labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016

 

 introduction à La Sexuation du monde, Réflexions sur l’émancipation

Geneviève Fraisse

 

 

Ce recueil est divisé en deux parties, intitulées « Pour toutes » et « Pour chacune ». Toutes les femmes sont citoyennes, quelques femmes sont artistes. La citoyenne et l’artiste sont-elles les semblables des hommes ? Oui. Tout autant concernées par la politique etl’art ? Oui. Ces questions furent pourtant, au point d’origine de l’èredémocratique, source de débats, controverses et polémiques. Et,deux cents ans après le séisme révolutionnaire, nous en discutons encore. Car il faut se souvenir que ce fut une rupture dans l’histoireoccidentale.

Sous l’Ancien Régime, quelques femmes peuvent représenter l’égalité des sexes, c’est-à-dire l’incarner comme individue isolée : soit une femme noble propriétaire et siégeant ainsi dans uneAssemblée provinciale, soit une écrivaine ou une artiste usant de sanaissance dans un milieu propice aux arts. Mais « quelques », ce n’estni « toutes » ni « chacune ».

Ces « quelques » vont simplement de pairavec une société hiérarchisée, telle la monarchie. Avec la Révolution,on rompt avec une idée de l’égalité des sexes qui se contentait d’être possible grâce à la liberté d’un petit nombre. Dès lors, la rigueur mathématique s’applique en toute logique, par l’addition (toutes) etpar le dénombrement (chacune). Seul le chiffre fait preuve, mot decomptable, disais-je au moment politique de la parité.

Pourquoi, eneffet, ne pas penser ainsi l’émancipation des femmes ? Cela va de soiqu’il est hors de question que le matérialisme comptable suffise ; simplementil est clair qu’il empêche de mentir.

En démocratie, l’exception peut devenir la règle ; en démocratie, onsouligne la similitude de tous plutôt que les différences catégorielles ;en démocratie, la totalité des êtres est théoriquement impliquée.

Chacun de ces êtres, ici « chacune », peut se voir individu, sujet, citoyen, créateur, un, une parmi tous et toutes, dans un vaste ensemble. 

Mais « chacune » est aussi la personne qui n’est que le « un » singulier,sans obligation de se reconnaître dans le multiple du collectif ; tout enpuisant dans ce collectif la possibilité d’être ce « un » singulier. Ainsi,l’universel, le particulier et le singulier se travaillent ensemble.

L’idée que le parcours d’une seule personne, par exemple une femme d’exception, témoignait de la reconnaissance du « progrès »pour toutes a prévalu avant mais aussi après la rupture démocratiquede la Révolution française. Version libérale, somme toute, qui se fondesur la potentialité d’une dynamique personnelle comme devenantexemplaire pour tout-e un-e chacun-e. Car l’ère démocratique voudraitl’égalité des chances, comme on dit aujourd’hui, l’égalité comme point de départ, et la chance comme mouvement, empowerment,écrit-on désormais en langage transnational. Égalité mathématique etliberté individuelle. L’optimisme progressiste se contente de ce principede chance... sans faire de statistiques. C’est pourquoi la mathématique est utile ; sa rigueur est politique...

« Toutes et chacune » : Rousseau, souvent reconnu comme un fondateurde la société contemporaine, sut manier avec précision cettecomptabilité. Dans l’Émile, bien sûr, où le destin collectif se penseà travers une histoire individuelle, où l’initiation de chacun, Émileet Sophie, a une finalité sociale collective ; politique devrait-on dire.

Contrairement à ce qui fut souvent écrit, Rousseau n’invoque la différencede nature que parce qu’elle vient corroborer sa pensée politique.

La nature n’est pas fondatrice. Qualifier de « sophisme »l’analogie entre la famille et la cité est une décision philosophiqueet politique qui lui permet de consolider la hiérarchie entre les sexesque le contrat social, avec sa pensée implicite de l’égalité, pourraitmenacer dans l’espace privé. Mais, pour faire fonctionner cette répartitiondes sexes entre les deux « moitiés » de la république, il faut empêcher tout ce qui pourrait subvertir cette nécessaire division :alors, il n’y aura pas d’espace public pour les femmes, pas d’expression visible commune, pas de geste artistique singulier, donc pas de génie féminin possible. La Lettre à d’Alembert ferme toutes les portes, celle du pluriel de la citoyenneté comme celle du singulier de l’expression artistique.

 

Du préjugé indissoluble au dérèglement intérieur

Les lendemains de la Révolution française, avec la double querellede la citoyenneté possible ou impossible d’une part, et de l’improbablefemme artiste d’autre part, rouvriront ces portes ; en explicitant toutela difficulté logique de la nouvelle ère démocratique, ou « démocratie exclusive ». Cette double querelle offre clairement deux perspectives,deux fils rouges, deux descendances qui ont en commun de brandir la différence des sexes. Brandir est le mot ; car il s’agit de donner à cette « différence » un statut d’obstacle.

La question de l’obstacle est essentielle. Poulain de la Barre, philosophe du XVIIe siècle, n’a cessé d’y réfléchir. Comment vaincre le préjugé envers le sexe féminin ? Le déconstruire, en faire la critique, c’est bien, mais c’est clairement insuffisant. Il faut faire avec, faire face à son renouvellement permanent dans l’histoire passée et, surtout, pour les temps à venir. D’ailleurs, toute réflexion philosophique sur la notion de préjugé est nourrie de cette difficulté consubstantielle au « pré-jugé », conviction précédant le jugement. S’inaugure, en conséquence, une réflexion sur la stratégie, aussi bien théorique que pratique. Énoncer en toute rigueur l’égalité, c’est bien ; il faut, après, faire face à ses opposants. Trois « noeuds » problématiques, qui seront développés dans les textes ci-après, méritent alors notre attention dans le monde d’aujourd’hui : celui de la prévalence argumentative entre critique de la domination masculine et affirmation de l’émancipation égalitaire ; celui du croisement des catégories, exclues ou dominées, entre contiguïté des situations et contradiction des luttes ; celui de la mesure politique de l’égalité des sexes et de la liberté des femmes, transversale géopolitiquement.

Dans tous les cas, la question stratégique continue de se déployer et l’on comprend que cela fait histoire, que cela appartient à l’histoire politique.

Penser les obstacles, c’est comprendre qu’il ne suffit pas de démontrer la pertinence et la nécessité de l’égalité des sexes. C’est comprendre que l’argumentation égalitaire ressemble au travail de Sisyphe. Dans ce cadre, l’utopie semble de peu d’utilité, même si elle peut toujours être réjouissante.

En revanche, s’atteler à déjouer les mécanismes de la tradition occidentale permet de mettre au jour d’autres dynamiques que celles de la démonstration politique. Cela peut s’entendre dans le mot « dérèglement ». Dérègler ce qui fut établi puis transmis en sédimentant des conventions, c’est ce que produit l’évolution des pratiques singulières, créatrices en général, en transgressant interdits et tabous. Dérègler, c’est s’introduire dans la machine existante pour lui faire exécuter une tâche autrement, ou pour la rendre inutilisable. En un mot, il s’agit d’ébranler la tradition de l’intérieur, avec l’idée que la radicalité s’y exprime aussi fortement qu’avec la fuite rebelle vers l’extérieur.

Ainsi, la créatrice, dans sa singularité, exécute deux tâches complémentaires.

La première consiste à « prendre son droit », à se donner  la légitimité d’un acte singulier, d’une production artistique en faisant comme si c’était une évidence. La seconde exige de se confronter aux disputes symboliques qui donnent à voir la répartition et la tension entre les sexes quand il s’agit d’accéder au plaisir des arts. L’affirmation de légitimité se double d’une décision de jouissance. Il en va d’une émancipation créatrice.

Ainsi, le lien établi entre le « pour toutes » et le « pour chacune » d’une pensée démocratique de l’égalité des sexes présente deux faces d’épistémologie politique : le travail sans fin de la démonstration de l’égalité, qui est une des raisons de la difficile historicité de la sexuation du monde, et l’impertinence de l’affirmation singulière d’une artiste au regard des constructions symboliques. Les travaux qui suivent s’organisent donc selon cette répartition entre collectif et singulier, et c’est grâce à cette double voie de l’émancipation que le concept de liberté vient s’adjoindre à celui d’égalité. Dans les deux cas, la généalogie historique, partant du XVIIe siècle d’une part, et de la Révolution

française d’autre part, choisit une mise en perspective qui se veut une exigence politique.

 

Les sexes font l’histoire

Un mot sur le titre de ce livre : pourquoi « sexuation » ? Si cela avait été audible, il eût fallu écrire « sexuation de l’histoire ». Car si la sexuation est un fait, telle la sexuation de l’espèce, pourquoi ne pourrait-on pas ajouter que la sexuation du monde est aussi tout simplement un fait ? Pas le fait d’une définition de la « différence sexuelle », pas le fait d’une catégorie anthropologique « différence des sexes ». Non, le fait d’une réalité politique simple : « les sexes font l’histoire ».

Mais en quoi cela serait-il remarquable ? Tout simplement parce qu’au gré des énoncés qui structurent une société, une institution, un événement, une rupture historique, le sexe et le genre n’ont pas nécessairement une place signifiante ; aujourd’hui, plus que jamais, nous observons la persistance d’une vision atemporelle dès qu’il s’agit de prendre en compte les relations entre les êtres sexués.

Pourtant, on dit désormais qu’un problème, qu’une question est sexué-e, ou genré-e (peu importe ici leur distinction). Grâce à ces adjectifs, un éclairage stimulant, ou nécessaire, paraît enfin offrir un champ de connaissances. De même, le sexe et le genre sont des substantifs qui légitiment un nouvel objet de pensée. Adjectifs et substantifs se mettent donc en place dans l’espace académique, voire politique. Est-ce suffisant ? Probablement pas. Car on n’échappe pas facilement au tour de passe-passe permanent qui montre puis occulte ce que le sexe et le genre produisent dans la vie humaine. Pourquoi ce mouvement incessant, rendre visible, recouvrir d’invisible ? Bien sûr, il y a le tabou de la sexualité et l’indécence de l’égalité des sexes.

Mais nous sommes entraînés plus loin : que faire de l’exigence d’un universel qui ne sait traiter ni la dualité ni l’altérité. Confronté au Multiple, le Un esquive la difficulté. Alors il faut affronter cette difficulté à produire de l’universel ; sans mentir.

Et, peut-être, parler de sexuation du monde, c’est tout simplement asséner une évidence philosophique au coeur même de l’histoire.

Conférence de Geneviève Fraisse le 23 février 2016

Presage- Programme de Recherche et Enseignement de savoir sur le genre - Science Po

http://www.programme-presage.com/e-conferences.html

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016