labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016

 

Deux pièces de théâtre récentes de l’écrivaine et intellectuelle québécoise Évelyne de la Chenelière:

La chair et autres fragments de l’amour et Lumières, lumières, lumières

Louise Forsyth

 

Résumé

Les deux dernières pièces de théâtre de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière, La chair et autres fragments de l’amour (2012) et Lumières, lumières, lumières (2015) ont été reçues avec un enthousiasme extraordinaire par la critique et par les publics de Montréal et d’ailleurs lors de leur création scénique respective à l’Espace Go de Montréal. Ce sont deux textes dramatiques au féminin dont l’originalité théâtrale et thématique est frappante. La chair et autres fragments de l’amour est « librement inspiré du roman Une vie pour deux de Marie Cardinal [auteure française] ». Lumières, lumières, lumières est « librement inspiré de Vers le phare de Virginia Woolf [auteure britannique] ». Cet article est une étude comparée de ces pièces de théâtre poétiques et ces romans où de la Chenelière développe des thématiques composées de l’amour (surtout les rapports du couple et l’amour maternel), la créativité, la liberté, la mort, la réalité, le temps humain, le désir, la douleur et la perte dans des paysages où la magie de la mer et des mots s’exerce partout.

Mots-clés: Évelyne de la Chenelière, thêatre, étude comparé, créativité, liberté, amour.

 

 

 

And this, Lily thought, taking the green paint on her brush, this making up scenes about them, is what we call “knowing” people, “thinking” of them, “being fond” of them! Not a word of it was true; she had made it up; but it was what she knew them by all the same. (Virginia Woolf. 1925. To the Lighthouse. London: Hogarth Press: Part 3, Chapter 5)

Remettre en cause le couple ce n’est pas seulement remettre en cause la vie des hommes et des femmes, c’est aussi remettre en cause la famille, c’est surtout remettre en cause la société. Vouloir changer le couple c’est vouloir la révolution. (Marie Cardinal. 1977. Autrement dit. Paris: Éditions Grasset et Fasquelle: 158).

 

1.        Refus

La jeune peintre Lily dans Lumières, lumières, lumières, pièce la plus récente de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière, annonce peu après le commencement du spectacle son refus du mariage. Elle répète cinq fois ce refus, terminant sa déclaration par des points de suspension afin de mieux souligner le fait que tout essai de la faire changer d’idée serait futile, bien que son amie, Madame Ramsay, soit l’exemple même de la femme convenablement mariée:

« Je ne veux pas me marier je ne veux pas me marier je ne veux pas me marier je ne veux pas me marier je ne veux pas me marier je ne veux pas me marier… » (Éditions théâtrales de la Chenelière, 2015: 14).[1]

Le travail sur le tableau que Lily est en train d’exécuter tout au long de la pièce la préoccupe. Le tableau lui tient particulièrement à cœur puisque que le mari de Madame Ramsay lui avait dit de façon désagréable que les femmes sont nulles en ce qui concerne la création artistique et intellectuelle: « L’autre jour il m’a dit que les femmes sont incapables de peindre et incapables d’écrire » (9).

La préoccupation du tableau fait tourner dans la tête de Lily des pensées qui n’ont rien à faire avec la conversation poursuivie selon tous les rituels de la société bourgeoise au cours du repas qu’elle prend avec de nombreux invités: « Je vieillirai seule, et il faudra que je déplace l’arbre vers le centre du tableau » (18). Afin de ne pas oublier pendant le repas cette décision capitale de déplacer l’arbre de son tableau elle pose la salière qu’elle trouve près d’elle sur une fleur de la nappe: « J’aurai / posé la salière sur une fleur brodée de la nappe pour me rappeler de déplacer l’arbre vers le centre du tableau » (20). Même si ces pensées ne sont pas explicitement exprimées, elles servent à éloigner Lily de ce qui se passe autour d’elle. Le geste de poser la salière sur une fleur brodée de la nappe risque de déranger les autres invités assis autour de la table « parfaitement bien mise » en train de savourer le « délicieux bœuf en daube » préparé selon les meilleures traditions de la cuisine française (18, 19).

Puisqu’il est rare dans l’histoire de la peinture de trouver l’exemple d’un tableau où un seul arbre est placé au centre, l’intention ferme de Lily de le faire met en évidence l’insuffisance à ses yeux des traditions et des façons dominantes de voir et de concevoir la réalité. Aussi, l’acte de poser la salière sur une fleur brodée attire à plusieurs reprises le regard désapprobateur de Madame Ramsay, hôtesse de cette soirée mondaine.

La place de Lily au sein de la famille Ramsay est plutôt ambiguë. Bien que Madame Ramsay la considère comme une de ses filles, Lily crée l’impression d’être une sorte d’étrangère, une présence dangereusement perturbatrice qui risque d’éveiller et de faire dire des idées et de révéler ainsi par Madame Ramsay des émotions refoulées, rarement admises. Ce positionnement de Lily comme étrangère dans le contexte où elle se trouve ouvre la vue de l’extérieur sur ce contexte qui prépare le développement de la thématique et de l’action dramatique.

À l’encontre de Lily Madame Ramsay, admirée pour sa beauté, sa discrétion et son respect des bienséances, fait de son mieux pour démontrer dans son comportement et ses paroles qu’elle respecte au plus haut point les conditions de son rôle d’épouse et de mère de huit enfants. Elle est d’avis, par conséquent, que les hommes seraient mal à l’aise si Lily commençait à leur parler de la peinture ou de l’écriture: « Pourvu que Lily ne se mette pas à parler de peinture. Les hommes se moqueront d’elle. Tâchons de ne pas parler de peinture ni d’écriture » (17). En exerçant sa liberté personnelle, formulant ses propres idées, voyant les choses et les représentant telles qu’elle les voit, Lily, artiste entièrement dévouée à la fabrication de son réel, risque de détruire l’harmonie du repas où d’autres éléments déstabilisateurs sont déjà subrepticement à l’œuvre.

Madame Ramsay et Lily sont les seuls personnages de Lumières, lumières, lumières. La thématique et l’action dramatique de la pièce s’épanouissent à partir des tensions et des rapports entre les points de vue, et les pensées intimes de ces deux femmes. De façon semblable, La chair et autres fragments de l’amour se structure en exposant les ressemblances, les conflits implicites, et les interactions entre deux femmes ( de la Chenelière . Leméac 2012. ). Comme Madame Ramsay, Simone est la mère de plusieurs enfants, et comme Madame Ramsay, elle s’est dévouée à son rôle de mère au prix de ne plus savoir qui elle est elle-même. Les deux femmes sont remarquables pour leurs qualités d’hôtesse capables d’assurer la chaleur sensuelle lors des soirées bourgeoises qu’elles organisent. Mary, le troisième personnage de La chair et autres fragments de l’amour, est aussi mère, dans son cas mère célibataire, et comme les autres femmes elle est une intellectuelle pour qui la liberté personnelle a une importance capitale, même si les valeurs et les normes sociales qui s’associent aux notions de la maternité ne jouent pas en sa faveur. Le statut d’étrangère tenu par Lily dans Lumières, lumières, lumières émerge dans La chair et autres fragments de l’amour dans le cas de Mary, parce qu’elle est sans mari. Elle est d’une autre nationalité, sa langue est l’irlandais. Mary et Madame Ramsay sont déjà mortes avant le commencement des pièces au cours desquelles elles joueront des rôles capitaux comme personnages.

Dans le cas de La chair et autres fragments de l’amour Simone reconnaît déjà quand la pièce commence que les rapports entre elle et son mari, Jean, sont loin d’être satisfaisants, qu’elle est malheureuse, qu’elle ne se connaît pas. Sa quête de savoir ce que c’est que l’amour servira de moteur de l’action de la pièce en entier. Le premier jour de leurs vacances au bord de la mer en Irlande Jean découvre un cadavre sur la grève. Sur-le-champ, Simone veut partager cette rencontre extraordinaire avec lui, ce qui ne lui plaît pas. La pièce commence par une longue série de questions qui mettent en évidence la solitude de Simone, son trouble, le besoin urgent qu’elle ressent de connaître la morte, d’extirper cette femme mystérieuse d’entre les pensées et les émotions exclusives de son mari taciturne:

« Un cadavre?/ Un cadavre de quoi?/ Un cadavre de qui?/ Où?/ […] Un homme ou une femme?/ […] Est-ce qu’elle était belle, douce, blanche?/ Es-tu triste, bouleversé, apeuré, écœuré?/ Tu ne veux rien dire?/ Pourquoi?/ […] M’aimes-tu encore? » (2002:13).

L’action des deux pièces, La chair et autres fragments de l’amour et Lumières, lumières, lumières, a lieu au bord de la mer. L’inconnaissabilité, la liberté, la fluidité, la puissance mouvementée, les marées, le ressac des vagues de la mer servent de toile de fond et de métaphore aux événements et aux rencontres dans la vie des personnages. En plus de la beauté de la mer et de l’appel qu’entendent les personnages, la mer est dangereuse, jusqu’au point de donner la mort. C’est la mer qui donne la mort à Mary et à Madame Ramsay. Les vagues de la mer, comme les vagues de l’amour, occasionnent fréquemment des désirs irréalisables, la douleur, le désespoir. Le rythme des vagues et des marées témoigne, comme des phares, du besoin urgent de ce qu’on appelle l’amour dans toutes ses formes, de la connaissance de soi, et de la reconnaissance de l’autre. Sans l’amour de soi et des autres on risque de perdre son sens de soi et de ce qui est réel dans le monde; on reste incapable d’exercer et de jouir de sa liberté. La voix narrative d’Une voix pour deux de l’auteure et intellectuelle française Marie Cardinal expose toute la complexité de la notion de ce qu’on prend pour l’amour:

« Aimer. Aimer un enfant. Aimer un travail. Aimer un homme. Aimer la musique. Aimer une femme. Aimer une idée. Aimer l’amour. Aimer un livre. S’aimer. Aimer l’autre. Aimer le pot-au-feu. Aimer la mécanique. Aimer nager. Aimer ….. » ( Cardinal. 1978 : 278).

Les deux pièces de de la Chenelière soulèvent la question urgente de ce qu’il faut refuser dans sa vie, surtout les normes et les conventions de sociétés patriarcales, afin de jouir de l’amour qui en assure le sens. Elles sont des explorations des paysages fluides de l’esprit de femmes d’un certain âge. Les deux pièces font fonctionner dramatiquement et théâtralement la gamme énorme et variée des empêchements imposés implacablement dans la vie des femmes, les privant d’autonomie et d’agentivité, quand elles se marient et deviennent mère. Elles se trouvent tiraillées entre la soif de la liberté et de l’amour pour elles-mêmes et l’amour qu’elles éprouvent pour leur époux et leurs enfants.

 

2.        Émergence de réseaux au féminin: une écrivaine reçoit et célèbre l’influence d’écrivaines qui l’ont précédée

Nous savons que les femmes écrivent depuis des siècles et partout dans le monde des poésies, des lettres, des romans, des pièces de théâtre, des essais, des articles. Nous savons également que la grande majorité de leurs textes sont oubliés par les historiens et d’autre spécialistes de la littérature, qu’ils restent dans les archives familiales ou dans les marges de ce qu’on prend pour les grandes lignes de la culture et des connaissances humaines. Parmi les retombées néfastes des pratiques discriminatoires qui mettent systématiquement de côté les textes de femmes il se tapit le silence ubiquiste sur l’histoire littéraire au féminin. Qui saurait indiquer les étapes principales à travers les années, les siècles, les millénaires de l’écriture au féminin? Les quelques écrivaines dont parlent les historiens et les chercheurs sont rangées selon la périodisation mise en place au rythme de l’histoire de la création et des événements masculins, d’où la perception trop fréquente de la non-pertinence et de la mièvre qualité de ce que produisent les artistes femmes. Il est rare que des analyses sérieuses se font de l’influence d’auteures féminines sur celles des générations suivantes. Les auteures figurent trop souvent et encore aujourd’hui comme des îlots peu visités dans le vaste océan du théâtre, de la littérature et, globalement, des arts.

Je suis donc d’avis qu’il est important d’apprécier l’acuité d’esprit, la sensibilité, la créativité et la reconnaissance représentées par l’acte inventif entrepris par Évelyne de la Chenelière en écrivant ces deux pièces de théâtre, La chair et autres fragments de l’amour et Lumières, lumières, lumières, inspirées par des romans de deux auteures du XXe siècle qui l’ont touchée, l’une qui est française et l’autre qui est britannique. De la Chenelière indique à la page titre de La chair et autres fragments de l’amour que ce texte dramatique est « [l]ibrement inspiré du roman Une vie pour deux de Marie Cardinal ». Elle indique également à la page titre de Lumières, lumières, lumières que la pièce est « [l]ibrement inspiré[e] de Vers le phare de Virginia Woolf ». Dans « L’Avant-propos » de La chair et autres fragments de l’amour de la Chenelière réfléchit sur ce qui est pour elle par la création de ces deux pièces « un geste porteur de sens ». Car il s’agit pour elle d’analyser sérieusement et de répondre en tant que femme et artiste à la pensée et à l’esthétique de ces romancières controversées pour lesquelles elle éprouve « [d]es parts de familiarité et [d]es parts d’étrangeté »:

« J’éprouve le désir de fouiller, d’extraire, d’assembler et de répondre […] Ce désir est complexe, car il m’emmène dans une démarche d’écriture que je ne connais pas […] Adapter un roman pour la scène est pour moi un questionnement et une prise de position […] m’emparer d’idées existantes comme matériau d’écriture. Les manger, les digérer, les recycler, dans le sens le plus noble et le plus humble du terme » (7-8).

En jouant sur le titre du livre audacieux de Cardinal Les mots pour le dire, ( Cardinal. 1975), de la Chenelière affirme joyeusement la complicité qu’elle éprouve avec une auteure de qui elle admire au plus haut point « la force et […] la nécessité de l’écriture » (9) et met en lumière la thématique qui les inspire toutes les deux:

« Avec joie […] je me concentre sur les mots d’une autre (pour le dire). Marie Cardinal est obsédée par des thèmes qui me provoquent […]: expérience de la maternité, paysages d’enfance, amour et désamour, nostalgie, féminité, cheminement intérieur, introspection, littérature » (8).

L’exposé fait par de la Chenelière de la façon dont Cardinal l’a influencée capte tous les éléments principaux de La chair et autres fragments de l’amour et aussi de Lumières, lumières, lumières:

« Marie Cardinal a tenté, par son travail d’écrivain et aussi par sa manière de vivre, de réinventer le couple, la famille, la femme, et en particulier la femme intellectuelle, la femme créatrice. Elle a voulu, il me semble, nous libérer des définitions » (9).

Il va sans dire que l’adaptation théâtrale d’Une vie pour deux et de Vers le phare a nécessité des coupures et de grosses transformations. Car ce sont de longs romans denses où figurent de nombreux personnages qui ne sauraient passer à la scène. À certains moments quand la dramaturge a voulu retenir littéralement leurs énoncés, elle les a attribués à l’un ou l’autre des deux ou trois personnages qui vont paraître dans la version scénique. L’enjeu le plus intimidant que de la Chenelière s’est donné dans les deux cas, c’est le remplacement de la narration par des répliques et des dialogues vifs qui forment un texte duquel la théâtralité innovatrice est frappante. Des jeux de mots, des répétitions, des monologues et des dialogues rythmés, des images lumineuses font que le passage de la fiction à la scène est devenu un exploit éblouissant et un enrichissement esthétique des deux côtés, des romans et des textes dramatiques, l’ouverture d’un champ de réflexion au féminin sur la condition humaine.

Une vie pour deux et Vers le phare sont des romans où les agencements subtils des instances de narration occupent une place centrale dans le déroulement de l’histoire, non moins que dans le partage des pensées intimes des personnages, le développement de la thématique, la description de la mer et d’autres éléments de la nature, et la mise en place du contexte sociohistorique. Les textes théâtraux de de la Chenelière – des textes pour le XXIe siècle – n’ont pas la même richesse contextuelle historique. Ils sont dépouillés, lyriques, sobres. Des monologues et certaines longues répliques exercent la fonction narrative jusqu’à un certain point sans sortir du domaine théâtral où la narration entre peu en jeu. En faisant, grâce à des innovations théâtrales surprenantes, des appels à l’imagination, à la sensibilité, et à la mémoire intime, ils arrivent à transporter le lectorat/ l’auditoire dans des domaines où de nouvelles associations, de nouvelles pensées, de nouvelles visions de la vie et de la mort se révèlent concevables. Les explications sont rares.

Malgré toutes leurs ressemblances, les pièces ne sont ni des imitations ni des résumés des romans desquels elles se sont inspirées. L’intérêt artistique, théâtral et intellectuel de de la Chenelière s’est porté exclusivement sur les multiples facteurs qui occasionnent l’angoisse du personnage principal, la femme mariée et mère de plusieurs enfants obligée par des pensées et des doutes intérieurs non sollicités de se poser des questions sur ce que sont l’amour, la vie du couple, la vérité, la réalité, obligée également de regarder en face la mort.

 La femme que de la Chenelière a créée est à la recherche de sa voix authentique tout en étant tiraillée entre la sécurité de la soumission aux normes et aux mythes de la société patriarcale et la tentation de la subversion des règles qui en découlent, entre l’autocensure et l’expression lucide de sa façon de voir le monde qui ne correspond pas aux versions reçues. Comme dans les deux romans, les divers visages des femmes dans les pièces de théâtre de de la Chenelière reflètent la tension et les conflits intimes entre la peur et l’urgence de savoir qui elle est, ce qu’elle ressent, ce qu’elle désire, même si ce savoir et les connaissances qui s’y associent restent nécessairement fragmentaires. Dans les romans de Woolf et Cardinal, comme dans les pièces de théâtre de de la Chenelière, ce qui dérange le fonctionnement des rapports normaux au sein du couple, qui jette un frais éclairage troublant sur ces rapports, et qui précipite ainsi cette mise en question radicale de la connaissance de soi et de la vie du couple est la présence dérangeante d’une troisième personne dans les espaces intimes du couple. Dans La chair et autres fragments de l’amour, cette intruse est un cadavre, Mary; dans Lumières, lumières, lumières l’intruse est la peintre, Lily, qui ne cesse jamais de souligner l’importance de regarder, de voir et de travailler. Ni Mary ni Lily n’est mariée.

 

3.        Les mots pour voir et dire l’amour

L’anecdote autour de laquelle se développe la fiction dans le roman Une vie pour deux de Cardinal et le texte théâtral de de la Chenelière La chair et autres fragments de l’amour est plus ou moins la même: un couple français, marié depuis une vingtaine d’années, passe des vacances au bord de la mer en Irlande. Le jour de leur arrivée Jean, le mari, trouve sur la grève lors d’une marche solitaire le corps d’une femme. Le mystère qui entoure l’histoire de cette femme et la cause de sa mort les incite à écouter attentivement des bribes d’information qui circulent dans le village et à inventer des faits qui, à la fois, créent l’impression de résoudre des aspects du mystère et reflètent leurs propres obsessions, surtout celles de la femme,

Simone. Jean, qui ne manque pas toujours de sympathie mais qui est fasciné par l’intimité sensuelle de cette rencontre avec la mort, participe dans l’invention fictive moins souvent que Simone, qu’il accuse de projeter sur cette morte une version de ses propres inquiétudes, ses malheurs et ses difficultés de vivre. Cette confrontation de plus en plus tendue avec la morte et la mort finit par transformer la perspective de Simone sur l’amour et sur la nature des rapports du couple, par transformer aussi la connaissance de soi de Simone de sorte qu’elle arrive à assumer pleinement son autonomie et sa liberté. À la fin d’Une vie pour deux les mots se prêtent à son projet de se voir comme écrivaine et intellectuelle. Sans se séparer de Jean, elle reste seule pour un temps en Irlande afin de terminer la rédaction du cahier qui a joué un rôle capital au cours des vacances dans sa prise de conscience transformatrice.

 Les indications d’une situation problématique dans les rapports du couple sont évidentes dès les premières répliques de La chair et autres fragments de l’amour: la découverte d’un cadavre, la longue série de questions angoissées que Simone adresse à Jean, l’absence de réponse de la part de Jean, qui se contente de se rappeler sa propre expérience en découvrant le cadavre:

« Je marchais sur la grève » (14) et de repenser à l’agacement qu’il éprouvait envers Simone au moment où il est sorti pour la première fois de la maison de leurs vacances: « Simone range tout, et veut me ranger, moi aussi./ M’enfermer dans son tombeau » (17).

Peu après, le troisième personnage de la pièce apparaît. C’est le cadavre Mary, toujours morte mais présente dans la fiction et en scène comme personne capable de parler, d’agir et d’interagir. Elle aura la fonction de catalyseur dans l’histoire. En se positionnant matériellement au cours de la pièce entre Simone et Jean elle fait éclater la façon de voir l’amour du couple comme Une vie pour deux. Les mythes de l’amour conjugal comme une vie pour deux, véhiculé par tous les mensonges et toutes les notions reçues de l’amour sentimental, construisent la base de structures d’inégalités inéluctables.

La fabrication fictive de la vie passée de Mary et sa présence cadavérique au présent, réussit par l’imposition corporelle du personnage dans les espaces les plus intimes du couple à contester radicalement ces mythes et à provoquer la prise de conscience de Simone. Simone finit par se rendre compte que le sentiment et l’expression de l’amour qui ne déçoit pas trouvent leur puissance dans la liberté, la lucidité, et l’autonomie d’individus indépendants et responsables. Elle s’adresse directement à la fin de la pièce au titre ironique du roman de Cardinal afin d’en révéler ses qualités dangereusement illusoires de ce titre et de cette façon de voir l’amour: :

« Je dis mon amour/ Autrefois je disais notre vie/ notre vie pour deux/ je disais/ notre mariage […] notre histoire/ notre passé et notre avenir […] mais maintenant je sais qu’une seule vie/ c’est trop peu pour deux » (75).

Mary lance son intervention dans la vie du couple par des paroles à l’intention de Jean qui répète à plusieurs reprises: « Je n’ai pas vu […] » telle ou telle choses sur la grève (17, 18, 20). Mary reprend la remarque de Jean en insistant sur l’importance de regarder sans parti pris ce qui vous entoure et de voir clair:

« Je t’ai dit regarde, Jean,/ regarde comme je suis morte et pourtant pleine de vie./ Regarde […] » (21).

À ce moment au début de l’action, Simone ne se connaît que comme épouse et mère, c’est-à-dire entièrement dépendante de son mari pour son sens d’identité. À cause de cette approche identitaire dérivée, l’élan initial par lequel elle éprouve de la sympathie pour Mary provient initialement du fait qu’elles sont mères, qu’elles connaissent toutes les deux la « fatigue insurmontable » (23) de la maternité. Peu à peu cependant Simone se rend compte du fait qu’elle manque d’indépendance quand elle lance des reproches à Jean qui, lui, n’hésite jamais à exercer sa liberté et ainsi à écouter la voix de ses propres désirs.Elle hurle :

« je me plains d’être disparue en partie

et de regarder ta vie sans moi dans ta vie,

comme un paysage où je ne suis pas,

comme je me plains de regarder ta vie d’où je suis,

derrière la fenêtre, séquestrée entre les murs de la maison

avec les enfants,

comme je me plains d’être ta femme trompée

et d’assister, impuissante, à ton épanouissement sans fin,

oui, tu es comme une fleur qui n’en finirait pas de s’ouvrir, de se déployer,

écœurante de parfum et de couleur » (25)

Simone se sent non seulement isolée par le dynamisme de Jean à cause de sa dépendance de lui, mais aussi invisible et absente dans son existence. Elle est disparue de la vie de Jean et de la sienne. Il lui est nécessaire que Jean la voie, qu’il tienne compte du fait qu’elle est là, une présence humaine. En empruntant le vocabulaire de Mary, elle demande qu’il ouvre ses yeux. Elle a envie de se faire regarder avec amour: « regarde-moi,/ ton regard est une absence,/ regarde-moi,/ vas-tu finir par me voir » (26). Cependant, elle se montre peu à peu de plus en plus lucide à l’égard de l’impact négatif de sa soumission à l’idéal stéréotypé de la famille. L’élan vital s’est éteint. Afin de qualifier la façon dont Simone voit avec regret et colère la détérioration de son état intellectuel et tout ce dont elle s’est privée depuis la naissance du premier bébé, de la Chenelière reproduit presque mot pour mot l’énoncé débité par la voix narrative d’Une vie pour deux pour caractériser Mary: « Elle ne s’ennuyait plus et elle était devenue ennuyeuse » (Une vie pour deux: 258): « Je ne m’ennuie pas,/ je suis devenue ennuyeuse,/ je suis l’ennui » (La chair et autres fragments de l’amour: 48-49).

Selon les informations qui circulent dans le village et les fictions inventées par Simone et Jean, Mary est tombée enceinte au cours de ses rapports avec un homme qu’elle ne savait pas marié. Elle a évité le scandale de sa grossesse en s’exilant à New-York, où son fils est né. Elle a été obligée d’abandonner ses études de médecine, et elle s’est sentie très isolée. Après douze ans elle est retournée en Irlande où le malheur l’attendait. Cardinal et de la Chenelière ont créé par l’alternance des scènes une sorte de parallélisme entre le déroulement des événements dans la vie de Simone et ceux dans la vie de Mary, toutes les deux jeunes mères à qui la pleine jouissance échappe et qui se sentent abandonnées. Les deux femmes se rencontrent directement et échangent des mots vers la fin de la pièce.

 Mary a déjà pris sa place au centre du couple; cette morte dort même au milieu de leur lit. Elle affirme l’intimité de leurs rapports: « nous sommes devenus un trio inséparable./ Une sorte de trinité du désir » (65). Cette rencontre intime atypique des deux femmes précipite la transformation de Simone et sa façon de voir elle-même et ses rapports avec Jean. Mary met en lumière la fonction de catalyseur qu’elle a exercée: « Vous m’inventez, je vous invente en retour […] Je suis celle par qui vous vous découvrez. Je suis votre sort identique » (65).

Cette révélation déclenche une explosion chez Simone qui, se débarrassant de tout ce qui l’opprimait jusqu’à ce moment de l’histoire affirme la réalité et la sensualité de son corps, sa plénitude, sa capacité de penser et de parler:

« Moi, je suis pleine!/ Je suis pleine de chair!/ Je suis pleine d’idées!/ Je suis pleine de mots!/ Je parle! » (65).

 Cette plénitude à de multiples volets lui permettra à la fin de la pièce de comprendre les forces idéologiques négatives qui l’empêchaient de jouir jusqu’ici de sa liberté et de sa vitalité et, en même temps, d’aimer ceux et celles qui lui étaient chers. Elle déclare sans réserve dans sa dernière réplique son amour qui dépasse tout: « Bientôt/ Je ne saurai dire/ que/ mon amour » (77-78).

Avant cette conclusion célébrant la pleine jouissance de la vie, de la Chenelière a intercalé un intervalle, qui n’existe pas du tout dans Une vie pour deux. C’est un moment émouvant qui attire l’attention sur les nombreuses indications biographiques de cette histoire dans le roman et dans la pièce de théâtre. Cet intervalle dramatise l’aphasie de Simone, avatar de Marie Cardinal elle-même, « atteinte par l’aphasie, qui la privait de mots et donc de l’articulation de sa pensée. Cruelle ironie du destin, pour une femmes de lettres, que d’être forcée au mutisme » (« Avant-propos », La Chair et autres fragments de l’amour: 10). Dans sa dernière lettre à Jean, rédigée après avoir perdu la parole, Simone écrit « que la mort de Mary est l’endroit […] d’où nous nous sommes enfin regardés, toi et moi, sous un autre jour. De cet endroit, je t’ai trouvé beau » (70). Les vacances en Irlande sont terminées. Mary se transforme en mouette ou l’un des oiseaux blancs qui ont ponctué depuis le début toutes les étapes de cette histoire théâtrale et poétique: « Mary devient l’oiseau blanc emporté sur l’écume de la mer » (73)[2].

L’aphasie de Simone renforce l’impression qu’un amour puissant s’est manifesté entre elle et Jean, tout en donnant une tournure ironique aux efforts humains de connaître un amour intégral qui dure à jamais. Ce qui reste dans la vie des personnages, ce sont la chair et des fragments de l’amour qui se prêtent à la périlleuse quête des mots et de la signification de la vie.

 

4.        Entre noir et lumières

La pièce de théâtre d’Évelyne de la Chenelière Lumières, lumières, lumières est une réflexion poétique au féminin qui se prête à l’expérimentation théâtrale sur la nature de la réalité et du temps humain personnel et collectif. Comme je l’ai déjà indiqué, c’est un texte « [l]ibrement inspiré de Vers le phare de Virginia Woolf ». C’était tout un enjeu pour la dramaturge d’adapter ce roman où les reportages directs de dialogue sont rares et les nuances de l’expression mises en jeu par la voix narrative à la troisième personne font voir la lumière du phare et entendre la musicalité des vagues qui entourent l’île où se passe l’action.

Les explications et les descriptions sont nombreuses. La plupart des personnages du roman sont écartés dans la pièce, bien que certains, dont le mari et des enfants, soient mentionnés de temps à autre, car ils ont des rôles à jouer dans des scènes rétrospectives. Il ne reste sur scène que deux personnages, des femmes d’un certain âge l’une un peu plus âgée que l’autre: Madame Ramsay, femme mariée et mère de huit enfants et Lily, artiste et femme célibataire. Un troisième personnage qui ne paraît pas sur scène mais qui a une importance thématique, Monsieur Ramsay, jouit d’une certaine présence symbolique au cours du dialogue. À la différence du roman de Woolf, où Madame Ramsay ne figure que dans la première partie, cette femme participe à l’action théâtrale jusqu’à la fin de la pièce.

Comme dans La chair et autres fragments de l’amour, le sujet des rapports peu satisfaisants du couple a une place centrale dans Lumières, lumières, lumières. Monsieur Ramsay est un écrivain tyrannique et égoïste, sujet à des crises de colère, incapable de voir les personnes et les choses qui l’entourent, et entièrement dépendant du dévouement, de la soumission et de la sympathie de sa femme. Après avoir déclaré à Lily sa conviction « que les femmes sont incapables de peindre et incapables d’écrire » (9) et suivant la mort de sa femme, il s’adresse à Lily avec des « yeux de prédateur ». Lily partage avec Madame Ramsay la conviction qui l’effraie que si Madame Ramsay n’était plus là « il m’obligerait, il forcerait mon regard […] il n’a[urait] plus personne à dévorer à part moi, je s[erais] sa seule proie » (31).

La belle Madame Ramsay donne l’impression de ne jamais flancher dans son rôle de mère dévouée et d’épouse soumise. Lily nous révèle cependant les conflits à l’intérieur de cette femme: le trait charmant maternel et social et le trait silencieux impénétrable. Le reportage de ses pensées et celles de Lily nous permettent d’entrer dans l’espace du dedans de cette femme qui ne révèle jamais aux autres ce qu’elle est en train de penser et de ressentir. Elle protège son for intérieur; elle éprouve fréquemment le besoin de s’absenter de façon qui paraît plutôt mystérieuse:

 « Mais où va Madame Ramsay? Elle fait toujours ça. Elle nous quitte brusquement, sans prévenir, comme appelée par une mission secrète » (26).

Madame Ramsay, tiraillée entre son devoir d’épouse et l’absence de sentiments pour son mari, refoule la douleur occasionnée par ses émotions intimes conflictuelles. C’est dans ses monologues intérieurs qu’elle laisse entendre ces pensées rebelles, l’amour qu’elle porte aux enfants qui jouissent dans leur innocence d’une sorte de paradis qui sera perdu quand ils deviennent adultes, ses jugements négatifs du comportement de son mari, ses idées sévères sur ce qui se passe dans le  monde:

« […] pourquoi faut-il que les enfants grandissent! S’ils pouvaient ne jamais grandir! Parce qu’ils ne seront jamais aussi heureux que maintenant […] loin des problèmes éternels dont ils ne savent rien encore, la souffrance, la mort, la pauvreté, l’amour, l’ambition, la solitude, le chômage, le toit qui coule et qu’il faut refaire » (12).

 Madame Ramsay dit à plus d’une reprise qu’elle est contente que personne n’entend ce qu’elle pense: « J’aurai/ pensé Dieu merci, personne ne peut vraiment savoir ce que je pense, personne ne peut voir l’intérieur de mon esprit » (20). En toute complicité mais à l’égard d’autres pensées indiscrètes, Lily fait écho à cette introspection: « j’aurai / pensé Dieu merci, personne ne peut vraiment savoir ce que je pense, personne ne peut voir l’intérieur de mon esprit » (21).

Les deux femmes sont conscientes du rôle inférieur auquel les femmes doivent souscrire. Lily constate la vérité: « Oui, c’est notre rôle. Il existe un code de bonne conduite qui dit que nous devons, devant les propos des hommes, nous montrer bienveillantes et tendres; nous devons complimenter, mentir et acquiescer. C’est comme ça » (22).

À la différence de Simone dans La chair et autres fragments de l’amour, Madame Ramsay n’évolue pas dans ses rapports et ses conversations avec son mari. Elle n’arrive pas, à la manière de Simone, à une nouvelle façon de voir l’amour sur une base de liberté et d’indépendance. Elle reste inchangée et fidèle à elle-même jusqu’à la fin de sa vie. C’est que les thèmes des rapports du couple, du mariage et de la maternité ne représentent qu’un des volets thématiques qui intéressent de la Chenelière dans Lumières, lumières, lumières. L’autre volet est plutôt métaphysique, ouvrant des interrogations sur les irrégularités et les paradoxes du temps humain personnel et collectif et sur la nature de la réalité.

Le rôle de Lily, qui ressemble jusqu’à un certain point structural au rôle de Mary comme troisième axe des rapports du couple dans La chair et autres fragments de l’amour, n’est pas celui d’occasionner un schisme au sein du couple Ramsay. Elle témoigne du malheur, mais n’en fait rien. Comme Mary elle est plus jeune que la femme mariée. Elle est célibataire et indépendante. Elle est avant tout une artiste et une femme qui pense, une peintre qui tient infailliblement à légitimer et à représenter sur son tableau sa façon de voir. À la différence de Mary, elle n’est pas morte; elle est l’interlocutrice intelligente de Madame Ramsay. L’action dramatique tourne autour de leur dialogue. Aussi, à la différence de La chair et autres fragments de l’amour, le point de départ anecdotique de Lumières, lumières, lumières ne sert pas à lancer une histoire qui se déroule chronologiquement.

 Cette pièce joue avec nos attentes au sujet du temps, introduisant ainsi des interrogations sérieuses au sujet de ces attentes et mettant en lumière la façon dont nos espoirs, émotions, nos expériences, nos souvenirs, notre imagination, nos regrets, et notre mémoire dérangent le déroulement régulier du temps, créant ainsi le domaine embrouillé du temps humain. L’action dramatique de Lumières, lumières, lumières se construit sur des monologues et des dialogues entre Lily et Madame Ramsay agencés selon la logique et les vagues de ce temps variable et non selon l’ordre du temps régulier.

Lily, seule et dans le noir quand Lumières, lumières, lumières commence, annonce la situation cataclysmique où elle se trouve:

« C’est fini./ Tout est fini./ Il n’y a plus rien./ Tout est vide ici./ Un excès de vide./ Je ne ressens rien » (7).

 Elle est à un moment historique que représente la dernière partie de Vers le phare. C’est un moment après la première guerre mondiale. La maison de la famille Ramsay où elle avait passé des jours agréables avec d’autres personnes dix ans auparavant tombe en ruines. Deux des enfants et Madame Ramsay sont morts:

 « Une nuit. Une petite nuit de dix ans. Et plus personne. Hier il y avait la maison pleine de gens, de chaises, de vaisselle. Maintenant les hirondelles, les petits rongeurs et les crapauds se faufilent entre la porcelaine brisée et les livres moisis » (7).

Madame Ramsay, dans la lumière, apparaît immédiatement et prend la parole. Elle est, paradoxalement, dans cet autre moment temporel, celui d’il y a dix ans avant le cataclysme dans la vie de la famille Ramsay et avant la guerre. C’est le moment où commence le roman de Woolf. Cet alternance de l’éclairage qui illumine la conversation improbable entre deux femmes séparées par dix ans d’histoire et par la mort de l’une d’elles est la première indication au lectorat/ à l’auditoire que l’auteure de Lumières, lumières, lumières va se servir de ce procédé jusqu’à la fin de la pièce afin de mettre en évidence la thématique de la difficulté de savoir ce qui est réel, de voir clair, et aussi de s’adapter au temps humain, qui ne saurait jamais être purement linéaire.

Cette thématique complexe, intimement associée aux caprices et aux fluctuations de la perception, se développe à travers Lumières, lumières, lumières sur des plans anecdotique, théâtral, conceptuel, et imaginaire, tout en montrant la nature insaisissable et douteuse de certitudes sur le passé, le présent et l’avenir, le temps qu’il fait ou fera, la réalité. L’intitulé de chacune des trois parties de la pièce souligne que le jeu du temps s’étendra jusqu’au temps des verbes: « le présent de l’indicatif » (7), « le futur antérieur » (17), « le conditionnel » (27).

Dans Vers le phare Madame Ramsay ne paraît pas dans les deuxième et troisième parties, puisqu’elle est déjà morte. Son rôle au centre du roman se poursuit uniquement dans la conscience de son absence et les souvenirs des autres. Dans Lumières, lumières, lumières cette morte est matériellement ressuscitée de la même façon que Mary dans La chair et autres fragments de l’amour pour devenir un personnage en scène. Lily et Madame Ramsay sont donc en mesure de poursuivre leur conversation à travers la fosse de dix ans et celle entre la vie et la mort. Elles abordent au présent des questions au sujet de la réalité en jouant avec le passé de leurs souvenirs et le futur antérieur afin d’avoir la multiple perspective sur les choses offerte par ces temps verbaux et afin aussi de mettre en évidence l’absence de certitude en ce qui concerne la permanence des choses:

« Andrew [le fils de Madame Ramsay] s’est servi de cette simple table pour me faire comprendre. Vous voyez cette table, m’a-t-il demandé. Oui je la vois … […] donc elle existe […] Quittez la pièce, et demandez-vous si cette table existe toujours. […] Il y aura eu la table […] Donc, la Table d’Andrew aura été » (19).

 Pour Madame Ramsay le futur antérieur « est un temps parfait, un temps où l’on peut tout à la fois projeter et se souvenir, un temps comme une vague […] comme un ressac » (20).

La dernière scène de Lumières, lumières, lumières ne ressemble pas à la dernière scène de La chair et autres fragments de l’amour, où le dialogue entre les deux membres du couple mène à la prise de conscience par Simone que des perspectives sur l’amour autres que celles que la société bourgeoise considère normales et nécessaires s’accommodent de façon joyeuse et créative de la liberté intellectuelle, sensuelle et sexuelle de la femme.

La dernière scène de Lumières, lumières, lumières ne ressemble pas non plus à la dernière partie du roman de Woolf Vers le phare, car cette partie du roman, qui poursuit le cours du temps linéaire, a lieu après la mort de Madame Ramsay. Ce sont le mari et deux des enfants qui font difficilement la traversée au phare sous le regard de Lily, tous les trois dix ans plus âgés. La dernière scène de Lumières, lumières, lumières est entièrement originale, d’abord parce que Madame Ramsay est toujours là en scène avec Lily. Le moment historique de la scène manque de clarté puisque, Madame Ramsay, toujours en vie fait des commentaires et exprime des sentiments au sujet d’événements qui ont suivi sa mort, comme, par exemple, la mort de son fils dans la guerre et la visite de son fils James et Monsieur Ramsay au phare. Ce brouillage du temps historique reflète et rehausse le brouillage ontologique. Qu’est-ce qui est réel? Est-il possible de savoir sans aucun doute ce qui est réel? Ce qui est vrai? Dans cette dernière scène, intitulé « Le Phare (le conditionnel) », Lily et Madame Ramsay introduisent et se servent de l’expérience du doute dans un échange qui fait penser à une scène de Beckett:

Madame Ramsay.—Pourquoi parlez-vous au conditionnel ?

Lily.—Parce que je ne suis pas certaine.

Madame Ramsay.—Vous n’êtes pas certaine …

Lily.—Je doute. Vous devriez essayer.

Madame Ramsay.—Essayer quoi ?

Lily.—Le mode conditionnel. C’est moins compromettant. C’est le potentiel, l’hypothétique. Ça pourrait être vrai, mais ça pourrait ne pas l’être.

Madame Ramsay.—Ce n’est pas certain.

Lily.—Voilà, c’est flou.

Madame Ramsay.—On ne sait pas.

Lily.—On suppose.

Madame Ramsay.—C’est envisageable.

Lily.—C’est possible.

Madame Ramsay.—C’est concevable. (29)

Ce mode conditionnel et le futur antérieur leur permettent d’exprimer leurs regrets et de revisiter dans leur imagination quelques-uns des événements catastrophiques des dix dernières années afin de savoir si – si on avait la possibilité de prendre d’autres décisions, d’agir différemment au cours de cette décennie – la situation au présent serait différente, et qu’on serait en mesure d’envisager autrement l’avenir:

« Si seulement il n’y avait pas eu la guerre … nous aurions pu sauver nos enfants […] Andrew, s’il pouvait m’être rendu, j’en prendrais si grand soin, si grand soin … »; « Tout recommencerait. Vous feriez la lecture à James, tout en jetant des regards par la fenêtre, vers le Phare » (30).

 Les paroles des personnages font comprendre qu’on peut certainement douter que les résultats auraient été différents, qu’on aurait vu plus clair. Néanmoins, le mode conditionnel, le doute, le brouillage des perspectives mettent fin à toute certitude simpliste et autoritaire, malgré l’évidence au contraire. La dernière réplique de Madame Ramsay, par laquelle Lumières, lumières, lumières se termine, laisse ouvertes la possibilité et l’urgence de l’espoir quand on se trouve dans le noir mais néanmoins sur le point d’aborder demain: « Peut-être qu’il fera beau » (34). Cette réplique rassurante mais douteuse fait écho aux paroles qu’offre Madame Ramsay au début de la pièce à son fils qui désire tellement aller au Phare, malgré l’insistance de son père qu’il ne fera pas beau.

Au cours de cette dernière scène de Lumières, lumières, lumières de la Chenelière attire l’attention sur les éléments tirés de la vie de Virginia Woolf dans Vers le phare. Par de subtiles mentions des images et des thèmes de la pièce et l’entrée dans des pensées on ne peut plus intimes de Madame Ramsay, elle évoque le suicide de Woolf:

« Enfin. Il me semble que tout le jour j’ai attendu la nuit. Toute la journée je l’ai désirée follement, mon absence au monde. Je n’ai pas sommeil. Je ne veux pas dormir. Je veux plonger dans le noir et le silence, dans la fêlure du temps où plus rien n’existe, où plus rien ne m’appelle. Enfin. Je marche, seule, sur la plage. Je choisis les plus beaux galets, les plus ronds, les plus lisses, je remplis mes poches de leur poids, et j’avance vers le Phare. Je marche dans son rayon.

 

5.        L’écriture au féminin au XXIe siècle – vers une symphonie de voix

Ces pièces de théâtre récentes de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière, La chair et autres fragments de l’amour et Lumières, lumières, lumières ont été reçues avec un enthousiasme extraordinaire par la critique et par les publics de Montréal et d’ailleurs lors de leur création scénique respective à l’Espace Go de Montréal. Ce sont deux textes dramatiques au féminin dont l’originalité théâtrale et thématique est frappante. De la Chenelière y développe des thématiques composées de l’amour (surtout les rapports du couple et l’amour maternel), la créativité, la liberté, la mort, la réalité, le temps humain, le désir, la douleur et la perte dans des paysages où la magie de la mer et des mots s’exerce partout.

Ces pièces ne représentent pas la naissance d’un théâtre féministe au Québec. Car le féminisme au théâtre existe depuis les années 1960, et de façon hautement visible depuis les années 1970 et la fondation du Théâtre expérimental des femmes en 1979 par Pol Pelletier, Louise Laprade et Nicole Lecavalier. L’Espace GO est la continuation de cette belle initiative. Ce théâtre poursuit son cours sous la direction artistique de Ginette Noiseux.

Néanmoins, ces pièces de de la Chenelière représentent à mon avis une nouvelle étape encourageante. Ce sont en premier lieu des pièces de théâtre brillantes, où une réflexion intellectuelle se tisse finement dans les fils de langages poétiques délicats. Elles sont en plus des écrits qui affirment et célèbrent les œuvres de celles qui les ont précédées et qui ont ouverts des pistes. Ces démarches de de la Chenelière laisse espérer que nous verrons des corpus au féminin qui encourageront des études comparées sur toutes sortes de bases et aussi l’émergence d’historiques du théâtre et de tous les genres littéraires consacrés aux écrivaines du passé et du présent, d’ici et d’ailleurs.

 

Réferences:

Évelyne de la Chenelière. 2015. Lumières, lumières, lumières. Montréal: Éditions théâtrales

___________________. 2012. La chair et autres fragments de l’amour. Montréal: Leméac Éditeur

Marie Cardinal. 1978. Une vie pour deux. Paris: Éditions L’Étincelle:

Virginia Woolf. 1925. To the Lighthouse. Londres: Hogarth Press. Tr. Françoise Pellan. 1996. Vers le phare. Paris: Gallimard)

 

 

Note biographique

Louise H. Forsyth est professeure titulaire émérite, adjointe à la recherche (Université de la Saskatchewan et de Calgary). Domaines de spcialisation : la dramaturgie et la poésie des femmes québécoises, la dramaturgie fransaskoise, la traduction/ la traductologie. Elle a préparé les trois volumes de l’Anthology of Québec Women’s Plays in English Translation (2006, 2008, 2010) (texte intégral de 28 pièces), Nicole Brossard. Essays on her Works (2005), et Mobility of Light. The Poetry of Nicole Brossard (2009), qui contiennent ses articles et traductions. Elle a publié récemment la traduction de deux pièces de Françoise Loranger (les premières traductions en anglais des pièces de cette grande dramaturge). Postes administratifs : Directrice de département (Western 1982-1987), Doyenne des études supérieures et de la recherche (Saskatchewan 1991-1996), Présidente de la Fédération canadienne des sciences humaines (1998-2000).


[1] À partir de la première citation ou mention d’un livre, dans les cas où le nom de l’auteure et le titre de l’ouvrage sont déjà indiqués dans le texte, je ne donnerai entre parenthèses que la page où l’extrait se trouve.

[2] Mary, bouleversée au moment de se rendre compte qu’elle est enceinte et se posant des questions sur la nature de l’amour, cite quelques vers du poème célèbre de l’écrivain irlandais William Butler Yeats, “The White Birds”: « Je voudrais que nous soyons, mon amour, des oiseaux blancs sur l’écume de la mer […] Je suis hanté par des îles sans nombre, et par les rivages de Dana,/ Où nous serions oubliés du Temps, épargnés par la Douleur,/ Éloignés de la rose et du lys et du tourment des flammes,/ Si nous étions des oiseaux blancs, mon amour, emportés sur l’écume de la mer. » (34).

labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016