labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005

LA JEUNESSE OUVRIÈRE CATHOLIQUE FÉMININE:UN LIEU DE FORMATION SOCIALE

ET D’ACTION COMMUNAUTAIRE1931-1966

LUCIE PICHÉ

Résumé

            Cet article examine comment la jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF) a pu constituer un lieu de formation sociale et d’apprentissage à l’action communautaire pour les filles des milieux ouvriers québécois. À l’image des autres mouvements d’action catholique spécialisée, la JOCF table sur l’apostolat de laïques qu’elle veut activement engagées dans leur communauté. À cette fin, elle offre aux jeunes travailleuses une formation sociale et religieuse, de même qu’une structure d’accueil et des moyens financiers leur permettant de répondre aux besoins de leur communauté. À travers les services et les activités mis en place par la JOCF émergent de nouvelles pratiques sociales que notre analyse permet de mettre en lumière. Cette passerelle vers l’action communautaire permet par ailleurs de baliser plus largement l’espace social qu’occupent les filles des milieux ouvriers.

ABSTRACT

            This article examines how the Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF) became a place of social education and community action training for young working class women. Like other specialized Catholic movements, the JOCF invested in the apostolate of laywomen, who were expected to become actively involved in their community. For this purpose, the JOCF offered young female workers social and religious training,  as well as a support structure and financial means enabling them to meet the needs of their community. Through these services and activities, new social practices emerge, which our discussion brings to light. This link with community intervention allows us, moreover, to delineate more widely the social spaces occupied by young working class women.

            “Pure, fière, joyeuse, conquérante!” C’est avec ce mot d’ordre en tête que les jeunes travailleuses membres de la Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF) parcouraient, dans les années 1930, les rues de leur quartier, afin de diffuser le journal jociste ou de réaliser, carnet de notes en main, l’enquête sociale du mois. L’originalité de ce mouvement d’action catholique, qui incitait les jeunes filles à acquérir une formation sociale et à s’engager activement dans leur communauté au nom du Christ, a cependant été peu explorée[1].

            Les mouvements d’action catholique spécialisée ont pourtant fait l’objet d’un certain nombre d’études, en particulier la Jeunesse étudiante catholique (JEC). Cette orientation historiographique s’explique en partie par le fait que bon nombre d’individus ayant marqué la scène sociopolitique au cours des 50 dernières années ont fait leurs premières armes à la JEC. Ce regroupement est en effet souvent présenté comme un lieu de formation sociale, voire un lieu de socialisation politique, qui aurait incité des générations d’individus à s’engager activement dans leur milieu, formant ainsi plusieurs des leaders qui ont façonné le Québec depuis l’entre-deux-guerres[2]. C’est pourquoi Bernard Fournier affirme que la JEC a pu constituer un instrument de socialisation politique, puisqu’elle “[facilitait] le développement de certaines attitudes, la genèse de certains comportements, la prédisposition pour jouer tel ou tel rôle politique[3]”.

            En dépit de la très forte féminisation des effectifs des mouvements d’action catholique spécialisée, peu d’études se sont attardées à questionner l’impact de ces mouvements dans la vie des filles qui en ont été membres. Si ces associations ont été des lieux de formation et d’apprentissage de l’action politique et sociale pour les hommes, qu’en est-il pour les femmes? Militante très présente dans la branche féminine de la JEC, Simonne Monet-Chartrand dira à ce sujet qu’elle a “reçu, dans l’Action catholique une formation: prendre des responsabilités, des initiatives, mener des actions collectives[4]”. C’est bien cette formation qui l’incitera, affirme-t-elle dans son autobiographie, à s’engager socialement tout au long de sa vie, malgré le poids des tâches domestiques liées au maternage de sept enfants et un conjoint souvent absent.

            Combien d’autres militantes des mouvements d’action catholique spécialisée ont fait ce même apprentissage tout en demeurant, par la suite, dans l’anonymat de l’action communautaire ou syndicale? C’est une question qui mérite d’autant plus d’être posée que les femmes n’avaient guère accès jusqu’aux années 1960, aux lieux de savoir et de pouvoir, en particulier les filles qui adhéraient à la JOCF, puisqu’elles étaient issues des milieux ouvriers[5].

            L’angle d’approche privilégié ici cherche donc à réintégrer dans l’analyse la dimension sexuée de ces mouvements et ainsi à mettre en lumière l’apport des jeunes travailleuses des milieux ouvriers à la dynamique du changement social entre les années 1930 et les années 1960. Notre analyse repose sur une prémisse, soit que ces mouvements ne peuvent être considérés uniquement comme des instruments de contrôle d’une Église qui se sent menacée par la modernisation[6]. Ce sont aussi des lieux que les jeunes investissent et façonnent à la mesure de leurs aspirations, de leurs besoins et des moyens dont ils et elles disposent.

            On ne peut bien sûr évacuer de l’analyse le fait que la multiplication des associations de jeunesse, à partir de la fin du XIXe siècle, se situe au carrefour de l’action sociale religieuse et de l’intervention philanthropique et que ces deux tendances visent, avant tout, à mieux encadrer la population juvénile urbaine[7]. À mesure que s’élaborent de nouvelles théories concernant la jeunesse et qu’émerge la figure de l’adolescence vulnérable, se développe en effet l’urgence de mieux encadrer les jeunes, afin de les éloigner de toute déviance[8]. Ce sentiment d’urgence est d’autant plus prégnant que les conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation sur la jeunesse inquiètent les milieux réformistes, tant laïques que religieux.

            Les responsables des associations volontaires de jeunes de Toronto, démontre ainsi Laila Gay Mitchell-McKee, chercheront à mieux régir les activités des jeunes et à transférer la discipline de l’école et du monde du travail dans l’univers des loisirs. Se dessine en filigrane la volonté de leur inculquer des valeurs et des comportements conformes au nouvel ordre économique bourgeois, soutient encore l’auteure, et de s’assurer, dans le cas des filles en particulier, de préserver leur moralité[9]. La jeunesse devient de plus en plus un objet d’intervention sociale.

            Soulignant qu’il s’agit d’associations volontaires, l’auteure montre, par ailleurs, que les théories du contrôle social ne peuvent, à elles seules, rendre compte de l’expansion de ces groupes dont le nombre d’adhésions ne cesse de se multiplier. Si des associations naissent et regroupent bientôt des milliers de jeunes, c’est bien parce que des individus y adhèrent et que ce geste répond à des besoins, qu’ils soient d’ordre matériel, intellectuel ou spirituel[10]. Les uniformes, les parades, les cérémonies et la camaraderie attirent notamment les jeunes des milieux populaires. La pédagogie, la psychologie et la publicité font le reste, d’autant plus que ces associations permettent également aux jeunes de participer gratuitement à des activités récréatives et de suivre des cours de formation professionnelle. L’adhésion à ce type de mouvements peut donc être synonyme de bénéfices dont on ne doit pas sous-estimer l’importance pour les jeunes qui y adhèrent, conclut l’auteure. C’est aussi ce qu’affirment J. R. Gillis au sujet de la jeunesse anglaise et allemande, O. Galland pour la jeunesse française et J. F. Kett en ce qui a trait à la jeunesse américaine[11].

            Il ne faut pas non plus sous-estimer le fait, en ce qui concerne les associations de jeunesse féminines, que la gamme d’activités socialement acceptables qui est offerte aux jeunes filles est plus limitée que celle dont disposent les garçons. C’est notamment pourquoi les femmes adhèrent traditionnellement en plus grand nombre que les hommes aux associations confessionnelles et ce, même si ces regroupements sont porteurs d’un discours qui repose sur la différence sexuelle et la complémentarité des fonctions — ce qui les confine à des espaces sociaux délimités. Mais il faut voir que ces espaces assignés correspondent, d’une part, à la socialisation des femmes et, d’autre part, que plusieurs d’entre elles semblent y puiser malgré tout valorisation et satisfaction[12]. L’idéologie de la féminité que promeut l’Église catholique, par exemple, propose aux femmes une vision positive d’elles-mêmes, ce qui les conduit à intérioriser des normes qui, soutiennent Nadia Fahmy-Eid et Nicole Laurin-Frenette, les marginalisent socialement. L’idéologie de la féminité permet donc de “fonder et de justifier la place subordonnée des femmes dans la famille, la société et, en l’occurrence, dans l’Église[13]”.

            Cette “adhésion idéologique”, pour reprendre ici l’expression de Pierre Ansart, ne signifie pas que les femmes sont pour autant uniquement des victimes d’une idéologie qui les marginalise socialement et politiquement. Afin de bien cerner l’expérience des femmes, il faut en effet pouvoir identifier “comment l’individu constitue son propre agencement avec ce qui est historiquement et socialement à sa disposition[14]”. En ce sens, militer dans une association catholique peut sans doute constituer, pour les filles des milieux ouvriers, une option intéressante, un moyen de s’affirmer socialement ou d’acquérir une formation qui leur est déniée par ailleurs et ce, même si cette alternative suppose que leur insertion dans la sphère publique se fait sur la base de la différence et de la complémentarité des rôles[15].

            C’est pourquoi il nous semblait intéressant d’examiner l’apport de la JOCF sous cet angle et de voir en quoi ce mouvement pouvait aussi être un lieu de formation et d’apprentissage pour les filles des milieux ouvriers pouvant déboucher, entre autres, sur de nouveaux modes d’action communautaire. Les archives de la JOCF constituent, pour l’essentiel, notre corpus d’archives. Les rapports des congrès annuels, les procès-verbaux de la direction nationale et ceux des conseils nationaux, les mémoires, de même que le journal jociste, constituent autant de sources qui nous ont permis de dresser un portrait général de l’évolution des priorités d’action et des positions de la JOCF à travers les décennies. Les programmes de formation des membres, les bulletins qui leur étaient destinés, les enquêtes sociales qu’elles devaient mener, de même que des dossiers de correspondance complètent notre corpus. Mais avant d’analyser le potentiel novateur de la JOCF, examinons d’abord la nature de ce mouvement, afin d’en dégager les particularités et ainsi mieux cerner son originalité pour les jeunes travailleuses.

1 - NATURE ET SPÉCIFICITÉ DES MOUVEMENTS D’ACTION CATHOLIQUE SPÉCIALISÉE

Origine du mouvement

            La JOCF a été fondée en Belgique, en 1925, par l’abbé Joseph Cardijn, prêtre d’origine ouvrière. Chargé des œuvres féminines d’une banlieue populaire de Bruxelles, celui-ci constate que le milieu de travail, trop souvent hostile au christianisme, favorise rapidement l'abandon de la pratique religieuse des jeunes. Cardijn regroupe alors les jeunes ouvrières dont il a la charge et, par des enquêtes sur le terrain et des discussions alimentées par la doctrine sociale de l'Église, cherche à introduire une dimension chrétienne dans tous les aspects de leur vie. Ce n'est qu'à ce prix, pense-t-il, que l'Église pourra maintenir la pratique religieuse au sein du milieu ouvrier[16]. Cette conception de l'action sociale le conduira à mettre sur pied la JOCF en 1925, puis à créer des sections masculines. Le mouvement connaîtra une rapide expansion, recevant d'ailleurs l'appui du pape au cours de la décennie suivante[17].

            Le Québec va bientôt imiter l’expérience belge. Dès 1931, l’abbé Henri Roy, oblat d’origine ouvrière tout comme Cardijn, met en place les premières structures de ce qui va devenir la JOCF. En 1932, le mouvement est officiellement lancé[18]. On parle alors de la Jeunesse ouvrière catholique qui se compose, en fait, d’une branche féminine et d’une branche masculine, soit de la JOCF et de la JOCM. Au cours de la décennie, des associations seront mises sur pied pour les autres segments de la jeunesse, soit la Jeunesse étudiante catholique (1934), la Jeunesse agricole catholique (1935) et la Jeunesse indépendante catholique, pour les jeunes des classes moyennes (1935). Destinée aux couples mariés, la Ligue ouvrière catholique est  fondée  en 1938.

La philosophie jociste

            Comme l’ensemble des mouvements d’action catholique spécialisée, la JOCF se distingue de l’action catholique traditionnelle parce qu’elle ne vise pas tant la sanctification individuelle de ses membres et la préservation de leur foi, que la conquête de la masse afin de maintenir l’ordre social chrétien. La jociste doit s’engager activement auprès des siens et c’est bien cet apostolat laïque qui, fondamentalement, distingue le jocisme des œuvres traditionnelles de l’Église. On veut faire émerger, au sein des classes populaires, une élite féminine apte à “relever” l’âme de ses sœurs.

            Cette orientation constitue une nouveauté pour l’Église, davantage habituée à compter sur la bourgeoisie pour encadrer les classes populaires. Cette orientation constitue également une nouveauté pour les jeunes filles des milieux ouvriers et n’est pas sans leur offrir de nouvelles perspectives en matière d’action sociale puisque c’est sur elles que reposent l’organisation et la gestion du mouvement, d’où la maxime “Pour elles, par elles et entre elles” qui est à la base de la philosophie jociste.

            Cette maxime résume à elle seule la nouveauté de l’action catholique spécialisée. En premier lieu, elle affirme que seuls les jeunes peuvent identifier les solutions pertinentes à leurs problèmes. Il faut donc les regrouper et leur donner des moyens afin qu’ils et elles s’organisent à cette fin. Mais encore faut-il que l’on se réfère à la même réalité et c’est pourquoi la philosophie jociste repose sur l’idée qu’il faut respecter les clivages sociaux. Les jeunes garçons et filles des milieux ouvriers sont plongés dans l’univers du travail à un âge où d’autres sont encore sur les bancs d’école et il faut tenir compte de cette réalité lorsqu’on intervient auprès de cette population juvénile. La JOCF cherche d’ailleurs constamment à inculquer à ses membres la fierté d’appartenir à la classe ouvrière, insistant sur l’importance de ne pas renier ses origines sociales et sa culture[19]. Ce parti pris ne se vit pas sans problèmes. Des jocistes siégeant à un comité diocésain déplorent ainsi le fait que, trop souvent, “le point de vue des “ouvriers” y est oublié et le côté “jeunesse” est souvent mis de côté[20]”.

            Enfin, plus largement, le mouvement repose sur l’idée que les laïcs ont un rôle primordial à jouer au sein de la société, à côté de l’Église. Dans ses encycliques Urbi arcano (1922) et Quadragesimo Anno (1931), Pie XI invite en effet les laïcs à devenir des agents apostoliques qui travaillent, comme les clercs, à restaurer l’ordre social, notamment dans les milieux auxquels les prêtres n’ont pas accès[21]. L’étude de la JOCF démontre que cette conception du rôle des laïcs suscite des tensions. On a plutôt l’impression que plusieurs membres du clergé s’avèrent incapables de s’insérer dans des rapports moins hiérarchiques avec le laïcat et de lui laisser l’autonomie d’action sur laquelle débouche, en principe, la philosophie jociste. La crise de 1947, qui culmine par la destitution de la présidente nationale de la JOCF, Madeleine Maillé, parce qu’elle osa critiquer la trop grande mainmise cléricale sur le mouvement, illustre bien comment ces tensions peuvent envenimer la vie du mouvement et entraver son développement[22].

            À cette philosophie nouvelle se juxtapose une pédagogie originale. La JOCF veut faire des jeunes de véritables apôtres, capables d’influencer leur milieu et d’en corriger les lacunes. Le jocisme est, en principe, tout entier tourné vers le concret, vers l’action. Pour ce faire, le jocisme repose sur un principe, la “primauté méthodologique du réel” — l’examen méthodique de la réalité[23]. La JOCF s’alimente donc au quotidien que vivent les jeunes et c’est à partir de cet enracinement qu’elle espère faire leur formation et susciter leur apostolat. C’est le “Voir — Juger — Agir” que les jocistes concrétisent par le biais de l’enquête sociale. La nature ou le degré d’apprentissage dépendra, bien évidemment, du degré d’engagement  des jocistes.

2 - UN LIEU DE FORMATION

La formation religieuse

            Les jocistes reçoivent d’abord une formation religieuse. La tâche apostolique qui leur est confiée nécessite qu’elles aient bien intégré le discours religieux et en maîtrisent suffisamment les différentes facettes pour agir chrétiennement, partout et en tout temps. On cherche cependant à développer une spiritualité qui soit plus près des jeunes, plus enracinée  dans leur quotidien. C’est pourquoi la méthode du “Voir — Juger — Agir” est souvent utilisée dans la formation religieuse des jocistes. Le programme religieux de l’année 1937-1938, intitulé “Justice et charité”, est un bon exemple de cette façon de procéder. À partir de l’examen de leurs conditions de travail, les militantes font l’étude de la doctrine sociale de l’Église, alimentant leurs discussions de passages puisés à même les encycliques Rerum Novarum et Quadragesimo Anno. Pédagogie active, donc, fidèle aux principes élaborés par le fondateur, Joseph Cardijn.

            La volonté de développer une spiritualité qui interpelle les jeunes dans leur vie quotidienne repose sur un projet bien précis, soit de faire des jeunes travailleuses de véritables apôtres sociales qui sauront transmettre leur foi et transformer leur milieu d’appartenance en éduquant à leur tour leurs sœurs ouvrières. Cette reconnaissance du potentiel des jeunes travailleuses s’accompagne par ailleurs d’une constante exaltation des vertus de l’apostolat laïque. Militer à la JOCF, c’est se dévouer corps et âme et accepter de tout sacrifier pour propager la foi.

        Le discours jociste est, en fait, truffé de références au dévouement, au sacrifice et à l’abnégation, comme il fait aussi appel à la générosité, à l’humilité ou au désintéressement de ses membres. Ces “qualités”, qui renvoient aux fondements même de la socialisation des filles et alimentent l’idéal féminin, dessinent les contours du modèle de la chrétienne engagée[24]. La tâche apostolique que la JOCF veut confier aux filles repose toutefois sur un militantisme des plus actifs, même si les finalités de leur action demeurent “surnaturelles”. La vie jociste est tout, sauf une vie de réclusion. L’image classique de la jeune fille pieuse et retirée est ainsi battue en brèche, le projet jociste tablant sur des chrétiennes qui, pour l’amour du Christ, descendent dans la rue vendre le journal ou le calendrier jociste, animent des soirées récréatives ou organisent des sessions de formation.

        Le militantisme jociste dessine ainsi un espace que les filles des milieux populaires peuvent occuper dans la sphère publique et ce, au nom même du catholicisme. Dans une société où les femmes sont marginalisées sur la scène sociopolitique, l’appel jociste risque de trouver une oreille favorable, d’autant plus que la JOCF se présente comme un mouvement essentiellement tourné vers l’action et prônant, de surcroît, la formation sociale de ses membres.

La formation sociale

        Pour transformer le milieu dans lequel elles vivent et le rendre conforme à l’idéal chrétien, encore faut-il que les jocistes aient une connaissance approfondie de ce monde dans lequel elles s’insèrent. Cette connaissance du milieu est d’abord acquise par l’enquête sociale qui, on l’a vu, est conçue comme l’outil de formation par excellence des militantes laïques puisqu’elle permet de prendre la pleine mesure de la réalité, de “voir” ce monde dans lequel vivent les jeunes travailleuses.

        L’enquête sociale se déroule sur une année entière et est clôturée par une semaine d’activités publiques. La réalisation du programme de l’enquête repose, concrètement, sur les chefs d’équipe. Réunies en cercle d’étude, elles analysent diverses situations observées au cours de leur enquête, en discutent à la lumière d’une encyclique, d’un texte de loi ou d’un article publié dans Jeunesse ouvrière, puis décident des actions à entreprendre localement. Elles “travaillent donc ensemble à parfaire leur formation personnelle pour mieux travailler la masse[25]”.

Le rôle du cercle d’étude est de première importance, puisqu’il constitue “la source de l’équipe. C’est là que les chefs vont chercher le bagage pour les équipières[26][...]” L’enquête ne saurait donc vivre sans le cercle, affirme-t-on: si l’enquête collecte les matériaux (voir), c’est le cercle qui les analyse (juger) et permet d’ébaucher ensuite d’éventuelles solutions (agir).

        Il faut souligner toutefois que la vie des équipes est bien encadrée et que la JOCF, c’est aussi une structure pyramidale où les grandes orientations, les choix des thèmes des enquêtes, les questions qu’il faut examiner et la façon dont on doit les interpréter sont d’abord et avant tout pensés et décidés par le comité national (composé des dirigeantes nationales et de l’aumônier). Ce mode de fonctionnement, qui vise à éviter les écarts doctrinaux, n’implique cependant pas que tout esprit d’initiative soit dénié aux militantes ou qu’elles doivent simplement reproduire la pensée des hautes instances.

        L’examen des archives montre pourtant que les enquêtes sociales reflètent, comme dans un jeu de miroir, les changements d’orientations idéologiques qui marquent la JOCF au long de son histoire. L’analyse des enquêtes révèle ainsi l’importance, au cours des années 1930 et 1940, des préoccupations morales et religieuses. De plus, les enquêtes débouchent souvent sur des actions individuelles plutôt que collectives et ces actions visent surtout à encadrer les comportements des jocistes afin de préserver leur moralité et de sanctifier leur âme. À partir de la fin des années 1950, le programme social témoigne d’une préoccupation constante pour les dimensions socio-économiques et politiques des problèmes examinés. Le potentiel d’éveil propre à la méthode jociste s’en trouvera bonifié d’autant. Ce potentiel de formation pourra cependant varier en fonction de la dynamique interne des sections et des fédérations — on peut penser par exemple à l’aumônier, car son degré d’ouverture aux réalités ouvrières est ici déterminant — et, bien sûr, de l’intensité de l’engagement de chacune des jocistes.

Une formation plus approfondie pour les militantes

        Si l’enquête sociale constitue la base sur laquelle s’érige l’éducation sociale des jocistes en vue de leur travail apostolique, une panoplie de sessions de formation est mise à la disposition de celles qui s’engagent plus activement dans le mouvement. Les sessions annuelles de formation permettent ainsi aux dirigeantes locales et fédérales (diocésaines) d’approfondir la méthode jociste, l’organisation des services ou divers aspects de la vie spirituelle des militantes. Elles servent aussi à faire le bilan des activités de l’année écoulée et à préparer le travail de l’année qui vient. À cet égard, plusieurs éléments concourent à préparer les militantes: études des statistiques, des législations en vigueur, conférences.

        Les militantes assumant des responsabilités au niveau fédéral ou local ont également la possibilité, à partir du milieu des années 1940, de s’inscrire à des semaines d’étude sociale. On leur dispense ainsi des cours sur les idéologies politiques, les grands systèmes économiques, de même que sur les principes du syndicalisme ou de la coopération. Le père Georges-Henri Lévesque, de l’Université Laval, assume d’ailleurs la prestation d’un certain nombre de ces cours, initiant les jocistes à la philosophie économique et aux principes de la coopération[27]. En deux ans, plus de 400 militantes ont assisté à ces séances de formation sociale qui disparaissent toutefois par la suite[28]. La censure épiscopale semble en effet enrayer ce type de formation au début des années 1950 et il faut attendre les années 1960 avant que soient remis au programme de la JOCF des “Centres d’entraînement” destinés aux militantes. Le potentiel d’éveil et de critique propre à la formation sociale dispensée aux jocistes est donc tributaire non seulement des orientations idéologiques du mouvement, mais aussi des contraintes imposées par l’Église.

        Bien qu’on ne puisse évaluer concrètement l’impact de la formation sociale dispensée aux jocistes, on peut cependant supposer qu’elle leur permet de poursuivre leur formation intellectuelle, tout en les éveillant aux questions sociales. Le niveau d’apprentissage va aussi varier, bien évidemment, en fonction du degré d’engagement des jocistes, puisque la formation sera plus poussée à mesure que les jocistes assumeront des responsabilités. Pour ces dernières s’ajoute également l’expertise qu’elles acquièrent dans l’organisation des activités jocistes.

3 - LES ACTIVITES JOCISTES ET L’ANIMATION DU MILIEU

        Au fil de son existence, la JOCF va offrir des activités destinées à combler les besoins matériels des jeunes travailleuses ou à leur procurer des moments de détente qui soient aussi formateurs. Ces activités sont conçues avant tout comme des “moyens de conquête”, des appâts dont le seul but est d’attirer au mouvement les jeunes travailleuses, ou encore de combler les besoins matériels des jocistes afin de mieux atteindre leur âme. L’examen des archives permet non seulement de mettre en lumière la diversité de ces activités, mais aussi d’examiner dans quelle mesure l’organisation de ces activités et de ces services a pu constituer, pour celles qui en étaient responsables, des façons d’animer leur milieu et de répondre aux besoins de la communauté.

        On s’en doute, la formation domestique constitue un volet non négligeable des activités mises sur pied par la JOCF. Les cours mentionnés le plus souvent sont ceux de cuisine et de couture, puis les travaux d’aiguille et, parfois, la décoration intérieure[29]. À partir de 1957, la JOCF élaborera une série de cours intitulée “Les arts féminins”. Ces cours traitent des questions liées aux soins maternels et au travail domestique, tout en prodiguant des conseils sur l’art de plaire, de se maquiller, de recevoir des invités ou de converser[30].

        Cette série de cours s’ajoute au “Service de préparation à l’avenir” (SPA), mis sur pied en 1948. Le SPA traite non seulement de la “vocation domestique et maternelle” des femmes, mais également de la vie sentimentale des jeunes travailleuses, de leur santé, des métiers qu’elles sont susceptibles de choisir et de leur engagement social. Ces cours semblent connaître un certain succès, recrutant autour de 2000 participantes en 1959-1960[31].

        Ce succès n’éclipse toutefois pas celui du “Service de préparation au mariage” (SPM) que la JOC instaure en 1943 à l’intention de ceux et celles qui se marieront dans l’année. Dispensée au modique coût d’un dollar, cette série de 15 rencontres vise à “préparer la masse des jeunes travailleurs fiancés à vivre le plus parfaitement possible la doctrine chrétienne du mariage, [à] les aider à réaliser pleinement, par le mariage, leur vocation dans l’Église [...et] à bâtir des foyers ouvriers apôtres[32]”. Le mouvement estime préparer environ 20% des mariages québécois en 1948 (soit 5402/30 000); cette proportion s’élèverait, en 1963, à 50%[33].

        À ces cours destinés à préparer les jeunes filles à leur avenir familial s’ajoute toute une gamme d’activités à caractère sportif, récréatif ou éducationnel que la JOCF dispensera afin d’offrir des loisirs “sains” aux jeunes travailleuses. Certains de ces cours s’adressent au corps, alors que d’autres visent avant tout l’esprit. La JOCF endosse ainsi la conception, fortement répandue depuis le début du siècle, que les loisirs doivent non seulement combattre l’oisiveté, mais être formateurs pour le corps et l’esprit[34]. Camps d’été, bibliothèque roulante, service de librairie jociste en font partie, de même que l’organisation de loisirs paroissiaux tels que ciné-club, théâtre, jeu de quilles, ballon-panier, ping-pong ou voyage organisé.

        La JOCF offre donc des cours et des activités susceptibles de divertir de jeunes travailleuses qui n’ont pas accès à de nombreux loisirs, en raison des bas salaires qu’elles reçoivent. Qui plus est, les convenances sociales limitent l’insertion des filles dans les lieux publics, comme le restaurant du quartier ou les salles de billard, des lieux où les garçons flânent souvent des soirées entières. On peut d’ailleurs se demander si la JOCF ne contribue pas, avec la JOCM, à alimenter le développement d’un réseau de loisirs parallèle aux loisirs de masse dans les villes du Québec. Cette hypothèse mériterait d’être explorée. Ces activités contribuent, à tout le moins, à animer la vie de quartier.

        La JOCF offre aussi des services de nature économique: caisse de secours à utiliser en cas de maladie, service d’épargne, de placement, d’orientation, associations destinées aux jeunes en chômage et offrant des cours de recyclage en collaboration avec les différents ministères, séance d’initiation syndicale en milieu de travail, etc.

        La JOCF organise également un service d’assistance jociste, telle l’assistance juridique pour les jeunes prévenues qui consiste à les accompagner à la cour et même, à leur offrir un service de tutelle en échange de leur libération. Elle assure le suivi des filles qui se trouvent en maison de correction ou encore dans les établissements destinés aux filles-mères. Un service d’hébergement est également mis sur pied. Près de 4000 couchers et plus de 10 000 repas sont ainsi offerts gratuitement en 1944 à 142 jeunes filles dans un seul de ces centres[35].

        La JOCF a donc pu représenter pour plusieurs un lieu de formation personnelle, un lieu de détente où pratiquer des activités sportives et récréatives, de même qu’un lieu de sociabilité, voire, en raison de la nature de certains des services offerts, un lieu d’entraide ouvrière. Parce qu’elle repose entièrement sur le militantisme des jocistes, la JOCF a pu permettre aux responsables d’acquérir une expertise importante en animation communautaire. Au fil de leur action militante, les jocistes engagées activement à la JOCF acquièrent en effet un certain nombre d’habiletés liées à la gestion des activités et à l’animation du mouvement. Dans ce dernier cas, elles doivent développer, non seulement leur sens de l’organisation, mais aussi leurs capacités de leadership et d’animation.

4 - DES MILITANTES QUI ANIMENT LA VIE COMMUNAUTAIRE DES MILIEUX OUVRIERS

        Toutes ces activités reposent sur les militantes jocistes. Bien que la direction nationale leur indique la façon dont elles doivent procéder pour organiser chacune des activités ou pour gérer les services, il n’en demeure pas moins que ce sont les militantes qui doivent en assurer la réalisation.

        Prenons l’exemple de l’organisation d’un cours de préparation à l’avenir (SPA). Les militantes doivent, en premier lieu, faire la publicité afin de recruter des participantes. Il leur faut aussi réserver le local, trouver les personnes-ressources pour chacune des séances, en plus d’animer les soirées et, le cas échéant, faire elles-mêmes une ou deux présentations. Les autres cours dispensés par la JOCF requièrent le même type de travail (Arts féminins, Service de préparation au mariage, Club des As). L’organisation d’activités récréatives ou sportives commande un peu moins de travail, mais il faut quand même recruter les filles, réserver des locaux, du matériel, prévoir un mode de transport et l’hébergement lorsqu’il s’agit d’une excursion à l’extérieur de la ville. L’organisation d’un ciné-club demandera d’entrer en contact avec les maisons de distribution, alors que la mise sur pied d’un service de placement nécessitera l’établissement de relations avec les employeurs et, bientôt, avec les centres de placement gouvernementaux. Il faut par ailleurs gérer les économies réalisées par celles qui cotisent aux caisses d’épargne, ou animer les équipes d’action au travail en alimentant leurs discussions de préoccupations jocistes.

        La tenue de ces activités exige des militantes qu’elles développent leur sens de l’organisation, de la gestion, de même que leurs capacités de leadership et d’animation. L’intensité de cet apprentissage variera, bien sûr, en fonction du degré d’engagement des militantes et de la durée de leur passage au sein du mouvement. Gérer, pour quelques mois, le service d’épargne ne requiert pas le même temps et la même énergie que l’organisation d’un cours de préparation au mariage ou d’une séance d’initiation syndicale. Faire le suivi d’une jeune fille qui vient tout juste de quitter une maison de correction n’exige pas le même type d’habiletés que l’organisation d’une équipe sportive. Le succès de ces activités repose toutefois sur des compétences que les militantes qui les organisent sont invitées à développer.

        L’expertise qu’acquièrent les militantes par l’organisation des activités jocistes s’ajoute à celle qu’elles développent par le biais de la gestion même de la JOCF. Le mouvement repose en effet sur le principe de la non-mixité et, à ce titre, les dirigeantes assument un certain nombre de tâches qu’il convient d’examiner de plus près afin d’en cerner la nature exacte et toute la portée.

Les dirigeantes locales

        Pour diriger une section locale, il faut faire montre d’un certain nombre d’habiletés et savoir, en premier lieu, animer une réunion, rédiger un procès-verbal, produire un rapport d’activités ou des états financiers. La compréhension du programme religieux et de l’enquête sociale est également requise, puisque les dirigeantes locales auront à en expliquer le sens et le déroulement aux chefs d’équipes. En plus d’assurer la gestion et la coordination des activités et des services locaux, ces dirigeantes doivent participer à l’organisation des activités fédérales et préparer, par exemple, une intervention à l’assemblée générale, rédiger le rapport de la journée d’étude ou organiser la partie récréative de la session de formation. Elles devront, de plus, collaborer activement à la bonne marche des activités publiques qui se déroulent lors de la Semaine nationale des jeunes travailleurs. Le Bulletin des dirigeants fédéraux consacré à la semaine de 1949 trace, par exemple, les grands axes du discours que la présidente de la section est invitée à prononcer à la radio locale afin de rendre compte du programme féminin[36].

Les responsables fédérales

        Les jocistes militant au niveau fédéral assument des responsabilités supplémentaires puisqu’elles doivent assurer la coordination de toutes les activités de leur fédération, en plus de voir à la bonne marche des sections. Afin de mener à terme leur action apostolique, les militantes fédérales ont accès à une formation “technique” plus poussée. À cette formation liée à la gestion du mouvement s’ajoutent des cours sur les moyens dont disposent les responsables désignées pour diffuser les revendications et les activités jocistes lors des semaines nationales, de même que des conseils sur l’art d’intervenir en public[37]. Ce sont en effet surtout les militantes fédérales qui animent les assemblées destinées à l’ensemble des jeunes (assemblée générale, forum) et qui s’adressent aux médias[38]. Certaines utiliseront la formation qu’elles reçoivent pour réaliser des émissions de radio, comme ces jocistes de Drummondville qui animent, avec des jeunes gens de la JOCM, une émission hebdomadaire de 30 minutes à la radio locale. Dans le cadre de la Semaine nationale des jeunes travailleurs de 1961, ce même groupe invitera la télévision publique à filmer la pièce de théâtre qu’ils ont mise en scène et où des jocistes évoquent leurs difficiles conditions de travail[39].

        Les responsabilités que doivent assumer les militantes sont parfois la source de tensions avec les parents. Nommée responsable fédérale de la Jeune JOC de Trois-Rivières, une militante, écrivant quelque temps plus tard à la centrale nationale, soulignera ainsi que les difficultés suscitées par sa nomination se sont enfin résorbées[40]. Il faut voir, en effet, que les militantes fédérales sont continuellement sollicitées par leurs fonctions, ce qui entraîne des absences répétées du domicile familial et de fréquents déplacements. La supervision des sections les oblige parfois à s’absenter pendant plusieurs jours. Cette même responsable fédérale de Trois-Rivières fait ainsi rapport de son séjour à La Tuque:

“[...] J’ai fait un bien beau voyage. Laisse-moi te dire que même si c’était la première fois que je partais de chez-nous dix jours, que je ne me suis pas ennuyée. De l’ouvrage, en veux-tu, en voilà. Tous les soirs nous avons eu des réunions[41][...]”

Au début des années 1960, quelques militantes fédérales se feront même “missionnaires”, quittant famille et emploi pour implanter des sections dans de nouvelles régions. L’une d’elles, Lorraine Gagner, se rendra au Maroc après avoir travaillé pendant trois ans à implanter des sections jocistes à Hauterive. Deux militantes quitteront Cornwall pour fonder des sections au Manitoba[42].

        Les militantes jocistes investissent donc la sphère publique dans des rôles qui ne leur sont pas habituels. À ses débuts, la JOCF éprouve de la difficulté à faire vendre le journal jociste, tant la présence des jeunes travailleuses dans des activités publiques semble heurter certaines personnes. Les membres de la section montréalaise Saint-Jean-Berchmans, par exemple, “ne veulent pas le vendre car paraît-il que ce n’est pas convenable[43]”. Que penser alors des réactions suscitées par celles qui président une assemblée publique, voyagent seules dans leur région ou circulent en tramway après une soirée de travail au local jociste? La première trésorière de la JOCF doit ainsi s’enquérir du lieu des prochaines réunions parce que “ses parents trouvent que c’est trop loin[44]”. L’insertion des jeunes travailleuses dans des activités publiques semble inquiéter plus d’un parent.

Militer à la centrale nationale

        Là où les réserves sont les plus grandes, c’est bien lorsqu’une militante fédérale est appelée à “monter” au national. La direction de la JOCF devient rapidement une occupation à plein temps et les militantes doivent alors quitter leur travail et, si elles habitent à l’extérieur de Montréal, laisser leur famille et leurs amies pour venir habiter à la centrale ou dans les appartements destinés aux militantes. Ces “promotions” ne se vivent pas toujours sans déchirement, comme en témoignent des lettres écrites par les militantes ou par des parents attristés et inquiets de voir leur fille partir pour Montréal[45].

        Devenir permanente nationale, c’est aussi renoncer à son salaire, puisque les dirigeantes nationales ne reçoivent qu’une allocation de subsistance. Voilà une réalité que certaines familles ne pourront se permettre de vivre et quelques jocistes n’ont pu militer au national en raison de la précarité des revenus familiaux[46]. D’autres dirigeantes devront renoncer à leurs fonctions en raison de la maladie, ou de la mort, d’un de leurs parents[47].

        L’expertise acquise au niveau national est, par ailleurs, manifestement importante. C’est toute la vie du mouvement qu’il faut concevoir, organiser, gérer. Ce travail se fait en collaboration avec la JOCM, mais chaque branche est autonome dans la préparation et la rédaction des programmes d’études et des outils qui les accompagnent. Il y a bien quelques publications communes, comme Jeunesse ouvrière, mais à peu près tous les documents sont conçus en doublet. L’un des pionniers de la JOCM, Paul Cholette, rappelle à quel point la rédaction de ces documents était difficile et, en particulier, la conception du Militant (JOCM) et du Pour garder (JOCF), les deux bulletins destinés à la formation morale et technique des dirigeants et des dirigeantes: “Il fallait étudier, lire, relire, méditer, consulter, discuter et profiter des expériences de tous, résumer les formules prouvées et heureuses et mettre en garde contre l’engouement et les succès ronflants[48].”

        Ce travail de réflexion et d’écriture est aussi exigé lors de la conception des documents portant sur la “technique” jociste, de même que pour les programmes des cours et des activités que les fédérations et les sections sont invitées à mettre en place, puisqu’il faut fournir à ces dernières des canevas de travail. Les dirigeantes nationales doivent, par ailleurs, assurer avec les responsables de la JOCM la gestion de la centrale, des Éditions ouvrières et de la librairie jociste. Elles siègent avec eux au conseil d’administration de la JOC inc. où leur représentation est paritaire.

        Les militantes nationales se retrouvent par ailleurs constamment sur des tribunes publiques à animer les diverses activités jocistes. Elles sont donc appelées à développer leurs qualités d’oratrices, tout comme  leurs capacités à stimuler l’ardeur des militantes. Cette présence aux diverses tribunes jocistes exige d’elles une très grande mobilité. Des visites de fédérations sont régulièrement organisées, obligeant les dirigeantes à se déplacer aux quatre coins du Québec et parfois même à visiter des sections au Nouveau-Brunswick ou en Ontario. Les déplacements semblent d’ailleurs se faire souvent à un rythme assez rapide, comme en témoignent certains documents que nous avons retrouvés[49].

        L’insertion des dirigeantes nationales dans la sphère publique se fait aussi par la voix des médias. Gabrielle Filion sera ainsi l’invitée de Thérèse Casgrain, de la Ligue des droits des femmes, en avril 1936[50]. Nous avons également retrouvé plusieurs textes de “causeries” prononcées par des dirigeantes nationales au cours des années 1940. Elles y présentent les activités de la “semaine de propagande” ou font valoir, plus globalement, la qualité des activités jocistes[51]. Dès la fin des années 1950, les dirigeantes nationales participent régulièrement à des émissions de télévision, assurant même l’animation d’une émission portant sur les jeunes[52].

        Les habiletés nécessaires à l’exercice de toutes ces tâches s’acquièrent par l’observation et la lecture. On précisera d’ailleurs à ce sujet qu’il est “important qu’une nouvelle dirigeante nationale fasse un stage de formation de deux ou plusieurs mois, stage durant lequel elle participera moins activement au travail de composition des bulletins [et] accompagnera les autres dirigeantes dans les visites de sections[53][...]” On retrouve néanmoins la trace, dans les procès-verbaux du comité national, de cours suivis par les dirigeantes nationales afin de parfaire leurs connaissances[54].

        En gravissant les échelons de la hiérarchie jociste, les militantes acquièrent donc une expérience liée à la gestion, à l’organisation et à l’animation du mouvement, en plus de développer une expertise dans les domaines touchés par les activités et les services que la JOCF met en place (loisirs, travail social, syndicalisme). À cela s’ajoutent les connaissances acquises dans le cadre de l’élaboration et de la diffusion des programmes sociaux et religieux. Les dirigeantes s’initient également aux rouages de l’univers politique dans la mesure où la préparation des enquêtes sociales ou la rédaction de mémoires nécessitent une connaissance des lois en vigueur et du fonctionnement de l’appareil politique. Enfin, soulignons qu’un certain nombre d’entre elles se rendront à l’étranger pour participer aux conférences internationales de la JOC. Ces voyages représentent une occasion unique d’ouverture sur le monde pour ces militantes.

        La gestion du mouvement entraîne donc l’expérimentation de situations plutôt atypiques pour des militantes qui, en raison de leur sexe, de leur âge, de leur origine sociale et de la faible scolarisation qui en découle souvent, n’y sont pas vraiment destinées. La mise en place d’une double structure évite la mixité et permet de “préserver la moralité” des jeunes. Ce mode de fonctionnement instaure cependant un espace où les femmes peuvent acquérir une formation et exercer des rôles qui leur auraient été difficilement accessibles autrement. Comme l’a souligné Flore Dupriez au sujet de l’ensemble des mouvements d’action catholique, la non-mixité permet aux militantes de faire “l’apprentissage de l’autonomie sans créer d’inquiétude puisqu’il s’agit d’organismes supervisés par l’Église et non mixtes[55]”.

        En parallèle, toutefois, la JOCF continue de promouvoir un discours fondé sur la différence sexuelle et la complémentarité des fonctions. Ce paradoxe n’est pas sans créer des tensions. La direction nationale rappelle d’ailleurs à l’occasion aux dirigeantes qu’elles doivent en tout temps être “féminines”, en particulier lors des comités conjoints où il leur faut “rester femmes dans les discussions, mais donner [leur] point de vue[56]”. Les habiletés acquises en assumant des responsabilités au sein de la JOCF doivent donc être utilisées avec tact par les militantes qui ne doivent pas manifester trop de force de caractère ou d’esprit d’initiative face aux militants de la JOCM[57].

        Les dirigeantes semblent d’ailleurs conscientes qu’elles transgressent jusqu’à un certain point les rôles prescrits et, ayant vraisemblablement intériorisé les normes sociales, craignent que cette transgression du modèle féminin ne déborde également sur la vie sentimentale des militantes. Lors d’une discussion portant sur les relations amoureuses des responsables fédérales, “quelques-unes ont fait remarqué [sic] la nécessité pour une dirigeante de demeurer pleinement “femme” avec un jeune homme, même si elle est chef et habituer [sic] à diriger, à contrôler[58]”. Cet appel au respect des normes met bien en relief l’un des paradoxes du militantisme jociste qui, par son discours, reproduit les rôles sociaux liés à l’appartenance sexuelle, mais qui, par les pratiques sociales qu’il suscite, contribue à en construire de nouveaux.

        Certaines jocistes reconnaissent toutefois que leur militantisme les incite à développer des attitudes non conformes au modèle féminin. Discutant de la question des mariages entre jocistes, des militantes affirment que les “gars ont peur d’avoir une femme trop chef, autoritaire, exigeante, les filles auraient peur de laisser l’homme être le chef[59]”. Les relations de pouvoir et de subordination qui colorent les rapports sociaux de sexe semblent bien vivants au sein de la JOC et on peut sans doute affirmer que, sans la non-mixité des structures, la participation des militantes à la gestion et à l’organisation du mouvement aurait été tout autre.

CONCLUSION

        À travers les services et les activités mis en place par la JOCF émergent de nouvelles pratiques sociales liées à l’animation communautaire dont la responsabilité repose sur les jeunes travailleuses qui, au préalable, auront reçu une formation religieuse et sociale pour s’acquitter de leurs tâches. Celles qui militent à la centrale jociste voient, pour leur part, s’élargir l’expérience acquise puisqu’elles sont responsables de la gestion et de l’animation d’un regroupement qui compte quelques milliers de membres — et davantage encore dans les années 1930. Les militantes investissent donc la sphère publique dans des rôles qui ne leur sont pas habituels. Voilà bien ce sur quoi débouche la pédagogie jociste, toute entière tournée vers l’engagement social de laïques qu’on veut responsables de leurs semblables et à qui l’on s’évertue, de surcroît, à offrir une formation.

        Si les apprentissages acquis en s’engageant activement dans le mouvement permettent aux militantes de s’éloigner un tant soit peu des rôles traditionnellement dévolus aux femmes, la JOCF continue néanmoins de promouvoir un discours fondé sur la différence sexuelle et la complémentarité des rôles. L’appel à l’engagement jociste repose ainsi sur une valorisation des qualités dites féminines, tels le dévouement ou la capacité d’abnégation. Le potentiel novateur de la JOCF est donc doublement miné: par la difficulté, en premier lieu, de redéfinir les rôles sexuels sur des bases nouvelles; en second lieu, par les attaches institutionnelles du mouvement qui, on l’a vu, entravent son autonomie d’action, l’empêchant d’être au diapason des besoins des jeunes travailleuses.

        L’apport de la JOCF à la dynamique du changement social est néanmoins bien tangible. Non seulement offre-t-elle à ses membres une passerelle vers l’action communautaire, mais elle contribue, du coup, à animer les milieux ouvriers en mettant à la disposition des jeunes travailleuses des cours et des activités auxquels elles n’ont pas facilement accès par ailleurs. La JOCF contribue également à alimenter les débats sociaux sur des questions qui concernent plus spécifiquement les jeunes travailleuses, conférant ainsi une légitimité sociale aux problèmes qu’elles vivent — une dimension de l’action jociste qui n’a pas été abordée ici, mais que nous avons examinée ailleurs. Tablant sur la différence sexuelle, mais balisant plus largement les frontières des rôles dévolus aux femmes, l’apostolat jociste dessine un espace social pour les filles des milieux ouvriers, permettant la construction d’un nouveau modèle de femmes engagées activement et contribuant à l’émergence de nouvelles pratiques sociales centrées sur l’animation du milieu.

Cet article a été publié dans la revue la Revue d'histoire de l'Amérique française intitulé «La Jeunesse ouvrière catholique féminine. Un lieu de formation sociale et d'action communautaire, 1931-1966», paru dans le volume 52,4 (printemps 1999), aux pages: 481-506.  Nous remercions ici l´autorisation de celle-ci pour la présente divulgation.

Note biographique

Lucie Piché travaille au Cégep Sainte-Foy Cet article examine comment la jeunesse ouvrière catholique féminine
(JOCF) a pu constituer un lieu de formation sociale et d'apprentissage à
l'action communautaire pour les filles des milieux ouvriers québécois. À
l'image des autres mouvements d'action catholique spécialisée, la JOCF
table sur l'apostolat de laïques qu'elle veut activement engagées dans
leur communauté. À cette fin, elle offre aux jeunes travailleuses une
formation sociale et religieuse, de même qu'une structure d'accueil et des
moyens financiers leur permettant de répondre aux besoins de leur
communauté. À travers les services et les activités mis en place par la
JOCF émergent de nouvelles pratiques sociales que notre analyse permet de
mettre en lumière. Cette passerelle vers l'action communautaire permet par
ailleurs de baliser plus largement l'espace social qu'occupent les filles
des milieux ouvriers.

Notes 

[1]  Cette réflexion s’appuie sur les résultats de notre recherche doctorale. Voir La Jeunesse ouvrière catholique féminine et la dynamique du changement social au Québec, 1931-1966, thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Montréal, 1997, 471 p. Cette recherche a été réalisée grâce à l’appui financier du CRSHC, du Fonds FCAR et de la Fondation Desjardins. J’aimerais remercier Johanne Daigle pour ses précieux commentaires, de même que les évaluateurs anonymes de la revue.

[2]  On pense à des gens comme Gérard Pelletier, Jacques Hébert, Guy Cormier, Pierre Juneau qui, par leur engagement en politique active ou par leurs écrits journalistiques, ont animé la scène publique au cours des dernières décennies. Jeanne Benoit-Sauvé est une autre militante de la JECF dont la carrière publique, tant à la télévision que sur la scène politique fédérale, en a fait une figure familière des 30 dernières années.

[3]  Bernard Fournier s’appuie ici sur la définition qu’élabore Annik Percheron dans L’univers politique des enfants (Paris, Armand Collin/Fondation nationale de sciences politiques, coll. “Travaux et recherches de sciences politiques”, 1974), 6-7. Citée par Bernard Fournier, Mouvements de jeunes et socialisation politique: la dynamique de la JEC à l’époque de Gérard Pelletier, mémoire de maîtrise (sciences politiques), Université Laval, 1988, 124. Voir, à ce même sujet, Madeleine Gauthier, “Les associations de jeunes”, dans Fernand Dumont, dir., Une société de jeunes? (Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986), 337-369.

[4]  Simonne Monet-Chartrand, Ma vie comme rivière. Récit autobiographique, 1949-1963 (Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1988),  3: 221.

[5]  Notre analyse révèle en effet que les membres proviennent, en très grande majorité, des couches sociales associées traditionnellement à la classe ouvrière. Pour plus de détails, on pourra consulter le chapitre III de la thèse déjà citée de l’auteure.

[6]  Dès le premier tiers du XXe

 

NOTCE BIOGRAPHIQUE


Lucie Piché (Ph.D. en histoire) enseigne au Cégep de Sainte-Foy, à Québec.
Elle est aussi chercheuse associée à l'Observatoire Jeunes et Société de
l'Institut national de la recherche scientifique - Urbanisation, Culture
et Société.

 

 

 

labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005