labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016

 

La bioéthique dans une perspective de genre.

Luisella Battaglia

Résumé:

Le point de vue de la différence de genre veut montrer tout d’abord comment la perspective de la neutralité déclarée, asexuée,  est un obstacle à une meilleure compréhension des questions clés de la bioéthique qui nécessitent d’une prise en charge de l’identité sexuelle, comprise non pas comme un attribut marginal mais comme un facteur décisif.  Dans le cadre de la bioéthique médicale, le féminisme libéral a souligné l'importance de la catégorie des droits pour répondre aux nouvelles questions soulevées par les technosciences ; le féminisme radical, à son tour, a étudié en particulier les dangers associés à l'utilisation des biotechnologies pour la liberté des femmes, en introduisant un élément de fort soupçon sur les risque potentiels liés à leur emploi ; le féminisme culturel, enfin, a introduit le paradigme éthique  du soin  - conçu comme un modèle alternatif ou, plus souvent, complémentaire à celui des droits - exerçant ainsi une influence profonde et novatrice dans ce champ d’étude.

Mots-clés: bioéthique, féminisme, droits, soins

 

On a souligné à plusieurs reprises l’absence d’une perspective de genre en bioéthique. Parmi ses causes on peut énumérer le déductivisme d'une bioéthique fondée sur des principes absolus et donc réticente à considérer l'importance du contexte, de la situation dans laquelle l'action morale a lieu; la prédominance de l'individualisme libéral qui met l'accent sur les droits au détriment de la responsabilité et `du soin´; la connexion des débats bioéthiques avec les lieux du pouvoir - comme les comités nationaux - dans lesquels les femmes ne sont pas suffisamment représentées.

 Mais peut-on parler d’une bioéthique dans la perspective du genre ? Et quelles sont ses caractéristiques et ses axes de recherche? Mon intention n’est pas celle d’ exposer une sorte de ‘carte’ des recherches effectuées par les femmes dans le domaine de la bioéthique au cours des dernières décennies, mais de signaler quelques lignes d’enquête dans le cadre de la bioéthique médicale - qui concerne les questions fondamentales d’«entrée» et de  «sortie» de la vie : la naissance, la santé et la mort.

 Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de distinguer, dès le départ, une bioéthique «féminine» - en mettant l'accent sur les caractéristiques spécifiques des femmes – leur talents, leurs compétences et aptitudes - et une  bioéthique «féministe» inspirée par un objectif politique primaire - la libération des femmes de l'oppression masculine ou, positivement, la conquête et l'acquisition du pouvoir par les femmes.

On devrait enfin s’interroger sur l’expression « la voix morale des femmes".

Mon impression est que cette voix est très diversifiée et ne peut, en aucun cas, être identifiée avec un seul point de vue qui se prétend unifiant, ce qui supposerait  l'existence d'un point de vue commun sur la morale. C’est pourquoi je préfère utiliser l'expression «les voix morales des femmes» pour illustrer leurs contributions, orientées différemment, à la bioéthique.

Puisque nous vivons dans une époque marquée par la pensée et la pratique de la différence sexuelle, la recherche semble être inséparable de la réflexion préliminaire sur le sens à donner à ce concept. Le point de vue de la différence de genre veut montrer tout d’abord comment la perspective de la neutralité déclarée, asexuée, fruit d’une anthropologie égalitaire et soutenue par l'imitation des scientifiques, est un obstacle à une meilleure compréhension des questions clés de la bioéthique qui nécessitent d’une prise en charge, d’une reconnaissance de l’identité sexuelle, comprise non pas comme un attribut marginal mais comme un facteur décisif.

La bioéthique de genre découle, donc, de la prise de conscience de l'écart entre un appareil théorique doctrinal, fidèle à une neutralité déclarée, et la réalité sexuée, prise dans sa variété irréductible. C’est donc l'échange complexe entre la vie et la morale que les féministes veulent étudier, à partir de l'expérience des femmes, avec l'objectif spécifique de contribuer à la lutte contre toutes les formes d'oppression et d'injustice, à partir de la représentation même de l'humain.

Conquérir une perspective de genre en bioéthique   signifie donc lutter contre l'idée d'une personne inexistante, dépourvue de ces déterminations importantes, de ces traits – sexe, âge, etc.- qui en définissent la condition et le statut. L'un des principaux objectifs de la pensée féministe en bioéthique a eu, dès le début, le propos de mettre en évidence les questions du pouvoir (pouvoir, par exemple, dans les choix en matière de reproduction, santé, etc. et donc de dénoncer l'oppression subie par les femmes. Dans ce contexte, on peut situer les instances de démocratisation de la bioéthique et la recherche de nouvelles formes de consultation et de sensibilisation.

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Suivant Rosemary Tong (1997) on peut parler d'approches féministes basées sur le « soin » (care) ou sur le « pouvoir ». L'existence de différentes approches féministes à la bioéthique ne signifie pas, cependant, l'absence d'un tronc commun, étant donné que les deux approches convergent souvent. Le but ultime de l'éthique féministe du soin devrait être, en fait, de créer les conditions qui donnent le pouvoir à toutes les femmes et de veiller à la justice.

Susan Wolf (1996) a noté, en particulier, que le débat bioéthique en médecine se produit trop souvent sur un patient qui n'existe pas, un patient « générique ». On n'a donné, à son avis, aucune attention à la façon dont les différences entre les patients peuvent introduire des changements importants. Mais surtout, parmi d'autres facteurs, le genre mérite une analyse approfondie.

Wolf traite spécifiquement la question de l'euthanasie. Le genre a-t-il une influence sur cette question?  Les femmes vivent toujours dans une société sexiste qui dévalue en particulier les vieilles malades. À quels types d'effets concernant le genre, peut-on s’attendre ? Dans son analyse de la société américaine, Wolf constate un pourcentage plus élevé de femmes que d'hommes qui meurent à l’aide du suicide assisté.

Les différences de genre peuvent, à son avis, se traduire par des demandes de suicide assisté ou pro-euthanasie motivées par différentes raisons entre les hommes et les femmes. Wolf, en particulier, fait référence à des raisons telles que l'incidence plus élevée de la dépression, de la pauvreté, des soins médicaux mineurs pour les femmes, mais aussi à la force des images persistantes du sexisme qui mettent en valeur, à travers la longue histoire des femmes, la morale du sacrifice et le thème de l’abnégation. Les demandes féminines d'euthanasie pourraient alors être entendues, surtout, comme une demande d'aide et une tentative d'échapper à une situation oppressive.

 Enfin le genre pourrait affecter non seulement le patient mais aussi le médecin et ses réactions. Le médecin peut en effet répondre différemment aux demandes en raison de ses propres stéréotypes,  correspondant aux images conventionnelles des femmes comme des êtres émotionnels, plutôt que rationnels etc.

Selon l'argument avancé par Wolf, qui fait référence à la recherche de Carol Gilligan (1892) In a different Voice, l'approche traditionnelle basée sur le paradigme des droits et l'autodétermination est insuffisante, car elle ne parvient pas à considérer le contexte. Sa proposition est celle d'une éthique du soin fondée sur les principes ( Principled Caring ) en vue d’une intégration plus appropriée entre les droits et le soin.

 Malgré le large éventail de points de vue et des perspectives différentes - visible, par exemple, entre les féminismes-- libéral, radical, socialiste, culturel --il semble possible d'identifier des thèmes communs  dans la reconnaissance et la dénonciation de l'oppression dont les femmes font l'objet et la nécessité de combattre cette oppression dans toutes ses formes.

Selon Susan Sherwin (1998), le but de la bioéthique féministe est de mettre en évidence la question du genre, trop souvent négligée sinon ignorée, et par conséquent, de dénoncer et combattre toutes les formes d'oppression contre les femmes. Il s’agit de montrer l’importance des intérêts explicitement féministes dans les études bioéthiques et d’offrir quelques suggestions sur la façon dont les lignes de recherche pourraient être modifiées pour devenir plus compatibles avec certains objectifs moraux du féminisme.

 À son avis, il convient de procéder à une évaluation de la bioéthique féministe en envisageant certaines des critiques que les théoriciennes féministes ont adressées aux conceptions dominantes de l'éthique traditionnelle. La référence la plus directe est celle faite à l'éthique du soin (care), qui exprimerait l'approche féminine au raisonnement moral. C´est précisément contre cette vision que de nombreuses féministes ont exprimé des réserves, en soulevant des doutes en particulier sur le soin, qui peut être considéré comme un élément central de la pensée et de la pratique féminine mais qui, à la fois, pourrait jouer un rôle oppressif dans une société encore dominée par les préjugés sexistes.

 En ce qui conceerne la bioéthique féminine – qui est inspirée par un archétype de la féminité fondé sur la reconnaissance et l'appréciation des pratiques réelles et morales du soin, considérées comme  expériences uniques des femmes - la bioéthique féministe adresse sa critique aux pratiques et aux institutions qui sont considérées comme la cause de leur oppression et déclare un fort engagement envers la justice sociale pour tous les opprimés, reprenant donc la perspective politique générale du féminisme.

La réponse féministe, selon Sherwin (1998(, vient de la croyance que l'attention devrait être accordée au rôle joué par l'oppression  dans les pratiques faisant l'objet d'une évaluation éthique.  Pour cette raison, dans une perspective féministe, le débat éthique doit considérer les relations politiques et de pouvoir de tous ceux qui sont impliqués ou affectés par les facteurs en jeu. Les questions du domaine et de l'oppression émergent, donc, en tant que  thèmes cruciaux de l'analyse éthique féministe.

Ce que nous devons poser au centre de l’attention est quel genre de personne peut bénéficier de nos choix et quelles actions peuvent aider les opprimés. Une perspective, donc, ouvertement politique qui correspond bien au caractère militant du féminisme. Le critère recommandé pour une évaluation bioéthique des différentes pratiques-- l'euthanasie, l'avortement, les nouvelles technologies de reproduction, etc. - est l'efficacité de la règle proposée dans la lutte contre l'oppression.

 Parmi les contributions que l'éthique féministe  serait susceptible de fournir à la bioéthique on pourrait signaler les interprétations critiques de certains concepts clés de l’éthique- tels que l'autonomie, la justice etc.- pour en montrer les ambiguïtés, les côtés sombres, la problématique souterraine.

 Le réexamen de la notion d'autonomie est fondé tout d'abord sur le rejet de l'individualisme. Une critique de la vision de l'individu comme une entité abstraite, entièrement isolée du contexte social, émotionnel, relationnel est avancée, par exemple, par Annette Baier (1984) qui propose le concept de «seconde personne» pour décrire l'être humain comme le résultat d'un travail très complexe  pratiqué par d'autres personnes pour sa socialisation. Le sens de nous-mêmes est en grande partie le produit de notre histoire sociale et des circonstances de notre vie.

Virginia Held (1993), à son tour, remarque que le concept d'autonomie est souvent utilisé, dans la pratique, pour couvrir les intérêts et protéger les privilèges des classes  au pouvoir au détriment des membres les plus défavorisés de la société. Entre autres, Iris Marion Iris Young(1990) souligne le caractère potentiel d'exclusion d'un concept attribué uniquement aux personnes qui sont reconnues comme `rationnelles´. La rationalité aurait été «construite» historiquement selon un modèle strict et schématique qui exclurait les enfants, les femmes et les membres d'autres groupes opprimés - comme l´a aussi indiqué  Geneviève Lloyd( 1984). Ceux qui sont déclarés ou jugés « non rationnels » sont tout simplement relégués hors du discours relatif à l'autonomie et donc, des droits de la citoyenneté.

 Dans ce contexte, suivant la même ligne de pensée, la manière traditionnelle de concevoir la notion de justice fait également objet de critique. Susan Moller Okin (1989), par exemple, a montré comment la théorie de Rawls ne tient pas compte des différences notables telles que le genre, et comment, en général, les philosophes ont soutenu que la justice appartient uniquement à la sphère publique, sans tenir compte de toutes les injustices qui affectent la vie privée et familiale.
  Iris Marion Young (1990), à son tour, a constaté que les conceptions philosophiques de la justice ont traité principalement le modèle de distribution, ne tenant pas suffisamment compte du système dans lequel les marchandises sont distribuées.

 D'où la nécessité d'un droit «genré» qui respecte et valorise les particularités sexuelles et culturelles, l'expérience et la pensée  des femmes, pour une remise en question de la définition positive du droit, en particulier de la tradition la plus rigide du positivisme juridique. Parmi de  nombreuses réflexions féministes sur la bioéthique, il voit émerger avec force la nécessité de réunir les instances du droit et celles de la morale en vue de l'élaboration de règles équitables pour l'affirmation de nouveaux droits et la promotion de la dignité, de l'intégrité et des besoins fondamentaux de chaque être. Puisque le féminisme suggère que les théories éthiques doivent être testées en fonction de leur capacité à lutter contre l'oppression, l’appel pour la justice mis en œuvre en matière de bioéthique se montre explicitement sensible à toutes les formes d'injustice. Les questions de justice sont donc abordées d'une manière globale, dans leur complexité, et la lutte couvre potentiellement toutes les formes de discrimination -du racisme au sexisme jusqu'au spécisme.

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Selon Susan Sherwin (1998), une bioéthique féministe a commencé à émerger comme une approche définie dont la principale caractéristique est l'intérêt critique qui capte les aspects des pratiques oppressives  de l'organisation médicale. Il existe une littérature féministe portant sur le rôle de la médecine dans l'oppression des femmes - en particulier des plus pauvres et des minorités ethniques - un thème auquel la bioéthique `standard´ a consacré très peu d'attention. On a mis en évidence le phénomène de la médicalisation croissante de la vie, en particulier pour les femmes, c’est-à-dire comment les médecins ont pris le contrôle sur tous les aspects de la vie reproductive des femmes, depuis la puberté jusqu’ à la ménopause, les encourageant à considérer leur corps comme un objet à surveiller, en imposant une croissance significative de la nécessité des avis médicaux.

 L'effet de ce «monopole» entrave les services de santé gérés par les femmes et finit par discréditer ces formes alternatives de soins comme ceux offerts par les sages-femmes. Mais les féministes sont également opposées aux stéréotypes de genre - représentant les femmes comme émotionnelles - qui ont envahi la médecine et influencent les réactions inconscientes des médecins et des professionnels de la santé dans leurs relations avec les patientes.

Il en ressort une question de grande importance, même si jusqu'à présent elle n´a pas été suffisamment prise en compte: celle des abus sexuels, subis parfois par les patientes lors des visites médicales. Il s’agit d'enquêter sur les raisons et les conditions qui rendent la relation entre les médecins et les femmes particulièrement vulnérables  aux abus de pouvoir, afin qu'elles puissent les dénoncer et les combattre efficacement.

On analyse aussi le contexte social du système de  santé, afin de remettre en question la légitimité même de son organisation hiérarchique. Les structures existantes –c’est l'argument avancé par Sherwin – voient le pouvoir concentré entre les mains d'un homme d'élite privilégié qui compte sur le service d'un personnel subalterne de femmes se consacrant aux soins infirmiers et qui, à son tour, détient l'autorité sur un autre personnel non professionnalisé, souvent issu de minorités ethniques.

 La centralité de la question du «consentement éclairé» corresponds en bioéthique - selon Sherwin – à la perspective «centraliste» des médecins qui imposent «leur» questions relatives à «leur» vision de la pratique médicale. Les bioéthiciens, à leur tour, acceptent trop souvent le point de vue des médecins dans l'analyse des dilemmes éthiques, en ignorant la plupart du temps les vues des infirmières et du personnel médical, mais surtout, ne prêtent pas assez d'attention aux «voix» des patientes et des membres de la famille qui les assistent.

Encore une fois, il faut souligner que le féminisme n’est pas uniquement intéressé de définir et d´analyser l'oppression, mais il se propose, comme principal objectif, de l'éliminer dans toutes ses formes, de rechercher une meilleure compréhension de la manière dont les femmes peuvent échapper à l'oppression et exercer plus de contrôle sur leur vie et leur santé, à travers le développement de nouveaux modèles de restructuration des relations liées à la pratique des soins.

 Il s´agit, en substance, - résume Sherwin - de changer la perspective de la bioéthique standard, du point de vue des médecins à celui des patientes. Dans cet objectif, il est d'une importance primordiale d´aider les patientes à s`éduquer eux-mêmes: développer à cet effet des structures de soutien, tels que les groupes de Self Help et des consultations communautaires, capables de favoriser le processus d'autonomisation des personnes vulnérables et de promouvoir la démocratisation de la Santé publique.

Mais le féminisme a eu également pour effet d´augmenter le nombre et la variété des sujets mis à l'agenda de la bioéthique. Un exemple, parmi d'autres, est la pratique de la chirurgie esthétique qui devient de plus en plus répandue et qui est encore libre, dépourvu d'un code réglementaire spécifique. L'absence est d'autant plus grave que, selon l'analyse de nombreuses féministes, au lieu de poser des questions morales fondamentales, négligées jusqu'à présent, les femmes subissent un conditionnement culturel fort, une sorte de diktat qui définit les silhouettes et les visages selon un très petit nombre de stéréotypes, ce qui représente une véritable colonisation de leurs corps.

 Dans le cadre de la relation médecin/patiente, --qui ne doit  pas être examinée isolément mais bien en l'insérant dans une dimension sociale et politique globale--les objections traditionnelles faites au paternalisme et partagées par de nombreux bioéthiciens, dénoncent particulièrement le fait que celle-ci renforce la discrimination entre les sexes et les hiérarchies existantes du pouvoir.

 On remarque aussi, d'une part, une moindre propension des féministes à considérer le modèle basé sur l'autonomie comme étant l'option préférée - en raison de la nécessité d'approfondir les questions de fond de la réelle liberté de choix et ses limites qui se trouvent submergées; d'autre part, un fort engagement à rechercher d'autres modèles, par rapport aux obligations contractuelles, tels que, par exemple, ceux inspirés par la relation maternelle ou la relation amicale. Sherwin a inventé à cet effet, le terme `amicalisme 'pour indiquer un type de relation basée sur la confiance, ce qui semble reprendre la vision de l'art médical comme une forme élevée de l'amitié, exposée par Platon dans Lysias.

 Dans la diversité de ces positions, les bioéthiciennes féministes nous invitent à réfléchir sur la «masse cachée» des questions sous-jacentes aux problèmes classiques de la bioéthique - tels que le consentement éclairé - et qui apparaissent, selon l'heureuse expression d'Annette Baier, comme « la pointe de l'iceberg ». C'est un regard motivé par la conviction que cela nous aide à prendre conscience de la nécessité de rechercher des modèles plus flexibles de la relation médecin / patiente, et plus capables d'échapper au contraste entre le paternalisme et le mercantilisme et ainsi de nous donner une vision plus complexe de l'idée d’autonomie.

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On pourrait penser que la bioéthique ait pu ouvrir un débat sur la naissance. Après tout, elle traite les questions d’ <entrée et de sortie de la vie> et la naissance et la mort sont parmi ses principaux thèmes. Mais dans les dictionnaires et encyclopédies bioéthiques la voix «naissance» n´arrive à couvrir que des sujets comme les «nouvelles technologies de reproduction», les «anomalies congénitales», les  «droits et obligations en matière de procréation» etc... questions toutes importantes, mais qui échappent à la question fondamentale: qu’est-ce que la naissance? Quel est le sens que l'être humain donne à cet événement?

On doit particulièrement inscrire au mérite d’Adrienne Rich (1995) , d´avoir souligné que toute vie humaine sur notre planète est «née d’une femme. » La seule expérience unificatrice, incontestable, partagée par les hommes et les femmes est le temps passé dans l'utérus. Cette période se termine par un événement d'intensité physique et mentale extraordinaire--l'accouchement--qui, d'une part, rend visible et manifeste  le lien entre la mère et l´enfant demeuré souterrain, intime et secret pendant la gestation, et d'autre part, révèle la puissance du corps féminin, puissance qui, de l'avis de Rich, a toujours suscité chez l'homme des émotions fortes et contradictoires: admiration et frustration, sentiment de protection, mais aussi envie et rivalité.

Dans le féminisme contemporain, en particulier dans le domaine de la psychanalyse, on dit que l'un des principaux refoulements effectués par notre culture est celui qui soustrait à la femme toute représentation intérieure de la grossesse et de l'accouchement. Quelles en sont alors les conséquences?

 Bien que né d'une femme, l'homme occidental aime à se représenter comme "fils d’un père", inscrit dans une généalogie masculine, n´ayant qu´un passage instrumental par le corps féminin. Il s’agit d’une tendance bien connue, perceptible depuis les textes aristotéliciens, qui exclut les femmes de la génération, en insistant sur leur apport superfétatoire. Puisque Aristote identifie dans le fluide menstruel (katamenia) la cause passive, la contribution des femmes à l'enfant qui va naître est la matière, tandis que la contribution de l'homme- le sperme - est la cause active de sa naissance. Le rôle exprimé par les femmes dans la reproduction biologique est ainsi minimisé.

 Adrienne Rich (1995) constate aussi que, dans les deux domaines culturels qui affectent notre civilisation, la gréco-romaine et la judéo-chrétienne, l'accouchement est banni de l'espace sacré.  Dans l’ Ancien Testament, il est lié au péché ( il y a encore quelques décennies, à la fin du temps puerpéral de quarante jours, les femmes devaient subir une cérémonie de purification).

Dans le sillage de ces réflexions, Virginia Held (1993) soumet à un examen critique la vision de la naissance exposée par Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe, comme étant un simple événement biologique. Pour de Beauvoir, la femme en couches est une "esclave de l'espèce", manifestant plus visiblement son animalité, au lieu de se consacrer, comme l'homme, à la transcendance créatrice de valeurs.

C’est précisément sur le thème de la transcendance que Held pose son argument. À son avis, la naissance, loin d'être principalement biologique, <est un événement spécifiquement humain>: en donnant naissance à un nouvel être, la femme se livre à quelque chose de créatif, de transcendant. Mais en quel sens peut-on parler de transcendance? Il convient de noter qu'il n'y a pas de personne qui soit une simple  réplique biologique d'une autre, mais que chacune est une entité "créée culturellement".

 La création de nouvelles personnes sociales est donc potentiellement la plus innovante de toutes les activités humaines. Mettre au monde un être en mesure de contribuer à la transformation de la culture humaine, cela signifie transcender ce qui existait aupravant.

 C’est ici  que nous arrivons au point crucial qui met en valeur la dimension éthique du fait de procréer. Après avoir revendiqué la signification transcendante (humaine, culturelle) de la procréation, Held(1993) souligne sa profonde vocation éthique: générer est à la fois "soigner", façonner un être, en faire une personne sociale capable à son tour de transcendance.

 La procréation ouvre au soin, au care, activité, bien sûr, féminine et maternelle, mais qui est aussi constitutive de notre humanité. Si la connexion entre la procréation et le soin  ouvre une voie qui se révélera très fructueuse pour la réflexion éthique et philosophique (il suffit de penser aux études de Carol Gilligan (1982) et de Sara Ruddick (1995)) un autre chemin sera parcouru par les féministes qui verront dans la procréation l'émergence d'un véritable paradigme moral, celui d'une éthique de limites.

Alors que dans le premier cas on souligne la connexion de l'idée du soin avec une éthique de la responsabilité, dans le second on met en évidence le lien entre «mettre au monde» et l'apparition de l'idée même de l'auto-limitation. Une fois mis au monde l’enfant, écrit par exemple Silvia Vegetti Finzi (1991), il est particulièrement difficile pour la mère qui l'a gardé en elle-même avec un dévouement sans pareil pour neuf mois de rompre avec lui. Le détachement exige, de  son avis, une forme d'auto-limitation de la puissance  maternelle qui pourrait être considéré comme un paradigme éthique.

La naissance, ainsi retirée de l’ordre de la nature, de la nécessité, du destin, entre dans le royaume de la liberté, du choix, de la responsabilité: la dimension éthique.

D’où l'émergence de questions telles que l'impact des nouvelles façons de procréer  sur la liberté des femmes; la transformation des structures familiales; le développement social et symbolique de la notion d’'infertilité; la formulation controversée d'un éventuel droit à la procréation; la nécessité de politiques sociales plus adéquates qui peuvent promouvoir l'équité pour les personnes nées (v. le phénomène, rapporté par A. Sen, de centaines de millions de femmes disparues (missing women) en raison des processus de sélection qui ont favorisé le sexe mâle à la naissance, un phénomène aggravé aujourd'hui par l’ echographie qui permet de connaitre le sexe du bébé, et  après  pratiquer l'avortement sélectif des fœtus féminins).

Dans ce contexte, un poids particulier revient aux études menées dans le cadre de l’anthropologie et de la psychologie qui mettent l'accent sur la maternité et la migration. Si la maternité est une expérience de transition, une période de vulnérabilité, qui exige l'appui du groupe, devenir mère  dans son propre pays signifie être capable de recevoir la transmission sur la façon d'être  mère  par les femmes de la famille, selon un modèle culturel qui est compatible avec l'image maternelle véhiculée par la société.

Au contraire, devenir mère  dans la migration implique une double vulnérabilité puisque le monde extérieur ne correspond plus aux attentes et semble inconnu et mystérieux; la mère et le groupe de femmes de la famille sont absentes; la confirmation dont aurait besoin la nouvelle mère arrive par des agents de santé qui donnent souvent des messages inappropriés.

Cette situation se traduit chez de nombreuses femmes par un fort sentiment d'insécurité, un état de confusion, qui est à l'origine d'un grand nombre de dépressions post-partum. Devenir mère, pour beaucoup de femmes, est traumatisant, mais, ce qui est plus grave, ce traumatisme peut être transmis d'une génération à l'autre.

Que devrions-nous faire pour réduire la vulnérabilité des mères et pour prévenir celle des enfants? Il semble nécessaire d'approfondir la formation anthropologique (les rites de naissance, les représentations de la conception, de la grossesse, de l'allaitement, etc.) et de se conscientiser de la complexité de la communication interculturelle.

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Quelles sont donc les principales acquisitions mûries par la bioéthique, en adoptant une perspective engendrée par le concept de genre? En résumé:

--on a mis en valeur des questions négligées dans la philosophie morale académique, à partir de celle de la naissance;

--on a donné de l´importance à la pluralité des «voix différentes», que l´on comprend comme  élément de richesse, par opposition à la partialité d'une seule voix asexuée;

--on a démystifié la prétendue neutralité d’une bioéthique qui, en essayant de parler à tout le monde,   ne parle à personne;

--on a entrepris un examen critique des concepts clés de la bioéthique (justice, autonomie, consentement éclairé, etc.) qui a mis en évidence leur polysémie et leur complexité;

--on a fait des recherches approfondies sur la subjectivité relationnelle, qui s´est révélée être constitutive de l'expérience morale et sur le thème de l'altérité qui n’est pas une catégorie générale, mais revoie à une individualité unique, à un ‘autre’ concret;

--on a souligné l´importance du contexte, de la situation existentielle et historique dans laquelle se déroule l'action morale;

--on a approfondi la relation du soin, la responsabilité du care, à travers le dépassement du paradigme contractuel en faveur d’un modèle relationnel.

En général, la critique faite à l'éthique des principes et aux paramètres abstraits de l'éthique philosophique théorique, a conduit à une conception du discours moral comme une construction sociale complexe, liée à la dynamique psychologique, affective et émotionnelle.
Entre les acquisitions les plus significatives de l'éthique de genre, largement inspirée par le thème du soin, nous pourrions indiquer, en conclusion : le réexamen critique des perspectives philosophiques traditionnelles (utilitarisme, contractualisme,  deontologisme etc) et des pratiques telles que le «consentement éclairé» et de ses conditions; la re-signification de notions clés, telles que l'autonomie; l’engagement vers l’humanisation de la médecine; la problématisation de ses concepts fondamentaux (santé, maladie ...)

.Mais c’est surtout la définition d'une nouvelle approche `relationnelle´ qui constitue, à mon avis, un élément très intéressant pour notre réflexion. Dans la bioéthique standard, ce qui prévaut encore est une perspective  fondée sur la conception d'un individu abstrait et indépendant, compris comme un sujet autonome, indépendant de toute relation; pour un tel individu les principes classiques - autonomie, non-malfaisance, benefice, justice - semblent épuiser les considérations pertinentes dans le domaine de la bioéthique, surtout si celle-ci est considérée comme un espace public de résolution des conflits, clairement séparé du contexte privé et personnel. Au contraire, la perspective `relationnelle´ entend développer un cadre de référence théorique plus adapté  à la complexité des questions bioéthiques, à partir du rejet de  tout  solipsisme du sujet vers une conception de la personne qui doit être construite à travers les interactions avec les autres.  D’où la critique faite à l’unilatéralité du paradigme des droits. Le modèle `du soin´ représente donc une proposition faite à des sujets éthiques relationnels, puisque il s’agit d’un modèle inspiré par le concept d´une raison ouverte à la reconnaissance du rôle des sentiments et des émotions dans la vie morale.

 L'analyse des hypothèses sous-jacentes au discours bioéthique standard, la mise en valeur des sentiments et des émotions, l'attention portée sur les différences en opposition à l’universalisme abstrait, ont créé une bioéthique ‘incarnée’, capable de faire face aux « histoires de vie» et prête à répondre aux problèmes réels, et pas seulement aux questions théoriques générales.

 On pourrait rappeler que, selon Annette Baier, les femmes ont un avantage, résultant malgré tout d'un désavantage. À son avis, elles peuvent concevoir une meilleure idée d'un sujet relationnel, à savoir qu'elles sont mieux en mesure de comprendre comment l'identité personnelle est le résultat d'un processus laborieux de construction qui implique le travail des autres et les rapports interpersonnels.

 Pourquoi? La réponse de Baier est que, historiquement, les femmes n'ont pas été pensées comme des sujets autonomes, mais elles ont eté définies sur la base des `relations´ (de parenté, d'appartenance, d’affiliation), c’est-à-dire en tant que «secondes personnes», résultat du travail d'autres personnes sur elles. On pourrait alors se demander si cette perception de soi-même en tant que «seconde personne» n’aurait pas contribué à créer une sensibilité vers tous ceux qui sont historiquement défavorisés, exclus de la citoyenneté, sans droits, ainsi qu’à promouvoir une culture de l'attention pour la différence et pour les identités différentes.

Si l´on affine la réflexion.  «prendre au sérieux les différences» c’est lutter pour l'égalité, mais aussi ne pas négliger le poids et l'incidence que les différences – le sexe, l'âge, le statut, etc. - exercent sur la vie de chacun et, en particulier, des personnes les plus vulnérables.La reconnaissance des différences, à cet égard, a une forte signification morale, c´est l'affirmation d'une éthique exigeante de l'engagement.

En dépit de la grande variété des compétences et des perspectives théoriques exprimées par les féminismes--libéral, radical, socialiste et culturel--, on peut reconnaître certaines caractéristiques communes: tout d’abord, une attention constante donnée à la spécificité des besoins, à la réalité particulière des sujets impliqués, un fort intérêt pour le concret et la vie quotidienne des femmes, mais aussi pour la dimension symbolique (le sens de la corporéité, la valeur de la sphère affective, etc.); enfin, une réflexion critique sur la science, la technologie et l'impact sur la société de la révolution biologique principalement axée sur la notion de limite.

Si - pour ne citer que quelques exemples - le féminisme libéral a souligné l'importance de la catégorie des droits pour répondre aux nouvelles questions soulevées par les technosciences, le féminisme radical, à son tour, a étudié en particulier les dangers associés à l'utilisation des biotechnologies pour la liberté des femmes, en introduisant un élément de fort soupçon sur les risques potentiels liés à leur emploi; le féminisme culturel enfin, a introduit le paradigme éthique  du soin  - conçu comme un modèle alternatif ou, plus souvent, complémentaire à celui des droits - exerçant ainsi une influence profonde et novatrice dans le champ de  la bioéthique médicale.

 

 

Références essentielles

Baier, Annette. 1984. Postures of the Mind: Essays on Mind and Morals, University of Minnesota, Minneapolis.

Battaglia, Luisella. 2009. Bioetica senza dogmi, Soveria Mannelli: Ed. Rubbettino. 

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note biographique

Luisella Battaglia, Professeur de Bioéthique et de Philosophie morale, enseigne à l'Université de Gênes et à l’Université Suor Orsola Benincasa de Naples. Elle a fondé à Gênes, l' Institut Italien de Bioéthique dont elle est directeur scientifique  et fait partie, depuis 1999, du Comité National pour la Bioéthique. Ses publications incluent: Etica e  diritti degli animali (Roma-Bari, Laterza, 1997); Alle origini dell’etica ambientale (Ed. Dedalo, Bari 2002), Bioetica senza dogmi (Ed. Rubbettino, Soveria Mannelli, 2009), Un’etica per il mondo vivente. Questioni di bioetica medica, ambientale, animale (Ed. Carocci, Roma 2011), Potere negato. Approcci di genere al tema delle diseguaglianze, sous la direction de Luisella Battaglia (Ed. Arachne, Milano 2014).

labrys, études féministes/ estudos feministas
janeiro/ junho 2016 - janvier/juillet 2016