépendance économique et psychique, de l’obéissance, de l’humiliation sexuelle, de la détresse psychologique.

La peur instaurée fait en sorte que cette emprise s’exerce malgré des déplacements fréquents de bar en bar, de ville en ville et de région en région, destinés à répondre aux demandes changeantes des clients et des marchés du sexe. En ce sens, la duperie constitue un principe central de la traite à des fins d'exploitation sexuelle. En d’autres termes, on ne saurait retenir, comme seul élément central de la définition de la traite, les conditions coercitives et abusives imposées aux victimes par leurs trafiquants. Par conséquent, il importe que dans le traitement légal et les mesures sociales pour contrer la traite soit pris en compte ce type de duperie machiste tant chez les adultes que les mineures.

Séparer artificiellement traite et prostitution ou prostitution volontaire et prostitution forcée, au motif que des femmes prostituées affirment en faire un libre exercice et définir avec les clients les modalités de l’échange, ne tient pas compte des déséquilibres sociaux, économiques et politiques résultant de l’imbrication des rapports hétéronormatifs de genre, de race et de classe. Au cœur de la prostitution, ces rapports sociaux de pouvoir transforment le consentement en un moyen d’oppression servant à justifier des attitudes violentes qui tirent parti des fragilités des êtres humains et de l’incurie des mesures gouvernementales et institutionnelles afin de contrer la traite prostitutionnelle. C’est pourquoi nous pensons nécessaire d’analyser le discours dominant sur le consentement à l’aide des théories matérialistes de l’oppression, qui le conçoivent comme l’une des formes mentales de l’appropriation et une manifestation de la violence intériorisée par les opprimé.e.s.

Dans le même ordre d’idées, si la figure du proxénète reste majoritairement masculine, les filles et les femmes peuvent jouer divers rôles dans le recrutement et le maintien d’autres femmes dans l’industrie du sexe. L’instrumentalisation des autres femmes prostituées par les proxénètes pour mettre leurs recrues en confiance et les inciter à la prostitution ou guider leur insertion dans l’industrie du sexe est l’un des types de leurres repérés dans les trajectoires des répondantes. Inscrit dans le champ « violence des femmes », le proxénétisme « au féminin » devra être exploré par la recherche féministe. Cette problématique illustre selon nous l’effet d’intériorisation par ces femmes d’un système qui les dévalorise, alors que la violence (physique, symbolique, matérielle) des rapports sociaux de sexe limite la « conscience » du sujet opprimé et l’amène parfois à participer à sa propre oppression. Dans un tel système, l’emprise des proxénètes trouve un terrain particulièrement favorable pour se déployer. Plus largement, l’industrie du sexe profite du fait que certaines analyses nient la violence dont les femmes prostituées sont victimes et qui, postulant le consentement, leur « libre choix », s’efforcent de discréditer les voix féministes abolitionnistes sur l’exploitation sexuelle, pour finalement justifier l’injustifiable.

Le dispositif de violence à l’œuvre dans la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle permet la reproduction des rapports de domination et d’exploitation.  Nous pensons que la traite s’inscrit et se développe dans des sociétés patriarcales qui banalisent la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes et qui, ce faisant, normalise la prostitution. Ces sociétés reconnaissent un présumé « droit au sexe » aux hommes et un tout aussi présumé « droit de se prostituer » aux femmes. Pour lutter contre la traite, un travail est à poursuivre afin de transformer les mentalités concernant l’exploitation sexuelle à des fins commerciales et la banalisation de la prostitution. Il nous faut également convaincre de l’importance d’avoir des lois et règlements clairs qui reconnaissent que l’exploitation sexuelle, sous toutes ses formes, constitue une violence contre les femmes, qu’elle porte atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes.  Enfin, des efforts concertés gouvernements-groupes sociaux sont à mettre en place afin   de créer et de renforcer de structures d’aide orientées vers la sortie de la prostitution, répondant spécifiquement à la problématique de la traite.

 

Références bibliographiques

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Notice biographique

Sandrine Ricci

Sandrine Ricci est doctorante et chargée de cours en sociologie à l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Inscrites dans le champ de la sociologie des rapports sociaux de sexe, ses recherches ont pour ambition de contribuer à l’actualisation des analyses féministes des manifestations contemporaines de la violence envers les femmes. Sandrine Ricci est également coordonnatrice du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). De 2005 à 2010, elle a œuvré comme professionnelle de recherche au sein de l’Alliance de recherche entre l’Institut de recherche et d’études féministes et Relais-femmes (ARIR), membre de l’équipe travaillant sur les discours et les pratiques du mouvement des femmes québécois, ainsi que de l’équipe portant sur la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle. Cette dernière a poursuivi ses travaux de façon indépendante et a publié son rapport de recherche en décembre 2012, intitulé « La traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle : entre déni et invisibilité » (les Cahiers de l’IREF). Sandrine Ricci a complété une maîtrise en communication en 2007 et son mémoire portait sur les récits de survivance de femmes rescapées du génocide des Tutsi au Rwanda. Elle a collaboré avec plusieurs organismes communautaires et ONG, dont le Centre d’éducation et de coopération internationale (CECI), la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), le Collectif des femmes immigrantes du Québec et le Y des femmes de Montréal.

Lyne Kurtzman

Lyne Kurtzman détient un diplôme universitaire de 2e cycle en psychosociologie des communications. Elle cumule 25 ans d’expérience en études féministes sur diverses problématiques touchant les femmes, les rapports de sexe et le féminisme. Au fil des ans, dans le cadre de son travail au Service aux collectivités de l’UQAM, elle a développé une solide expertise dans la conduite de recherche partenariale entre des universitaires et des groupes de femmes et communautaires. Ses domaines personnels de recherche sont la traite des femmes à des fins d'exploitation sexuelle, l'analyse différenciée selon les sexes et la recherche-action.  Elle est co-auteure avec Sandrine Ricci et Marie-Andrée Roy d’une récente publication de l’Institut de recherches et d’études féministes (Les Cahiers de l’IREF, collection Agora, Numéro 4, 2012) : La traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle : entre le déni et l’invisibilité.  Elle a également codirigé avec Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri et Dominique Payette  l’ouvrage paru en 2010 aux Éditions du remue-ménage : Retour sur un attentat antiféministe. École Polytechnique 6 décembre 1989. Elle a à son actif plusieurs articles sur la recherche partenariale dont « Les enjeux éthiques de la recherche-action féministe : une réflexion critique sur les règles et pratiques de recherche », (2009) dans SOW Fatou (sous la dir.), La recherche féministe francophone, Langue, identités et enjeux, Karthala, Paris. 


[1] Le présent article a fait l’objet d’une communication dans le cadre du colloque international La tuerie de l’École polytechnique 20 ans plus tard. Les violences masculines contre les femmes et les féministes, tenu à Montréal les 4, 5 et 6 décembre 2009. Il présente également des données et des analyses apparaissant dans un rapport de recherche (Ricci, Kurtzman et Roy, 2012). La démarche a consisté en une recherche-action en partenariat avec divers organismes. Elle visait à mieux comprendre la réalité de la traite prostitutionnelle au Québec en documentant concrètement la question à partir des connaissances ou des perceptions qu’en ont les principaux acteurs et actrices institutionnels et communautaires, incluant les propos ou récits de femmes victimes de traite.

[2] Nous retenons l’expression « traite à des fins d’exploitation sexuelle » plutôt que « trafic sexuel », pour signifier clairement que notre objet d’étude concerne le commerce local et international de femmes pour la prostitution.

[3] Le Protocole pour prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, dit Protocole de Palerme a été adopté en 2000 à Palerme (Italie) par l’Assemblée générale des Nations Unies. Une centaine d’États, dont le Canada, en sont signataires.

[4] Ces données comprennent le témoignage d’une jeune femme russe travaillant dans un salon de massage à Montréal et dont certains éléments du parcours biographique nous amènent à soupçonner une situation de traite internationale à fins d’exploitation sexuelle. Nous avons aussi reconstitué les trajectoires de Karen, de Martha et d’Anastasia, à partir, respectivement, d’une entrevue auprès d’une travailleuse dans un groupe communautaire, d’une déposition au Service de police de la ville de Montréal et des données d’une enquête policière (Côté, 2004). Enfin, nous avons aussi conduit des entrevues auprès de deux hommes ayant occupé diverses fonctions dans l’industrie du sexe. Il ne saurait donc être question de prétendre à un échantillon représentatif couvrant toutes les facettes du phénomène de la traite à des fins prostitutionnelles. L’approche qui a prévalu a consisté à interviewer toutes les femmes avec qui nous avons pu être mises en contact et qui étaient victimes, possiblement victimes, ou encore témoins clés de traite.

[5]Tous les prénoms sont fictifs.

[6] Le tatouage à l’effigie du proxénète semble fréquent : « Si tu m’aimes, tu vas aller faire tatouer mon nom ». Partie intégrante d’un système socio-symbolique, cette pratique nous apparaît significative de l’appropriation des femmes prostituées. Le dominant procède au marquage — stricto sensu — de la dominée, la marque attestant le rapport social et ce, même si la personne dominée semble avoir « décidé » elle-même de se faire tatouer. La violence permet au groupe dominant de réaffirmer le statut d’appropriée de la classe des femmes prostituées, qui est énoncé de façon constante par leur tatouage, comme par les autres signes extérieurs liés à leur transformation physique (prothèses mammaires, perte de poids, dé/coloration des cheveux, épilation, bronzage, etc.).

[7] Nous nous sommes entretenues informellement avec Geneviève lors du Tribunal populaire sur l'exploitation sexuelle commerciale organisé par la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) à Montréal en 2011.

[8] La dissociation est un état dans lequel un individu se déconnecte de la réalité, avec un sentiment d’effectuer des actions de façon automatique, habituellement pour faire face à des situations douloureuses ou traumatiques.

[9] Des agences suggèrent ainsi différents établissements de toutes catégories à leur clientèle, via leur site internet. Par exemple VIP Escort Montreal, une agence qui dit se spécialiser dans un service d’élite pour des clients prêts à payer le prix fort pour des « perles » qui peuvent leur rendre visite dans des chambres d’hôtel de luxe sur la base d’un séjour d’une durée minimale de deux heures (« these Pearls are visiting the High End Hotels on a pre-booking basis for a minimum duration of 2 hours »). www.vipescortmontreal.com (consulté le 30 mars 2012)

[10] Développé par Colette Guillaumin (1992), le concept de sexage désigne l’appropriation individuelle et collective de la classe des femmes par la classe des hommes. Cette appropriation représente la nature spécifique de l’oppression des femmes et s’articule autour de deux grands axes : 1) le fait matériel, c’est-à-dire le rapport de pouvoir entre les sexes au détriment des femmes; 2) le fait idéologique, c’est-à-dire l’idée de « nature » portée par le discours sur les femmes, qui les renvoie invariablement à leur biologie, à leur corps (un corps pour autrui), à leur « différence ». À l’instar de l’esclavage, cette mainmise patriarcale sur les femmes ne se traduit pas simplement par l’accaparement de leur production, mais également de leur personne physique.

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2013  -julho / dezembro 2013