labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005

Penser c’est déjà changer: A propos de la réflexion féministe en Belgique francophone (1970-2005)

Nadine Plateau

(Penser c’est déjà changer. Penser un fait c’est déjà changer ce fait)

(Guillaumin, 1992 : 239)

Résumé

La Belgique francophone se distingue de la plupart des pays occidentaux en ce que la réflexion, née dans les années 70 au sein des groupes féministes, n’a pas été à l’origine des études féministes dans les universités. Celles-ci n’apparaissent qu’à la fin des années 80 sans lien avec le mouvement des femmes. Par contre, et tel est l’objet de ce texte, une tradition de pensée féministe s’est maintenue à travers des formes non institutionnalisées de recherche, d’enseignement et de formation. Cette tradition fait de la relation intime entre théorie et pratique le fondement d’une position critique et politique intellectuellement féconde. Son cheminement via les Cahiers du Grif et l’Université des femmes a créé les conditions pour qu’aujourd’hui de petits groupes de jeunes chercheuses féministes aient la conviction qu’en transformant les savoirs, on peut transformer les rapports sociaux.

Mots-clef: féminisme, francophonie, études féministes

Les études féministes, sur les femmes ou de genre (1), au sens de recherches et enseignements institutionnalisés, c’est-à-dire intégrés de façon structurelle dans le monde académique, sont, à l’heure actuelle et en dépit des efforts de groupes et d’individues qui œuvrent depuis quinze ans à promouvoir ces études, toujours totalement absentes en Belgique francophone. Ceci ne signifie pas l’absence d’enseignements et recherches dans ce domaine comme l’établissent plusieurs rapports qui mesurent leur degré de reconnaissance à l’aune du soutien matériel et moral dont ils bénéficient de la part des institutions concernées, les universités ou le Ministère de l’Enseignement. Ces données étant par ailleurs disponibles (Michielsens, 1995 ; Plateau, 2001), il m’a semblé plus intéressant d’aborder la question des études féministes, sur les femmes ou de genre, en me concentrant sur la réflexion féministe telle qu’elle apparaît dans les années 70 et se maintient dans le milieu associatif (2), depuis plus de vingt ans, à travers des formes non institutionnalisées de recherche, d’enseignement et de formation. Je m’efforcerai donc de retracer comment, dès l’origine, une position critique et politique s’est construite à la fois dans un travail collectif d’analyse à partir du vécu de chacune et dans le combat mené contre les oppressions mises à nu par la prise de conscience individuelle et au sein de groupes. Initiée par les Cahiers du Grif, poursuivie par l’Université des femmes et assumée aujourd’hui par de jeunes chercheuses engagées dans le mouvement des femmes, cette position s’enracine dans la conviction qu’en transformant les savoirs, on peut transformer les rapports sociaux.

Les Cahiers du Grif : un lieu de résistance 

C’est pourquoi il nous paraissait et il nous paraît toujours capital de constituer et de maintenir au bord ou en marge (du) système des lieux de plus en plus nombreux qui fassent résistance et où puissent se développer dans leur radicalité la pensée, la pratique des femmes : tel est, tel reste, le sens du mouvement féministe. (Collin, 1978 : 18)

Le féminisme fait irruption dans l’espace public belge au début des années 70 quand de petits groupes surgissent à l'initiative de jeunes femmes marquées par l'esprit anti-autoritaire et anti-hiérarchique de Mai 68. Ces groupuscules se caractérisent par leur refus des modes classiques d'intervention politique et par le radicalisme de leurs revendications -les militantes estimant un changement fondamental de société indispensable pour transformer les rapports entre les sexes. L’historienne Eliane Gubin parle à ce propos d'une “rupture révolutionnaire” dans l'histoire du féminisme: il ne s'agit plus d'intégrer les femmes dans le système mais de changer ce système (Gubin & Van Molle, 1998). La rupture révolutionnaire ne porte pas seulement sur les modes d’action de ces féministes qui professent une aversion profonde pour toute forme d'institutionnalisation et d’intégration dans les structures politiques ou syndicales. Elle porte également sur la réflexion car les militantes ne prétendent pas distinguer la pensée de l’action. A ce stade, le savoir est intimement lié à la pratique et la réflexion collective nourrit le mouvement social qui à son tour nourrit la réflexion.

Tel est le milieu radical et marginal où s’origine la réflexion féministe qui s’exprime, dès le début du mouvement, dans les “Cahiers du Grif”. Nés de la rencontre et de la parole d’un petit groupe de femmes, les Cahiers ont, de 1973 à 1978, identifié et analysé les discriminations que subissent les femmes dans différents domaines: travail professionnel et ménager, reproduction, sexualité, création etc. Françoise Collin, l’une des fondatrices des Cahiers, voit dans ce travail de repérage et de décorticage «les éléments de ce qui allait devenir plus tard les ’études féministes’, éléments qui faisaient alors partie intégrante de l’action» et ajoute que ces réflexions «comportaient d’ailleurs deux autres caractéristiques : elles étaient transdisciplinaires en ce sens qu’elles ne se situaient pas dans le cadre d’une discipline spécialisée mais abordaient un thème à partir d’approches diverses ; en outre, elles n’étaient pas produites par les seules intellectuelles mais par des femmes de toutes origines et de tous âges, le théorique se voulant en rapport constant avec ce qu’on nommait ‘le vécu’.» (Collin, 1990 : 32). Dans leur pratique de réflexion et d’écriture, les Cahiers illustrent bien la rupture révolutionnaire évoquée plus haut. Le savoir n’est pas produit par un-e individu-e isolé-e dans sa tour d’ivoire mais une construction collective ancrée dans le vécu individuel et résolument tournée vers l’action politique. Il n’est plus non plus le fait de professionnel-le-s de la réflexion mais de toute personne engagée dans un processus de prise de conscience et d’échange. Enfin ce savoir requiert l’éclairage de divers angles et points de vue. Il suffit de feuilleter un des cahiers pour que ces aspects novateurs sautent aux yeux: l’écriture, la mise en page même, sont à cet égard éclairantes. Ainsi les Cahiers ont inauguré une nouvelle manière de traiter d’un thème choisi : le premier article de chaque livraison était un texte, écrit par une personne, annoté dans la marge par plusieurs voix. En enrichissant la thématique d’éclairages multiples, ces commentaires, réactions ou réflexions font du texte final une métaphore de la pensée féministe non autoritaire et plurielle.

Invention graphique, innovation méthodologique, sans parler de la nouveauté des contenus, tout cela renvoie à une autre caractéristique des Cahiers : la créativité qui se déploie avec bonheur dans les publications féministes de l’époque. Ce phénomène d’explosion créatrice n’est certainement pas étranger à l’engagement des auteures dans le combat féministe dont on peut penser qu’il libérait un énorme potentiel d’expression jusque là inexploité. L’imagination règne dans les Cahiers, car «les femmes et plus précisément les féministes, parce qu’elles ont une conscience aiguë du problème des sexes, la possèdent de manière privilégiée.» (Collin, 1990 : 35). Les féministes américaines parlaient de la double conscience des femmes, celle qui fait que nous pensons dans les termes de notre culture et que nous possédons d’autre part un langage pour penser la réalité de nos expériences (Bowles et Duelli Klein, 1983). C’est cette conscience «à l’intérieur de nous», grâce à laquelle nous percevons la réalité non nommée et non nommable de nos expériences, qui nourrit la parole féministe régénératrice telle qu’elle émerge dans les Cahiers du GRIF.

Alors que dans la plupart des pays occidentaux, la réflexion féministe engendre les études féministes, sur les femmes ou de genre, cette réflexion s‘est développée exclusivement à l’extérieur du monde académique en Belgique francophone. Il n’y aura pas de passation de la pensée féministe dans les institutions universitaires via des enseignantes ou des chercheuses. Aucune des rares intellectuelles des Cahiers du GRIF qui par la suite feront carrière dans des universités belges ne militera jamais pour développer des études féministes et celles qui dispenseront des enseignements ou réaliseront des recherches dans ce domaine le feront à titre individuel et sans que leurs travaux ne soient reconnus et qualifiés d’études féministes. Il faut attendre 1989 pour qu’apparaisse le premier groupe en études sur les femmes à l’Université Libre de Bruxelles. La Belgique francophone se distingue donc par une coupure lourde de conséquences entre la réflexion féministe des années 70 et les études féministes, sur les femmes et de genre de la fin des années 80. Les contacts entre le milieu associatif et l’université sont rares —quand ils s’établissent, c’est à l’initiative du mouvement des femmes— et jusqu’à aujourd’hui, contrairement à ce qui se passe en Flandre, il n’existe pas d’espaces institutionnalisés de rencontre et de débat pour les habitantes de ces deux mondes étrangers l’un à l’autre.

L’Université des femmes : l’apport de connaissances dissidentes

Alors que les cahiers du GRIF, désormais installés en France, reparaissent au milieu des années 80 dans une version plus académique, une nouvelle association, née au sein du GRIF en 1979, reprend le flambeau du travail de réflexion critique qu’elle va mener jusqu’à aujourd’hui. C’est l’Université des femmes, dont l’ironie du nom renvoie à la mission qu’elle s’est donnée, à savoir développer les études féministes (3) inexistantes dans les universités francophones alors qu’elles sont en expansion dans la plupart des pays occidentaux. Prônant une subjectivité consciente et contrôlée, à l’opposé de la prétendue objectivité scientifique, l’Université des femmes, se revendique, dans la lignée des Cahiers, d’une conception des études féministes qui implique la critique des savoirs dominants à partir des expériences et des connaissances des femmes. Cette critique, écrit Hedwige Peemans-Poullet, fondatrice de l’association, «suppose l’apport de connaissances dissidentes –féministes-, or ces connaissances dissidentes ne sont pas spontanément disponibles ou diffusables telles quelles. Il faut les construire, soit à partir de la production scientifique féministe étrangère soit en innovant à partir du contexte belge. Cela suppose, comme le fait ou veut le faire l’Université des femmes, une articulation permanente entre les mouvements et revendications des femmes, la construction scientifique et la diffusion des savoirs ainsi construits» (Debunne, 2004 : 22). En effet, l’Université des femmes, qui fut un des rares lieux de recherche et d'enseignement féministes jusqu'à la fin des années quatre-vingts, s’est fixé une double tâche. D’abord examiner, à la lumière de la grille de la sexuation, les conditions socio-économiques dans lesquelles évoluent les femmes en Belgique et produire des analyses utiles pour le combat féministe, ensuite, diffuser auprès d’un public large les recherches théoriques et empiriques des féministes.

Pour atteindre ces objectifs, l’Université des femmes s’est dotée de deux instruments. Le premier —la revue «Chronique féministe» qui paraît depuis 1982— illustre bien le processus de construction des connaissances dissidentes. Le deuxième —les activités d’enseignement— témoigne, selon la formule d’Hedwige Peemans-Poullet, de la fécondité du féminisme en tant que «producteur d’hypothèses scientifiques». «Chronique féministe» s’intéresse à des débats qui ont une actualité politique : avortement, prostitution, créances alimentaires, médias, pensions, emploi, violences, petite enfance, engagement, santé, sport, ville. Les numéros thématiques fournissent une base documentaire à ces questions, base éclairée par le féminisme. La démarche consiste à collecter les données relatives aux faits sociaux et politiques qui affectent les femmes et paraissent «naturels», à les questionner en les soumettant à l'analyse féministe, à les rendre visibles et à leur conférer du sens en disant ce qui n'apparaît pas, ce qui n'est pas (encore) nommé comme oppression. Ce travail de réflexion requiert une vigilance permanente car le système patriarcal absorbe, ingère et transforme à son avantage les combats des femmes. Sans cesse, il faut reprendre l’activité de déconstruction au fondement de l’élaboration des savoirs dissidents. Avec persévérance, Chronique féministe repère, au fil des numéros et à travers les problématiques retenues, les nouveaux risques pour les femmes d’être adaptées à un ordre social et économique remodelé et ses analyses organisent la résistance au système patriarcal. Il est clair, à la lecture de la collection que cette réflexion féministe n’a rien perdu de sa radicalité avec les années. L’Université des femmes jouit en effet de la totale liberté de penser et d’agir que lui octroie son statut marginal mais … au prix d’une grande précarité financière.

Quant aux cours, séminaires et/ou conférences organisés par l’Université des femmes, ils diffèrent profondément de l'enseignement prodigué sur les campus. D’abord, il ne s’agit pas d’un enseignement régulier mais de cycles dont les thèmes sont renouvelés chaque année. Ensuite cet enseignement, dispensé hors institution académique dans une structure non contraignante, ne donne pas lieu à une certification. L’assistance aux cours n’augmente donc pas le pouvoir social de celles (au féminin car les hommes sont rarement présents) qui suivent les formations et si elles peuvent utiliser les connaissances acquises dans leur pratique professionnelle, celles-ci n’en sont pas pour autant reconnues ou valorisées. Enfin, le type d’interactions entre les enseignant-e-s et les enseigné-e-s, encouragé dans ces cours, transforme ceux-ci en laboratoire expérimental de pédagogie féministe. D’une part, sont invité-e-s à venir présenter leurs travaux des chercheuses et chercheurs de diverses disciplines qui s'intéressent à la question des femmes dans leur domaine professionnel et possèdent donc un certain savoir à ce sujet. Toutes et tous ne sont pas féministes mais toutes et tous ont un intérêt, rarement purement académique, pour les recherches sur les femmes. D'autre part, le public, composé de femmes essentiellement, certaines féministes, d’autres interpellées personnellement ou professionnellement par la matière enseignée, entre en dialogue avec la conférencière ou le conférencier sur le mode de l’échange de connaissances. Le cours devient le lieu de la rencontre des savoirs issus du vécu, de l’expérience professionnelles, du combat féministe ou encore des théories, féministes ou non.  Il s'ensuit un rapport au savoir d'une tout autre nature que dans la relation magistrale parce que, dans ce contexte, tout savoir proposé est par définition vulnérable et parce que les enseigné-e-s participent activement à la construction du savoir. Que le féminisme soit producteur d’hypothèses scientifiques est attesté par le fait que des conférencières ou conférenciers ont souvent déclaré avoir été stimulé-e-s dans leur réflexion par les nouvelles questions surgies au cours des débats. Apprendre est donc le fait de l'enseignant-e comme de l'enseigné-e et le cours un lieu de tension entre les représentations, l'expérience et le savoir de chaque personne. Il me semble que là, dans ces tensions,  réside précisément la possibilité de d'inventer. A partir du moment où l’on introduit dans l'ensemble plus ou moins cohérent des représentations d’une personne des éléments perturbants, de nouvelles significations peuvent être produites, décodées et interprétées, condition nécessaire pour comprendre le monde et le transformer.

Au cours des années 90, les numéros s’étoffent, les cours s’organisent en cycles, et un public plus ciblé y assiste : responsables d’associations, personnes travaillant dans les institutions publiques de promotion de l’égalité ou encore professionnelles concernées par les thèmes traités. L’université des femmes poursuit son travail de production et de diffusion de savoirs dissidents ainsi que de formation féministe. Le réseau de la réflexion féministe est plus vivant, plus dense, il tisse des liens vers d’autres institutions. Les premiers contacts avec les universités se formalisent avec la création par l’Université des femmes du prix du meilleur mémoire de licence sur un sujet femmes ou genre.

Les études de genre : on peut faire du genre sans être féministe

Actuellement, les recherches et enseignements en études féministes, sur les femmes et de genre se développent, inégalement selon les universités, mais toujours avec précaution et à une allure fort modérée. La réforme de l’enseignement supérieur fournit l’occasion d’intégrer dans le curriculum un certain nombre de cours à option portant sur le genre (genre et histoire, genre et économie, genre et développement etc.). Les savoirs de genre apparaissent désormais cooptables par les disciplines mainstream mais aucun projet ne vise encore un baccalauréat ou une licence en études de genre. Il faut noter également un début de prise de conscience au sein de la communauté universitaire de ce que la sous-représentation des femmes aux plus hauts niveaux de la carrière académique n’est pas simplement un produit de l’histoire —les femmes furent quasi absentes des universités belges jusqu’au milieu du XXe siècle— mais le résultat de processus de promotion discriminants (Henau & Meulders : 2003). Dans ce contexte, il est vraisemblable que nous assisterons à une expansion prochaine des études féministes, sur les femmes et de genre bien que ni le Ministère de l’Education ni les autorités académiques n’aient encore apporté de soutien institutionnel ou financier. Quelque lent et frileux qu’il soit, le processus d’institutionnalisation des études de genre me semble désormais irréversible en Communauté française.

J’ai évoqué plus haut l’absence de continuité entre la réflexion féministe des années 70 et les premières études sur les femmes dans les années 80. Ce fait historique a profondément affecté la nature même de ces études. A la différence de la Flandre ou d’autres pays voisins comme la France et les Pays-Bas, le corpus féministe n’a pas été diffusé  dans les universités francophones. Fait significatif, le terme d’études féministes ne figure pas dans l’intitulé du GIEF (Groupe Interdisciplinaire en Etudes sur les Femmes à l’Université Libre de Bruxelles) fondé en 1989, ni du GRIEF (Groupe Interfacultaire Etudes-Femmes) né en 1996, alors que l’expression études féministes constitue en français la traduction la plus courante de l’appellation anglo-saxonne women’s studies. Le choix du terme études femmes ou sur les femmes n’est pas anodin car il signifie signifient la rupture avec le féminisme. Il n’y a pas de lien entre le mouvement féministe et ces nouvelles études: celles qui créent et défendent les études femmes dans les années 90 les ont découvertes grâce à leurs collègues canadiennes, françaises et suisses. Elles en ont saisi l’utilité pour combler les lacunes des savoirs dominants (l’absence des femmes en histoire par exemple). Mais, si elles s’approprient un certain nombre d’outils critiques élaborés par la pensée féministe, elles rejettent par contre l’engagement qui nourrit cette réflexion.

On sait que le fait de se distancier du féminisme, en tant que mouvement social, constitue une stratégie cohérente de la part d’enseignantes ou de chercheuses universitaires soucieuses de faire carrière dans un monde où science et militance s’excluent. Telle est d’ailleurs la raison pour laquelle le mot genre est préféré : «il passe mieux», «il est moins connoté qu’études féministes», entend-on dire couramment. Mais la stratégie n’est pas seule responsable de la mise à l’écart et au rancart du féminisme. Il ressort en effet d’interviews réalisées récemment (Debunne, 2004) que les promotrices des études de genre partagent la conception classique d’une science neutre et objective. Et pourtant, l’histoire prouve que l’originalité et la qualité du travail scientifique féministe reposent précisément sur l’engagement militant, cette responsabilité politique qui inspire la chercheuse ou le chercheur quand elle ou il formule ses hypothèses et élabore ses outils théoriques et méthodologiques. Aucune des personnes interviewées ne fait le lien entre études de genre et inégalités sexuées, encore moins entre ces études et le mouvement féministe. Au contraire, comme l’affirme une professeure, il importe de «distinguer la recherche d’un mouvement qui a des connotations militantes». D’ailleurs, «on peut faire du genre sans être féministe» conclut avec réalisme une autre professeure interrogée sur l’avenir de ces études. Cette affirmation cynique résume assez bien la position de la majorité des promotrices et promoteurs des études de genre à l’heure actuelle dans les universités francophones. Pour conjurer les risques d’assimilation au militantisme, les études de genre ont vidé les études féministes de leur dimension subversive et de leur potentiel transformateur. De celles-ci il ne reste qu’une version stérilisée, académiquement correcte.

Un deuxième événement historique a également marqué les études de genre, c’est l’apparition de ce qui s’appelle «la recherche orientée vers la décision politique». En 1985, une politique publique d’égalité des chances entre les femmes et les hommes voit le jour en Belgique ouvrant un nouveau créneau pour les études féministes, sur les femmes et de genre. Le besoin de données relatives aux femmes, destinées à étayer scientifiquement les politiques d’égalité, a en effet donné une vigoureuse impulsion au développement d’une recherche que l’on peut qualifier d’appliquée, effectuée à la demande des pouvoirs publics et financée par eux. Ces travaux, principalement réalisés en histoire, en sociologie, en économie et en sciences politiques prennent les femmes pour objet d’étude et recensent les discriminations dont elles sont victimes dans les divers champs du social (famille, marché du travail, violences domestiques, sous-représentation des femmes en politique et aux postes de responsabilité ou de décision). L’objectif étant de fournir aux autorités les éléments requis pour élaborer des politiques afin de remédier aux dysfonctionnements constatés, on ne s’étonnera pas que ces travaux, essentiellement descriptifs, s’intéressent peu aux causes des faits décrits et se contentent en général de proposer des recommandations ou de signaler les bonnes pratiques en la matière.

Autre caractéristique de la recherche «orientée vers la décision politique», c’est qu’elle ignore massivement l’apport de l’épistémologie féministe et s’installe confortablement dans le décor classique des disciplines sans jamais en questionner les fondements ou les méthodes.

Il faut aussi se poser la question de la pertinence sociale de ces recherches. Il est indéniable que les études sur les violences à l’encontre des femmes ont été à la base d’une nouvelle législation en la matière. Mais la pertinence sociale des savoirs revendiquée par le féminisme signifie bien autre chose que leur utilité pour les responsables de politiques publiques. Remarquant que de tels concepts féministes ont été dénaturés dans le discours managérial qui gagne les universités et pour lequel la pertinence sociale des savoirs se réduit à leur efficacité économique, Maria Puig rappelle que l’insistance féministe sur cette «social relevance» signifie abolir les barrières entre théories et pratiques, entre académiques et activistes afin d’accroître le pouvoir social et politique des femmes (Puig de la Bellacasa, 2002).

Enfin, nous savons qu’actuellement la toute grande majorité des recherches féministes, sur les femmes et de genre, qu’elles soient menées au sein du monde associatif ou d’institutions universitaires, est commandée et financée par les pouvoirs publics (fédéraux, régionaux ou communautaires) et les institutions internationales (en particulier européennes). Or, en définissant les priorités dans les thématiques, les bailleurs de fond contribuent à développer certains champs d’analyse plutôt que d’autres — la participation des femmes en politique par exemple— ou encore se focalisent sur certains aspects des problématiques soulevées par le féminisme au détriment d’autres — comme la conciliation entre le travail familial et le travail professionnel. Dans un article intitulé «The Macdonaldization of the International Women’s movement» (Woodward, 2000), Alison Woodward analyse la tendance à l’homogénéisation du «travail du genre» au niveau international via la dissémination de ce qui est qualifié de bonnes pratiques. Elle remarque qu’un nombre limité de solutions s’impose aux institutions chargées de promouvoir l’égalité des sexes et que seules certaines idées donnent lieu à des financements. Il me semble que ce concept de macdonaldisation peut également s’appliquer aux recherches orientées vers la décision politique : ici aussi la tendance est à la standardisation dans le choix et l’approche des problèmes traités, ce qui ne peut manquer de menacer la liberté et surtout de brider la créativité des chercheuses et chercheurs condamné-e-s à produire des savoirs fast food.

Les études féministes: un atelier mobile

Dans les pays ayant une longue tradition féministe dans les universités, comme en Europe du Nord, les liens entre les femmes universitaires et celles du mouvement se sont relâchés et l’on parle d’un fossé grandissant entre intellectuelles et activistes. Mais chez nous, où ces liens n’ont jamais existé, se pourrait-ils qu’ils apparaissent un jour ? Paradoxalement, je pense qu’il n’est pas exclu que, loin de sonner le glas d’une conception engagée et novatrice de la recherche et de l’enseignement féministes, l’institutionnalisation et la professionnalisation des études de genre pourraient au contraire leur ouvrir un espace.

Jusqu’à présent, de nombreuses chercheuses ont réalisé une bonne partie de leurs travaux en plus de leurs charges académiques, d’autres ont produit des recherches en dehors des institutions universitaires (à l’Université des femmes par exemple). Mais malgré la richesse de ces contributions, la pensée féministe ne peut se déployer exclusivement dans les marges du système de production intellectuelle. Les exigences de la recherche requièrent en effet un cadre, une infrastructure, du temps, des financements et, dans le meilleur des cas, de la reconnaissance sociale. Nina Lykke plaide à juste titre pour l’autonomie institutionnelle des études féministes (en tant que discipline). Elle entend par là la disposition d’un budget propre, le droit à définir et développer des programmes, le droit à octroyer des diplômes à tous les niveaux et à nommer des personnes aux postes de professeurs, assistant-e-s etc. Cette autonomie constitue, nous dit-elle, «un prérequis pour une recherche en profondeur et des activités d’enseignement qui peuvent mener vers des approches novatrices  multi-, inter- et transdisciplinaires en études féministes» (Lykke, 2004 : 100). Je partage complètement la conviction de Nina Lykke, il me semble que l’institutionnalisation des études de genre est la condition sine qua non du développement de cette réflexion théorique qui manque si cruellement en Belgique francophone.

Les interviews auxquelles je me référais plus haut ne nous permettent aucune illusion : les études de genre dans nos universités vont dépendre, du moins à court terme, de femmes et d’homme qui ne sont pas toutes et tous militant-e-s ni même féministes. Et pourtant, je ferai l’hypothèse que, même dans ces conditions a priori peu favorables, l’intégration des études de genre dans le curriculum ouvre des possibilités nouvelles. Un espace est libéré dont on ne peut encore dire précisément comment il sera aménagé, par qui, avec qui et pour quoi, mais un espace — et ceci est capital— explicitement et officiellement consacré au genre.  En d’autre termes, il existera, pour la première fois, au sein des universités francophones, un lieu où, conformément à la tradition académique, les travaux scientifiques —ici les travaux féministes enfin accessibles à la communauté chercheuse et enseignante— pourront être lus, commentés, critiqués, discutés, complétés et contestés. Un lieu où étant donné le contenu des savoirs produits, une «conscience de genre» pourrait s’éveiller. L’existence dans divers pays européens de réseaux de jeunes chercheuses tels EffIgIes en France ou NextGENDERation (Braidotti, Nieboer & Hirs, 2002 : 175-186) nous conforte dans cette idée que des étudiantes ou doctorantes arrivent aujourd’hui au féminisme non pas comme leurs aînées en s’étant engagées dans la lutte pour la libération des femmes mais via les savoirs féministes qu’elles découvrent au cours de leurs études.

La Belgique francophone compte également un petit noyau de chercheuses féministes dans les universités. Ce sont des jeunes femmes actives dans divers groupes militants non nécessairement féministes et également liées à l’Université des Femmes et au réseau Sophia (4). Intervenant lors du dernier colloque de Sophia, Sarah Bracke et Maria Puig de la Bellacasa affirmaient:

«il nous semble plus que jamais nécessaire de prolonger la tradition de réflexion collective caractéristique du féminisme et d’interroger, de manière critique, les rapports de pouvoir et les processus structurant le développement académique et la ‘professionnalisation’ des études féministes.» (Bracke & Puig de la Bellacasa, 2000 : 407).

Ces deux doctorantes mettaient le doigt sur une réalité incontournable, celle de la diversité des études féministes et des conceptions du féminisme qui les sous-tendent et soulignaient la richesse de cette complexité à condition toutefois de la soumettre au questionnement critique collectif. Enfin, toujours selon ces intervenantes, les études féministes devraient constituer un «centre de résistance» au sein de l’université, «un lieu de liberté où une ‘réflexion critique’ et ‘une éducation pour la compréhension’ puissent se développer sur des problèmes ‘qui n’(ont) pas forcément de valeur commerciale’ (Bracke & Puig de la Bellacasa, 2000 : 410). Il est un fait que les jeunes en poste actuellement dans le système académique travaillent dans un contexte de précarité et d’isolement que l’évolution de l’université de plus en plus soumise aux pressions économiques ne fait qu’accentuer.

Celles qui s’interrogent aujourd’hui, à partir de leur engagement féministe, sur les conditions de leur production intellectuelle, se trouvent, me semble-t-il, bien placées pour réaliser le vœu de Rosi Braidotti, à savoir envisager les études féministes comme un laboratoire afin de repenser la structure et la fonction de l’enseignement supérieur (Rosi Braidotti, 2002 : 36).  Face à la marchandisation des savoirs, les études féministes proclament la pertinence scientifique du lien entre les savoirs et les pratiques sociales. A la rigidité de la structure disciplinaire des institutions académiques, elles opposent leur exigence de pluridisciplinarité. Enfin, c’est le concept même d’excellence qu’elles interrogent en dénonçant les biais de la recherche et en en contestant les principes de base comme le refus du politique au fondement de l’activité scientifique ou encore l’investissement professionnel forcené que celle-ci requiert au mépris de toute vie privée.

En Belgique francophone, nous ne savons pas encore ce que seront les études de genre. Par contre nous savons que des féministes bricolent dans les universités. Elles bricolent parce que leurs savoirs sont en construction et qu’il leur faut, comme le dit Sarah Bracke rejoignant ici Hedwige Peemans-Poullet citée plus haut, travailler de manière artisanale en utilisant des outils existants et en en créant d’autres conformément à nos besoins politiques et théoriques. Les études féministes, résume-t-elle, sont «un atelier mobile» que nous pouvons installer où nous voulons, à l’université comme dans une association féministe, un groupement politique ou un syndicat (Bracke, 2004 : 44). La formule me plaît. Elle sonne juste dans le contexte contemporain. Elle évoque cette urgence où nous sommes de sans cesse construire nos savoirs collectivement et dans les espaces de liberté que nous rencontrons pour inventer de nouvelles formes de combat et tout simplement de vie.

NOTES

1. Cette expression coupole englobe l’ensemble des enseignements et recherches menées depuis trente années dans et hors institution universitaire et qui, soit prennent les femmes comme objet d’étude, soit interrogent les phénomènes humains à partir  de la grille de lecture du genre ou des rapports sociaux de sexe.

2. Le milieu associatif très dense en Belgique comprend de nombreux groupes ayant une existence juridique ou non, féministes ou simplement féminins, qui ont pour objectif la promotion des femmes au sens large, et s’efforcent d’atteindre leur but par un travail d’information, de formation et de défense des droits des femmes.

3. Le terme «études féministes» est celui qu’utilisent les membres de l’Université des femmes, marquant ainsi le lien historique de ces études avec le féminisme et leur spécificité par rapport aux travaux ou cours portant sur les femmes ou le genre au sein des universités.

4. Sophia est un réseau de coordination des études féministes, sur les femmes et de genre créé en 1989 afin de promouvoir ces études en Belgique. URL : http://www.sophia.be

RÉFÉRENCES

Bowles, Gloria & Duelli Klein, Renate. 1983. Theories of Women’s studies. Boston : Melbourne and Henley.

Bracke, Sarah. 2004. «Hopes and dreams», Bulletin de Sophia, n° 40, 4e trimestre.

Bracke, Sarah & Puig de la Bellacasa, Maria. 2000, «Etudes féministes et politiques d’égalité des chances… Quels rapports ?», Etudes féministes en Belgique : 1997-2000. Actes du colloque de Sophia, Bruxelles : Sophia.

Braidotti, Rosi. 2002. «ATHENA and Gender Studies», Passerini, Luisa, Lyon, Dawn & Borghi, Liana (dir.Pub.), Gender studies in Europe, European University Institute & Universita di Firenze.

Collin, Françoise. 1978. «Au revoir», Les Cahiers du Grif, n°23-24, décembre.

Collin, Françoise. 1990. «Vérité des femmes, femmes en vérité», Féminin-Masculin, Lausanne : Payot.

Gubin, Eliane & Van Molle, Leen. Femmes et politique en Belgique. Bruxelles : Editions Racine.

Debunne, Sandrine. 2004. «Etudes Féministes/Etudes de Genre 2004 en Communauté française : le passé, le présent, le futur», Bulletin de Sophia, n° 40, 4e trimestre.

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labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005