labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier / juin 2015 -janeiro/juin 2015

 

HISTOIRE DU POSSIBLE

tania navarro swain

 

Résumé:

Les narratives de l´histoire ne décollent paa de l´éternel binarisme basé sur le sexe biologique. Je propose de penser autrement, penser féministe.

Mots-clés: histoire, possible, femmes

 

Je suis une historienne féministe, donc iconoclate. J´aime les défis, les découvertes, ce qui est nouveau apparaissant sous la poussière laissée par le temps. Mon travail est de problématiser le passé, de démonter les narratives maîtresses qui ignorent tout ce qui n´a pas d´intérêt pour les régimes de vérité du présent.

Ce que je propose, c´est l´histoire du possible, de ce qui est resté occulté par l´idéologie patriarcale qui veut nous faire croire à une différence sexuelle hiérarchique, remontant aux temps primordiaux. L´histoire du possible est celle de ce qui a laissé des vestiges matériels et symboliques, mais qui a cependant été ignorée et considérée impossible. Les historiens, enfermés dans un imaginaire androcentique, sont incapables de penser ou même de voir le champ de recherche qui s´ouvre devant eux, un monde où le féminin agit comme sujet politique et sujet d´action.[1]

Cette représentation effraie le système patriarcal car elle détruit la naturalisation des relations de force et de domination, établie par le masculin. On le voit, par exemple, dans le cas des Amazones. Si aux XVI et XVII siècles, elles étaient considérées comme des êtres plausibles, elles furent peu de temps après reléguées au mythe, car on considérait impossible que des femmes guerrières puissent exister.

L´histoire du possible est celle qui va à la recherche de l´inconnu au cours des millénaires de l´existence humaine et dont la prémisse de base est la multiplicité. Le temps est la matière de l´histoire et sa principale caractéristique en est le dynamisme. Les questions soulevées par Foucault prennent ici toute leur pertinence : de quoi est-ce que je parle, à qui je parle, à partir de quel lieu ? C´est-à-dire que la recherche historique est viciée dès ses présupposés, puisqu´elle laisse de côté la moitié de l´humanité et parle des hommes, aux hommes, sur les hommes.

Je ne suis pas convaincue par les narratives historiques traditionnelles et elles ne m´inspirent rien. Elles ne sont que la répétition du Même: elles racontent les intrigues, les luttes pour le pouvoir, les guerres, le tout éternellement conjugué au masculin.

La division même du temps en périodes arbitraires devrait déjà avoir été abolie dans les écoles et les universités, puisqu´elle ne sert qu´à démontrer l´ethnocentrisme et le sexisme/racisme contenus dans ces mêmes narratives. Ainsi, on appréhende mille ans de Moyen Âge comme s´il couvrait dix ans, sans pendre en considération les particularités temporelles et spatiales. Et ainsi de suite...

L´histoire androcentique  est une histoire de bas-ventre: tout tourne autour du sexe, de la sexualité et du pouvoir que leur donne l´importance conférée au masculin : domination, soumition, force, conquête, assujettissement de l´autre, principalement des femmes, qui sont, dans cette perspective, des droits imprescriptibles.

En fait, afin de pouvoir conter leur histoire, les hommes ont eu besoin de réduire les femmes, cet opposé sans lequel ils n´existeraient pas en tant que tels, les limitant aux deux seules fonctions suivantes: la maternité et la disponibilité de leurs corps en toute occasion. C´est ainsi qu´ils réussirent à les effacer de la scène politique et de la mémoire sociale.

Ce genre d´histoire est anachronique puisqu´il prétend être une science en s´installant comme discipline académique au XIX siècle et que jusqu´à nos jours, nous ne voyons défiler que des narratives relatant les faits et gestes des hommes, comme s´ils étaient les seuls bâtisseurs du social.

Même si l´on considère l´interférence de l´histoire des femmes, on a vu, au plus, l´introduction du féminin lors d´événements ?????L´apparition de la catégorie « genre » n´a rien innové dans ce sens, car elle maintient depuis des millénaire une division de l´humain basée sur les organes génitaux. Ceci signifie que le sexe demeure l´axe premier de la perception et de l´élaboration du tissu historique.

La conception de Judith Butler, selon laquelle le genre construit le sexe, sa valeur et ses pratiques, ne semble pas avoir eu d´échos en histoire.(Butler, 1997)

Mais l´histoire, tout comme les autres sciences, est élaborée a partir de ses conditions de production, soit ses conditions de possibilité et d´imagination pour l´investigation.Toute narrative historique contient les valeurs et les significations de qui l´élabore. Quelles questions poser ? Quels thèmes aborder? Quels sujets choisir, quelles problématisations soulever ? Aujourd’hui, il est nécessaire d´expliciter son choix et sa méthodologie pour l´analyse des vestiges, en abandonnant les préjugés, comme par exemple, la division binaire de la société « depuis le début des temps ».

Cependant, ce qu´on voit c´est une universalisation des relations du présent ou d´un passé récent appliquée à l´humanité entière, non seulement dans le temps, mais aussi dans l´espace. Ceci signifie qu´il y a une éternelle répétition de la supériorité masculine dans tous les domaines et de l´expulsion des femmes de l´histoire et de la mémoire sociale.

>Tout se passe comme si rien n´était arrivé avant la Grèce de Périclès. Et même quand il s´agit de la Grèce, qui parle de Thesmophories (le festival des Thesmophories était une célébration annuelle dédiée à la fertilité et à Déméter), des grands mystères d´Éleusis, célébrés par les femmes, ou Haloa, fête féminine également en l´honneur de Déméter et célébrée uniquement par les femmes ? ( Foucart, 1914). Pierre Vidal Naquet a fait sortir de l´ombre les guerrières du peuple des Pictes qui enseignaient aux jeunes grecs l´art des armes. Qui ose parler des Amazones en Thrace et en Lydie, d´Artémise, reine des Amazones, qui a combattu les Grecs aux côtés de Darius ? Darius est un personnage historique, Artémise, un mythe.

C´est ainsi qu´en ses narratives, l´histoire cache tout ce qui pourrait perturber l´ordre patriarcal, soit la domination « naturelle » des femmes par l´ensemble des hommes.

Dans l´organisation entremêlée des faits qui composent les narratives historiques, nous rencontrons quatre moments :

a)l´évènementiel, aléatoire, qui laisse cependant des vestiges éparses;

b) celui de l´élaboration discursive sous diverses formes (images, documents, rapports, etc.);

c) celui de la lecture et de la sélection de ces formes énumérées ci-dessus, afin de donner corps à sa narration interprétative, dite “historique”;

  d) celui d´une histoire dont le locus d´énonciation se expõe, ainsi que ses conditions de production et d´imagination, ce qui signifie une histoire qui ne recherche pas la vérité, mais qui essaie par son analyse de décodifier le régime de vérité dans lequel s´inserre les énoncés, avec leurs valeurs, leurs normes et leurs significations.

Le premier moment concerne l´explosion des événements, cadre fortuit où se produisent les faits humains ; une infinie diversité, des fragments impossibles à appréhender dans leur pluralité sociale et ses significations temporelles malléables.

C´est ici que les être humains acquièrent  leurs visages et leurs contours, habités par des sens et des valeurs dont la marque est celle de l´historicité. Rien, dans ce cas, ne peut donc justifier le caractère universel de relations binaires et hiérarchiques, partout dans le monde et depuis toujours ; il n´existe aucune raison plausible pour que les rôles sociaux soient toujours identiques, de manière a-temporelle. Et surtout pour la narrative historique, dont le fondement est la temporalité et la dynamique du social.

C´est à ce niveau qu´on peut rencontrer les vestiges et la saveur du Nouveau, bien loin de la narrative monotone du Même, de la division binaire, de la différence, de la reproduction comme vortex des relations humaines. Le goût de l´histoire du possible, de la découverte.

Mais la communauté discursive, le « nous » patriarcal, dans sa vision unique, commande et enferme les innombrables arrangements sociaux en s´appuyant sur la domination représentationnelle du sexe et de l´hétérosexualité reproductive.

  Ainsi, de ce niveau primaire des événements, on ne voit surgir, dans le domaine de l´éducation et de la divulgation, que « l´homme » comme synonyme de l´humain et sujet d´action. Toute signification, par conséquent, est créée en fonction du masculin et pour la mémoire sociale, les femmes n´auraient participé aux événements humains qu´en spectatrices ou monnaie d´échange.

C´est de cette façon que l´action politico-sociale des femmes est obscurcie par l´ethno-phallocentrisme de la narrative historique qui ne s´intéresse qu´aux faits et gestes masculins. Cependant, les événements sociaux entremêlés, illimités et infiniment complexes, ont laissé des pistes à profusion, des marques, monuments, peintures, graphismes, qui expriment les mystères de mondes inattendus.

C´est a partir de ces derniers qu´on trouve le second moment de l´histoire, celui de la sélection des vestiges, des œuvres et des registres qui présentent la possibilité d´un inventaire contingent des événements. Si, à une époque donnée, les faits sont consignés sous diverses formes, les registres sont alors choisis pour composer un corpus discursif qui, dans un troisième temps, ouvre l´espace pour l´interprétation selon les conditions de possibilité de l´époque où elle est élaborée.

C´est ce dernier qui forme la narrative historique dont la principale caractéristique est la partialité et l´exclusion, malgré la prétention de véracité dont elle se revêt. De fait, ce sont les représentations sociales et les valeurs du narrateur qui présentent ce discours comme ayant un fondement de vérité.

  Voici donc ces narratives basées sur l´humain, qu´on appelle « histoire » et tous ses dérivés, comme l´histoire de l´art, de la littérature, du langage et de la politique, qui composent la mémoire sociale et les « vraies » représentations des relations sociales. Les sens et les vérités qui circulent dans le présent, se déversent sur un passé obscure dont nous ne savons pratiquement rien. Les femmes apparaissent en histoire comme des figurantes de seconde classe, passives, inactives, uniquement occupées par leurs dentelles et leur sphère domestique.

Ainsi, sous le règne du patriarcat, quand on proclame « l´homme a découvert, l´homme a créé », on ne parle pas de l´humain, mais bien des êtres conjugués au masculin.

Cette prémisse emplit l´air et investit l´imaginaire social. Un exemple seulement: l´institution qui s´occupe de préserver les peintures pariétales de la Serra da Capivara, au Piauí (Brésil), se nomme la “Fondation de l´Homme Américain”(1), ce qui présuppose le masculin universel.2]

Mais les images qu´on y trouve sont des vestiges bruts de l´histoire du Brésil. Qui peut assurer que ces magnifiques desseins datés de milliers d´années sont une œuvre masculine ? De quelle réalité parlons-nous, quelles relations émergent de ces images ?

À la Serra da Capivara, l´immense majorité des peintures ne présente pas de marques sexuelles: le sexe n´y avait-il pas autant d´importance que de nos jours ? Dans sa narrative interprétative sur ces images, Anne-Marie de Pessis, qui travailla aux excavations, estime que :

Si l´on considère la nature des activités représentées par ces figures sans différenciation sexuelle, on peut penser qu´il s´agit d´une société où la division sexuelle du travail n´existe pas et, par conséquent, où la femme participerait à toutes les activités qui, dans d´autres sociétés, sont réservés aux hommes » (de Pessis, 2003:236)

Cependant, « les sociétés primitives », égalitaires, qui s´opposeraient aux « civilisées » patriarcales et hiérarchiques, sont reléguées à leur condition inférieure. C´est ainsi que l´égalité fait naufrage face à la différence. Ce que dit l´histoire au sujet des milliers de figurations féminines qui apparaissent en Europe, en Asie, en Afrique et de peuples qui durant des millénaires ont vénéré le féminin ? Rien. Ou bien elle parle seulement d´un « matriarcat », où règnent désordre et chaos.

À leur époque (XVI siècle), les colonisateurs portugais exprimaient, dans leurs relations, leur étonnement devant la liberté des femmes et leur activité dans tous les secteurs des sociétés indigènes qu´ils rencontrèrent au Brésil : elles échappaient aux replis discursifs des présupposés androcentriques. La sexualité était libre, les femmes choisissaient leurs partenaires, dont elles se séparaient selon leur volonté. L´histoire du Brésil qu´on enseigne et répète dans les écoles tient-elle compte des ces témoignages ?

Les vestiges laissés par les activités humaines révèlent la pluralité des formations sociales et leurs divisions du travail et des fonctions. Quelles étaient les relations sociales à ces époques ? Il est évident que les significations sociales de ce qu´on nomme « femmes » et « hommes » étaient tout autres, bien différentes du sens hiérarchique que leur attribue le système patriarcal. Comme Rosi Braidotti, nous pourrions peut-être les appeler « figurations de l´humain ». [3]

Enfin, quand elles commencent à exister dans les narratives historiques, les femmes se retrouvent attelées au sexe et au ventre, à une spécificité « féminine » pour mieux leur retirer tout crédit en leur lieu de pouvoir. Parmi les Maoris, les Iroquois, les Celtes, les Germains, les Pictes, les « Barbares », les femmes détenaient un statut social élevé de sujets politiques : serait-ce la raison pour laquelle on les appelle « barbares » ?

Le silence des historiens est systématique lorsqu´il s´agit de sources se référant aux actes et réalisations des femmes. Cependant, tant sur la scène politique qu´artistique, leur présence apparaît en d´innombrables vestiges discursifs et imagés, à la condition qu´ils n´aient pas été détruits exprès, comme ce fut le cas de l´œuvre de Sapho, considérée à son époque comme l´une des merveilles du monde, et dont il ne nous reste aujourd’hui que quelques vers tronqués.  

Il est évident que le premier moment historique, celui des  événements est perdu pour toujours dans sa totalité. Mais, dans ses vestiges, nous pouvons cartographier l´humain sous les aspects que l´histoire a mis sous silence et soustrait à la mémoire sociale. Tout se passe comme si le discours interprétatif était le miroir des faits pour la mémoire sociale, amputée de ses conditions de production et de son historicité.

En conséquence, l´histoire narrée au masculin se présente comme la  description « véritable » des relations sociétales où la contribution des femmes n´aurait été que celle du produit de leurs ventres, reléguées à un sexe utilitaire, au « naturel », dont la construction est occultée. Ce seront les féministes qui commencent à révéler la présence active des femmes, qui furent des sujets politiques à toutes les époques et questionnèrent la construction culturelle des rôles historiques féminins et masculins.

C´est ainsi que les historiennes féministes inaugurent un autre moment – le quatrième – pour la recherche et l´écriture de l´histoire : la dé-codification des possibilités sociales, submergées par les trois premiers. C´est l´occasion de découvrir une humanité qui n´aurait pas été régie par les organes génitaux, par la sexualité, par les formes du corps, la couleur de la peau : c´est une autre narrative à partir d´un regard féministe porté sur les documents historiques et son historiographie biaisée par le sexe. Il s´agit de  faces différentes, inusitées, qui ont peuplé le chemin humain mais furent occultées pour la recherche par les moules interprétatifs du patriarcat.

De cette façon, la dissolution des narratives historiques masculines, universalistes et binaires, contribue à la construction d´une nouvelle mémoire sociale, d´un nouveau sujet féminin, politique, philosophique, artistique, qui n´est plus ni « l´autre » , ni « le différent », mais qui dans un espace extérieur, ébauche un lieu de mouvement et de créativité.

En effet, pour les féministes, le corps des femmes n´est plus une prison identitaire mais une superficie de transformations de la pensée et de l´appréhension du monde, hors du schéma binaire sexué. Lorsqu´on refuse la « nature » des êtres, on leur confère une plasticité « impossible » dans les conditions d´imagination patriarcales.

Ce quatrième mouvement constitue donc une recherche sur la diversité des relations humaines qui s´affranchissent des stéréotypes et des prémisses androcentriques et binaires. De cette façon, il est possible de penser une histoire qui nous montre les possibilité d´un monde différent.

Les féministes sont les messagères d´une nouvelle mémoire sociale qui donne aux petites filles accès au présent et leur confére un passé dans lequel elles peuvent trouver des modèles d´action. C´est ainsi qu´une histoire placée “hors” des perspectives sexuées montre qu´un autre monde est possible. Nous sommes, féministes, “étrangères du dedans” comme dirait Linda Hutcheon, aventurière du nouveau.

 L´histoire tue symboliquement les femmes en les condamnant aux limites du corps reproducteur. La philosophie, de son côté, déborde de haine et de peur des femmes, en perpétrant ses attaques misogynes qui ont du mal à cacher le désir d´exterminer l´autre, afin de mieux renforcer le « nous » de la classe des hommes.

 L´histoire a crée un imaginaire social tellement figé qu´il nous faut encore argumenter, expliquer, montrer que la narrative ne correspond pas aux faits et que si les femmes et les hommes sont des figures actuelles du social, celles-ci ont pu être totalement différentes quand le sexe n´était pas roi et où le binaire pouvait être multiple. Une histoire du possible.

 

Biographie:

tania navarro swain,Professeure del´Université de Brasilia, docteure de l´Université de Paris III, Sorbonne. Elle a été professeure invitée, en 1997/98 à l´Université de Montréal-UdM, ainsi qu à l´Université du Québec à Montréal, à l`IREF- Institut de Recherches et Études Féministe. Elle  a créé le premier cours d Études Féministes au Brésil, en graduation et  Post-graduation, au niveau de Maîtrise et de Doctorat . Ses publications comprennent des livres,et de très nombreux  chaapitres de livre et articles dans des revues brésiliennes ou internationales (voir site www.tanianavarroswain.com.br) .Elle est également éditeure de la revue électronique "Labrys, études féministes", www.labrys.net.br

 

Notes:

[1]Voir http://www.labrys.net.br/brasil/amazonas%20brasileiras.htm

[2]Para mais detalhes sobre as imagens da Serra da Capivara, ver tania navarro swain. Labrys, estudos feministas/ études féminises, n. 20/21 www.labrys.net.br

[3]http://www.labrys.net.br/labrys/labrys1_2/rosi1.html

 

 

Referencias:

de Pessis., Anne Marie 2003 Images de la pré-histoire, Fundham/Petrobrás.

Foucaurt, Paul. 1914Les mystères d´Eleusis, Paris : Auguste Picar Editeur,
https://archive.org/details/lesmystresdl00foucuoft

Butler, Judith, 1997.Aigainst proper objects ; Feminism meets queer theory, Elisabeth Weed and Naomi Chaor, (ed)Indiana University Press, Indiana/Bloomigthon,

 

 

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