labrys, études féministes
août / décembre 2004
numéro 6

Que deviendront nos engagements féministes? ?

Francine Descarries

Il est presque un lieu commun d’affirmer que l’avènement des études et de la recherche féministes, au début des années ’70, puis leur institutionnalisation dans les décennies subséquentes, ont été au Québec, comme dans plusieurs autres pays occidentaux, largement tributaires des analyses critiques et des luttes sociopolitiques du mouvement des femmes.  Il est clair, par ailleurs, que le dynamisme du mouvement des femmes, qui s’exprimait alors au Québec dans une conjoncture sociopolitique au cours de laquelle la modernisation de l’État était l’enjeu principal, a permis à de jeunes universitaires militantes, non seulement de revendiquer leurs droits à un projet professionnel qui plaçait les rapports de sexe au cœur de leurs pratiques académiques, mais encore de défendre une conception de la recherche féministe comme démarche critique et problématique de changement. Convaincues que la recherche féministe devait être entreprise avec une vision et la volonté d’élaborer des stratégies pour atteindre cette vision, plusieurs intellectuelles ou artistes féministes québécoises ont alors assez rapidement associé leurs pratiques de recherche et de création, de même que la production d'un savoir féministe, à un geste concret de militance. Par corollaire, elles ont, pour plusieurs, senti le besoin et la nécessité de maintenir des liens effectifs avec les groupes de femmes.

Pour certaines d’entre nous, dont je suis, cette posture a sans doute été moins difficile à soutenir que pour d’autres puisque l’Université du Québec à Montréal (l’UQAM) a probablement été l’une des premières, voire la première université canadienne, à reconnaître formellement dès les années ’70 sa mission institutionnelle envers les collectivités. Une telle reconnaissance devait permettre, du moins en principe, à certains et certaines professeurs-es de l’UQAM d’intégrer légitimement à leur tâche des activités de formation ou de recherche réalisées en partenariat avec des groupes communautaires, syndicaux ou de femmes (Lizée, 2001), bien que dans les faits les critères utilisés par l’Université pour l’évaluation de son corps professoral, et plus particulièrement sa productivité scientifique, n’aient pas été réellement modifiés pour tenir compte de cette nouvelle façon de faire de la recherche.

Et, si au quotidien, chaque étape, chaque projet a été réalisé avec les « moyens du bord » par des femmes déterminées et imaginatives, alors même que le champ des études féministes demeuraient moins prestigieux que les domaines « lourds », ou considérés socialement prioritaires par nos collègues masculins, il demeure que depuis trois décennies maintenant, des chercheures québécoises dans les universités, mais aussi au gouvernement et dans les centrales syndicales - ou encore à titre de chercheure autonome -, ont choisi, sans pour autant négliger le travail théorique, de résister à l’idée que militance et scientificité étaient incompatibles et ont inscrit dans leurs pratiques scientifiques la recherche action ou la recherche en partenariat comme mode de production de connaissances.

Dès lors, malgré la présence de difficultés et de tensions fort réelles, les pratiques de collaboration ou partenariales qui en ont découlées ont permis, mieux que dans d'autres sociétés, de réduire les clivages qui existent trop souvent entre les chercheures et les militantes des organisations féministes. Un tel rapprochement s'est notamment avéré propice à l'arrimage des préoccupations de recherche des premières aux pratiques et aux besoins des secondes, tout comme il a favorisé les échanges de savoirs entre elles et l’émergence de nouvelles thématiques et formes de recherche sous l’effet de l’interaction.

Ainsi, au fil des décennies, malgré une spécialisation et une formalisation des pratiques des intervenantes au sein des groupes de femmes et des chercheures au sein des universités et des instances gouvernementales, - et malgré également les inévitables tensions liées aux cultures particulières de chacun de ces milieux - le développement du modèle féministe québécois a promu et assuré le maintien de liens dynamiques entre les chercheures et les groupes de femmes, liens qui ont notamment favorisé le développement de différentes approches méthodologiques et stratégies de recherche qui ont d’abord fait place à la parole et aux expériences des femmes, pour ensuite susciter l’émergence d’une pratique d’échanges complémentaires des savoirs entre les partenaires.

Il m’apparaît indéniable que ce rapprochement, de même qu’un lobby soutenu de la part tant des universitaires que des groupes des femmes, est largement responsable de la reconnaissance progressive accordée par les organismes de subvention gouvernementaux à la recherche féministe et à la « recherche en partenariat ». De telle sorte qu’un comité « femmes » existe maintenant au sein du Conseil de la recherche scientifique du Canada (CRSH) et qu’un programme de subvention exclusivement réservé à la recherche en partenariat a maintenant été développé au sein du même organisme : l’objectif visé par ce dernier programme étant d’amener universitaires et organismes de la communauté à travailler – et je cite le document officiel du CRSH -

« en tant que partenaires égaux […] à la création de nouvelles connaissances et de capacités dans des domaines-clés, à mieux préciser les priorités de recherche, à fournir de nouvelles possibilités de formation aux chercheurs et à accroître la mesure dans laquelle la recherche en sciences humaines peut contribuer au développement social, culturel et économique des communautés ».

Certes l’expression « partenariat de recherche » ou encore celle de « recherche en partenariat » évoquent non seulement des expériences de recherche fort diversifiées, mais désignent également des façons de faire et des contextes organisationnels si différents qu’on risque souvent de ne pas s’y retrouver ou d’en confondre les enjeux. Cela étant, dans le milieu féministe québécois, aux yeux de celles qui la pratiquent avec conviction, la recherche en partenariat favorise l’établissement d’une interaction dynamique entre recherches et pratiques, entre recherches et soutien à l’action des groupes communautaires, entre recherches et transformations sociales sur la base d’un échange démocratique des savoirs (Kurtzman, 2001).

Dans cette optique, comme le confirme une étude de Relais-femmes, toutes conviennent que même si celle-ci est exigeante sur le plan humain et sur celui des impératifs universitaires (Deguire, 1996 : 50), la dynamique partenariale évoque une idée de coopération et de mise en commun de compétences et d’intérêts complémentaires. À l’opposé, les critiques les plus virulentes adressées à l’égard de la recherche en partenariat la définissent comme une entreprise semée d’embûches, difficile à mettre en place et à maintenir, sinon comme une vision de l’esprit irréconciliable avec les règles fondamentales de la scientificité. Est-il utile de dire que cette dernière conception traduit essentiellement un préjugé et une représentation étroite de la recherche universitaire, représentation qui découle d’une incapacité à concevoir celle-ci hors d’une définition univoque et préconçue, largement inspirée, voire imposée par le modèle positivisme des sciences expérimentales, et la prise en considération et valorisation par le champ scientifique d’un seul type de production scientifique.

Pour notre part, nous pensons que la recherche féministe militante propose une rupture avec cette vision archaïque de la recherche et du métier de chercheure et que dans sa dimension partenariale (qui est celle où s’actualise davantage la jonction entre militance et recherche), la recherche féministe suppose un nouveau type de rapports entre chercheurs-es et groupes concernés, de même qu’une interaction dialectique constante entre eux; s’appuie sur un partage d’intérêts, de connaissances, et de ressources complémentaires pour favoriser l’émergence et la poursuite d’un projet collectif de recherche mieux arrimé aux besoins des collectivités et à la recherche de solutions; constitue un espace social dans lequel des « acteurs aux agendas variés se déploient » (Couillard et Côté, 1993 : 30) en vue de contribuer, chacun à partir de son lieu d’intervention et de compétences, à l’élaboration de connaissances et de pratiques socialement enracinées;et, enfin, appelle un engagement militant ou stratégique de la part de la chercheure pour rencontrer les exigences et les contraintes d’une telle pratique et accepter une certaine distanciation par rapport aux normes universitaires dominantes.

Mais, au moment où la conjoncture au sein du champ scientifique - de même que la compétition, qui risque d'être féroce, pour les places disponibles à l'intérieur du monde universitaire - impose aux recrues comme aux chercheures plus chevronnées de se plier aux diktats les plus formels de productivité, l'avenir de la recherche féministe est-il assuré pour autant? Serons-nous encore en mesure de recruter de jeunes chercheures prêtes à s’identifier aux études féministes, mais surtout à s’y impliquer et à poursuivre la tradition de la recherche partenariale?

De même, au moment où l’avenir des études féministes comme discipline axée sur le changement est lié à leur capacité à représenter les femmes et plus exactement la pluralité des femmes sur le terrain du politique, la recherche féministe sera-t-elle capable d’alimenter une réflexion fondée sur la solidarité - plutôt que le consensus - entre femmes, de formuler des propositions théoriques et des modèles d’analyse ouverts aux diversités et aux différences, « sans tomber dans le piège d’une fragmentation à l’infini » des causes et des interprétations ou encore dans celui de la non-reconnaissance d’une identité femme, individuelle et collective.

Quant à savoir comment articuler au quotidien l’alliance engagement féministe et recherche, plusieurs types de réponse sont susceptibles d’être proposés selon les expériences militante et scientifique de chacune. Pour ma part, j'estime que certaines stratégies devront être développées, que certaines démarches devront être réalignées pour trouver le « second souffle » dont dépend l'avenir du savoir et de la pratique féministes et la sauvegarde de leurs acquis. Car, en dépit du dynamisme des chercheures impliquées et de la qualité de leur production, il faut bien le dire, la situation des études et de la recherche féministes dans nos universités québécoises, pour le moins, apparaît, encore aujourd'hui, relativement précaire dans un champ scientifique toujours enraciné dans son « objectivité » androcentriste et « pressé » de passer à autre chose.

Et, même si une démarche comparative m'incite à diagnostiquer, toute chose étant égale par ailleurs, la relative bonne santé des études féministes québécoises, il me faut reconnaître que la situation institutionnelle de celles-ci en demeure une de fragilité, de blocage ou de recul, surtout avec le départ d’une première génération de professeures féministes dans plusieurs secteurs d'enseignement et de recherche. Il se révèle aussi difficile d’assurer une relève féministe dans des conditions intellectuelles et matérielles avantageuses, alors que s’observe encore une résistance chronique de la part d'un nombre trop grand de nos collègues femmes à s’affirmer, individuellement et collectivement, en tant que femmes sinon féministes dans l'univers scientifique.

Il ne fait donc aucun doute, à mes yeux, et je l’ai déjà affirmé à moult reprises, que le premier enjeu que doit rencontrer la production féministe pour assurer sa vitalité et sa pertinence est de conserver, en dépit d'un climat socioculturel rébarbatif à une telle orientation, le caractère subversif qui est à l'origine même de son émergence. À l'appui de cette assertion, je rappellerai que la légitimité première, le dynamisme et le pluralisme des études et de la recherche féministe ont été puisés à même leurs sources militantes et progressistes. Dès lors, tant et aussi longtemps que les mécanismes de marginalisation ou d'exclusion des femmes, qui ont constitué leur premier objet d'investigation et de critique, n'auront pas totalement disparus de l’ensemble de la planète, il me semble logique d’affirmer que l'enjeu fondamental du développement des études féministes demeure une adhésion militante aux objectifs de transformation des conditions qui légitiment toujours la reproduction du patriarcat et la reconduction de savoirs androcentristes.

De même, en rupture non seulement avec les modèles hiérarchiques de fonctionnement, mais encore avec certains sacro-saints présupposés de la recherche scientifique, il m’apparaît évident que la recherche féministe doit continuer à explorer les différentes approches susceptibles de réduire les tensions entre théorie et pratique et favoriser l'arrimage de ses champs d’intérêt et d’observation aux demandes et aux besoins des femmes, surtout celles qui sont doublement et triplement discriminées, et aux conjonctures sociopolitiques les plus pressantes. Pour conserver son dynamisme et son caractère subversif, la recherche féministe devra donc mieux s’appuyer sur les expériences concrètes et relationnelles des femmes afin d’enrichir notre compréhension de ce qui les rassemble, sans méconnaître ce qui les sépare les unes des autres, et les rapprochent ou les différencient également des hommes, dans un système de rapports qui indéniablement, continue d’être façonné par des cultures et des structures de pouvoir patriarcales.

 

Références

COUILLARD, M. A., et G. Côté (1993). « Les défis d’une interface. Les groupes de femmes et le réseau de la santé et des services sociaux de la région de Québec », Service social, Vol 42, no 2, pp. 29-49.

DEGUIRE, Suzanne (1996). « Rapport concernant la région du Québec et de l’Ontario francophone », in Cottrell, Barbara, Stella Lord, Lise Martin et Susan Prentice, dirs. Research Partnerships  : A Feminist Approach to Communities and Universities Working Together. Ottawa, Canadian Research Institute for the Advancement of Women, pp. 45-62

KURTZMAN, Lyne (2001). La recherche en partenariat. Communication présentée à l’atelier sur le partenariat organisé par l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes, 2 février

LIZÉE, Michel (2001). UQAM : 25 ans de partenariat avec les milieux syndicaux communautaires et de femmes. Communication présentée à l’atelier sur le partenariat organisé par l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes, 2 février

 

 

Francine Descarries , Directrice universitaire ,Alliance de recherche IREF/Relais-femmes Professeure, département de sociologie,UQàM.

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