labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016

 

 

Des rapports sociaux de sexe à l’identité sexuelle, un continuum qui divise les féministes.

Francine Descarries

 

Résumé

Le présent article s’intéresse aux trois courants dominants de la pensée féministe tels qu’ils se pensent et se pratiquent actuellement au sein du féminisme québécois. Au terme de cet exposé, l’auteure entend expliquer pourquoi elle considère qu’un féminisme solidaire, ancré dans une vision matérialiste des rapports sociaux de sexe/de genre, est l’approche la plus susceptible de maintenir la dimension sociopolitique du féminisme québécois et de rendre intelligible l’interdépendance des rapports de sexe avec les autres systèmes de division et de hiérarchie.

Mots-clés: Québec,stratégies féministes, filiations théoriques, postures idéologiques

 

Les années 1960- 1970 : Égalité  et différence

Aujourd’hui comme hier, au Québec, les théories et les stratégies féministes logent à plusieurs enseignes et se déploient sur un continuum dont l’étendue et la polarité sont largement déterminées par les filiations théoriques, les postures idéologiques et les enjeux relationnels, conjoncturels et sociopolitiques des théoriciennes et des militantes féministes qui les pratiquent. Mais,avant de poursuivre plus avant cette réflexion et mieux la situer dans son environnement immédiat, je propose, en première partie du texte, un bref retour sur le passé afin de retracer les différentes grammaires et influences féministes à l’origine de l’actuel foisonnement de concepts, de thèmes et de débats au sein de l’espace féministe québécois. Je tiens à préciser que le découpage du temps en périodes bien délimitées n’est proposé qu’à titre indicatif pour faciliter le repérage des tendances fortes mobilisées par les différentes phases. Dans chacune de celles-ci cohabitent, en effet, des pratiques et des perspectives amorcées dans les précédentes, pratiques et perspectives qui se poursuivent également, avec plus ou moins d’intensité, dans les phases subséquentes.

La première ligne de démarcation entre les différentes propositions se situe au niveau de l’interprétation des causes de l’inégalité entre les sexes, selon que celles-ci soient ou aient été pensées en termes de discrimination, de différenciation, d’oppression, d’exploitation, d’hétérosexisme ou d’imbrication des rapports sociaux.

Dans les années 1960 et 1970, l’essentiel de l’espace féministe de réflexion et d’action était assez systématiquement mobilisé autour des notions d’égalité et de différence entre les hommes et les femmes. Depuis les années 1980, les propositions formulées sur les rapports de sexe/genre, la catégorie/classe « femmes » et les voies d’affranchissement pour toutes les femmes, comme celles sur le sujet même du féminisme, se multiplient, mais également se précisent et se polarisent. Surtout au cours des dernières décennies, celles-ci prennent des formes et soutiennent des finalités de plus en plus diversifiées, et parfois contradictoires, notamment au regard du sujet même du féminisme et de la place à accorder aux différences de position, de statut et d’expériences entre les femmes elles-mêmes.

Les unes sont formulées en fonction de leur affinité avec les théories politiques de l’identité et de la sexualité.  Elles soulèvent, pour plusieurs, des questionnements axés sur l’existence même de la catégorie femmes. Les autres, sont davantage concernées par les clivages qu’introduit entre les femmes l’articulation des rapports de sexe, du genre aux autres système d’oppression et sont conceptualisés avec une visée de justice sociale.

Suivant cette dichotomie, et forte de mon observation de l’évolution de la réflexion féministe au Québec, dans la deuxième partie de cet article, je m’arrêterai sur les trois courants dominants de la pensée féministe tels qu’ils se pensent et se pratiquent au sein du féminisme québécois. J’évoquerai d’abord brièvement le féminisme individualiste, puis le féminisme postmoderne et, plus spécifiquement, le féminisme queer actuellement très présents dans le créneau des « gender and sexualities studies », avant de m’attarder plus longuement au courant que je désigne sous le vocable de féminisme solidaire (Descarries, 1998).  Au terme de cet exposé, j’expliquerai également pourquoi je considère qu’un féminisme solidaire, ancré dans une vision matérialiste des rapports sociaux de sexe/de genre, m’apparaît comme l’approche la plus susceptible de maintenir la dimension sociopolitique du féminisme québécois et rendre intelligible l’interdépendance des rapports de sexe avec les autres systèmes de division et de hiérarchie, sans pour autant secondariser le patriarcat, pour comprendre et s’adresser à l’hétérogénéité de la classe des femmes et lutter contre les discriminations spécifiques que vivent différentes catégories de femmes.

L’espace de réflexion qui caractérisait la pensée féministe au cours des années 1960 et début 1970 est relativement restreint de portée. Il se polarise essentiellement autour des notions d’égalité et de différence et ouvre sur un questionnement sur la place à leur accorder dans le projet de libération des femmes. L’idéal démocratique du «même» à l’origine du courant du féminisme égalitariste se voit, en l’occurrence, remis en question par la hantise du «pareil au même». En contrepartie, l’essentialisme plus ou moins explicite du féminisme différencialiste se voit questionné par celles qui refusent de se laisser enfermer dans une définition singulière et statique d’une identité féminine dont la permanence et les contraintes instituées font justement l’objet de leur contestation et revendications.

La fondation de la fédération des femmes du Québec (FFQ) et la mise sur pied la même année (1966) de l’AFEAS, (l’Association féminine d'éducation et d'action sociale) illustrent bien cette polarisation au cœur de la période. Au moment de sa fondation, la FFQ devient vraiment le porte-parole de la revendication de l’égalité d’accès pour les femmes dans tous les espaces du social, alors que l’AFÉAS vise plutôt l’amélioration des conditions de vie des femmes et la reconnaissance de l’importance de leur contribution spécifique à la société québécoise, sans pour autant remettre en question la division sociale des rôles ou encore la dichotomie privée/publique.

Il n’est pas fortuit que la FFQ, plus urbaine, rejoigne davantage les femmes en situation de promotion sociale, alors que l’AFÉAS, plus dispersée sur le territoire, recrute davantage des femmes au foyer et des femmes collaboratrices de leur mari. Dans les deux cas cependant, l’analyse est abordée à partir de la notion de « condition féminine ». Les stratégies qui en découlent misent sur la capacité de réforme du système patriarcal, (qui n’était pas, par ailleurs, nommé ainsi à l’époque) et comptent sur l’investissement des femmes et la collaboration de l’État pour accéder d’abord à l’égalité de droits, puis éventuellement à l’égalité de fait.

 

1970 - 1985 – Rapports sociaux de sexe et division sexuelle du travail

Les grandes mutations sociales générées par la Révolution tranquille et l’adhésion aux thèses collectivistes qui occupent beaucoup plus d’espace au cours des années soixante-dix au sein des mouvements syndicaux et indépendantistes québécois, s’accompagnent d’un changement de paradigme au sein des études féministes.

 

Féminisme radical : perspective matérialiste

Le vocabulaire radical du féminisme matérialiste est progressivement adopté par plusieurs universitaires, militantes et syndicalistes québécoises.  Il en vient même à dominer la mouvance intellectuelle et politique féministe au cours des années 1970 et  1980. Là où les féministes égalitaristes ne voyaient qu’anachronismes et  ratés d’un ordre perfectible, les féministes radicales reconnaissent un système patriarcal et l’existence de tensions entre les classes de sexe. Alors que les égalitaristes s’en prennent aux rôles plutôt qu’aux institutions et structures, les radicales revendiquent l’abolition des institutions patriarcales pour en finir avec le déterminisme biologique et l’appropriation matérielle de la force productive et reproductive des femmes. 

Leurs discours rompent avec tout idéal de « mêmeté » ou de « différence dans l’égalité » et questionnement la naturalisation de la division des sexes et l’appropriation individuelle et collective des femmes. Les multiples manifestations sociales de l’oppression-exploitation des femmes, la contrainte à la maternité et à l’hétérosexualité, le droit à l’avortement, l’arbitraire de la division sociale des sexes et la dévalorisation-invisibilisation du travail, marchand et non-marchand, produit par les femmes constituent alors la trame de fond des analyses produites par les féministes universitaires et les chercheures œuvrant au sein des syndicats à cette époque. En d’autres mots, la boîte à outils conceptuels du féminisme matérialiste - patriarcat, appropriation, exploitation, division sexuelle du travail et rapports sociaux - rejoint les féministes québécoises, notamment à travers les différentes livraisons de la revue Questions féministes.Le vocabulaire est progressivement incorporé dans leurs travaux et analyse.   

 

Féminisme de la femelléité

Sur fond de crise économique, la dimension conflictuelle et déstabilisante du féminisme radical en effraie plus d’unes. Aussi, pendant cette même période, l’approche matérialiste cohabite avec l’approche différencialiste poststructuraliste, que j’ai pour ma part désignée sous le vocable de « courant de la femelléité »[1], courant qui prend son origine dans une réflexion plus métaphorique que matérialiste. 

Largement inspiré des travaux d’Irigaray, Cixous ou Gilligan, selon la discipline et la langue d’usage, le féminisme de la femelléité postule l’existence d’un territoire, d’une éthique et d’un savoir/pouvoir féminin. À l’opposé des matérialistes, la stratégie vise la reconnaissance de la différence, de la subjectivité féminine et de l’acte de création/procréation comme territoire spécifique des femmes et voie d’empowerment.   

Au cours de cette période, il est utile de le mentionner, la posture égalitariste continue toutefois d’être le moteur d’un grand nombre d’études universitaires sur la place des femmes dans la société. Elle anime également la plateforme des instances para gouvernementales qui voient le jour à cette époque, de même que celles de plusieurs groupes de femmes auxquels l’État déleste de plus en plus la responsabilité d’offrir des services aux femmes en situation de précarité ou d’apprentissage.

 

     1990 – à nos jours – Multiplication et diversifications des regards, des discours et des stragégies

Le virage néolibéral que prend l’État québécois à la fin des années 1980 entraîne progressivement la mise en veilleuse des grands idéaux de transformation radicale et collective qui animaient la société québécoise depuis la Révolution Tranquille, au profit d’un retour sur le privé, l’autonomie individuelle et la réalisation de soi. En tel cas, la théorie féministe radicale est contestée comme modèle d’interprétation et lieu de mobilisation politique. Et ce, d’autant plus que, plusieurs Québécoises, encouragées par des gains substantiels réalisés dans la sphère publique, disent vouloir dorénavant éviter tout nouveau soubresaut qui risquerait de déstabiliser leur manière d’être : leur rêve d’harmonie et de stabilité cohabitant difficilement avec l’opposition radicale.  En fait, interrogées par nous au début des années 2000, plusieurs militantes féministes diront se sentir fatiguées de vivre continuellement dans des relations d’opposition et en viendront même pour quelques-unes à vouloir vivre un « féminisme joyeux », selon l’expression que j’emprunte à l’une d’entre elles.

De questions accessoires dans le cadre de l’analyse égalitariste, à leur négation par les différents courants du féminisme radical - dont le féminisme matérialisme -, l’attachement maternel, l’identité, la différence, le refus de la victimisation puis, éventuellement, la liberté de choix et l’agentivité se hissent au rang de thèmes premiers de ce néo-féminisme. Ailleurs, particulièrement au sein de la philosophie et des études littéraires, la pensée féministe porte la marque des affinités que plusieurs entretiennent dorénavant avec les « théories politiques de la sexualité » et le queer. Les travaux réalisés s’attachent à questionner la fragmentation, l’instabilité de la catégorie femmes, les subjectivités, l’hétéronormativité, les identités genrées, ou encore la perversion des genres et, plus récemment, le transgenrisme. 

Enfin, malgré l’opposition rencontrée dans certains milieux universitaires, le féminisme matérialiste connaît un renouveau au cours de la décennie 2000, mais s’exprime à travers l’ambition, largement portée par le mouvement des femmes québécois, de développer une compréhension plus complexe et actualisée des expériences plurielles des femmes ou comme l’écrit Kergoat (2012 : 20)  du point de vue du féminisme matérialiste de « construire la classe des femmes à partir des revendications hétérogènes des différents groupes de femmes »,

 

Le continuum féministe actuel

À la lumière de ce qui précède et au risque de simplifier indûment la réalité sous observation, je m’arrêterai donc maintenant sur les trois courants dominants de la pensée féministe actuelle au Québec, tels que je les comprends. J’évoquerai d’abord brièvement les féminismes individualiste et postmoderne, très présents dans le créneau des « gender and sexualities studies », avant de m’arrêter un peu plus longuement sur le courant que je désigne sous le vocable de féminisme solidaire. J’expliquerai plus avant dans mon exposé pourquoi j’ai retenu cette appellation. L’hypothèse qui traverse mon propos est que le féminisme solidaire dont l’angle d’analyse emprunte largement à l’analyse des rapports sociaux propose, au contraire des deux autres courants, une explication clairement sociale et matérielle, plutôt qu’identitaire, de l'oppression des femmes.

 

Le féminisme individualiste

Le premier courant dont je ferai mention ici est celui du féminisme individualiste ou féminisme du choix, - du choix « de faire des choix » - qui se développe sur l’a priori de l’égalité « déjà là », à l’aune des importantes avancées culturelles, sociopolitiques et économiques qui, au fil des récentes décennies, ont marqué la vie de certaines femmes, dans certaines sociétés.

Le féminisme « du choix » - aux États-Unis on parle aussi de « Girl Power » - s’inscrit dans une logique de rupture. Peu théorisé et largement diffusé par les blogues féministes américains, il reflète une appartenance générationnelle et s’articule autour d’un projet de libération personnelle. Les conceptions et revendications des féministes de la « deuxième vague » y sont souvent perçues comme dépassées ou dogmatiques. Le caractère jugé « victimisant » ou oppositionnel des discours féministes antérieurs y est également pris à partie.

L’adhésion à la fiction de l’égalité en amène alors plusieurs à donner préséance à la liberté de choix et aux performances individuelles   comme voie de libération des femmes. Les stratégiques préconisées privilégient la promotion d’un féminisme orienté sur un projet de réalisation personnelle et non sur celui d’une libération sociale collective des contraintes identitaires, sociopolitiques et hétéronormées du patriarcat.

Le procès du patriarcat en tant que système est donc totalement abandonné au profit d’une recherche de solutions aux « contradictions générées » par l’héritage féministe. Recherche de solutions qui mise sur l’agentivité des femmes pour « gagner » leur accès aux ressources. Certaines féministes que j’associe à ce courant vont même jusqu’à préconiser d’utiliser le pouvoir sexuel féminin comme voie d’accès à l’emporwerment.

L’adhésion à la fiction de l’égalité qui traverse ce courant amène plusieurs féministes à donner dorénavant préséance à la liberté de choix et à l’action individuelle comme voie d’autonomisation des femmes. Un grand nombre de ces dernières en viennent ainsi à souscrire à l’idée que femmes et filles détiennent désormais les attributs et les moyens pour échapper aux déterminismes sociaux : les problèmes systémiques d’inégalité qu’elles rencontrent devant être interprétés comme des problèmes individuels.  En tel cas, les féministes individualistes souscrivent, de manière quelquefois déconcertante, à une logique néolibérale utilitariste sans se soucier que les progrès dont elles font état sont loin d’avoir rejoints toutes les femmes

 

Le féminisme postmoderne

Le second courant, qui occupe le continuum contemporain, est celui du féminisme postmoderne dont « l’avant-garde » peut être associée à la théorie queer et à son ambition de subvertir les identités fixes (homme/femme) du système hétérosexuel.

Proche des milieux de la philosophie et de la critique littéraire, ce courant de pensée se caractérise par la prévalence accordée par certaines militantes et nombre d’auteures, particulièrement dans l’orbite des universités et groupes militants anglophones, aux discours sur l’identité féminine et la sexualité et les différences entre femmes.  L’attention est portée sur la déconstruction de la catégorie femmes au regard de la diversité sexuelle, culturelle et politique qui les séparent.

Largement inspirées par les travaux de Judith Butler[2] dans l’esprit de « faire un examen critique du vocabulaire de base » du féminisme, les postmodernes proposent la déconstruction et le refus des généralisations pour subvertir/brouiller les identités et analyser le sexe/genre comme référence identitaire et symbolique dans un régime de savoir-pouvoir. L’identité sexuelle, plutôt que l’identité sociale,  est retenue comme point focal de leur analyse, alors que la déconstruction et la transgression de cette identité sont conceptualisées comme stratégie subversive.

Une telle posture amène une centration de l’analyse sur l’hétéronormativité  (système sexuel) plutôt que sur le patriarcat (système politico économico social) et les rapports de pouvoir qui le reproduisent. Par corollaire, le féminisme postmoderne perd de vue, bien souvent, le contact avec les faits concrets de l’expérience des femmes et les enjeux sociopolitiques de la lutte féministe, étant donné son désintérêt pour les rapports sociaux concrets qui forgent les relations de tous les jours entre les femmes et les hommes.

Dans la conjoncture actuelle, tant le féminisme individualiste que le féminisme postmoderne m’apparaissent donc offrir une conception dépolitisée, sinon dématérialisée, des rapports sociaux de sexe et négliger les rapports sociaux matériels, de sexe, de classe, de « race » (je mets des guillemets à l’utilisation de ce terme) et de colonialité qui coproduisent, selon une géométrie des plus variables, la division et la hiérarchie des sexes.

Sur la base d’argumentaires par ailleurs fort différents, l’un et l’autre tendent en effet à faire abstraction des pratiques quotidiennes et des effets contraignants des conditions matérielles et idéelles qui entretiennent la division et la hiérarchie des sexes. Ils ignorent ou, au mieux, sous-estiment les enjeux socioéconomiques et politiques spécifiquement inscrits dans le corps et la sexualité des femmes, de même que les effets persistants et discriminants de la division sexuelle du travail. Les femmes se retrouvent dès lors définies dans leur individualité (la femme) et par leur genre (féminin), et non en tant que catégorie sociale ou classe politique.  

La dimension conflictuelle et socialement construite des rapports sociaux de sexe (ou du genre) et des clivages qui en résultent est par conséquent déclinée sur un mode résolument mineur. De nouvelles revendications identitaires et d’empowerment ainsi que le refus de la bi-catégorisation genrée occupent l’avant-scène. Il s’ensuit une indifférence, sinon une contestation de l’utilité théorique et stratégique de toute problématique formulée en termes de division sociale des sexes.Une telle orientation, non seulement met en veilleuse la dimension collective et politique du féminisme, mais encore néglige la défense du bien commun qui constitue le fondement même de son éthique.

Cet abandon de l’analyse en termes de rapports sociaux caractérise, tout particulièrement, la posture de celles qui, sur la base de leur appartenance générationnelle, s’identifient à une hypothétique troisième vague féministe pour se démarquer des conceptions et des revendications du féminisme dit de la deuxième vague. Cédant au leurre de l’égalité déjà acquise ou abandonnant le terrain du politique, ces dernières misent sur les capacités personnelles des femmes pour « gagner » un égal accès aux ressources de même que pour faire les choix qui leur conviennent, peu importe leur niveau d’acceptabilité sociale. 

À titre d’exemple, dans le débat sur la prostitution/travail du sexe qui divise le mouvement des femmes, a contrario des courants de pensée qui considèrent la prostitution comme une forme d’exploitation sexuelle et économique des femmes, elles envisagent la prostitution comme un travail légitime dont elles préconisent la libéralisation et la professionnalisation au nom du primat de la liberté individuelle et du principe néolibéral du droit à la libre entreprise  Il ne s’agit plus, en tel cas, de dénoncer l’appropriation du corps des femmes, mais bien, pour les individualistes, de garantir l’accès à tous les espaces du social et, pour les postmodernes, de respecter le droit et la liberté des femmes de se prémunir contre tout invasion prescriptive susceptible de restreindre l’expression de leur individualité et leur autonomie. Une telle interprétation de la liberté de choix, il va sans dire, fait totalement l’économie des divers rapports de pouvoir qui traversent la vie des femmes et préfigure, pour reprendre une expression de Nicole-Claude Mathieu la « mort du sujet politique relationnel ». 

Les visées égalitaristes ou plus largement de justice sociale du projet féministe y sont donc de facto reléguées au second plan, tout comme est évacuée, sur la base de la primauté des droits et des choix individuels, l’idée radicale d’une subversion collective des rapports sociaux de sexe. Il s’ensuit une dépolitisation de la question femmes qui rend difficile le partage d’un projet féministe concerté. Toutefois, les changements provoqués par le féminisme et l’évolution différenciée de la situation des femmes, ici et ailleurs, ne provoquent pas qu’un repli individualiste ou une focalisation sur l’identité sexuelle. Bien au contraire.  

 

  Le féminisme solidaire

Sous l’influence des critiques et des propositions des féministes lesbiennes, afro-américaines, postcoloniales, Chicanas ou Latinas, pour ne mentionner que celles-là, qui se retrouvent difficilement dans les analyses féministes dominantes, une réflexion sur l’objet et les finalités mêmes du féminisme occupe de plus en plus d’espace dans le champ féministe au Québec, comme ailleurs, et s’accompagne d’une volonté de développer des propositions et stratégies féministes plus inclusives. 

Ces critiques, provenant d’espaces considérés périphérique, marginalisés ou laissés pour compte, remettent en question, faut-il le rappeler, le potentiel conceptuel et transformateur d’un féminisme dépeint comme « blanc » et occidental, et surtout la pertinence d’une lutte sociopolitique menée sous la bannière d’un « Nous-femmes » ; « Nous-femmes  jugé monolithique et fictif dans la mesure où une telle catégorisation, d’une part, n’accorde pas suffisamment d’importance, voire évacue selon certaines, les disparités et clivages socioéconomiques, culturelles et raciales produits notamment par le colonialisme qui assignent et confinent une grande partie des femmes à travers le monde à une position de subalternes, pour reprendre le terme de Spivak[3]. D’autre part, le « Nous-femmes », insistent les féministes des Suds, présuppose l’homogénéité du groupe social des femmes, alors que plusieurs d’entre elles occupent des positions de pouvoir, au regard des dynamiques de pouvoir/privilège/domination inhérentes aux divers systèmes d’oppression

De telles critiques trouvent d’autant mieux résonnance au sein du mouvement des femmes québécois et de sa « branche académique » que celui-ci est assez fortement remis en question par les critiques formulés par des groupe de femmes immigrantes, autochtones ou en situation de précarité ou d’incapacité qui ne se voient pas représentées dans les discours et les pratiques du mouvement. Et ceci, alors qu’il devient de plus en plus évident, que les femmes sont touchées différemment par la globalisation des marchés et les priorités néo-libérales et que de larges pans de l’analyse féministe demeurent silencieux sur les effets générées, tant au niveau local qu’international  par :

- l’intensification de la division sexuelle internationale du travail ;

- la compétition Nord/Sud pour les emplois ;  

- l’utilisation de la division sexuelle du travail pour tirer profit de la sous-évaluation du travail des femmes ;

-la féminisation d’une immigration de nécessité ;

-  l’externalisation des services domestiques et à la personne pour n’en nommer que quelques-uns.

Largement inspiré par les réflexions et les pratiques militantes développées au Québec depuis la Marche du pain et des roses de 1995[4],  le courant de pensée que j’ai désigné sous le vocable de féminisme solidaire, pour bien marquer son ancrage dans le mouvement des femmes, se déploie comme un projet de transformation sociale globale, localement impliqué dans les luttes contre la pauvreté, le racisme, l’homophobie, le colonialisme, l’attrition de l’État providence.

Cet objectif de développer une lecture plus actualisée et multidimensionnelle rallie désormais un nombre de plus en plus grand de militantes et d’universitaires au Québec. Celles-ci poursuivent la double ambition de créer des liens entre les Québécoises et les femmes d’ailleurs pour soutenir - tel se fut le cas dans le cadre de la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 -, des luttes féministes transnationales tout en militant pour une meilleure redistribution des ressources et une réduction des clivages socio-économiques entre les femmes du Québec.

Le féminisme solidaire, tel que je l’observe au Québec, s’inscrit donc dans une logique de continuité paradigmatique et stratégique avec la dimension sociopolitique du féminisme des rapports sociaux de sexe. Cependant, bien que la division sociale et la hiérarchie des sexes (le genre) demeurent la clé de sa force de mobilisation, le caractère limité des analyses et des stratégies basées sur la seule variable sexe/genre y est reconnu et critiqué (Maillé, 2007[5][6])

L’enjeu devient donc de se dégager du caractère naturalisant ou homogénéisant  reproché au Nous-femmes, pour penser en des termes plus complexe d’interdépendance des rapports sociaux ou encore de « consubstantialité », notion que propose Danièle Kergoat pour penser la co-extensivité, « l’imbrication des différentes oppressions depuis une compréhension dynamique des rapports de pouvoir » ;  rapports de pouvoir qui bien que distincts et possédant une autonomie relative ne peuvent être compris ou analysés isolément en ce qu’ils se produisent et se coproduisent mutuellement. Le « Nous les femmes » ou le Nous féministes dont il est dorénavant question se déploie en plusieurs configurations inscrites dans les conjonctures et les conditions matérielles et spatio-temporelles dans lesquelles ce « nous » est pensé et agit.  

Le projet solidaire appelle dès lors à l’élaboration, non seulement d’une vision plus complexe et actualisée des expériences plurielles des femmes, mais encore il invite à la prise en considération des intérêts divers et divergents portés par différents groupes de femmes, de même que des divisions et des tensions générées par l’interaction, l’entrecroisement des rapports de sexe avec les autres rapports sociaux de division et de hiérarchie. Profondément politique, le féminisme solidaire porte en conséquence, à partir du point de vue des femmes, un projet de transformation sociale proche des luttes anti capitalistes, altermondialistes et antiracistes.  Proximité qui le rapproche aussi des perspectives développées par le féminisme matérialiste et l’amène à déployer des idées de ralliement et de recouvrement des luttes.

L’intérêt que je vois dans le féminisme solidaire est donc sa capacité à se distancier de la « fiction » d’une femme universelle », d’un Nous femmes universel, tout en maintenant le fait social de l’existence d’un système, idéologique et matériel, universel de domination patriarcale dynamique, de configuration différentes selon les temps et les espaces. Il offre, ce faisant, un meilleur coffre à outils théoriques et stratégiques pour adresser la question de l’hétérogénéité de la « classe » des femmes et développer une approche féministe intégrée et transversale attentive aux situations de discrimination, multiples et simultanées, vécues par les groupes de femmes marginalisées ou minorisées dans des espace géopolitiques similaires ou distincts. Et ceci au regard de la conviction qui m’habite que toute analyse socio-économique et politique entreprise du point de vue des femmes se doit d’éviter l’oblitération des formes matérielles des rapports sociaux de sexe et se justifie que, si et seulement si, elle fait intervenir l’imbrication et l’interdépendance du genre/des rapports de sexe avec les autres systèmes de division et de hiérarchie que travaillent le capitalisme, le racisme et le colonialisme, et cela, sans pour autant secondariser le patriarcat.

Bref, pour me résumer, ce que j’observe de mon point de vue situé de sociologue féministes québécoise est que le féminisme solidaire est traversé par une volonté conceptuelle et stratégique d’élaborer un discours et des pratiques féministes informés par le social et qui tiennent compte de la consubstantialité et de la co-production des rapports sociaux comme de la « transversalité des rapports sociaux de sexes » dans toutes les sphères du social. Il importe ici de rappeler, comme le fait Danielle Juteau[7] (2010 : 77) que « théoriser ce rapport transversal spécifique n’équivaut pas à le placer au-delà d’autre clivages sociaux ni à reléguer d’autres rapports à l’arrière-plan », aucun rapport social, comme le souligne Kergoat [8](2009 : 118) n’ayant la primauté en tout temps et en toute circonstance.  Mais, une telle perspective de réflexion et d’action demeure essentielle pour mettre en lumière un rapport de pouvoir trop souvent escamoté et secondarisé sinon occulté, penser le changement social et organiser la lutte contre la division sociale des sexes et ses principales manifestations.

Il va sans dire que cette volonté de partager un projet féministe inclusif dont le prolongement va bien au-delà de la « condition féminine » pose de nombreux défis, surtout lorsqu’il s’agit de transposer la théorie en pratiques ou d’échapper à l’emprise normative des rapports de sexe. En effet, l’enjeu de déconstruire cette représentation d’une femme universelle, qui constituait l’assise de ralliement du féminisme égalitariste des années 1960, tout en maintenant l’idée d’un rapport social universel de domination patriarcale, qui crée la classe politique femmes, demeure irrésolu. Mobiliser autour d’un « Nous les femmes » comme sujet collectif de libération, tout en faisant place aux différences entre les femmes, aux tensions et positions qui les divisent, comme aux dilemmes identitaires vécus par certaines d’entre elles s’avèrent actuellement quasi impossible, alors qu’au quotidien, développer un vocabulaire et une pratique capables d’accueillir toutes les femmes en évitant de dépolitiser, de secondariser la lutte spécifique des femmes, ou pis, d’évacuer tout simplement la catégorie/classe des femmes de l’analyse constitue un défi de taille.  

Enfin pour la militante de longue date que je suis, une question me confronte tous les jours dans mes réflexions et pratiques : comment maintenir le caractère subversif et mobilisateur du féminisme tout en faisant place à une vision plus complexe et actualisée des expériences plurielles des femmes sans pour autant succomber au relativisme culturel et abandonner la critique du patriarcat. Le féminisme solidaire  m’apparaît à cet égard le courant de pensée et d’action politique le plus susceptible, d’une part, d’intégrer les critiques qui l’invitent au rejet de l’univocité illusoire créée par l’utilisation de la catégorie femmes en études féministes et, d’autre part, de contribuer au renouvellement de l’analyse critique et stratégique du féminisme en rendant intelligible la configuration dynamique et mouvante des divers rapports sociaux de division et d’oppression qui traversent la vie des femmes et introduisent des clivages entre elles.

 

 

Note biographique:

Francine Descarries

Membre-fondatrice de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Francine Descarries est professeure au département de sociologie de cette même institution et directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes (RéQEF).

Auteure du premier ouvrage québécois sur la reproduction sociale des sexes, Les cols roses et l’école rose, ses champs de recherche sont les théories féministes, l’évolution du discours et des pratiques du mouvement des femmes québécois, de même que des questions concernant la famille, le travail des femmes et la reproduction de la division sociale des sexes. En réponse à des besoins exprimés par des groupes de femmes et syndicaux, elle s’intéresse également à des questions touchant l’antiféminisme, la socialisation des femmes, la sexuation de l’espace public, les stéréotypes sexuels et l’articulation famille-travail.

L’Université du Québec lui a décerné en 2011 le Prix d’excellence en recherche et création, pour l’ensemble de sa carrière et la Société Royale du Canada lui octroyait, en 2012, le Prix en études du genre pour sa contribution à l’étude des rapports sociaux de sexe.

 


 

Notes

[1] Descarries, Francine et Shirley Roy (1988) Le mouvement des femmes et ses courants de pensée : essai de typologie, Les Documents de l’ICREF, no 19, Ottawa, Institut canadien de recherches sur les femmes ; (1991). The Women’s Movement and its Currents of Thought: A Typological Essay, Ottawa, Canadian Research Institute for the Advancement of Women, coll « The CRIAW Papers », no 26.

[2] Butler, Judith (1999).  Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, [trad. Française], Paris, La Découverte, 2005.

[3] Spivak, Gayatri Chakravorty (1998). " Can the Subaltern Speak?" in Marxism         and the Interpretation of Culture. Eds. Cary Nelson and Lawrence Grossberg. Urbana, IL: University of Illinois Press, 271-313. En ligne :  http://www.mcgill.ca/files/crclaw-discourse/Can_the_subaltern_speak.pdf  

F [4] Descarries, Francine (1998). « Le projet féministe à l’aube du XXIe siècle : un projet de libération et de solidarité qui fait toujours sens », Cahiers de recherche sociologique, no 30, 179-210.  En ligne http://classiques.uqac.ca/contemporains/descarries_francine/projet_feministe/descarries_projet_feministe.pdf

[5] Maillé, Chantale (2007). Réception de la théorie postcoloniale dans le féminisme québécois », Recherhes féministes, vol. 20, no 2, 91-110.

[7] JUTEAU, Danielle (2010). « Nous » les femmes : sur l'indissociable homogénéité in ...  L'Harmattan | « L'Homme et la société». 2010/2 n° 176-177 | 65 à 81.

En ligne : https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=LHS_176_0067

[8] KERGOAT, Danièle, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans Elsa Dorlin (Dir.) 2009 . Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, coll. Actuel Marx confrontation, pp. 111-125.

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016