labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005

 

Les filles des lavandières

Maria Helena Vargas da Silveira

traduction Marie-Claire Coly

I

LES FEMMES ONT BEAUCOUP D’IMPORTANCE DANS MA VIE

Sandra Beatriz da Silveira

Je m’appelle Sandra. Je suis très engagée dans toutes les questions qui touchent les femmes, tout particulièrement en ce qui concerne le problème racial, puisque je travaille dans ce domaine.

Je suis d’une famille pauvre, j’ai cependant fait toutes mes études à l’école publique, et c’est grâce à ma mère Iracema que j’ai pu le faire. Bien qu’elle n’ait fait que les premières années du primaire, elle voyait dans les études un moyen d’ascension sociale, c’était même un rêve, parce qu’elle pensait que si ses enfants étudiaient, ils réussiraient à obtenir ce qu’elle n’avait pu avoir.

Je vais parler un peu de ma famille : mon père, ma mère, l’environnement de mon enfance… 

Mon père s’appelle Lauro da Silveira, il a 63 ans, il est à la retraite, il est né dans la ville de Guaíba et, actuellement, il habite Barra do Ribeiro. Mon frère s’appelle Paulo Roberto Moraes da Silveira, il a 45 ans, il s’est marié très jeune et il est déjà grand-père. Je suis grand-tante.

Mon enfance a toujours été à l’unisson avec mon frère et ma mère, nous étions toujours ensemble, une union d’amour. C’était une enfance très pauvre, vraiment pauvre. J’ai eu le bonheur de vivre dans l’union, ce qui nous a permis de faire face aux besoins, aujourd’hui je peux l’envisager dans ce sens là, mais à l’époque je ne le voyais pas ainsi.

Mon père était commerçant, mais très tôt il s’est engagé dans la politique, ne disposant d’aucune base, d’une meilleure compréhension, ne comptait sur aucun appui pour mieux se protéger et, du fait des situations politiques, il a vécu un bon moment en fugitif. Mon père était  peu instruit, mais il suivait les informations à la radio, lisait beaucoup, c’était un idéaliste ; il connaissait peu le monde académique et les lettres, il n’avait que l’expérience de la vie. Il pensait transformer sa vie et celle des autres. Il luttait pour la justice sociale. Considéré comme communiste, il devait se cacher pour éviter de se faire arrêter.

Ma mère était ménagère et c’est lorsque mon père a commencé sa vie fugitive qu’elle est devenue lavandière, métier qu’elle avait appris avec ma grand-mère.

Elle lavait beaucoup de ballots de linge et gagnait peu d’argent. Chaque ballot était parfois accompagné de la moitié d’une barre de savon de soude. Ce n’était pas toujours que la patronne envoyait le savon.

Nous habitions Porto Alegre,  mais à l’époque où mon père se cachait,  ma mère a dû quitter la capitale pour la ville de Cachoeira do Sul, où elle a laissé les enfants ; ensuite elle est retournée à Porto Alegre pour laver le linge et envoyer de l’argent pour leur alimentation. Tous étaient pauvres dans la famille.

A Porto Alegre, les parents vivaient les uns à côté des autres, au Quarto Distrito, près de l’Avenue Président Roosevelt. Ensuite, nous sommes allés vivre dans le faubourg Aliança, aujourd’hui Parque São Sebastião.  La vie à Aliança était précaire, le bus passait deux ou trois fois par jour, une seule école pour les enfants de tout le faubourg.

Il fut un temps où ma mère a lavé beaucoup de serviettes pour Gentil, coiffeur célèbre de Porto Alegre. A cette époque, elle était déjà plus au courant des choses, et se faisait payer à la douzaine.

Tous ses clients étaient blancs et ils n’habitaient pas dans notre quartier. Elle allait prendre les ballots chez eux. Mon frère, qui était plus fort, aidait à porter les ballots.

En hiver, il était difficile de laver le linge et elle s’efforçait de le faire sécher au fer, ou elle le mettait à sécher près du poêle à bois. Elle faisait tout pour que le linge sèche parce que, été comme hiver, les enfants devaient manger, ce qui dépendait de la rentrée de l’argent du linge lavé.

La situation est devenue plus difficile lorsque les enfants ont commencé à fréquenter l’école, parce que bien que ce soit une école publique, les enfants avaient besoin de chaussures ; quand les chaussures étaient trouées, elle mettait un carton à l’intérieur. Ils avaient aussi besoin de livres, de cahiers et de vêtements chauds.

J’ai toujours été une enfant attentive. Je sentais que la vie était difficile pour nous et cela me faisait souffrir avec ma mère. Je ne peux pas dire que j’ai souffert de la faim, mais tout était difficile ; s’il y avait des haricots, ce n’était que des haricots ; si c’était du pain, ce n’était que du pain grillé avec du thé au maté, à la citronnelle, au fenouil.

Quand ma grand-mère est venue vivre avec nous, nous avons commencé à avoir quatre repas par jour. La nuit, ma grand-mère faisait un thé qu’elle donnait à ses petits-enfants  pour qu’ils aient un sommeil calme. Le thé était fait avec du sucre caramélisé et la pelure de citron. Cette grand-mère maternelle, grand-mère Isaura, a introduit l’infusion du soir chez nous.

Les parents ont tous fini par vivre ensemble parce que c’était une bonne manière de s’entraider. Chacun partageait le peu qu’il avait avec les autres et survivait ainsi.

Grand-mère Isaura était cuisinière, elle apportait de chez sa patronne les restes de repas et c’est ainsi qu’elle améliorait la nourriture chez nous. C’était ce qui restait dans les marmites et non dans les assiettes. Elle apportait tout ce qu’elle pouvait.

Les femmes ont eu beaucoup de valeur Dans ma vie, c’est plutôt pour tout ce qui est conversation, sérénité,  respect,  valorisation du travail.

Ma mère se souciait plus que mon père de l’éducation des enfants. Mon père, machiste, n’avait de considération que pour l’homme. La femme tout au plus, devrait étudier pour se marier. C’était son opinion.

Ma mère travaillait beaucoup, il n’y avait ni samedi ni dimanche. Elle a également commencé à faire le ménage. Faire la lessive des autres ne suffisait pas à nourrir la famille. Sa bataille a été pour moi un exemple parce que j’étais très sensible à ce sacrifice. Nous n’avions pas le courage de lui demander quoi que se soit en dehors du budget. Je sentais que l’on avait toujours beaucoup de difficultés. Mais ma mère a fait le pari de nous envoyer au collège.

Elle lavait le linge du propriétaire de la librairie, elle a pris des livres à crédit qu’elle payait par sa lessive. Chaque ballot lavé servait à payer le matériel scolaire. C’était la manière qu’elle avait trouvé pour nous fournir les livres. Ce compte ne s’épuisait jamais.

J’ai terminé le cours primaire et je suis allée faire le secondaire au Collège Irmâo Pedro. Je devais payer le transport et l’uniforme. C’était un grand sacrifice. Comme j’étais encore une enfant, j’ai été quelque peu fragilisée.

A cause du lavage, surtout pendant la rigueur de l’hiver, ma mère est tombée malade. Elle a porté beaucoup de choses lourdes, transportait les ballots à pied, se relayant avec mon frère. En plus des grands soucis familiaux qui lui ont volé sa santé, la possibilité de se tromper de linge l’inquiétait beaucoup.

Elle utilisait un tablier en skaï, un faux cuir, pour se protéger le ventre de l’humidité, due à toute cette eau qui coulait pendant les lavages. Elle avait une maladie appelée figues au pieds[1], elle fendait la plante du pied, provoquait une ardeur qui brûlait, elle avait des gerçures sur la plante des pieds, elle avait mal. Elle a eu un problème cardiaque, de l’hypertension, résultat de l’agitation au travail, d’avoir à assurer la survie de tous, de se tourmenter avec les problèmes politiques de mon père.

Mon père vivait en clandestin. Il est allé travailler dans une métallurgie de fond de jardin. Très amer vis-à-vis de la vie, il s’est mis à boire, d’où a débuté une autre période de souffrance dans notre famille. Ma mère était toujours très silencieuse, elle parlait peu.

Ma mère avait une chose extraordinaire parmi tant d’autres, son goût pour la musique classique, pour la poésie et pour le théâtre. Papa méprisait ses goûts et disait « qu’est-ce qu’elle veut faire avec ces choses là, cette idiote de négresse, lavandière et femme de ménage ».   

Ma mère nous faisait du théâtre. Les enfants s’asseyaient sur le lit et regardaient la mère faire du théâtre. Elle a habité pendant quelque temps avec une tante à elle, dans une maison où elle a lu beaucoup de livres de littérature juvénile et ensuite elle répétait ces histoires à ses enfants. Nous n’avions pas accès aux livres, mais ma mère nous racontait les histoires et faisait du théâtre.

Aujourd’hui, je constate dans la trajectoire de ma mère, le manque de soin envers elle-même, elle ne prenait pas soin de son corps, elle n’était pas vaniteuse, elle perdait des dents. Elle a eu des cheveux blancs dès l’âge de 13 ans. Toujours en train de courir, elle n’avait pas une minute à elle. Le devant de ses grosses jambes  était gris en hiver ; elle mouillait la main avec l’eau de la bassine et frottait dessus, ce qui laissait plein de traces sur les jambes qui étaient mouillées par devant, grisâtres et desséchées par derrière.

Elle lavait dans un lavoir en ciment. Elle faisait tremper le linge dans des baquets. Le linge blanc était étendu sur l’herbe ou sur les pierres pour le blanchir.

Elle utilisait du bleu pour rendre le linge plus blanc. Pour enlever les taches de moisissure ou de rouille, elle étalait le linge sur l’herbe et l’aspergeait de sel et de jus de citron. Il y avait toujours l’estrade près du lavoir parce qu’elle était petite de taille.

Les enfants l’aidaient à tordre le gros linge. Parfois, le linge tombait ce qui créait alors un grand tumulte parce ma mère devait refaire le rinçage.

Lorsque nous nous sommes retrouvés séparés, y compris de mes parents, ma mère a commencé à s’apercevoir qu’elle ne disposait d’aucune couverture sociale. Elle allait prendre le linge chez les patronnes et si celles-ci en avaient peu, elles lui demandaient de retourner la semaine suivante. Elle gaspillait ainsi l’argent en transport et n’avait aucune certitude de.

L’avènement de la machine à laver a réduit le lavage à la main. On n’envoyait chez les lavandières que le linge spécial qui avait besoin d’être empesé ainsi que le linge délicat. 

C’était le début de l’évolution technologique, industrielle, commerciale et culturelle. Certains métiers disparaissent peu à peu. Ma mère observe tout ça et se rend compte qu’elle n’a acquis aucun droit.

Ensuite elle a suivi mon exemple et a commencé à étudier. Elle a terminé le primaire. A cinquante ans et plus, elle a changé son rapport à l’estime de soi. Elle prend soin de son corps, de ses dents, passe de la crème sur le visage et les mains. Aujourd’hui elle présente mieux que quand elle était plus jeune. Elle a commencé à suivre des cours professionnels et elle a trouvé du travail. La relation avec son mari a changé, le pouvoir a pris le pas sur la soumission à cause de l’estime qu’elle a d’elle-même et à cause du pouvoir d’achat.

En observant cette réalité de ma mère, je percevais aussi une suite de choses et en tant que femme, je voulais faire quelque chose de différent. Je ressemble un peu à mon père, attitude solidaire, politique, humaine. Je m’implique dans un travail qui concerne les enfants et les adolescents, dans le mouvement syndical et aussi communautaire.

A dix sept ans, j’ai commencé à travailler en dehors de la maison. J’ai été assistante de bureau et dans une entreprise qui revend des voitures, j’ai été contrôleuse de stock. Pendant que j’étudiais, je faisais de petits travaux pour payer le transport et aider à payer l’électricité et la nourriture chaque mois . J’aimais ce que je faisais.

J’ai travaillé à la municipalité de Alvorada qui a offert des stages à des assistants sociaux. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler dans la petite ville, à Alvorada. Je prends plaisir, non pas à travailler avec la pauvreté, mais avec les personnes. Je suis très tournée  vers la carrière et l’actualisation, toujours.

Des angoisses ? Je suis très angoissée en ce qui concerne le processus d’exclusion sociale. Ah ! Je souffre. Ça fait vingt trois ans que je suis impliquée dans ce processus et je ne m’y suis toujours pas faite. La souffrance humaine m’émeut beaucoup et je vois que ça ne cesse d’augmenter. Onze heures du soir, un enfant qui chargeait une poussette de carton, ramasse un livre et se met à le feuilleter au milieu de la rue, et les voitures qui passent. L’exclusion, la discrimination, le manque d’opportunité, cet individualisme, beaucoup d’égoïsme. Il semble que, lorsque j’ai commencé à militer dans le mouvement noir, il y avait plus de gens avec qui échanger, il y avait plus de solidarité entre les personnes.

Aujourd’hui, il y a plus de lutte pour le pouvoir, beaucoup de vanité, les valeurs ont changé de direction, elles suivent d’autres principes, c’est un désenchantement.

Enchantement ? D’un autre côté, un travail comme celui-ci, l’occasion de pouvoir parler de la trajectoire de ma mère, des femmes, valoriser nos luttes…

Je ne désespère pas.

Survient alors la préoccupation des générations futures, mais il y a quelque chose de bon. N’est-ce pas ? Bien sûr que oui. Voilà le travail que je fais aujourd’hui et j’aime ça.

Je travaille avec des femmes, dans le programme de formation d’animatrices populaires. Ce sont des orientations qu’elles reçoivent et elles diffusent les informations sur les femmes, les lois, la santé, la citoyenneté, la violence, le travail, un assessorat juridique populaire, soutenu par l’ONG THEMIS dont je fais partie. Nous avons déjà coordonné des projets nationaux tournés vers les études et l’application des relations de genres.

J’ai organisé une maison d’accueil pour les enfants victimes de violence. Je travaillais avec des personnes sans défense et sans protection. J’ai constaté les conséquences de crimes horribles et j’ai vraiment vécu ces résultats. Je vivais dans la maison avec une équipe  et nous nous occupions de dix sept enfants de neuf mois à quinze ans, toutes victimes de violence , violées.

Il arriva un moment où je ne pouvais plus supporter de tant souffrir. Ma santé mentale m’inquiétait. Si je continuais à travailler dans cet environnement, ou je banalisais le travail ou je tombais malade. Cela n’aurait pas été à cause des enfants, mais à cause des absurdités d’un système cruel qui n’aidait pas à atteindre les objectifs de la maison. C’était la première maison de ce genre dans cette municipalité.

Comme il s’agissait d’enfants victimes de viol, il fallait au moins travailler leur individualité parce qu’elles perdent l’identité, l’estime de soi et ce regagner leur identité est très important, il fait partie du travail. Je faisais alors le nécessaire pour qu’elles aient une armoire pour que soient respectées leurs affaires, avec leurs propres culottes. J’emmenais les enfants chez la gynécologue pour des examens périodiques, tout ce processus et, à l’occasion, on me posait des questions sur le fait d’avoir chacune ses culottes. Avec le plus grand naturel et la plus grande froideur on me disait : « pourquoi faut-il qu’elles aient chacune ses propres culottes, pourquoi l’une ne peut-elle pas utiliser la culotte de l’autre ? »

C’était la même chose avec les biberons des bébés, quand on me demandait la raison pour laquelle on ne pouvait pas les échanger entre les enfants. C’était le pouvoir public qui posait ces questions parce qu’il ne voyait que le coût et jamais le bénéfice. Tout ce qui concernait l’estime de soi, l’identité, l’hygiène, était considéré comme trop d’investissement.

Ce travail avec les enfants n’était pas le pire en soi ; le comble c’était lorsqu’il fallait aller aux réunions et discuter, se battre, c’est à dire se disputer, lutter pour les enfants. C’était comme si j’avais donné naissance à dix-sept enfants et que je sois très déterminée à me battre pour eux. Mais je n’étais pas la mère, j’étais dans mon rôle de professionnelle, mais je n’avais pas les conditions requises pour accomplir mon travail de manière adéquate et correcte. Je me suis éloignée du travail. Je suis allée travailler à Alvorada, avec la mairesse Esther et, en fin de compte, avec trois femmes de classe moyenne je dirige le programme déjà cité, de formation d’animatrices populaires, à  THEMIS.

Ce travail qui rachète et valorise l’activité des lavandières par l’intermédiaire de leurs filles est extraordinaire parce que les enfants sont la récompense de ces lavandières qui permettent la réalisation de leur rêve.

Avant de rendre ce témoignage, j’ai téléphoné à ma mère et tout en lui parlant de cette proposition, je lui ai demandé ce qu’elle pensait du fait que je raconte son histoire ; j’ai senti qu’elle était émue. Elle m’a dit : « Raconte, parce que je suis très fière de tout ce que j’ai fait, c’est la mémoire de ce qui a été fait pour arriver là où nous sommes. Cela n’a pas été inutile, il faut que cela stimule les autres femmes ».

Iracema Marlei Moraes da Silveira est mon héroïne, ma mère lavandière. C’est une grande battante, un exemple silencieux qui se traduit par des gestes, des attitudes et des comportements. Ma mère ne verbalise pas, elle ne fait pas de discours. C’est une grande héroïne silencieuse.

II

LA GRANDE MAISON DES LAVANDIERES DE CAXAMBU

Maria Aparecida Gonçalves da Silva

Je m’appelle Maria Aparecida Gonçalves da Silva. Je suis née le 19 février 1923 à Caxambu.

La ville de Caxambu se trouve au sud de l’État de Minas Gerais. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les indiens Cataguases occupaient les alentours du Morro de Caxambu, c’était son nom à l’époque. D’après l’historien Antônio Maurício Ferreira, c’est aux natifs indiens que l’on doit l’origine du nom Caxambu, qui en Tupi, leur langue, veut dire « bulles  bouillantes » ou « eau qui bouillonne » (cata-mbu).

Mon père s’appelait Antonio Bartolomeu Gonçalves et ma mère, Alice Bruno Gonçalves, la lavandière responsable de la formation que j’ai reçue, grâce à ses leçons de vie, de travail et d’amitié envers les gens.

Ma mère a eu quatre enfants, soit trois garçons qui sont déjà morts et moi, la seule fille. J’ai soixante-huit ans et quand je pense aux années passées, je n’arrive pas à croire que j’ai pu réaliser quelques uns de mes rêves grâce aux sacrifices que nous avons supportés. Je me souviens bien de ma mère, Alice Maria, ainsi que de ma grand-mère maternelle, Liduína da Silva Bruno. C’étaient des lavandières bien connues et estimées dans la ville. Ma grand-mère était aussi accoucheuse et elle a aidé beaucoup de femmes riches et pauvres à accoucher sans problèmes.

Mariana, ma grand-mère paternelle, lavait aussi le linge. Elle lavait sur les pierres, au bord du Bengo, le fleuve qui coupe la place au centre de la ville.

Et en parlant du fleuve Bengo, j’aimerais souligner que Caxambu dispose d’une grande diversité de ressources naturelles et son réseau hydraulique est l’un des plus importants du monde, hautement apprécié depuis l’époque de l’Empire  au Brésil, pour la qualité de ses eaux médicinales. On raconte que la Princesse Isabelle, supposée stérile, a donné naissance à son héritier grâce au traitement suivi dans les eaux ferrugineuses des sources de Caxambu. Et moi, en bonne habitante de Caxambu, avec l’usage de ces eaux, j’ai eu tout simplement treize enfants.

Vers 1933, le nombre des hôtels que comptait la ville a baissé, cependant, les lavandières étaient chargées de tout le linge de maison, ce qui leur assurait travail et argent. Plus tard, avec la prolifération des casinos et la construction d’hôtels, la ville a connu une plus grande activité. Le nombre de personnes qui venaient jouer dans les casinos a contribué à donner une touche de romantisme à la ville qui était pleine de gens très élégants et célèbres. La quantité de personnes qui venaient jouir des eaux et jouer dans les casinos augmenta, ce qui accrut également le travail des lavandières.

A 10 ans, j’ai commencé à partager l’activité de la Grande Maison de ma grand-mère, avec ma mère et cinq lavandières. Il y avait un lavoir avec deux grands bacs en ciment et plusieurs grandes bassines en laiton que l’on utilisait beaucoup à l’époque. Ma grand-mère et ma mère ne savaient pas qu’elles travaillaient autour de ces bacs comme dans une coopérative. Elles étaient les administratrices de la coopérative qui offrait ses services de lavage du linge et où l’argent qui rentrait, tout le revenu qu’elles obtenaient grâce à ce travail, était divisé entre elles. C’est ainsi qu’elles nourrissaient la maison, en aidant leurs maris et leurs enfants.

Depuis mon enfance, j’ai connu toutes les difficultés imposées par le métier de lavandière, métier par lequel sont passées toutes les générations de ma famille. J’ai suivi la même trajectoire que ma mère jusqu’à environ dix huit ans, dans la grande maison des lavandières de Caxambu. J’aidais à porter le linge sur des présentoirs que je posais sur ma tête. Je livrais également beaucoup de linge sur des porte-vêtements. C’était le linge lavé et repassé des clients des hôtels, à l’époque où les casinos étaient ouverts.

Les draps de lit, les serviettes de table et les chemises étaient empesées et toujours lavées de manière artisanale, sans produits chimiques, si ce n’est le savon en barre, le bleu et beaucoup de soleil pour les blanchir. Ils étaient ensuite repassés au fer à charbon. J’ai aidé à laver beaucoup de complets en lin blanc, très chic à l’époque. Le pli du pantalon devait être bien formé avec le fer à repasser.

Ma mère a lavé le linge de personnes illustres telles que Monsieur Benedito Valadares, gouverneur de l’État de Minas Gerais, le Président Getúlio Vargas et son épouse qui avaient l’habitude de passer l’été à Caxambu.

A quinze ans, j’avais déjà un amoureux et ce dernier m’aidait à livrer le linge. Au même moment, le garde du corps du Président Getúlio Vargas me faisait la cour ; il s’appelait Gregório et on l’avait surnommé Ange Noir.

Plus tard, avec la fermeture des casinos, l’économie de Caxambu et de  toutes les autres stations hydrominérales a connu une baisse, vu que son dynamisme dépendait des visiteurs qui venaient passer l’été et jouer dans ces villes.

La chute financière de la ville a durement atteint les revenus des lavandières qui s’occupaient des clients des hôtels. Ma mère ne pouvait plus continuer à travailler avec les cinq lavandières qui étaient chargées du linge de maison. Avec la baisse de l’offre sur le marché du travail, l’argent rentrait beaucoup moins et il n’était plus possible de le partager.

Cependant, nous n’avons pas vécu que de sacrifices. Nous avons connu des moments bien joyeux dont je garde le souvenir de toute ma famille, aussi bien du côté maternel que paternel ; nous écoutions de la musique et nous chantions. Mon père, Antonio Bartolomeu Gonçalves, était chef du premier orchestre de musique de la ville et faisait partie d’un ensemble musical, avec mes deux frères et une tante paternelle qui chantait dans la chorale de l’église. Les jours de répétition de l’orchestre ou de l’ensemble musical, c’était la fête à la maison avec de la musique de tout genre. On dansait dans un club où on organisait des concours de danse. Le club porte le même nom jusqu’à présent, nom assez controversé d’ailleurs : Centre Récréatif « Au Plaisir des Mulâtresses ». Ma mère y emmenait tous ses enfants parce que c’était une réunion familiale. Lorsque la marmaille avait sommeil, elle y dormait sur place tandis que les parents dansaient au son des marches et des ranchos , de la samba et du jazz, influencés par les Américains. De temps en temps, ma mère allait dans une petite chambre improvisée pour allaiter un des petits.

Je me suis mariée à dix neuf ans, j’ai eu treize enfants, comme je l’ai déjà dit. Dieu m’a donné la grâce d’élever huit enfants, quatre garçons et quatre filles. J’ai hérité de dix-huit petits enfants dont trois sont morts. J’ai quinze arrière-petit-fils et deux autres qui vont naître en 2002.

Ma vie a été identique à celle de ma mère. Après l’avoir suivie dans la Grande Maison, j’ai encore lavé beaucoup de linge pour aider mon mari à construire notre maison, à éduquer huit enfants dans la mesure du possible, car, même étant de la quatrième génération, mes filles, Ana Maria et Alice Maria, ont également lavé du linge pour m’aider à payer leurs études, jusqu’à ce qu’elles aient obtenu leur diplôme du second degré.

Je n’ai pas pu étudier au-delà des premières années, mais c’étaient des études solides. J’aime lire, écouter les nouvelles pour savoir ce qui se passe dans le monde et pouvoir discuter avec mes petits enfants, mes arrière-petits-enfants et ma fille Ana Maria, tout en encourageant leurs idées et leurs projets au sein du Mouvement noir de Caxambu, auprès de tous leurs amis et amies qui essaient de faire changer la direction de l’histoire de cette discrimination raciale.

Mon mari était maître d’hôtel, il était chargé des menus et était responsable de tous les garçons d’un hôtel célèbre de Caxambu. Á l’époque, s’habillait comme les maîtres d’hôtels français parce que l’hôtel l’exigeait. On l’avait gardé à l’hôtel à cause de son talent.

Á quarante ans, je me suis retrouvée veuve.

Lorsque je me suis vue obligée de quitter la ville de Caxambu, à cause du manque de travail, je suis allée travailler à Rio de Janeiro. J’ai pris contact avec une famille pour laquelle je lavais, quand elle venait à Caxambu et qui voulait m’emmener à Rio de Janeiro. Là-bas, cette famille m’a orientée vers le métier de domestique que j’allais exercer pour la première fois, en laissant derrière moi ma famille, mes amis, ma terre natale, pour entrer dans un autre système de vie qui m’était jusqu’alors inconnu.

Au bout de vingt ans, je suis revenue à Caxambu, retraitée.

Aujourd’hui, je ne lave plus de linge professionnellement. Cependant, c’est en lavant le linge que ma mère m’a éduquée et qu’à mon tour, plus tard, j’ai élevé mes enfants sans que jamais rien ne leur manque à manger, s’habiller, se chausser et surtout, en leur permettant d’étudier. 

A l’époque où ma mère m’a élevée, il était encore très difficile pour les enfants pauvres et noirs d’aller loin dans leurs études, parce qu’il fallait d’abord beaucoup lutter pour assurer la survie, pour pourvoir aux besoins de base. Mais le principal souci des familles noires était de faire passer aux générations futures la notion du bien.

Comme ma mère, j’ai lavé du linge, pourtant, j’ai pu contribuer aux études de mes enfants. Ce serait tellement bien s’il pouvait toujours exister une amélioration d’une génération à l’autre.

Je suis fière d’être honnête, amicale, solidaire et informée. J’ai appris à vivre ainsi, avec ma mère, Alice Maria Bruno Gonçalves, une lavandière spéciale, avec qui j’ai partagé beaucoup de moments, dans la Grande Maison des lavandières de Caxambu.

III

 

Foi en l’éducation et dans l’importance des  Congadas du Sud de Minas Gerais

Ana Maria da Silva Martins

Ana Maria da Silva Martins est la fille de Maria Aparecida Gonçalves da Silva et de Eufrásio Moreira da Silva. Elle est née le 14 janvier 1943, également à Caxambu. Elle s’est mariée à 19 ans, après avoir suivi toute la trajectoire de lavandière, comme les générations antérieures de sa famille. Elle appartient à la quatrième génération, avec peu de nouveautés à ajouter à ce qu’a été l’enfance de sa mère. De son enfance à l’âge de 19 ans, elle a livré beaucoup de linge sur des porte-vêtements, dans des bassines-présentoirs posées sur la tête, pour aider sa mère, parce que l’activité des hôtels était grande à Caxambu, ce qui augmentait le travail de lessive.

Avec l’autorisation de son père, elle chantait dans un casino où se trouvait une boîte. Il y avait là un ensemble dont trois des membres étaient ses oncles qui veillaient à ce que personne ne l’importune. Au début des années cinquante, chanter dans une boîte n’était une profession favorablement considérée pour des jeunes filles. Ana Maria a chanté dans un casino parce que ses oncles ne la quittaient pas. A cette époque là, les femmes ne pouvaient fréquenter certains milieux ni exercer certains métiers parce que c’était mal vu ; les gens trouvaient toujours à redire.

Pour revenir donc à Ana Maria, elle a eu deux enfants : Andréa da Silva Martins et Adriano da Silva Martins, qui est décédé. Grâce à son fils, elle a participé à une réunion où l’on devait parler de conscience noire. C’est ce fils qui l’a invitée la première fois à participer à une réunion, à l’école qu’il fréquentait et où l’on allait discuter de ce sujet. Vers 1988, quelques mois avant la commémoration du Centenaire de l’abolition de l’esclavage, il s’est engagé dans la lutte pour la valorisation de la population noire et a participé à beaucoup de rencontres jusqu’à ce qu’il soit parvenu, avec un groupe d’amis, à former un bureau et à organiser les premières activités du Mouvement noir de Caxambu, avec l’aide d’une personne importante qui était leur ami, Monsieur Benedito Henriques, décédé. Les filles de M. Benedito, Vera Maria Henriques et Amália Portela, sont actuellement de grandes amies et des activistes du Mouvement noir de Caxambu qui, à ses débuts, a bénéficié du soutien de leur père.

Monsieur Benedito leur donnait des idées, des objectifs et des bases pour commencer le mouvement noir, origine du Centre afro-brésilien de Caxambu, où Ana Maria est l’actuelle présidente du bureau.

Au début, reconnaît Ana, je ne voyais pas exactement ce qu’ils allaient vraiment faire dans cette lutte, mais l’histoire elle-même et les événements de la ville les ont guidés.

Elle a fini par comprendre beaucoup de choses. Elle a compris que les puissants propriétaires des hôtels de Caxambu ont reçu leurs terres de riches propriétaires terriens et que ces terres, appelées  sesmarias1 , provenaient, pour la plupart, de dons qui, dans le passé,  avaient été faits aux colonisateurs. C’est ainsi  que, en recevant ou en s’appropriant des terres, les blancs sont arrivés et se sont enrichis à Caxambu. En ce qui concerne les pauvres, telle que la population noire, un fossé énorme se creusait, un fossé relatif à tout ce qui était possibilité, jusqu’à celle de fréquenter des endroits qui étaient la nature même de la localité. Les pauvres n’avaient le droit ni la prétention de fréquenter des lieux tels que le Centre Balnéaire « Parque das Àguas ». Et Maria pensait que c’était à cause des conditions financières ; elle pensait que les pauvres n’avaient pas accès au Centre Balnéaire pour une question de classe.

Mais après quelque temps, elle a compris que cette raison n’était pas la seule, que la discrimination  allait du côté économique et racial. Les noirs ont été tenus loin de ce parc qui procurait des bienfaits médicinaux, mais la pauvreté n’était pas la cause unique de cette interdiction. En fait, il y avait la pauvreté et autre chose, la discrimination raciale. C’était l’existence d’un passé discriminatoire qui, par conséquent, avait déjà déterminé la pauvreté des noirs. Donc, avec l’expérience acquise dans ce mouvement, comme je l’ai déjà mentionné, elle cherche petit à petit à lire, à discuter avec des personnes informées ; peu à peu, elle comprend le sens et l’importance d’un mouvement noir.

Elle progresse dans cette idée. Mais la difficulté qu’elle a et qu’elle sent encore avec beaucoup de peine, c’est l’absence de reconnaissance du mouvement de la part des Noirs eux-mêmes par manque d’information. Beaucoup d’entre eux pensent, comme elle le pensait auparavant, que la pauvreté est la seule cause de tous leurs problèmes ; ils ne se rendent pas compte que cette situation a été déterminée et qu’ils peuvent se réunir pour acquérir des richesses telles que l’éducation, la culture, la citoyenneté, l’expression des idées, pour avoir un siège afin de se rencontrer et discuter, pour apprendre l’Histoire, susciter l’estime de soi.

Ana Maria lutte, ; elle s’occupe de la partie culturelle des  Congadas 1, discute avec les  congadeiros2 qui souhaitent une vie meilleure pour leurs enfants. La majorité des  congadeiros  provient de la zone rurale, travaille dans la plantation comme du temps de l’esclavage et est analphabète. Caxambu a sa propre “Congada”, la “Congada de Nossa Senhora do Rosário e São Benedito” (Notre Dame du Rosaire et Saint Benoît).

Elle souligne qu’elle parle du mouvement noir parce que sa mère lavandière qui, grâce à Dieu, est bien vivante, a beaucoup encouragé tout projet visant la valorisation des noirs à Caxambu. Sa mère est très politisée. Les réunions se tenaient chez elle, chez des amis, au siège du groupe musical « Sagrado Coração de Jesus » (Cœur Sacré de Jésus) qui, avec l’aide de Monsieur Benedito, a reconstruit le bâtiment qui existe encore aujourd’hui. Elle raconte que les gens se réunissaient au siège de l’orchestre lors des élections ou pour recevoir des invités à l’occasion d’une grande réunion.

Ana Maria dit que son rêve est de trouver un siège pour les réunions du mouvement. Elle reconnaît avoir lutté dans ce sens. Des contacts ont été pris avec les autorités de Caxambu, de l’exécutif, du législatif pour demander leur appui. Il est très difficile d’amener les gens à s’intéresser à la cause des Noirs. Comme cela arrive dans presque tous les mouvements afro-brésiliens, Ana Maria dit que « on entend pour ainsi dire la même plainte, le manque de ressources. » 

Parmi les propositions qui ont été faites, figurent les activités avec n’importe quel groupe de jeunes. Elle cherche à les attirer par l’artisanat, la musique, la danse, les arts scéniques, afin qu’ils forment des groupes de culture, d’études et qu’ils comprennent et valorisent l’histoire des Noirs et qu’ils n’aient pas honte de la couleur de leur peau et qu’ils affrontent les luttes avec des objectifs déterminés pour pouvoir vaincre.

Le mouvement a obtenu un local au Centre Récréatif  Au Plaisir des Mulâtresses  qui leur a cédé des heures pour des ateliers de danse. Ana Maria espère bien que grâce à la musique et à la danse, l’intérêt de ces jeunes pour le mouvement se réveillera, ainsi que celui de leurs parents, parce que pour parvenir à concrétiser ce travail, la participation des familles est très importante. En ce moment, ils font partie du Centre Récréatif, où les jeunes peuvent facilement accéder. Dans cette boîte, ouverte les samedis et les dimanches, on parle du mouvement. Mais ce n’est pas le seul lieu où on en parle, parce l’objectif majeur c’est l’Education qui, outre la continuité des  Congadas , est un des grands buts du Centre afro-brésilien  de Caxambu.

Ana Maria ajoute qu’il faut qu’ils travaillent en partenariat avec les écoles de Caxambu, pour qu’elles aident à faire baisser la discrimination raciale et qu’elles appuient davantage le développement éducationnel des Noirs. Elle pense que les écoles pourront être leurs alliées.

En ce qui concerne la discrimination raciale, elle ne pense pas pouvoir en être témoin, mais elle espère beaucoup que ses petits-enfants, qui sont entrain de grandir, pourront trouver une mentalité différente de celle d’aujourd’hui. Qu’ils puissent recevoir davantage d’appui afin qu’ils ne connaissent pas ce que leurs arrière grand-mères, grand-mères et mères ont connu.

En ce qui concerne les Noirs de Caxambu, il y a encore beaucoup de travail à faire pour valoriser l’estime de soi, l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, sans oublier qu’à Caxambu, le Noir est reclus, qu’il baisse beaucoup la tête parce qu’il lui manque beaucoup d’informations, qu’il n’a pas été loin dans ses études ; alors, pendant les rencontres du personnel du Centre de Caxambu avec ces groupes de Noirs, elle sent que c’est une grande responsabilité. En terme de partenariat, pour le travail visant le développement de la population noire, elle signale les activités des agents de la Pastorale du Noir qui  travaillent beaucoup sur les questions de valorisation de la population noire, surtout avec les jeunes.

L’histoire d’Ana Maria se confond un peu avec celle de sa mère, Maria Aparecida, qui a également relaté quelques faits pour aider à écrire ce livre. Voici leur message : « Toutes deux nous savons que ce n’est pas du jour au lendemain que nous allons changer tout ce comportement social, mais nous espérons que ce changement se produira un jour ».

Les leçons et les informations que Maria Aparecida, sa mère lavandière, continue à donner à ses enfants et petits-enfants sont très importantes, surtout pour Ana Maria ; ce sont des encouragements de lutte pour la justice et la diminution de l’inégalité sociale, pour la victoire sur la discrimination raciale.

Elle se sent très honorée par la charge de Présidente du Centre Afro-brésilien de Caxambu, l’engagement envers la communauté noire, les  congadeiros  pour qui elle a beaucoup de respect et de tendresse. Elle reconnaît qu’elle a pu étudier jusqu’au secondaire grâce aux revenus des lessives que sa mère faisait, mère bénie, Maria Aparecida.

     IV

DU FLEUVE BENGO Á LA PASSION POUR LES CONGADAS

Amália Helena Portela

Maria Aparecida et Ana Maria de Caxambu ont parlé de Monsieur Benedito Henriques et de ses filles, Vera Maria et Amália Helena, en les présentant comme des personnes importantes de l’histoire de leur vie, en ce qui concerne leurs activités dont le but était de vaincre les inégalités raciales, dans le mouvement noir. J’ai donc cherché les filles de ce monsieur pour entendre ce qu’elles avaient à dire sur les témoignages des deux amies de Minas Gerais.

Vera Maria et Amália Helena Portela auraient bien pu se prononcer toutes les deux à ce sujet, mais c’est Amália qui a eu l’opportunité d’en parler et, attentive aux faits relatés par Maria Aparecida et Ana Maria, elle a étoffé certains points, surtout les passages qui retracent la participation de Monsieur Benedito Henriques dans le Mouvement noir de Caxambu.

Comme si elle était entrain de donner un cours, elle a parlé avec assurance et enthousiasme de sujets allant de l’histoire à la géographie, à la sociologie et à la composition des eaux, des eaux thermales de Caxambu bien sûr, ville pour laquelle elle éprouve une tendresse extraordinaire.

Je transcris à partir d’un enregistrement les paroles que j’ai entendus d’Amália qui s’impose positivement dans les récits de Maria Aparecida et Ana Maria.

Conformément à ce que Maria Aparecida a rapporté, sa grand-mère Mariana lavait au bord du Bengo et ce que l’on entendait dire, c’est que le fleuve Bengo a été très utile aux lavandières de Caxambu. Aujourd’hui, il est canalisé et passe par le centre ville ; il possède un adducteur qui jette ses eaux dans le fleuve Baependi ; c’est aussi le nom d’une autre ville plus ancienne dont Caxambu faisait partie. Au début, Caxambu s’appelait  Aguas Virtuosas de Baependi1, par la suite, on l’a appelée Cidade Nossa Senhora dos Remédios2  de Caxambu à cause des propriétés médicinales de ses eaux qui sont alcalines, gazeuses, ferrugineuses, sulfureuses et magnésiennes, selon les propriétés du terrain qu’elles traversent.

L’évocation de la princesse Isabelle et des eaux de Caxambu s’explique par le fait suivant : la princesse Isabelle n’avait pas d’héritier et elle est venue à Caxambu faire une cure thermale parce qu’elle souffrait d’anémie par manque de fer et les eaux ferrugineuses de Caxambu ont été un remède excellent. Après cette cure, la princesse a eu un fils. Naturellement, il s’est créé une légende en faveur des propriétés médicinales et miraculeuses des eaux de Caxambu, puisqu’il s’agissait d’une personnalité aussi noble que la princesse Isabelle qui, plus tard, a fait construire une église catholique dans la ville, en action de grâce ou pour tenir sa promesse, d’après ce que racontait le peuple.

À l’entrée du Centre Balnéaire « Parque das Aguas » dont parlent Maria Aparecida et Ana Maria, se trouve une plaque avec les mots de Rui Barbosa : « Caxambu, c’est la médecine parmi les fleurs ».

Le romantisme de cette ville, déjà mentionné, date du temps de l’Empire au Brésil parce que la ville a toujours été recherchée par les gens de la Cour, autorités célèbres qui donnaient à l’atmosphère un cachet spécial, non seulement par leur présence, mais aussi par leur manière de s’habiller et de marcher. La ville a des promenades romantiques que les gens parcouraient en charrette, il faut dire qu’il y a encore un certain romantisme dans ses rues pleines de fleurs.

Les gens qui fréquentaient les casinos avaient beaucoup d’argent et portaient de beaux habits. Ils affluaient vers les salles de jeux et il y avait de la musique jouée par d’excellents musiciens et des chanteurs. Tout ceci donnait à la ville un caractère luxueux. L’activité des casinos s’est arrêtée lorsque le Monsieur Eurico Gaspar Dutra a décidé de fermer les maisons de jeux au Brésil, dans les années 40. 

Ana Maria chantait dans la boîte d’un casino et elle appartenait à une famille de chanteurs. Pendant la semaine sainte, sa tante Mariinha chantait et dirigeait la chorale de l’église. Mariinha était contralto et avait une voix très belle et puissante qui émerveillait les estivants de Rio de Janeiro par sa fermeté et sa beauté. Elle dirigeait une chorale dans la rue, et là, elle chantait sans microphone, naturellement.  

Lorsque les casinos ont fermé, Ana Maria a cessé de chanter dans la boîte, ensuite elle s’est mariée et elle est devenue ménagère, abandonnant ainsi sa carrière artistique.

En ce qui concerne les bassines-présentoirs utilisées pour transporté les habits, je peux ajouter ceci : elles étaient en bois et mesuraient 80 cm de long, 50 cm de large et 10 cm de haut. Les lavandières les renforçaient  avec des serviettes blanches et elles y déposaient le linge propre et repassé. Pour protéger le linge de la poussière, elles recouvraient les bassines-présentoirs d’une autre serviette.

Caxambu a toujours été visitée par des gens excellents et quelques personnes ont laissé des traces de leurs visites. C’est le cas de monsieur Getúlio Vargas qui, outre le fait qu’il y passa les vacances d’été, était venu inaugurer la route Areias - Caxambu. Il est arrivé avec tout son entourage politique, toute son équipe de travail et a inauguré cette chaussée, cette route, la première de la ville. Caxambu n’avait qu’une voie ferrée. Les villégiateurs arrivaient de São Paulo ou de Rio de Janeiro en train, par la voie ferrée. L’inauguration de la route a été un signe de progrès et de succès.

M. Getúlio Vargas venait accompagné de son garde du corps Gregório, surnommé Anjo Negro1  ; il faisait la cour aux jeunes-filles de la ville, parmi elles, Maria Aparecida, une très belle négresse qui était encore célibataire.

Le père de Ana Maria était chef d’orchestre du Groupe Musical Sagrado Coração de Jesus2 qui a été fondé le 04 septembre 1908 et a encore son propre siège dans la rue Marechal Deodoro. A l’époque, c’était une Groupe Musical presque totalement composé de Noirs. Aujourd’hui, ce groupe a un siège qui a été reconstruit par papa, Monsieur Benedito Henriques dont parle Ana Maria. Il a sollicité l’aide d’hommes politiques de la capitale du brésilienne, afin que le Groupe puisse disposer d’un lieu digne pour les répétitions et les réunions.

Quant au Centre Récréatif «  Au Plaisir des Mulâtresses », je n’aime pas tellement ce nom parce que ses fondateurs et ceux qui le fréquentent ont la peau noire et non basanée, il a été lancé par un groupe de Noirs qui se sont organisés dans le but de se divertir, parce qu’ils ne pouvaient pas fréquenter les bals de la ville qui avaient lieu dans les hôtels de luxe. Les Noirs ne faisaient que regarder les gens se divertir dans les salons, jusqu’à ce qu’ils décident de fonder le Centre « Au Plaisir des Mulâtresses », un lieu de distraction familiale, un club. Le choix du nom du club n’est pas des meilleurs, il prouve cependant à quel point les gens ont peur d’assumer leur négritude.

En ce qui concerne l’aide que les deux amies disent avoir reçue de mon père Benedito Enriques, c’est parce que mon père était un homme de vision extraordinaire et il les a beaucoup guidées. Il a quitté Caxambu à 18 ans après avoir participé aux travaux du Centre Balnéaire «  Parque das Aguas ». Un constructeur italien, de passage à Caxambu, a vu le travail et l’a emmené pour travailler à Rio de Janeiro où il a pris part aux travaux de construction du  Palacio Tiradentes , dans lequel la Chambre des députés a siégé, jusqu’en 1960, année où elle a été transférée à Brasilia.

A Rio de Janeiro, mon père a travaillé comme maçon, puis il est devenu administrateur de la Chambre, sous le nom de chancelier du « Palacio Tiradentes ». Transféré à Brasília, il a été désigné par le Bureau de la Chambre pour travailler avec les ingénieurs qui allaient construire la ville de Brasilia. Il était responsable de l’orientation du fonctionnement de la Chambre des députés, à Brasilia, où il a travaillé jusqu’à sa retraite, en 1966. Il est alors revenu à Caxambu.

Comme c’était un homme très studieux, passionné par les questions sociales, et aussi parce qu’il aimait beaucoup Maria Aparecida et Ana Maria, il s’est joint à elles pour réaliser quelques actions telles que la construction du Centre Afro-brésilien de Caxambu en 1988.

Ana Maria a eu tout le soutien de papa pour conduire le Mouvement Noir à Caxambu. Elle s’est toujours engagée à fond dans ce mouvement et elle a réussi à le faire survivre et à le rendre visible. Une des intentions du Mouvement Noir de Caxambu, est de faire revivre la culture noire à travers les Congadas , l’une des danses du temps des esclaves noirs dans les villes du Minas Gerais.

Caxambu a un groupe de  Congada  dirigé par Monsieur Ismael dos Santos. Le Centre Afro-brésilien de Caxambu, en collaboration avec Monsieur Ismael et avec l’aide de papa, a pu organiser des activités au mois de novembre, pendant la Semaine de la Conscience Noire ; on a présenté les  Congadas  de Caxambu et des municipalités avoisinantes du sud de Minas Gerais. En plus des  congadeiros  de Caxambu, il y avait ceux de Guapé, Soledade de Minas, de São Gonçalo do Sapucaí, Conceição do Rio Verde, Jesuânia, Lorena, Lambari et Cambuquira; ils essayent de conserver la tradition. Cela devient possible parce que Monsieur Ismael a contacté toutes les villes les plus proches de Caxambu où il y a encore des Congadas.

Dans les Congadas , l’exécution de la danse se fait en marquant des pas, accompagnés de chants qui invoquent la dévotion religieuse. Hommes, femmes et enfants font partie de la Congada . Ils portent un étendard sur lequel est écrit le nom de la ville et un autre avec le nom du groupe de Congada , dans le cas de Caxambu, c’est  Nossa Senhora do Rosário e São Benedito1.

Mon père a beaucoup travaillé avec Ana Maria, en essayant d’étudier avec elle les faits et causes qui ont été à l’origine de la faible estime de soi et de la pauvreté de la population noire, ainsi que la valeur des traditions noires, et surtout le mouvement des Congadas , une tradition populaire qui a résisté à l’esclavage et qui a favorisé la rencontre des Noirs, non seulement pour danser et chanter, mais aussi pour parler de liberté.

Mettant à profit la citation de Ana Maria : « vouloir rassembler les jeunes et susciter leur intérêt pour le Mouvement Noir à travers la danse », j’aimerais rappeler qu’un des moyens de valoriser leur terre natale, c’est d’en garder un bon souvenir ; et nous savons que pour graver les moments joyeux de la vie, il n’y a rien de tel que la musique et la danse.

Ma sœur Vera Maria et moi, nous sommes toujours aux côtés de Maria Aparecida et de sa fille, essayant de faire avancer ce travail avec les Congadas.

Nos congadeiros sont des gens qui sont très pris par les travaux de labourage et qui n’ont pas le temps ni les moyens d’étudier ; ils ignorent leur force ; ils ne savent pas qu’à travers cette danse qu’ils exécutent et qui était sur le point de disparaître, ils pourront améliorer leur vie.

Nous avons alors commencé à distribuer des fiches afin que chacun réponde oralement ou par écrit, selon le niveau de scolarisation, aux questions relatives aux problèmes qu’ils rencontrent dans le monde du travail ou de manière générale. Les résultats ont indiqué le chemin à suivre pour travailler la justice sociale dont on parle tant. Nous avons un document, La Lettre des Congadeiros, dans lequel ils notent toutes les revendications en faveur de leur développement et celui de leur famille.

Nous avons l’intention de commencer à aider les gens des Congadas en démarrant un cours d’alphabétisation destiné aux participants de Caxambu et à leur famille. Nous avons également élaboré une proposition ; il s’agit de la création d’une école de Congada dans laquelle tous doivent étudier et apprendre à danser. Nous aurons des séances de soutien scolaire pour les élèves des communautés pauvres à majorité noire, artisanat, théâtre et même un prévestibular1. L’Ecole de Congada Nossa Senhora do Rosário e São Benedito va fonctionner à l’école Wenceslau Braz, cédée par la mairie de Caxambu. Peu de gens nous aident à obtenir des choses comme ça. Bien que nous sachions qu’il existe des ressources destinées au développement de la population noire, mais nous en sommes très loin.

Notre engagement vise donc à faire revivre, à approfondir, à valoriser et à diffuser l’histoire et la culture noires, en considérant que la communauté des descendants d’africains est légitime, ce qui nous permet d’agir en faveur de sa défense et de ses droits.

Le Mouvement Noir de Caxambu travaille le côté culturel et social et, de commun accord avec les dirigeants du Centre Afro-brésilien de Caxambu, nous avons décidé de collaborer avec la Pastorale du Noir pour le côté religieux, parce qu’il y a le travail de M. Ismael Carlos dos Santos, chef de la Congada. M. Ismael sort avec les congadeiros, organise des neuvaines dans les maisons, récite le chapelet, donne des informations religieuses pendant le mois de mai et celui d’octobre. C’était justement une forme de dévotion religieuse des Noirs pendant l’esclavage, ici au sud de Minas Gerais.

Lorsque la mère d’Ana Maria raconte qu’elle a été obligée de quitter Caxambu pour aller travailler à Rio de Janeiro, ce n’était pas quelque chose de fortuit. A l’époque, à cause son engagement politique, de son irrévérence et de sa clairvoyance, on a refusé, à elle ainsi qu’à sa famille, toute chance de travailler, par pure persécution politique, dans les petites mairies brésiliennes, les lavandières n’y ont pas échappé. Malheureusement, des faits de persécution politique comme celui-ci existent encore au Brésil.

C’est peut-être parce qu’ils avaient besoin du talent de son mari qu’ils n’ont gardé que lui comme chef cuisinier, mais dès sa mort, les gros bonnets de l’époque, alors qu’ils avaient la possibilité d’employer les gens, ont refusé de donner toute chance de survie à dona Maria Aparicida. Ils lui ont même refusé l’opportunité d’exercer le métier de lavandière. C’est ce qui a poussé une femme travailleuse à quitter sa terre natale, laissant derrière elle ses enfants, sa famille, ses amis, son histoire, comme elle le raconte.

La lutte de Maria Aparecida, qui a maintenant soixante-dix-huit ans, a été d’encourager et d’aider sa fille à travailler en faveur des congadas et pour le développement de la population noire. Dans ce sens, toutes les deux continuent à recevoir l’appui de ma sœur, le mien, ainsi que celui de personnes intéressées par la cause sociale et celle de la discrimination. Elles reçoivent l’appui de personnalités de la société civile, religieuse, et récemment, de l’université, c’est récent, et de quelques politiciens de la région. 

C’est bien sûr à cause de l’amitié que nous partageons avec ces deux merveilleuses personnes et à cause de l’engagement de mon père Benedito Henriques à travers ses idées que nous figurons dans leurs témoignages de filles de lavandières, conclut Madame Amália.   

V

ma mere, la presence d’une grande reine

Terezinha Juraci Machado da Silva

Cette histoire commence avec le nom de trois jeunes, mes enfants.

Dakir, 27 ans, Kamir, 23 ans, et Zumbi, 20 ans. Ce sont les noms choisis en l’honneur de nos ancêtres africains, comme le font les éléments des autres ethnies tels que les Allemands et les Italiens.

Certaines personnes en sont arrivées à critiquer mon attitude, en disant que j’ai donné des noms bien bizarres aux enfants, surtout au dernier. J’ai dû expliquer plusieurs fois, raconter l’histoire de Zumbi, puisque l’école ne l’enseigne pas.

J’ai entendu toute sorte de questions du genre :

Qu’est-ce que c’est ça ? C’est quoi ce nom que tu as donné à cet enfant ?

Je leur répondais qu’ils devaient savoir que Zumbi c’est le nom d’un héros noir de la résistance contre l’esclavage, un chef guerrier du Quilombo de Palmares.

Pour eux, Zumbi c’était le démon, le diable, un mort vivant.

A propos des noms de mes enfants, j’ai eu une petite anecdote avec l’écrivain Ziraldo, lorsqu’à Passo Fundo, j’ai demandé un autographe sur les livres de mes deux premiers enfants. En voyant les noms de Dakir et de Kamir, Ziraldo a dit :

Mais Madame, quelle lourde charge, quelle responsabilité êtes-vous en train de donné à ces enfants. Auriez-vous le droit de donner ce drapeau à tes enfants ?

Je m’appelle Terezinha Juraci, fille de lavandière. Je suis née à Porto Alegre, au printemps 40, le 20 octobre.

Ma mère s’appelle Maria do Carmo Almeida Machado, également connue sous les noms de Carmen, Maria ou grand-mère Carmen. Elle est née à São Sepé, municipalité de Rio Grande do Sul. Elle n’a pas été élevée par sa mère. Elle a vécu avec ses parrains, chez les Almeida. Elle sait que sa mère avait travaillé dans cette famille et qu’elle a eu d’autres enfants. Tout ce que ma mère savait, c’est qu’elle était la fille de Geralda X, il n’y avait pas de nom. C’était une cruauté du régime d’esclavage.

Je n’ai donc pas connu mes grand-parents maternels, même pas par des photos. Mon grand-père devait être un blanc de la fazenda des Almeida, parce que ma mère est très claire. Ma grand-mère a vécu avec la famille des Almeida, mais ces gens ne se sont pas occupés de la situation financière ni de l’instruction de ma grand-mère et de ma mère.

Ma mère racontait les histoires de São Sepé où elle transportait du lait de la laiterie vers les maisons de la petite ville. Elle allait livrer le lait vêtue d’une robe de percale et elle portait des sabots ; elle brisait le givre sur la route et au retour, elle rapportait de l’eau de la fontaine.

Elle parlait d’une  église qui se trouvait dans la petite ville et qui s’y trouve encore sans aucune altération. Elle parlait toujours de trois choses : la place, l’église et la fontaine, canalisée aujourd’hui.

J’ai visité cette église à São Sepé, lorsque j’ai dû aller dans cette municipalité avec mes collègues Marilene Paré et Vera Valmerate, au service du Projet O Negro e a Educação1, du Secrétariat d’Education de l’Etat du Rio Grande do Sul. A l’intérieur de l’église, en soulevant le couvercle des fonts baptismaux, cela fait maintenant six ans, j’ai été très émue et en même temps très révoltée. Les collègues qui m’ont accompagnée ont été témoins des sanglots que j’ai laissés échapper, et je n’arrêtais pas de pleurer, sur le trajet que j’ai fait de l’église, en passant par la place, jusque chez Deolinda, mãe de santo1 (mère de saint) qui connaissait ma mère quand elle était jeune.

Ma mère n’a jamais voulu retourné à São Sepé. A ce moment-là, j’ai pu comprendre quels auraient été ses tristes souvenirs d’humiliation et de misères humaines.

De São Sepé, ma mère est allée à Cachoeira do Sul; elle était déjà mariée avec Carlos Romeu Machado qui habitait à Cachoeira.

Autant mon père Carlos Romeu Machado que ma mère ne se souvenaient pas de leurs ancêtres, mais ils se rappelaient bien les patrons avec lesquels ils ont vécu.

A Cachoeira, ma mère a commencé à travailler dans une maison familiale comme domestique  et nourrice.

Quand ils ont décidé d’améliorer leur vie à Porto Alegre, au début, ils sont allés vivre dans une seule chambre d’une maison de chambres à louer. Lorsque la situation financière s’est améliorée, ils ont quitté la maison pour aller vivre sur la rue Larga, près du cinéma traditionnel Castelo, qui a disparu aujourd’hui. Après, dans cette rue, ma mère a allaité la fille d’une batuqueira1 qui, en échange, lui donnait de la bouillie de maïs et du lait pour aider à l’alimentation.

Madame Celina, la batuqueira, a fait une prédiction. A cette occasion, elle a dit à ma mère que je serai une grande personnalité.

Donc, au fur et à mesure que le temps passait, chaque fois que j’avais un diplôme, ma mère disait que Madame Celina avait raison car, pour ma mère, c’est par les études que je deviendrais cette personne importante prédite par Madame Celina.

Je me souviens que lorsque ma mère allait faire des courses, je restais seule. Elle fermait la fenêtre en laissant un volet entrebâillé pour faire entrer la lumière du jour. De loin, je la voyais revenir et je sautais dans le berceau. Elle apportait des biscuits et du pétrole. Un jour, j’ai renversé le pétrole du petit fourneau à pression, utilisé à l’époque.

Après la rue Larga, nous sommes allés vivre dans une sorte de cave en face du bâtiment de l’Orquestra Sinfônia de Porte Alegre – OSPA, sur l’Avenida Independência. Dans cette rue, ma mère a commencé à faire des bricoles pour les riches et elle s’occupait des enfants, faisait du nettoyage et lavait le linge.

Au fil des ans, notre maison est devenue très grande parce que nous sommes allés habiter dans le faubourg IAPI, considérée comme le faubourg des Noirs qui ont bien réussi dans la vie. Nous avions une salle très grande avec quelques meubles.

Ma mère plantait, élevait des poules, il ne manquait pas de nourriture. Elle a planté beaucoup d’arbres fruitiers.

Les maisons étaient de haute qualité, c’était les premières maisons populaires de la capitale. Mais mon père jouait beaucoup et ma mère devait laver le linge pour avoir quelque chose de plus, en sus de la nourriture. Elle voulait que nous restions au collège, mon frère et moi.    

Maman a commencé à laver le linge, de façon intense, à IAPI, au début, elle aidait une voisine, puis elle a pu se faire une clientèle.

Les voisines se racontaient leurs chagrins et pleuraient au-dessus du mur, en chuchotant presque. Elles ne se rendaient pas visite, mais elles passaient beaucoup de temps à causer au mur. Elles parlaient des maris qui buvaient, de ceux qui se disputaient, elles partageaient leur chagrin, échangeaient les denrées alimentaires contre ce qui manquait dans les maisons. S’il manquait du sel, elles échangeaient contre du sucre ou une pomme de terre car le sel ne se donne pas de peur que les voisines ne se disputent ; c’était une superstition à laquelle beaucoup de gens croient jusqu’à présent.

Dona Chininha, c’était le nom d’une des voisines, je ne l’oublierai jamais. J’avais environ huit ans et je n’oublierai jamais la solidarité, la complicité qui régnaient entre elles, une complicité discrète.

A IAPI, il y avait de bons clients, et puis des gens d’autres lieux ont commencé à arriver, avec des vêtements extraordinaires, beaux, et même des rideaux, des rideaux rouges. Ce fait a beaucoup irrité mon père qui demanda :

-         Mais d’où vient ce rideau rouge ? Tu laves du linge de cabaret ?

Un jour, il a été jusqu’à jeter le linge lavé par terre et j’ai vu les larmes couler sur le visage de ma mère. Le ballot était prêt et elle a dû relaver tout le linge, y compris le lourd rideau rouge. Elle devait respecter son engagement. Ma mère a pleuré intérieurement. J’étais révoltée de voir que ma mère n’a pas réagi. 

Des conflits graves m’ont éloignée de mon père que je considérais comme un bourreau envers ma mère. C’était un activiste politique, un délégué syndical. Il a même organisé un comité chez nous ; mais en matière de relation avec sa femme et ses enfants, il n’y connaissait rien. Et pour le comble de tout, c’était un joueur invétéré, ce qui vouait à l’échec tout investissement familial.

Il faisait très froid dans le faubourg IAPI et nous n’avions pas beaucoup d’habits. Ma mère nous mettait au lit et nous donnait un bouillon d’os. Je me rappelle qu’elle a pris mon frère et moi par la main, elle a été à l’Avenida Assis Brasil pour échanger une lessive contre quelques mètres de peluche et elle a cousu de petites vestes à la main pour nous habiller.

Elle livrait le linge la nuit. Elle n’a jamais porté les paquets sur la tête, elle le tenait dans les mains.

Mon frère a monté une petite charrette avec des roues de bicyclette pour aider ma mère à transporter le linge. Pour livrer le linge propre, ma mère portait la meilleure robe et elle nous faisait mettre ce que nous avions de mieux. Mon frère portait le vêtement de communion. Il y avait ce problème de dignité qui passait par la présentation personnelle, surtout par rapport au fait de porter des habits très propres.

Je me souviens du petit paquet de cendres utilisé pour blanchir le linge, des deux fers à repasser, lorsque l’un refroidissait, l’autre était déjà au point, bien chaud.

Ma mère faisait du pain à la maison. Elle sortait du lavoir pour aller au four, ce qui en hiver représentait un choc thermique. En hiver, l’eau du lavoir gelait et il fallait casser la glace à même le lavoir. Elle a fini par attraper une pneumonie. Elle a eu des engelures à force de faire des boules à la main. En hiver, c’est très dur de laver le linge.

Malheureusement, mon père a joué tout l’argent qu’elle avait mis de côté pour payer la maison. Nous avons perdu la maison. Nous sommes allés vivre à Floresta, dans une maison louée. J’ai dû marcher de Floresta au faubourg IAPI, un très long trajet pour prendre le tramway. Chaussures trouées, carton en dessous. Argent durement gagné pour acheter un grand régale ou un trompe la faim, les noms que nous donnions aux repas de l’époque, au coin des écoles.

On a perdu la maison en dette de jeu.

Ma mère lavandière a supporté beaucoup de sacrifices. Je me souviens bien qu’elle investissait tout dans les études des enfants afin qu’ils étudient. Elle arrivait à peine à écrire son nom.

Dona Carmen était conteuse d’histoires. Elle a crée l’habitude d’écouter et de raconter des histoires. A huit ans, j’ai lu à ma mère le livre de Genoveva, un roman. Il s’agissait d’une chose qui allaitait deux jumeaux. Ce devait être l’histoire de Romulus et Romus. J’ai appris à lire avec ce livre. Je lisait aussi l’Acacia et le Petit Roi, des coupures de journaux que mon père apportait. Je lisais le journal Correio do Povo.

Jusqu’à mon adolescence, mon père était très absent de ma vie.

Ma mère ne lavait plus de linge à Floresta et elle travaillait au supermarché Real, à six heures du matin, nettoyeuse de la gérance du supermarché.

Comme notre race est forte !

Elle a fait plusieurs métiers, lutte, souffrance, abnégation. Elle ne permettait pas aux enfants de se mêler des ses problèmes avec ses patrons.

Mon père est mort et mon frère aussi.

Ma mère vit avec moi, elle a quatre-vingt-un ans. Elle a eu un problème vasculaire cérébral, elle était dans le coma, mais elle s’en est sortie. Elle est jolie et bien soignée. Je l’emmène partout où je vais si elle peut m’accompagner sans problème. Je donne beaucoup de valeur à pouvoir avoir la compagnie de ma mère.

Lorsque je reçois un hommage, je mets toujours un moyen de locomotion à sa disposition. C’est le renvoi de l’ascenseur, la récompense de ce qu’elle a fait pour moi. Tout ce que je suis, professeur, spécialiste, maîtresse, renferme une partie d’elle. Cet amour de la lecture, de la littérature, c’est ma mère qui me l’a transmis. Et elle était analphabète.

Je suis licenciée en Lettres dans l’état de Minas Gerais, à Guaxupé. A Porto Alegre, alors que j’étais mariée et avec un enfant à élever, je suis retournée à la faculté, j’ai fait la spécialisation. Je me suis intéressée à la question des Noirs dans la littérature, en tant que telle, et dans la littérature infantile et juvénile. J’ai ma maîtrise en littérature africaine de langue portugaise.

Je suis allée en Angola, au Mozambique, en Afrique du Sud en tant qu’observatrice internationale des élections à la suite desquelles Mandela a été élu. J’ai été également observatrice des élections en Palestine.

C’est par la lecture que l’enfant entre en contact avec l’extérieur et, en remarquant que dans les livres pour jeunes et enfants  nous n’avons pas de représentations noires dignes de ce nom, je me suis beaucoup consacrée à cela, et j’ai fait des recherches dans ce domaine. J’ai étudié la littérature africaine à cause de ma curiosité pour l’Afrique et de mes visites en Afrique, comme j’ai été en Angola et au Mozambique.

En ce moment, mon doctorat est orienté vers la littérature écrite par les femmes de ces pays africains de langue portugaise.

J’ai beaucoup travaillé sur la question des personnages noirs dans la littérature infantile et juvénile du Brésil et je débute une recherche sur les Noirs dans la littérature gaucha1 dans laquelle j’analyse la question de la présence ou absence des Noirs .

J’ai été professeur dans une institution d’enseignement universitaire, la Faculdade Integrada Ritter dos Reis, où j’ai enseigné l’anglais et ensuite j’ai travaillé avec la littérature portugaise, la littérature africaine et la littérature infantile et juvénile. J’ai été pendant neuf ans professeur titulaire de cette institution dans cette spécialité.

Je suis directrice des affaires africaines de l’Institut culturel portugais de Porto Alegre. Je me trouve actuellement en Argentine pour représenter le Brésil comme première lectrice et j’y enseigne. Je pense que je contribue au développement de l’estime de soi du peuple noir et je suis fière de mes racines, fière d’être fille de lavandière.

Je suis une personne qui croit, qui rêve même. Je crois que les noirs, devant cet état de chose, ce parcours de sacrifices, de résistance, de pauvreté absolue, parviennent souvent à réussir et à vaincre, même avec les investissements parcimonieux d’une lavandière. Ne serait-il pas possible d’avancer plus rapidement dans le développement socio-économique, éducationnel et culturel ?

Nous devons canaliser notre force intérieure. Mais d’où vient cette force ? De nos ancêtres. Ma mère m’a donné cette force et je la transmets à mes enfants qui sont tous licenciés : l’un est géographe, l’autre termine ses études en éducation physique, et le plus jeune suit un cours de physiothérapie, il est champion de jiu-jitsu du sud du Brésil. Mon mari est agronome, économiste, partisan du coopératisme et il a sa maîtrise en économie. Nous avons une famille qui a bien réussi. Nous n’avons pas d’argent, mais nous avons toute une formation intellectuelle que l’argent n’achète pas. Les sages lavandières qui ont investi dans l’éducation de leurs enfants ont bien pressenti que l’Éducation est le trésor qu’elles pouvaient léguer à leurs familles.

Liberté économique ? Nous sommes encore très dépendants parce que nous n’y avons pas accès, mais avec toutes ces difficultés, je rêve beaucoup. Autre chose que je considère très important dans ma trajectoire, c’est d’être invitée en tant que chercheuse et éducatrice dans une université nord-américaine, Madgar Ever College.

Je me rends donc chaque année aux Etats-Unis et dans les conférences que je donne, je présente les recherches, les études qui se font ici, ce que les Noirs sont en train de faire, je parle de la communauté noire brésilienne aux Etats-Unis.

Je présente quelques cours sur la littérature brésilienne, j’analyse la question des Noirs dans cette discipline. Je divulgue ce qui se fait au Brésil et qui, parfois, est mieux reconnu à l’étranger qu’ici même. C’est une des peines que je ressens. Mais même avec la peine on travaille.

Les rêves sont nombreux et la foi est grande. Je crois en une ère nouvelle. Je rêve de la création d’un Institut supérieur d’éducation, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas nous unir, un groupe d’intellectuels, ici au Rio Grande do Sul même, un groupe d’intellectuels, pour orienter les gens, surtout les Noirs, mais aussi les Blancs et tous les autres ? Pas besoin de créer un ghetto, mais c’est nous qui devons diriger, nous devons avoir en main la direction de cet institut, le contrôle, le pouvoir décisionnaire. Nous en sommes capables, nous devons avoir le courage, le même courage qui a animé Zumbi. Finalement, qui représente le nom de mon fils ?

Si l’investissement est important, il existe des ressources. Peut-être que ne sommes-nous pas assez organisés pour mettre la main sur ces ressources. Nous allons donc nous organiser, nous allons mettre sur pied d’autres manières d’agir, des formes symboliques de laver le linge, de transporter des paquets et de mettre tout au net et à temps pour garantir quelque chose de plus aux générations à venir.

Je me sens soucieuse, très révoltée, fâchée, affectée mais je trouve que je traverse une période plus réfléchie, je suis moins impulsive, plus posée, mais encore songeuse. J’aime beaucoup ma famille et je la préserve, la chose la plus importante, avec Maria do Carmo, mes enfants et mon mari Paulo Roberto da Silva.

J’ai en ma mère la présence d’une grande reine, personne, idole, miroir, mon guide, exemple de la lutte d’une femme, de dévouement et de sagesse. C’est la personne la plus merveilleuse que j’ai jamais eue, que j’ai jamais vue, ma mère lavandière.

Ce travail est remarquable, l’idée de parler des lavandières par l’intermédiaire de leurs filles est providentielle, parce que cela permet de redonner de la valeur au travail manuel qu’on ne mentionne jamais, sous aucun prétexte. Ces femmes lavandières, à majorité semi-alphabétisées, ont nourri leurs enfants, ont transformé leurs enfants en enfants alphabétisés par le biais de cet effort, de ce dur travail manuel qu’était le lavage du linge.

Aujourd’hui, laver le linge est beaucoup plus facile mais à cette époque-là, avec du savon de soude, du linge qui laissait entendre un petit bruit à cause de l’empois que l’on mettait pour repasser, affronter le lavoir avec de l’eau glacée, c’était dur mais professionnel ; pour beaucoup de femmes noires, c’était un des moyens dignes de survivre et d’éduquer leurs enfants. Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la majorité des blanchisseries sont entre les mains des blancs qui possèdent le pouvoir d’achat. Nous ne sommes pas les entrepreneurs de ce travail qui était le leur, celui de nos mères qui nous ont nourris, elles ont élevé des familles, elles ont élevé des enfants docteurs et maîtres. Nous nous heurtons à la question économique. Les technologies sont chères et enlèvent aux Noirs les chances d’investir, la majorité disposant de peu de ressources pour affronter les défis.

Mais les filles des lavandières n’ont-elles jamais pensé que cette activité artisanale se transformerait en entreprise ? Et qu’elles pourraient être entrepreneuses ? Elles ont appliqué à la lettre ce que les mères lavandières disaient : « Ce que j’ai vécu, je ne veux pas que vous le viviez, laver le linge. »

Laver le linge était aussi une tâche familiale à laquelle les enfants participaient, mais je ne vois aucune connotation d’exploitation du travail des enfants. Je considère que c’est le début de l’exercice de la responsabilité et de la solidarité, ce qui contribue à faire baisser la marginalité.  

VI

le savon s’amenuise, il fond peu a peu…

Maria Helena Vargas da Silveira

Ceci m’amène à parler du matériel de travail des mères lavandières, puisque leurs filles citent le savon de soude en barre, une demi-barre, le fer à charbon, généralement plus d’un, la table à repasser, le bleu, la poussière fine, le maïzena, la maranta utilisés pour empeser ; la pierre sur laquelle elles frottaient le linge ; certaines se souviennent des baquets, des bacs, des tonneaux, des bacs de transport en bois, des bassines, des seaux, des paniers ; d’autres ont parlé d’interaction avec l’environnement, du lavage dans les ruisseaux, les rivières, les sources, les chutes d’eau, de l’usage des copeaux pour allumer le feu sur lequel elles faisaient bouillir le linge, des pâturages qui servaient de tapis pour blanchir le linge saupoudré de sel et aspergé de jus de citron. Elles ont enduré la chaleur, le soleil très chaud, ou les gelées de l’hiver qui durcissaient l’eau et les mains. Elles font allusion aux longues marches, parce qu’elles travaillent loin de la maison, les montées aux tertres et l’hygiène du local des fontaines, par solidarité avec les compagnes qui, le lendemain, viendraient laver dans le même local. L’heure du Grand Nettoyage se passait dans la plus grande joie.

Et ces interactions avec l’environnement, que les filles des lavandières faisaient avec leur mère, ont un sens important. Comme les interactions que les éléments de la flore et de la faune provoquent dans la nature, quand chaque être vivant cherche harmonieusement la survie, en contribuant à leur insu à l’établissement de l’équilibre, les lavandières ne l’imaginaient peut-être même pas, mais leur travail était essentiel pour que les communautés au sein desquelles elles vivaient puissent fonctionner comme les fleurs, les arbres, les animaux et les diverses ressources de l’environnement que constituent les forêts, que composent les biomasses et sont , par dessus tout, le monde dans lequel nous vivons.

Les témoignages des filles des lavandières mentionnent aussi quelques aspects historiques et des détails géographiques de leur région d’origine, prouvant ainsi la grande affection que les gens ont  généralement pour leur terre natale. C’est une multitude de détails qui font de chaque histoire un véritable joyau, une mémoire qui surprend par la quantité d’informations de différentes natures, de us et coutumes de l’époque, description de paysages, de moyens de transport, entre autre habitude, surtout religieuse.

Mais le plus grand enthousiasme face à ces mémoires, c’est la joie, la satisfaction de sentir que ces lavandières ont été capables, qu’elles ont donné l’impulsion à la mobilité sociale du pays.

Les filles des lavandières ont démontré qu’elles sont de plusieurs ethnies, et pas seulement l’ethnie africaine dont se réclament les afro-brésiliennes ; c’est un mélange de l’élément noir avec l’indien, le portugais, l’italien, l’allemand, le paraguayen, fruit de l’orgie forcée à laquelle ont été soumises leurs grand-mères et arrière- grand-mères africaines avec les maîtres blancs avec lesquels elles allaient au lit. Ceci les empêche de faire leur arbre généalogique, parce que les ancêtres cachaient ces détails, les uns par honte et les autres par peur car, la plupart du temps, elles élevaient leurs enfants dans les senzalas1 des grandes propriétés des Blancs qui les mettaient enceintes. Au moment de parler de leurs origines, cela a été compliqué. Peut-être qu’elle a commencé avec Silveira ? Peut-être qu’elle a été avec Ferreira ? Peut-être ? Elles cherchaient des renseignements sur les fazendas où habitaient les maîtres de leurs matriarches. Et elles se sont arrêtées par là. Elles admettent qu’elles sont un petit mélange et que ce mélange continue de forme consentie, ce qui, d’une certaine manière, devra faciliter l’élaboration de l’arbre généalogique de leur petits enfants. C’est bien, n’est-ce pas, mes boutons en os ?

C’est le moment de savonner un rideau rouge en velours. Le romantisme que m’inspire ce rideau dans un baquet mérite une poésie. Le rêve, les aventures de la pensée. Quelque soit la nature du rideau accroché, en percale, en velours, en petits tuyaux faits avec du papier journal, l’air qui entre par les fenêtres est libre et il découvre l’atmosphère, les personnes, les lits, les tables, ce qu’il y a à l’intérieur des maisons, ce qui s’y passe. L’air qui entre par les fenêtres, qui effleure les rideaux est un grand polisson. Mais c’est à peine si je tiens ce genre de conversation lyrique avec mes pensées. Il vaut mieux changer de sujet parce que, de rideau rouge en velours, ce n’est pas tout le monde qui comprend, on pense tout de suite que c’est un rideau de la Zone. Mais par rapport à la Zone, qu’est-ce que les filles des lavandières me rappellent? Elles rappellent le respect envers les prostituées, les maris déserteurs, l’infidélité conjugale. Mais, ne serait-ce que ça ? Il manquait le sexe. Toutefois, les filles ont également parlé du sexe, mais plus des frustrations des mères que de l’amour des couples. Même de cette manière, avec toutes ces lamentations et désillusions, les lavandières ont eu beaucoup d’enfants. Cette analyse conviendrait bien à un autre acte, l’acte sexuel.

La relation avec les pères ne semble pas très amicale, cependant, toutes leur reconnaissent des qualités particulières et elles ont même été jusqu’à s’identifier à eux à l’age adulte, surtout avec ceux qui ont lutté pour la justice sociale, ceux qui craignaient la faim et traitaient leur femme et leurs enfants comme l’apothéose de la nourriture, et même à l’égard des alcooliques, on a cité des qualités telles que la franchise et le courage d’arrêter de boire à la demande de la femme enceinte ; on a reconnu à bon nombre de parents leur joie, leur goût pour la musique, la danse et les fêtes. On a loué le travail de certains parents qui, en tant que maçons et artistes de la construction, ont fait preuve d’une intelligence qui a provoqué la fierté des enfants.. Malgré les relations peu amicales, la sensibilité d’un père a été mentionnée parce qu’il a encouragé par un cadeau d’art et de culture, la carrière future de sa fille, qui à cette époque, ne pensait pas que le précieux cadeau allait lui être utile pour le cours d’arts plastiques.

Les pères silencieux n’ont pas été épargnés, on  semble critiquer  l’aversion dont ils font preuve chaque fois qu’il faut résoudre un problème domestique ; ils réglaient ce qu’ils avaient à régler dans la rue, mais au foyer, ils restaient muets. La femme se débrouillait, le réduit était à elle, seule, forte, un commandement sûr qui plus tard entraînerait des maladies particulièrement dues à la tension quotidienne, sans parler de celles qu’elle a attrapé en faisant son métier. Elles ont parlé de maladies localisées aux pieds, aux mains, aux genoux, aux jambes, ont a parlé de cancer, d’hypertension.

Cependant, la majorité des filles des lavandières montre que face à ce que la mère faisait, le rôle du père était secondaire ; c’était elle qui dirigeait la maison, elle était la force motrice de la famille.

En général, les pères n’ont pas été facteurs de bonheur dans leur vie parce que beaucoup d’entre eux ont été à la base d’une sorte de violence envers ces femmes qui étaient considérées comme des saintes, comme celles qui pourvoyaient à tout.

On a fait allusion à l’infidélité conjugal et à la soumission de la femme aux caprices des compagnons noirs qui se comportaient comme les bourreaux de leur femme. Les commentaires sur ce sujet ont été mis sur le compte du vraisemblable. L’origine peut être historique, il se peut que cela fasse partie d’un processus encore mal résolu, ou bien  que ce soit une question d’affirmation personnelle ou de l’irrespect même, de l’irrespect humain. Le fait a été mentionné comme étant le résidu de la senzala. L’adultère est déjà un fait très compliqué et, par rapport à l’homme noir, il y a eu une présence accentuée dans les histoires racontées.

L’observation des témoignages montre que l’homme trouve toujours un prétexte pour se dérober, il y avait toujours une excuse qui cachait son refus d’être présent ; ou il allait au bal de la populace ou il vidait le paquet de linge propre parce qu’il contenait un rideau rouge qu’il soupçonnait venir d’un cabaret. Comment ça il soupçonnait ? Il sortait donc dans la rue en laissant la femme travailler, ou bien il attaquait avec des mots grotesques les goûts les plus raffinés de la femme. Elles se taisaient. Elles pleuraient intérieurement, en refoulant l’estime de soi et provoquant des maladies d’ordre émotionnel.

D’après les dires, ce sont les mères qui suivaient tout le cheminement scolaire.

La manière dont elles parlent de l’école privée est intéressante ; elles la loue plus pour la tradition et les beaux uniformes que pour la qualité de l’enseignement. L’aspect de concurrence entre l’école publique et l’école privée n’apparaît pas. Ce qui est évident c’est que l’une était pour les riches et l’autre, pour les pauvres. La majorité des filles des lavandières a fréquenté l’école publique, encore qu’à un certain moment, quelques-unes aient relaté leur passage dans une école privée.

Il reste encore la housse du violon à laver avec ce petit savon… Je vais laver en pensée, en honneur des lavandières et de leurs filles qui aimaient et aiment les arts.

En ce qu concerne les arts nobles, un fait important balaie tous les préjugés négatifs et stéréotypés à l’égard des Noirs et des personnes analphabètes ou semi-alphabétisées ; leurs mères aimaient la littérature, la musique classique, l’opéra, l’opérette, le théâtre, le cinéma, le ballet et le chant lyrique. Elles assistaient à ces spectacles chaque fois qu’elles le pouvaient ou qu’on leur donnaient le billet d’entrée. Elles faisaient du théâtre à la maison pour leurs enfants, elles racontaient des histoires ; c’étaient des artistes du foyer. Elles transmettaient à leurs filles le goût de ces charmes, allant même jusqu’à influencer leur carrière ; l’une est devenue actrice, une autre, professeur d’arts plastiques, et elle a sa maîtrise en arts visuels ; il y en a une qui a étudié le chant lyrique et une autre, à force d’écouter des histoires a fini par se former en littérature : elles sont toutes, sans aucun doute, artistes du quotidien.

Ces petites pièces, ces habits d’enfants pleins de sable. Il y a de la saleté dans chaque doublure et les poches sont bourrées de papier. Ce paquet est arrivé chargé de responsabilités. Ces habits d’enfants sont très importants. La conversation ne sera pas terminée et il n’y aura plus de savon. Mais comme convenu dès le départ, nous allons laver jusqu’à ce que le savon finisse, nul besoin d’épuiser le paquet ni la conversation.

Les moments de culture et de loisirs que les filles des lavandières partageaient étaient de différente nature ; tout dépendait de la région dans laquelle elles vivaient et de l’influence maternelle. La plupart du temps, les adolescentes écoutaient de la musique, allaient au bal des associations des Noirs ; les unes, dès l’enfance, allaient à des bals pour enfants ou, avec les adultes, elles fréquentaient les clubs des Noirs. Elles s’amusaient à attraper des petits poissons dans les ruisseaux, jouaient à cache-cache, faisaient de la patinette, peignaient les noyaux des mangues, jouaient aux osselets, montaient aux arbres pour cueillir des fruits, faisaient des bulles de savon, fabriquaient des petites casseroles avec les bouchons des bouteilles, profitaient des diversions des places telles que : la balançoire, le jeu de bascule et la glissoire. Elles n’ont pas beaucoup parlé de la poupée pendant leur enfance. Des études ont été faites sur le rapport entre les petites filles noires et les poupées, 

Par rapport aux loisirs, elles ont également parlé de la place, rappelé le parc, le sport, les visites aux parents, les sérénades brésiliennes, les forros1, le cinéma et le carnaval.

Dans le témoignage, la place est le lieu où les lavandières se réunissent pour construire la citoyenneté. Dans le va-et-vient des personnes, dans la conversation, les femmes intervenaient sur leur citoyenneté, en unissant les loisirs à la démocratie. L’espace était ouvert aux idées révélées. Alors, adultes, enfants et vieux partageaient le temps, le lieu, les regards et les sentiments. A l’époque, pendant les années 50, la place Xavier de Brito, à Rio de Janeiro, comme tant d’autres au Brésil, appartenait aux mères et à leurs enfants, aux amoureux, à ceux qui appréciaient la beauté des fleurs, au chant des petits oiseaux.

La place appartenait au peuple travailleur.

On a même fait appel à la hache de Xangô1 pour le lavage. Justice mon père, justice. Avec mes pensées, Caô ! Caô ! Tiens bon, mon cheval et respecte la majorité des lavandières. Elles seules chantaient les hymnes de l’église. A mon avis, un chant est un chant. Chacun avec son chant.

La religiosité semble forte dans les chants des lavandières du Sud et du Sud-est. Ce sont des chants, des demi-prières représentant le livre des cantiques de l’Eglise catholique, qui apparaissent dans quelques lettres des témoignages. La question la plus importante c’est la peur, pendant la semaine sainte, on répétait aux enfants qu’avec la mort de Jésus, le démon était le roi du monde, ce qui effrayait beaucoup les petites filles qui s’habituèrent à voir des tableaux horribles du démon en train de faire des méchancetés, de piquer les gens avec une fourche énorme et de les jeter au feu.

Certaines se sont plaintes du catéchisme catholique qu’elles ont trouvé sévère, avec un Dieu que l’on ne respectait qu’à cause de la peur qu’il inspirait. C’était vraiment quelque chose de très compliqué pour les enfants, surtout quand on disait aux petites filles noires que les tous  anges étaient blancs. À quoi devaient-elles s’attendre ? À aller en enfer.

De toute façon, en ce qui concerne la religion, le moment de poser des questions sur les anges est arrivé. Pourquoi il n’y a que des anges blancs ? Actuellement, on voit des anges noirs et on ne s’inquiète plus de la couleur des anges.

D’après les récits, la majorité des filles a cessé de fréquenter l’Eglise catholique où elle suivaient toutes les pratiques et quelques-unes faisaient même partie des Confréries des Filles de Marie, pour les plus jeunes, et des Confréries du Cœur Sacré de Jésus et de Marie ou de Notre Dame du Rosaire et Saint Benoît, pour les plus âgées.

Certaines continuent à aller à la messe tous les dimanches et les jours sacrés, les autres n’ont pas parlé de religion. Mais elles chantent les hymnes de l’Eglise catholique et elles vont même à l’église à l’occasion d’un mariage, d’un baptême, aux messes d’anniversaire ou du septième jour, à Noël et pendant la semaine sainte, lorsque la liturgie a été modifiée et qu’elles ont pu comprendre ces choses symboliques.

En parlant de religion, le cas le plus fort a été celui de la fille de lavandière dont la famille était évangélique, ce qui l’a obligée à choisir entre suivre les activités de l’église ou s’engager dans le monde comme citoyenne politique et même militante du Mouvement noir unifié, ce que l’Eglise évangélique n’admettait pas en dehors de ses dogmes. Mais elle reconnaît avec beaucoup de joie qu’à l’intérieur des préceptes de cette Eglise, ses adeptes se mobilisent de manière très salutaire, mettant en pratique avec leurs enfants les plus belles et les plus dignes leçons d’amour envers le prochain : solidarité, foi et harmonie, valeurs chrétiennes qu’elle a acquises auprès de sa mère évangélique. Elle chantait dans la chorale de l’église et beaucoup appréciaient ses cantiques dont elle se rappelle encore quelques-uns.  

On a fait référence à la religion afro et à la Mãe de Santo ; cependant, aucune des filles ne parle explicitement de cette pratique religieuse. Généralement, les gens préfèrent ne pas parler de l’aspect religieux de leur vie comme par exemple, faire la révérence en l’honneur du saint, l’imposition des mains, participer à la séance du Preto Velho. C’est seulement quand ils sont à Bahia qu’ils ne cachent rien parce que, comme ils le disent, ça fait partie de la culture, est-ce que ce n’est pas la même chose ?

Comme les femmes qui ont témoigné sont noires, elles ont voulu mentionné le Mouvement noir, ce qui a soulevé une controverse. Pour les unes, le Mouvement noir, c’est ce que l’on peut faire à la base, c’est à dire dans les familles ; d’après les autres, il est relié au pouvoir et il est urgent que ce dernier soit entre les mains des noirs. Puis il y a ceux qui sont désenchantés et déçus à cause des changements intervenus dans la façon d’agir du Mouvement noir à partir des années quatre-vingts. On a parlé d’individualisme, de vanité, d’égoïsme et d’absence d’organisation de la part de faux dirigeants qui assument la cause et même certaines charges politiques dans leur propre intérêt et excluent les camarades. Mais les filles ont loué le travail des femmes qui ont commencé à lutter dans le Mouvement Noir et elles croient que ces femmes ont ouvert la voie qui permet aux gens d’assumer leur responsabilité, en faisant leur devoir, parce que ce n’est plus le Mouvement qui ira résoudre les problèmes de la population noire. Les portes ont été ouvertes.  

D’après les témoignages, les filles des lavandières de Caxambu font leur chemin avec le Mouvement Noir, la Pastorale du Noir et le mouvement des Congadas et elles ont beaucoup d’idées, elles semblent encore vivre les moments les plus solidaires et les plus conscients du Mouvement Noir, malgré toutes les difficultés que les gens ont à s’assumer comme noirs dans cette municipalité. C’est une donnée à enregistrer et à commenter car, tandis que les uns se découragent, les autres vont de l’avant. Ce sont les phases des chemins, des mouvements.

Mais mes pensées, ces méfiances, les doutes. Il n’y a pas besoin de tant de dilemme. Tout peut se résoudre sous la protection de Sainte Bakita1. Elle porte secours. J’ai la certitude qu’un noir peut encore aider un autre noir, encore plus lorsqu’il est dans un Mouvement, c’est plus facile de donner un ‘gros petit coup de main’. Mais, bah ! Barbarie ! (j’ai oublié de dire que mes pensées sont gauchos et que, de temps en temps, elles exigent de moi certaines expressions malicieuses), mes enfants, il faut se méfier de ce genre de coup de main. Nous allons continuer à causer, lentement, en demandant la force à Sainte Bakita, une sainte noire qui s’assume. Elle aide dans les moments de doute. Une fois la grâce reçue, la puissante sainte ne perçoit qu’un petit acte perpétuel, en action de grâce : on répète, à la grande heure, pendant que nous sommes en vie, devant le miroir, pour donner de la valeur à l’image que nous avons de nous-mêmes, la prière suivante :

Sainte Bakita, je remercie pour l’aide   Santa Bakita, agradeço a ajuda

que j’ai reçue de mon frère noir                       que recebi do meu irmão

Je demande pardon, si un jour j’ai cessé          Peço perdão, se algun dia deixei

de croire en notre union historique.                              De acreditar em nossa histórica união

Devant le miroir, puisque vous avez la chance, vous en profitez pour des exercices de valorisation de l’image que vous avez de vous-même, puis les souvenirs des histoires de l’enfance surgissent, de miss noire, des muses noires populaires et la prière est complétée avec la plus grande animation, quand on pose la question au miroir magique et on répond soi-même : miroir, mon miroir, y a-t-il quelqu’un de plus joli que moi ? Non, non, non…La noire est belle.

Mes pensées sont espiègles de nature. Elles m’aident à vivre avec le sourire.

Pour mieux comprendre le Mouvement Noir cité dans les témoignages, il faut que des spécialistes en la matière et des militants réfléchissent sur ce que les filles des lavandières veulent dire et étudient le contenu parce que le thème est bien compliqué ; il faut avoir la compétence nécessaire pour en faire une analyse complète. Malgré la très bonne littérature dont nous disposons à ce sujet, il n’est fait mention nulle part d’un fait semblable, la spontanéité avec laquelle les femmes parlent du Mouvement Noir, mouvement de noir, un défaut personnel. C’est une conversation à laquelle il faut prêter une grande attention parce qu’elle a permis de noter beaucoup de controverses, des ressentiments et des avis différents.

Les mères lavandières ont toujours cru qu’elles pouvaient faire de leurs filles  des femmes qui n’auraient pas besoin de laver du linge comme elles pour gagner leur pain. Et elles ont réussi.

Le centre principal des références a été l’école, les études, le travail, la course pour profiter du pain et de l’enseignement. Leur rêve, c’était l’école. L’honnêteté et le travail loin des lavoirs complétaient le message que les lavandières ont transmis à leurs filles. Toutes ont  réussi, dans la limite de leurs possibilités, à atteindre leurs objectifs, et c’est un fait qui sert la cause de l’estime de soi de notre société.  Parmi les filles des lavandières, beaucoup ne sont pas riches matériellement, néanmoins, ce qu’elles possèdent est inaliénable, ce sont des biens intérieurs.

Sans prétendre faire la biographie des filles des lavandières, j’aimerais souligner le fait qu’elles sont en train de contribuer au développement du pays, d’après la situation professionnelle de chacune et, quelques-unes même, après avoir pris leur retraite, poursuivent leur carrière de manière sociale. Elles n’incarnent pas ces personnes  vagabondes, mal élevées, querelleuses, scandaleuses, comme certaines individus sans classe les nomment habituellement.

Actuellement, il y a beaucoup de choses préoccupantes dans notre société : la violence contre les femmes, la violence du monde, contre tout et tous. Cependant, rien n’est plus préoccupant que de savoir que les enfants naissent dans les ghettos marginalisés ou dans d’autres endroits où les mères ne bougent pas, elles n’aspirent pas à faire de ses enfants des hommes, comme les lavandières travaillaient pour leurs filles. Si elles ne croient plus en l’école, si l’éducation ne représente plus l’espoir de la société, que sera-t-elle donc ? Quel est le motif qui va inciter ces femmes à  reprendre la lutte en faveur du développement, au moins dans un but, pour la valorisation de la vie ?   

Les femmes lavandières, exaltées par leurs filles, ont été les héroïnes. Mais, qu’est-ce qui arrive aux femmes, actuellement, pour qu’elles ne parviennent pas à aller de l’avant, faire vivre les valeurs de leurs ancêtres ? On ne s’occupe plus de la famille, à qui a-t-on confié les stratégies de développement ? Coupables ou non coupables ? Quelle idée se fait-on des femmes noires, aujourd’hui ? 

Dans plusieurs endroits où les lavandières et leurs filles vivaient tranquillement, la violence et la douleur règnent. Partout, à Rio de Janeiro comme à Santa Catarina, à Rio Grande do Sul, à Minas Gerais, à São Paulo, à Espírito Santo et dans beaucoup d’autres Etats du Brésil, les journaux sont pleins de nouvelles terribles. Des endroits vantés par les filles des lavandières apparaissent dans les pages des nouvelles policières. Que peuvent encore faire les filles des lavandières ?

Quelques-unes parlent de s’engager à fond dans la politique afin de pouvoir faire avancer des projets socioculturels, révolutionner l’enseignement et l’éducation. D’autres élaborent des plans d’action en faveur du développement, par la paix, l’égalité des chances, en mettant à profit les talents pour stimuler le processus éducationnel. Il y a celles qui croient au pouvoir de la revitalisation culturelle, à la religiosité, aux valeurs éthiques et chrétiennes, les filles des lavandières espèrent encore venir à bout de la discrimination, et des inégalités. Mais leurs plans, leurs idées, leurs projets sont couverts de poussière dans les tiroirs.

Il y a bien une politique relative au développement socioéconomique et éducationnel des régions d’origine des filles des lavandières. Mais malheureusement, cette politique n’est pas mise en pratique, elle reste sur le papier. Et comme le disait ma grand-mère lavandière, le papier accepte tout, il se transforme même en masque, en chapeau de sorcière, en petit avion.

Je trouve que l’humanité a besoin d’une nouvelle époque heureuse. Vous le pensez aussi ? Si nous sommes en train de perdre des valeurs, de perdre des choses vitales, fondamentales, je suis certaine que vous le trouvez aussi, car on ne trouve que ce qu’on a perdu. Nous sommes en train de perdre beaucoup de joies, beaucoup de perspectives qui pourraient être meilleures.

Dans tous les témoignages des filles des lavandières, malgré toutes les adversités, aucune d’entre elles n’a dit qu’elle n’était pas heureuse. Les gens vivaient comme ils le pouvaient.

Aujourd’hui, comme l’a rappelé Ruth de Souza : « si la voisine achète une blouse neuve, l’autre veut aussi en acheter une. Une société harmonieuse et développée ne se construit pas sur la consommation superflue et l’envie. »  

L’exemple des filles des lavandières et de leur mère travailleuse doit aider à faire évoluer positivement l’estime de soi des femmes, des femmes noires surtout, de nos adolescentes, des jeunes, de la société en général. 

Si les lavandières ont pu éduquer leurs fils et leurs filles au bord des étangs, des rivières, des ruisseaux, des chutes d’eau, en montant et en descendant la route, des ballots sur la tête, en portant leurs fils et leurs filles, d’autres femmes peuvent aussi, à coup sûr,  se mobiliser pour que leurs fils et leurs filles puissent s’orienter positivement, pour qu’ils ne soient pas marginaux, exclus et refoulés.

Femmes et hommes, nul n’a le droit de mettre au monde des enfants pour qu’ils soient comme des pièces exposées aux intempéries, sur les fils de fer de la vie, sans qu’il n’y ait quelqu’un pour les recueillir, les soigner, les bouchonner, les nettoyer, les rendre beaux, resplendissants comme les lavandières prenaient soin de leurs pièces. Et c’était des choses, des chose sales.

Le fait de parler des filles des lavandières a provoqué beaucoup de passion mais en même temps une grande indignation, devant des faits aussi mesquins que jeter un enfant sur un matelas dans la rivière parce qu’il a fait pipi chez la patronne ; des hommes et des femmes sans travail à cause de la persécution politique ; une femme professeur, la première professeur noire de la ville, ne pas pouvoir donner des cours parce qu’elle était noire, noire jusqu’au nom Eva Preta, comme on le disait. Et ainsi de suite… Absurdités ! Mais ces personnes, ces familles sont sorties victorieuses.

Les filles des lavandières ont transmis des messages d’optimisme, de bonheur, de souvenirs de localités, de choses vécues de leur enfance, de leur jeunesse et de leur vie adulte ; elles ont donné des références de vie. La nostalgie qu’elles ont exprimé, même des moments les plus adverses, est bien compréhensible, puisque la majorité avait encore leur mère.

Il semble que j’ai perdu le fil de mes idées, mes pensées, mon héritage. Quelles interférences ont pu chasser mes pensées ?

L’héritage laissée par les mères lavandières se résume en valeurs qui comprennent l’étude, la joie de vivre, le travail, le courage, l’honnêteté, l’organisation, la discipline, la solidarité, l’amitié, la foi, la tendresse, l’amour, le bon commerce avec les semblables, la résolution des problèmes sans se quereller, la protection de l’image du père même s’il y a des problèmes, la création de stratégies pour arriver  à ses fins. Elles ont influencé le goût pour les arts, la vanité, la féminité, la dignité, les attitudes silencieuses quand cela est nécessaire, l’argument et le pouvoir de la parole pour orienter, revendiquer ses droits, comprendre et faire comprendre ses points de vue pour harmoniser et créer des situations de bonne relation avec les enfants, les parents, les amis, au foyer et au travail. 

On remarque que les enfants prenaient part aux travaux des lavandières ; ils livraient le linge, tordaient les pièces, soufflaient dans le fer à charbon, pliaient et comptaient le linge, transportaient de l’eau. Interrogées sur la manière de voir ce genre de travail, elles ont répondu unanimement que c’était  très bien parce que le travail réveille le sens de la responsabilité et que dans ce qu’elles ont fait, elles ne voient aucune forme d’exploitation, mais tout au contraire, une forme de solidarité et d’engagement envers les choses de la maison. Les mères travaillaient, elles étaient les principaux protagonistes du travail et les enfants aidaient en accomplissant les tâches les moins pénibles. Elles ont trouvé cela très naturel et elles croient qu’il doit y avoir une part du travail et de responsabilités des enfants dans la maison car, outre le fait de les tenir loin de la rue, ils apprennent à faire quelque chose qui, peut-être plus tard, sera utile pour leur survie.

Il y a beaucoup de linge à laver, le paquet est à moitié plein. Le savon est terminé, un petit savon de rien du tout… J’ai perdu le fil de mes idées… Quelle envie de crier bien fort. Crier, quand on le peut c’est chanter ? Nous allons chanter et tout de suite.

Ogum1, regarde ton drapeau,                           Ogum, olha a sua bandeira,

Il est blanc, vert et rouge.                                Ela é branca, verde e encarnada

Ogum1, dans le chant de bataille,                     Ogum, no campo de batalha,

Il a gagné la guerre.                                         Ele venceu a guerra

Et n’a perdu aucun soldat.                               E não perdeu soldado

- Maman ! Qu’est-ce que c’est que cette affaire de petit savon de rien du tout ? Quelle chose étrange que cette conversation inachevée ? Et ce chant ?

- Hommage, hommage aux guerrières.

- Mais à qui parles-tu ?

- Je parlais avec mes pensées.

- Les pensées ne parlent pas.

- Mais elles m’écoutent. Il y a eu soudain une interférence et elles se sont perdues.

- Maman, il y a tant de boutons à brancher dans cette maison… Et je veux la suite de la conversation inachevée.

- La conversation c’était avec elles. Avec elles et avec mes pensées. Mais par moments, elles ont volé mon attention, j’ai tourné la tête, j’ai perdu mes pensées.

Tu te moques de moi. Où sont-elles car je ne les vois pas ? Et peut-être que c’était elles qui ont parlé du grand drap, qui ont transformé un rideau en poésie, qui ont salué Xangô, en disant Caô ! Caô ! Et à présent, il y a encore peu de temps elles ont chanté pour Ogum ? Ce sont des choses bien à toi, maman. Tu es elles. Elles sont toi.

- Je n’en sais rien. Même mes pensées ont disparu.

- Achète s-en d’autres, maman. Demande par la télé-pensée, le fax, l’internet. Ne pleure pas les pensées perdues. Nous avons des boutons dans la maison pour appuyer dessus et tac, tac, tout tombe dans tes mains.

- Pas tout, pas tout.

- Je comprends, mais sans culpabilité. Moi aussi j’ai mes pensées, tu m’as appris à parler avec elles et elles ne sont jamais à vendre. Mais pourquoi la conversation est-elle inachevée ? 

- Ce sont elles qui se sont retirées.

- Maman, tes liens avec le monde des astres vont encore apporter la confusion. Je ne vois personne d’autre, à part toi et moi . Où bien c’est moi qui ai dispersé tes pensées ? Je parlais aussi avec les miennes. J’ai parlé trop fort et tu as dû te brancher.

- Ah bon ! C’était une conversation de femme. Elle sait que je suis une femme. Je parlais de linge lavé, de givre dans les mains, de thé au maté, de petit savon, de rideau par terre, de pain avec du pain, de chemise de patron, de maison et de nourriture, de famille, de parents, de familiers, de livre, de stylo, de chaussure trouée, de cahier, d’uniforme, de quelqu’un dans la vie, de lire et d’être, d’avoir et de posséder, d’avoir et de ne pas être, de lavage, de repassage, d’exploitation, de fer à charbon, de l’eau du tuyau, de la rivière, des chutes d’eau, du tertre, du pont des Noirs et tout le reste d’inquiétude.

- A présent, je crois que c’étaient elles : toi et moi. Nous n’allons pas laisser la conversation inachevée. Il se trouve que,  lorsque tu parlais avec tes pensées, devant la machine à laver, moi j’étais avec mes pensées branchées sur notre histoire. Nos branchements se sont croisés. Maman, ça fait longtemps que je t’ai dit que tout ceci apporte de la confusion, quand tu interfères avec les pensées des autres. Tu restes silencieuse, tranquille, en écoutant tout ce qui se dit. Tu vas loin avec cette invention de parler avec ses pensées

- Donc, ma fille, tu me connais vraiment. Je me tais, mais il y a toujours quelqu’un qui intervient.

- Je te connais très bien. Tu es ma mère, une femme noire, travailleuse avec beaucoup de dignité. La LAVANDIERE. Et je me prépare à raconter ton histoire.

- Toi ? Tu vas faire scandale ?

- Tes pensées reviendront vite et bien avancées.  Est-ce qu’elles me connaissent encore vraiment ?

- Pour commencer comme je le voulais, tu es quelqu’un dans la vie, une femme noire qui a de la dignité, travailleuse, qui a fréquenté le collège, qui sait lire, écrire et qui, à force de lire et d’écrire, ne sait plus laver le linge et a acheté une machine à laver. Tu es la fille de la lavandière. Et nous allons terminer cette conversation.

- Nous n’avons pas encore fini de parler. Je veux faire en sorte que tout le monde le sache, pas seulement moi, que tu es une VIE.

- Tu fais scandale. Emmène-moi au passage clouté et laisse moi passer sans faire aucun signe, au moment où un véhicule arrivera  à toute vitesse. Laisse-moi seule et tu vas voir ce qui va arriver : une vie de plus qui passe à l’éternité, une noire, qui semble avoir 70 ans, à cause des mains calleuses et de la courbe de la colonne vertébrale, devait être une lavandière des alentours,  sentant encore le savon de soude et la présence de pigments bleus et des adjuvants ignorés, qui rappellent le bleu, à la périphérie du corps, sans carte d’identité professionnelle, attend la reconnaissance à l’Institut médical légal pour les procédés obligatoires de recherche et de sépulture. La mort divulgue la vie, dans l’obituaire. Il faut lire tous les jours ma fille.

- Tu passerais par une aventure pareille seulement pour répondre à mon désir ? Et nous avons encore besoin de tragédies pour être visibles ? Ça ne colle pas avec ta dignité, ni avec les efforts que tu as déployés pour m’élever. Nous sommes visibles, bon sang !.

- Mais en fin de compte, qu’est-ce que la dignité ? Si c’est à cause de cette dignité, mes pensées sont entrain de me dire de changer de stratégie. Que celui qui sait écrive un livre, un livre qui passera de main en main. Qui sait ? Un livre avec dignité, racontant l’histoire des lavandières par les pensées de leurs filles.

- Maman, tu me surprends. De temps en temps, tu es dans tes pensées. Mais, sais-tu ce qu’elles te disent et où elles te mènent ? Après tout ce que tu as supporté dans la vie, tu as tous les droits de t’engager dans ce que tu veux.

Message : la suite de ce livre, avec ses quatre actes, est ouverte à tous ceux qui sentiront le besoin d’approfondir la richesse des contenus des références historiques des filles des lavandières. Il y en a eu tant. Mais mon savon est terminé.

Note biographique

MARIA HELENA VARGAS DA SILVEIRA

Maria Helena Vargas da Silveira (rainhaginga@uol.com.br)  est née dans la ville de Pelotas, dans l´ État du Rio Grande do Sul, Brésil.

Elle a étudié, tant au primaire qu´au secondaire, dans les écoles publiques de Pelotas et de Porto Alegre (Rio Grande do Sul). Elle a suivi les cours de formation de professeurs de l´École Normale, puis le cours de Pédagogie de la Faculté Catholique, toujours à Pelotas. Elle a conclu le cours de Pédagogie à l´Université Fédérale du Rio Grande do Sul, puis une spécialisation en Supervision Éducationnelle à la FAPA-POA.

Elle travaille actuellement au Secrétariat pour l´Éducation continue, l´Alphabétisation et la Diversité (SECAD).

L´Auteure a de nombreuses publications dans des recueils traitant du Monde Noir et des oeuvres individuelles qui vont des Essais aux Contes et Chroniques, comme O Encontro (2000), en passant par la Poésie, comme Meu Nome Pessoa (1989).

Dans Les filles des lavandières, ce sont les filles qui content les histoires des mères lavandières. On voit, grâce à ces histoires, les conséquences de l´esclavage, du racisme et du sexisme au Brésil. « J´aurais pu présenter quelque chose de différent, mais j´ai suivi les traces qui me tiennent à cœur, le legs familial, le travail, l´écriture, et la non-acceptation  des injustices (http://rainhaginga.sites.uol.com.br)

Nous présentons ici, six « histoires » contées par Les filles des lavandières.

La traduction qui suit, a été réalisée par une étudiante Marie-Claire Coly, dans le cadre de son Projet Final du Cours de Traduction  de l´Université de Brasilia (Brésil).


 

[1] Comparaison entre la plante du pied pleine de fissures et l’intérieur de la figue.

1 Terrains abandonnés ou incultes que l’on donnait aux colons.

1 Fêtes des communautés noires. La Congada raconte l’histoire du roi Congo qui déclare une guerre aux infidèles.

2 Ceux qui font partie des Congadas.

1 Eaux vertueuses de Caxambu

2 Ville Notre Dame des Remèdes

1Ange Noir

2 Cœur Sacré de Jésus

1 Notre Dame du Rosaire et Saint Benoît

1 Cours intensif (d’une durée d’un an ou d’un semestre) qui prépare les élèves de terminale au concours du vestibular qui, à son tour, désigne  le concours qui donne accès à l’université.

1 Les Noirs et l’éducation

2Mère de saint, prêtresse suprême du Camdomblé

1 adepte de batuque

   batuque: nom donné aux sectes afro-brésiliennes du Rio Grande do Sul

1 gaucho: de Rio Grande do Sul

1 Nom donné aux habitations des esclaves.

1 bal populaire du Nordeste du Brésil

1 Symbole de la justice

1 Première sainte africaine

1 Divinité yoruba du fer, des forgerons, des guerriers, des agriculteurs et en général de tous ceux qui utilisent le fer.

 

labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005