labrys, études féministes
août / décembre 2004
numéro 6

 

Adaptation de l’hébergement  :besoins et réalités des lesbiennes âgées.  Des partenaires se répondent

 

Line Chamberland

 

Je vous livre ici quelques réflexions sur une expérience de recherche-action impliquant le Réseau des lesbiennes du Québec ou RLQ, un organisme dont « le mandat est de promouvoir et défendre les droits, les intérêts, la diversité et la culture des lesbiennes »[1], l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes (ARIR), qui coordonne et finance le partenariat[2], et moi-même. Les objectifs  de cette recherche sont de documenter les besoins et les préoccupations des lesbiennes vivant dans des résidences d’habitation privées pour personnes âgées à Montréal, et d’identifier des changements à apporter dans les services résidentiels afin qu’ils répondent aux besoins propres à cette clientèle.

Le projet a débuté au printemps 2001 par une phase de démarrage comprenant une recension des écrits et une familiarisation avec le terrain, ce qui nous a amenées à circonscrire la recherche aux lesbiennes autonomes, à l’exclusion de celles dont l’état de santé est déjà fortement altéré, et aux services résidentiels privés, plutôt qu’aux centres d’hébergement de type hospitalier. La deuxième phase, actuellement en cours, consiste à mener une série d’entrevues auprès de lesbiennes âgées habitant en résidences et auprès d’intervenantes et d’intervenants professionnels qui y travaillent, tout en parachevant la revue de la littérature en fonction des objectifs précisés.

Afin d’appuyer mon interprétation du déroulement de la démarche, j’ai d’abord recueilli le point de vue de la représentante du RLQ et initiatrice du projet puis celui de la travailleuse du Réseau qui collabore à sa réalisation. J’ai aussi transcrit mes propres observations. Les convergences et divergences entre les perceptions de ces trois actrices sont révélatrices des forces et des fragilités de ce partenariat.

Cette recherche-action comporte plusieurs éléments novateurs : tout d’abord, la thématique de recherche, encore peu documentée, en particulier dans les pays francophones. De plus, exception faite des productions des étudiantes des cycles supérieurs, il n’y a eu jusqu’à récemment qu’un petit nombre de recherches sur les lesbiennes ayant été soutenues et financées par ls milieux institutionnels de la recherche féministe au Québec.

Nouveauté également du terrain d’intervention. Avec le vieillissement des générations plus militantes, les interrogations concernant les lesbiennes et les gais âgé-e-s émergent en divers lieux tant au Québec qu’au Canada et aux États-Unis. Du côté des lesbiennes, le sort des plus âgées a fait l’objet de discussions récurrentes lors de rencontres dans les milieux communautaires : questionnements sur l’inactivité et la dispersion de plusieurs militantes de la première heure, ayant maintenant atteint la cinquantaine et plus; inquiétudes quant aux conditions de vie des plus pauvres; appréhensions face à la perspective de se retrouver dans des lieux d’hébergement où nos choix de vie seraient totalement ignorés; projet/rêve d’une résidence pour lesbiennes âgées. Cependant, c’est la première fois que de telles préoccupations se traduisent en une démarche structurée de recherche et d’intervention.

Autre originalité de ce partenariat : l’inclusion d’une chercheure non universitaire, familière avec les problématiques lesbiennes, mais peu expérimentée dans la planification et la supervision de travaux collectifs de recherche[3]. En fait, tant l’organisme que la chercheure sont peu aguerris à la pratique de la recherche-action, ce qui dénote une disponibilité de l’ARIR à s’ouvrir à des partenaires de tous horizons.

Trois facteurs ont assuré une bonne viabilité à ce projet dès son amorce : la convergence des intérêts, l’encadrement fourni par l’ARIR et la confiance réciproque entre les collaboratrices de départ.

Du point de vue du RLQ, l’ARIR offrait des conditions introuvables ailleurs  : du financement, si modeste fut-il; une attitude d’ouverture tant sur le sujet que sur les modalités de la recherche; une formule de partenariat structuré offrant quelque garantie de mener le projet à terme, tout en permettant au groupe d’intervenir sur le déroulement du processus. Une expérience antérieure avait fait prendre conscience à l’organisme des difficultés d’assumer à lui seul la direction d’une recherche. Quant aux autres sources de financement, elles apparaissaient tantôt inaccessibles, tantôt inacceptables, en raison principalement de l’absence de contrôle sur les résultats de la recherche. Autre condition exigée par le RLQ  : que la chercheure soit lesbienne.

Pour ma part, j’avais été sensibilisée, lors de mes recherches de doctorat, aux difficultés que rencontrent les lesbiennes âgées, entre autres l’isolement, l’invisibilité sociale, y compris dans les milieux communautaires, et la quasi perte d’identité lesbienne dont m’avaient parlé certaines d’entre elles. Enseignante dans un collège, je tentais à ce moment-là de renouer avec le milieu de la recherche universitaire et ce projet m’en donnait l’occasion. Avec mon passé de militante féministe et lesbienne, j’adhérais spontanément à la formule de partenariat et j’espérais que le soutien de l’ARIR compenserait mon peu d’expérience dans la supervision d’une recherche. Bref, pour des raisons tantôt partagées, tantôt leur appartenant en propre, les deux partenaires trouvaient leur compte dans ce projet de recherche-action.

Deuxième élément favorable, l’apport de la coordonnatrice de l’ARIR qui fut déterminant lors de l’élaboration des deux devis de recherche, et fort apprécié de part et d’autre. Son expertise dans la recherche-action et ses talents d’animatrice ont grandement facilité la clarification des attentes respectives des partenaires, la formulation d’un cadre commun de référence et sa traduction en une entente écrite. Comme l’a relevé Lyne Kurtzman (1999) dans son mémoire sur les enjeux éthiques de la recherche-action féministe, la rédaction des devis fait partie des moments charnières où s’établissent la confiance et le respect mutuel qui rendent possible une collaboration démocratique.

La coordonnatrice y tient un rôle-clé pour maintenir la qualité de la communication et favoriser l’explicitation des désirs et des exigences des partenaires afin que tous deux se reconnaissent dans l’entente contractuelle conclue et assument leurs rôles respectifs.

Enfin, les attitudes d’écoute, d’ouverture aux idées de l’autre et de souplesse, ont contribué à bâtir la confiance entre l’organisme et la chercheure. Des deux côtés, des compromis se sont avérés nécessaires. De son côté, le RLQ était déçu de ne pouvoir faire profiter davantage l’organisme des retombées économiques de ce projet : toujours à court d’argent, essoufflé par les exigences d’une quête incessante de financement, il aurait souhaité recevoir plus de fonds ou participer à la gestion du projet en échange d’une rétribution. Or la manne n’était pas au rendez-vous : les sommes qui lui ont été versés pour des tâches reliées à la recherche pouvaient contribuer à un dépannage temporaire mais sans véritablement solutionner ses problèmes financiers.

Pour ma part, je voulais m’assurer que l’argent alloué à la recherche soit effectivement consacré à cette fin et de la manière la plus efficace qui soit. C’était là mon rôle en tant que responsable de la qualité scientifique du projet. En outre, étant donné que la recherche féministe est déjà sous financée, et encore plus celle portant sur les lesbiennes, j’estimais qu’il ne fallait pas diluer les fonds disponibles. Par contre, j’agréais à l’idée que la recherche devait en tout premier lieu répondre aux préoccupations sociopolitiques du Réseau, plutôt qu’à mes propres interrogations comme chercheure. Même si les intentions poursuivies à moyen et long terme ne me semblaient pas toujours claires ou réalistes, j’ai accepté les objectifs tels que définis par l’organisme, dont découlait, pour une bonne part, la méthodologie de recherche.

Contrairement à d’autres recherches-actions, ce projet n’est pas issu d’une pratique d’intervention déjà mise en place par un organisme associatif. Le défi à relever est de taille. L’isolement et l’invisibilité sociale des lesbiennes âgées constituent ici des difficultés majeures. Pour une large majorité, les lesbiennes de cette génération ont survécu en dissimulant leur identité sexuelle sauf dans des cercles privés restreints. Le contexte d’une résidence pour personnes âgées n’est aucunement propice à une plus grande ouverture de leur part. Par où débuter pour percer ce milieu? Par une enquête auprès des directeurs, directrices d’établissement comme le voulait la première version du projet soumis par le RLQ? Ce sont des gestionnaires, ils connaissent mal leur clientèle. Par contre, en tant que responsables de la qualité des services, ils devront être interpellés par l’organisme, si ce n’est au début, du moins au terme du processus, afin de leur faire part des améliorations souhaitées.

Commencer par des entrevues avec des lesbiennes vivant en résidences pour personnes âgées? Les démarches entreprises débouchent sur une constat quasi-unanime : personne n’en connaît, ou encore, s’il y a des soupçons, il s’avère impossible d’établir le contact car personne n’est censé savoir. Autre source d’information que nous avons retenue : des intervenant-e-s professionnels sensibles au sort des lesbiennes, de par leur propre orientation sexuelle ou pour toute autre raison. Là encore, il n’est pas facile de les identifier, de les rejoindre et d’obtenir leur collaboration. Conséquemment, le processus de recrutement de participant-e-s à la recherche s’avérera lent et laborieux, ce qui n’ira pas sans susciter des insécurités et des tensions entre les collaboratrices à la recherche.

Ce qui m’amène à parler des problèmes ayant surgi en cours de route. Première complication : la conciliation des agendas de la chercheure et des travailleuses de l’organisme. Mes propres périodes de disponibilité et de surcharge sont dictées par la cadence de l’année scolaire. Le Réseau connaît lui aussi des cycles de travail intense et d’accalmie relative. Ses travailleuses doivent en assurer le fonctionnement quotidien en plus des projets pour lesquels elles sont officiellement embauchées. Enfin, le devis de recherche requiert que chacune des partenaires investisse du temps à certains stades de la démarche, mais ces phases intensives ne coïncident pas. Ainsi, le recrutement en exige beaucoup au début de la recherche, tandis que la rédaction du rapport final mobilise la chercheure en fin de projet. Difficulté de se synchroniser donc, et, au-delà de la gestion du temps, difficulté de trouver un rythme commun qui contribue à fortifier le partenariat.

L’articulation entre les exigences de l’action et celles de la recherche a également constitué une source de tensions. Le groupe souhaite disposer de résultats qu’il pourra présenter comme fiables de façon à rendre son discours crédible; il anticipe même ceux qui lui seront les plus utiles. Par exemple, dans ce cas-ci, le RLQ désire, entre autres, étayer sa dénonciation de l’inadaptation des services actuels et démontrer la nécessité d’une résidence pour lesbiennes âgées. De son côté, la chercheure doit d’abord s’assurer de la validité des conclusions de la recherche, quelles qu’elles soient. La démarche scientifique implique des opérations qui n’apparaissent pas immédiatement utiles pour le groupe, comme la recension des écrits. De même, la collecte des données, à laquelle est associée l’organisme, doit se conformer à des règles, dont celle d’être systématique lors de l’échantillonnage et du déroulement des entrevues. Les collaboratrices du Réseau qui réalisent des tâches liées à la recherche sont alors en situation d’apprentissage et il n’est pas toujours évident de leur faire comprendre la nécessité d’une démarche rigoureuse. La chercheure doit consacrer du temps à leur formation, tout en faisant preuve de diplomatie puisque cet encadrement ne s’effectue pas dans le contexte d’une relation hiérarchique comme c’est le cas pour les étudiantes qu’elle supervise à l’intérieur du même projet.

Par ailleurs, l’accès à un bassin de participantes constitue l’un des avantages les plus appréciables d’un partenariat du point de vue de la chercheure, et presque une condition sine qua non dans le cas de la recherche sur les lesbiennes, puisque celles-ci ne sont pas aisément repérables et se méfient de la recherche universitaire qui les a trop souvent étiquetées comme malades ou déviantes. Dans ce projet-ci, cet avantage ne pouvait se matérialiser rapidement vu les obstacles déjà mentionnés. Toutefois, cette recherche n’aurait pu être même envisagée sans la collaboration de l’organisme partenaire qui a pu obtenir d’un autre bailleur de fonds du financement pour affecter une agente de liaison à cette tâche ardue. En outre, les retombées de la recherche en termes d’action constituent des arguments convaincants auprès des lesbiennes rejointes et contribuent à légitimer la démarche aux yeux des directeurs, directrices d’établissement, et des intervenants professionnels.

Le partage des fonctions de supervision du déroulement de la recherche a également donné lieu à des frictions au sein de l’équipe. L’agente de liaison engagée par l’organisme pour établir des contacts auprès des résidences pour personnes âgées se voyait aussi confier la responsabilité de faire le recrutement de participantes et participants à la recherche et de réaliser les entrevues. Or l’entente de partenariat prévoyait les tâches et responsabilités de chacune, mais non les modalités d’encadrement du travail de l’agente de liaison. Dans les faits, cette dernière jouissait d’une large marge de manœuvre et interprétait petit à petit son mandat de manière à rejoindre des lesbiennes âgées vivant à domicile plutôt qu’en résidence. Cette option la motivait davantage dans son travail mais dérogeait du rôle qui lui avait été confié.

Une certaine confusion s’est installée quant aux responsabilités respectives de la coordonnatrice du RLQ et de la chercheure concernant l’encadrement du travail de l’agente de liaison. De plus, les relations hiérarchiques, de même que la question de l’imputabilité sont fort délicates à l’intérieur de groupes de lesbiennes qui rejettent d’emblée les rapports d’autorité et valorisent l’égalitarisme. Finalement, le projet a été remis sur ses rails suite à des discussions entre toutes les collaboratrices. De nouveau, on a pu constater l’importance cruciale d’une structure formelle d’échange pour rétablir la communication et la confiance entre les partenaires face aux difficultés rencontrées.

Cette expérience constitue pour moi aussi un lieu d’apprentissage en tant que chercheure et partenaire d’un groupe de femmes. J’en retiens que la recherche-action exige à la fois patience et rigueur, autant dans les interactions entre les partenaires que dans la recherche elle-même.

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Références :

KURTZMAN, Lyne. Les enjeux éthiques de la recherche-action féministe, une étude de cas. Mémoire de maîtrise, département des communications, UQAM, mars 1999, 176 pages.

 

Line Chamberland est Professeure du Cégep Maisonneuve et Professeure associée de l´Institut de recherches et d’études féministes -IREF - de l’UQAM


 

[1] Tiré du dépliant du RLQ distribué en août 2002.

[2] Voir notamment le site  : http : //www.unites.uqam.ca/arir/

[3] une sociologue non universitaire bien qu’ayant un statut de professeure associée à l’UQAM dont la portée était jusqu’alors surtout symbolique

 

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août / décembre 2004
numéro 6