Labrys
estudos feministas/ études féministes
agosto/dezembro 2005 -août/ décembre 2005

D’une sororité à un corp(u)s éclaté :

l’imaginaire de la communauté dans la littérature des femmes

Evelyne Ledoux-Beaugrand

 

Résumé

En partant du constat de Benedict Anderson qu’il « n’est de communauté qu’imaginée » (1996 : 20), cet article interroge les liens entre les représentations du corps dans la littérature des femmes depuis les années 1970 et les imaginaires de la communauté qui y sont corrélés.  De quels mythes se nourrit l’idée d’une communauté de femmes?  Sur quels imaginaires cette communauté se fonde-t-elle?  Ces questions sont soulevées avec pour point de départ une double hypothèse : que le corps s’avère un lieu privilégié afin de cerner ces différents imaginaires qui traversent et structurent l’idée de communauté et que la représentation du corps, qui s’est transformée dans la littérature des femmes depuis une quinzaine d’années, témoigne du passage d’un imaginaire eucharistique à une communauté disloquée.

 

 

            « [I]l n’est de communauté qu’imaginée » (1996 : 20) affirme Benedict Anderson dans son ouvrage L’imaginaire national.  Qu’elles soient nationales, ethniques, religieuses, révolutionnaires, féministes ou gaies, formées délibérément, dans un but politique, ou historiquement constituées, parfois sur la base d’une oppression sociale, les communautés s’avèrent aussi nombreuses que différentes.  Les unit toutefois le fait qu’elles sont toujours imaginaires, soutenues par ce que Jean-Luc Nancy (1986) nomme, quant à lui, le mythe de la communauté, ce récit mythique qui la fonde et la cimente, rassemblant chacun les individus qui la composent sous l’illusion d’avoir quelque chose en commun avec chacun des autres membres.  Malgré leur caractère imaginaire, il n’est pas de vraies ou de fausses communautés et seul ce qui les distingue, c’est « le style dans lequel elles sont imaginées » (Anderson, 1996 : 20, je souligne), le type d’imaginaire qui préside à leur naissance. 

Dans cette perspective des communautés imaginaires et des imaginaires de la communauté, qu’en est-il de la communauté des femmes ou plutôt des communautés de femmes, puisqu’il semble désormais impossible, à l’heure où le discours féministe interroge la notion même de « femme », de penser une communauté féminine, homogène, où toutes seraient rassemblées autour d’un même but, d’une même lutte, d’une même identité?  Sur quel type d’imaginaire se fondent-elles et de quel(s) mythe(s) se nourrissent-elle?  Ce sont ces questions que je veux soulever ici avec pour point de départ une double hypothèse : d’une part, que le corps, tel qu’il est représenté et pensé tant dans la littérature des femmes que dans la théorie féministe, s’avère un lieu privilégié afin de cerner ces différents imaginaires qui traversent et structurent l’idée même d’une communauté de femmes.  D’autre part, que la représentation du corps qui s’est transformée, voire radicalisée depuis une quinzaine d’années, témoigne du passage d’un imaginaire eucharistique de la communauté à une communauté disloquée, éclatée, sans frontière. 

Les nombreuses représentations du corps, récurrentes dans la littérature des femmes, s’avèrent d’une grande importance lorsqu’on veut saisir l’imaginaire qui sous-tend l’idée d’une communauté féminine.  Non seulement l’association entre corps et féminité – là où la masculinité relèverait de l’intellect – a-t-elle longtemps perdurée, mais à travers l’histoire de la littérature des femmes, c’est la question du corps qui permet d’affirmer une certaine singularité à ce corpus pour le moins disparate.  La façon dont il est traité ainsi que la place que lui accordent les auteures en font effectivement l’une des caractéristiques distinctives de l’écriture des femmes[1]

De l’étude pionnière d’une Béatrice Didier (1981) à des ouvrages récents tels ceux de Nathalie Morello et Catherine Rodgers (2002) et de Gill Rye et Michael Worton (2002), la critique littéraire s’entend pour faire de l’écriture du corps une thématique caractéristique de l’écriture féminine[2].  L’écriture du corps désignant ici de textes qui font une large place au corps, tant dans la diégèse que dans l’écriture même, et s’emploient à symboliser celui, plutôt qu’à l’avant-garde littéraire féministe pratiquée par un petit nombre d’écrivaines françaises au courant des années 1970.  Il n’est d’ailleurs pas anodin que depuis les débuts de la deuxième vague du féminisme occidental, c’est-à-dire au moment où a été interrogée, avec plus d’insistance, la possibilité même d’une pratique scripturaire féminine et les enjeux d’une telle écriture, le corps soit devenu une problématique centrale, tant dans la pensée féministe que dans les écrits des femmes.

Alors perçu comme une surface scriptible, façonnée par la culture ainsi que par le langage qui véhicule celle-ci, surface sur laquelle s’inscrit l’oppression que subissent les femmes dans une société androcentrique, le corps féminin se présente aussi, du même coup, comme une page, non pas blanche, vierge de toutes inscriptions, mais néanmoins une sorte de palimpseste où il est possible d’écrire une autre histoire, et où peuvent se dessiner les traits d’une nouvelle féminité, le visage d’une « jeune née » (Cixous et Clément, 1975).  De fait, des penseures comme Hélène Cixous et Luce Irigaray ont vu dans le corps féminin, et dans son sexe en particulier, le modèle d’une nouvelle identité féminine : fluide, ouverte, multiple, à l’image de « ce sexe qui n’en est pas un » (Irigaray, 1977) puisqu’il est toujours plus d’un, fait de deux lèvres qui s’auto-affectent sans cesse, sans jamais se refermer sur elles-mêmes. 

Pour bon nombre de femmes, ce corps qui avait longtemps été la cause de leur mise à l’écart de l’espace public devient alors un terrain à reconquérir, territoire qu’il faut décoloniser puis, en guise de reconquête, explorer.  En réaction à la « dé-propriation » des femmes (Cixous, 1975 : 61), à cette situation séculaire qui fait d’elles des objets d’échange entre le père et l’époux, passant des mains d’un homme à un autre, sans que leurs désirs ne soient pris en compte, auteures et penseures de la deuxième vague du féministe veulent créer de nouveaux modèles de féminité.  Et c’est par un mouvement de réappropriation qui vise d’abord le corps féminin[3] qu’elles entreprennent cette tâche.  Souvent accompagné d’une métaphore de la décolonisation[4], cet appel à la reconquête du corps féminin, à l’exploration de ce contient noir, transforme du même coup celui-ci en un espace où se fonde une communauté de femmes.  Car le processus de décolonisation entraîne aussi un mouvement de recolonisation permettant de faire de ce corps auparavant contrôlé, voire « confisqué » (Cixous, 1975 : 43) par la culture patriarcale un territoire exclusivement féminin, d’où le masculin est parfois complètement exclu.  En d’autres termes, le corps devient le socle sur lequel s’érige la communauté féminine.

            Si, d’emblée, les notions de corps et de communauté peuvent sembler n’avoir rien en commun, un regard plus approfondi sur la sémantique respective de ces deux vocables révèlent toutefois des liens à la fois nombreux et fertiles.  Une communauté, c’est d’abord « groupe social dont les membres vivent ensemble, ou ont des biens, des intérêts communs » (Le Petit Robert, 2006 : 484) ou, à tout le moins, est-ce un groupe qui se fonde sur l’illusion d’avoir en commun des intérêts, des biens, des valeurs, et croit former un tout homogène, distinct et séparé des autres communautés.  Comme le souligne Benedict Anderson à propos de cette communauté spécifique qu’est la nation, mais dont l’exemple vaut pour toutes les communautés, « même les membres de la plus petite des nations ne connaîtront jamais la plupart de leurs concitoyens : jamais ils ne les croiseront ni n’entendront parler d’eux, bien que dans l’esprit de chacun vive l’image de leur communion » (1996 : 19, je souligne). 

C’est, en quelque sorte, une eucharistie, communion illusoire, qui donne à chacun des membres de la communauté l’impression de ne faire qu’un, de former un corps commun.  De fait, le mot « corps » se trouve parmi les synonymes de « communauté » et, réciproquement, le corps désigne aussi, au-delà de son acceptation première en tant que chair, une communauté, un groupe structuré par un certain nombre de règles.  De même, des nombreuses définitions données à ce vocable se dégage l’idée que la communauté repose sur la création d’un corps commun.  Ce « faire corps » de la communauté opère à la fois une mise en commun et une mise à l’écart, puisque le corps commun prend forme dans un double mouvement d’inclusion et d’exclusion : les membres jugés aptes à le composer peuvent prendre place à l’intérieur de ses frontières, ils sont incorporés, partie intégrante de cette corporation ; alors que les éléments potentiellement nuisibles au bon fonctionnement de cet organisme social sont laissés à l’extérieur ; jusqu’à un certain point, ils sont excommuniés.  Ainsi, que ce soient les synonymes unanimité et unité, corporation ou encore le terme dans son acceptation religieuse qui renvoie à un cloître et un couvent, la communauté se donne comme espace circonscrit, fermé, une enceinte protégée.  Et ce corps commun possède généralement la particularité d’avoir pour fondation un corps mort donné en partage aux membres qui forment dès lors, après avoir mangé de ce corps, une nouvelle communauté.

            En effet, bien que toutes les communautés se fondent sur un imaginaire qui leur est propre, les récits mythiques qui président à leur naissance se composent, en règle générale, de la mise à mort rituelle d’une figure autoritaire – souvent parentale –, suivie d’une scène anthropophage qui scelle l’appartenance au groupe, unissant chacun de membres par le biais de la chair consommée.  Le récit de la chrétienté par exemple, pour prendre l’un des mythes les plus significatifs pour la culture occidentale, met en scène le sacrifice salvateur du fils, un fils qui, dans la logique trinitaire s’avère toutefois indissociable du père.  Sa mise à mort marque effectivement le début de la communauté chrétienne, fondée sur un imaginaire de la rédemption, ainsi que le début d’un temps nouveau, et même plus littéralement, le début de notre temps, de notre calendrier tel qu’il est scandé par sa naissance et par sa mort.

  Cette mise à mort s’accompagne d’un repas rituel qui vient appuyer plus fortement l’idée d’un faire corps.  La communauté se crée par un processus d’incorporation symbolique, tel que l’énonce Freud dans Totem et Tabou (1971) et dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (1986).  À partir du récit mythique des frères de la horde sauvage qui assassinent le père, cette figure violente qui possède droit de vie ou de mort sur ses fils et, lors un repas rituel, dévorent le corps du patriarche, Freud met en lumière les liens entre le sacrifice d’un figure autoritaire – un parricide dans le contexte du récit freudien –, la consommation symbolique ou réelle du corps mort et la fondation d’une nouvelle communauté, d’un nouvel ordre social.

                Les communautés des femmes qui ont vu le jour au courant des années 1970 ou, pour être plus juste, la communauté puisqu’à ce moment, le mouvement féministe se trouve encore dans le fantasme et l’utopie d’une seule communauté de femmes, harmonieuse, universelle et unifiée, cette communauté donc, n’échappe pas à la mise à mort symbolique d’une figure autoritaire et la création d’un corps commun.  En fait, c’est dans le renversement de l’institution familiale toute entière que cette communauté trouve son acte de fondation, dans le démantèlement de ce qu’Hélène Cixous nomme « l’entreprise familiale-conjugale de domestication » (48) dans son manifeste Le rire de la Méduse (1975). 

Manifeste qui se veut justement un appel à la mise en commun des forces pulsionnelles et créatrices féminines afin, littéralement, de mettre à mort toutes les figures autoritaires et paternelles, de détruire l’édifice patriarcal qui repose, quant à lui, sur un cadavre, en l’occurrence sur celui d’une femme, et ainsi faire advenir une nouvelle organisation sociale.  « À toi de rompre les vieux circuits. », lance Cixous, toujours dans ce court texte : « Il y aura pour la femme et l’homme – à périmer l’ancien rapport, et toutes ses conséquences ; à penser le lancement d’un sujet neuf, en vie, avec dé-familialisation. Dé-mater-paternalisons plutôt que, pour parer à la récupération de la procréation, priver la femme d’une passionnante époque du corps » (52).  De l’avis de Cixous, ce sont donc les figures familiales, autant paternelles que maternelles, qui doivent faire l’objet du meurtre symbolique.  Il est vrai que pour la pensée féministe de cette période, père et mère s’avèrent indissociables puisque cette mère qui est ainsi mise à mal n’est pas la mère en tant que femme, en tant que sujet, mais bien la mère patriarcale, soumise elle aussi à la Loi du Père et qui, dans l’entreprise familiale, se fait justement le relaie de cette Loi qu’elle transmet à ses filles.

                Délibérément hors-la-loi, contestataire, en rupture avec les legs de ses patriarches et matriarches, c’est toutefois dans son opposition à la loi paternelle, qui opère une séparation avec la mère, que cette communauté féminine voit le jour.  Car si elle destitue la mère patriarcale, elle n’en est pas moins à la recherche de la femme peut-être encore vivante sous les bandelettes momifiantes dont l’a enveloppée la culture patriarcale, tout à l’image du personnage de la reine-mère dans la pièce de théâtre collective À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine (Gagnon et al., 1979).  En un sens, en raison de son opposition à la loi du père qu’elle s’efforce de faire tomber, et cela jusque dans l’écriture qui refuse les lois syntaxiques et génériques, cette communauté, qui se veut une sororité, repose sur un imaginaire de l’inceste.  Ici, plus de père et de mère au sens traditionnel du terme, plus d’ordre et de répartition hiérarchique de sorte que la fille n’est plus soumise à la mère (patriarcale) qui est, quant à elle, libérée de la domination du père. 

Ainsi, s’il y a un mouvement matricidaire, qui va de pair avec le parricide fondateur de cette communauté de sœurs, il y a aussi, simultanément, un mouvement de retour à la mère, à son corps, retour rendu possible, justement, par cette mise à mort de la figure paternelle qui entraîne, du même coup, la fin de sa loi.  La loi du père selon Luce Irigaray, ce n’est pas seulement celle du père de famille, mais de toutes les figures patriarcales.  Soient-ils pères des nations, pères religieux ou pères professeurs, ils imposent leur loi dont l’effet premier est, de l’avis d’Irigaray, de venir interdire le désir de la mère, son désir à elle et le désir pour elle, ce qui fait dire à la théoricienne que notre société et notre culture « fonctionnent originairement sur un matricide » (1987 :23), meurtre qui serait plus archaïque encore que celui du père.  En provoquant l’effondrement des institutions patriarcales, c’est le cadavre de la mère que souhaite retrouver et réanimer cette sororité : sans père pour imposer sa loi et ainsi pour couper l’accès au corps de la mère et plus de mère patriarcale pour se faire le relaie de cette loi, il y a, dès lors, possibilité d’un « corps-à-corps avec la mère » (Irigaray, 1987).

En réalité, la loi du père, c’est la loi oedipienne, l’interdit de l’inceste venant séparer mère et enfant qui formaient jusqu’alors un couple symbiotique incestueux.  Ainsi, selon le psychanalyste André Green, la relation mère-enfant serait « nécessairement incestueuse » (2001 : 34), du moins avant que n’intervienne le complexe d’Œdipe.  Ce « passage obligé » (34) par l’inceste laisserait des marques plus profondes chez les filles que chez les garçons.  C’est du moins ce qu’affirme Freud, qui croit que pour les filles, la période pré-oedipenne d’attachement à la mère, en raison de la similarité de leur corps et de leur appartenance au même sexe, serait plus forte et plus importante, même si la fin de cette période placerait les deux femmes en position de rivales (1984).  Dans la logique du parricide et du renversement de la loi du père, la nouvelle communauté qui naît n’est plus soumise à cet interdit de l’inceste.  Et de fait, c’est une communauté incestueuse qui est ainsi pensée et fondée ; incestueuse non pas en raison d’un passage à l’acte, mais plutôt au sens où l’entend Françoise Héritier, par la mise en contact du Même ou, à tout le moins, de ce qui est pensé comme étant le même, l’identique, c’est-à-dire le féminin.

« Liberté, égalité, sororité » pourrait être le slogan de cette communauté révolutionnaire de sœurs et d’amantes.  Mais amantes, elles ne le sont pas au sens de la communauté des amants de Blanchot, une communauté qui serait, selon le philosophe, souvent clandestine et, surtout, toujours prête à se dissoudre et donc, par extension, très peu, voire aucunement préoccupée par l’idée de fonder un ordre nouveau.  Au contraire, la communauté des amantes – qui le sont dans la mesure où la loi du père n’a plus cours et que peut dès lors exister un désir du féminin pour le féminin, des relations entre femmes pensées sur un mode autre que la rivalité et l’envie – cherche à mettre en place une nouvelle organisation sociale, structure différente qui cesserait d’être défavorable aux femmes. 

L’image du cercle, symbolique par excellence du corps féminin s’il en est une, que déploie Monique Wittig d’un bout à l’autre de Les guérillères (1969), illustre bien le fonctionnement de cette communauté qui ne se veut ni hiérarchique ni triangulaire, où chacune peut être interchangée, prenant la place d’une autre sans que le groupe n’en soit bouleversé.  Dans cette fiction qui tient aussi du manifeste pour une communauté féministe, l’organisation communautaire est instaurée sur la base d’un double meurtre, un parricide, d’une part, représenté ici dans la guerre sanglante qui oppose les guérillères aux hommes, individuellement, mais aussi aux hommes en tant que représentants du corps social, de la communauté patriarcale ; et un matricide symbolique d’autre part, qui prend effet dans l’annulation du rôle maternel dans la communauté des guérillères.  Il n’y a, dans ce groupe, plus de mères et plus de filles, mais bien des sœurs de tous les âges vivant côte à côte.  « Elles disent qu’elles cultivent le désordre sous toutes ses formes » (1969 : 134), écrit Wittig à propos de ces guérillères qui représentent, pour l’auteure, l’idéal communautaire féministe. 

                Ce désordre, devenu un point positif dans la mesure où il contrecarre l’ordre patriarcal, n’est pas seulement le chaos incestueux de cette société de guérillères où il n’y a ni place assignées ni prévalence des aînées sur les cadettes, des mères sur les filles, ce n’est pas, non plus, uniquement l’esthétique négative (Kristeva, 1974) pratiquée par de nombreuses auteures qui déconstruisent et font éclater les discours déjà existants ; il est aussi celui des pulsions enfin libérées.  « À censurer le corps on censure du même coup le souffle, la parole, immenses ressources de l’inconscient », affirme Cixous (Cixous, 1975 : 43), et ce « remue-ménage d[es] pulsions » (40) libérées et déployées fait ainsi désordre dans l’édifice patriarcal.  Comme le laisse entendre Hélène Cixous, la littérature s’est rapidement imposée en tant que terrain privilégié pour faire entendre et partager ces pulsions, et dans les écrits des femmes des années 1970 et du début des années 1980 circule cet imaginaire de la communauté incestueuse, communauté lesbienne au sens du continuum lesbien d’Adrienne Rich, unie dans la célébration de ces pulsions qui étaient auparavant refoulées par la culture. 

Car sans pouvoir prétendre à l’homogénéité de ce corpus, il reste que les textes emblématiques de cette période particulièrement fertile pour le féminisme, tels ceux d’Annie Leclerc, Marie Cardinal, sont nombreux à inscrire le corps féminin dans un principe de partage.  Par le biais des expériences corporelles propres à chaque femme, souvent narrées sur le mode autobiographique ou autofictif, s’instaure une sorte d’eucharistie, un corps-à-corps entre auteures et lectrices, médiatisé par le texte littéraire.  Si, tel que le laisse entendre le mot d’ordre du féminisme à cette époque, le personnel est politique, le corps individuel est quant à lui collectif, comme si tous les corps de toutes les femmes n’en formaient qu’un, les pulsions libérées servant de liant entre ces corps.  Dépeint de l’intérieur, signifié par un travail sur la rythmique et la syntaxe plus qu’il n’est, en tant que tel, représenté, ce corps pulsionnel veut échapper à une économie scopique qui l’érotise, le faisant exister dans et pour le regard de l’autre plutôt qu’en lui-même. 

Aussi se soustrait-il aux regards pour ne donner à lire que les sensations qui l’habitent et le secouent, que ce soit celle, ténue, du sang menstruel qui lentement s’écoule hors du corps tel que l’écrit Annie Leclerc dans Parole de femme (1974), ou encore le corps souffrant, privé d’une partie de son l’anatomie jugée impropre par la culture bourgeoise, qui fait l’objet du récit Les mots pour le dire de Marie Cardinal (1975).  Comme le remarque Jean-Paul Guichard, la naissance d’une nouvelle écriture du corps au courant des trente dernières années s’est faite « en opposition aux stéréotypes du corps féminin traditionnellement érotisé par le regard de l’homme » (2002, 104), une opposition qui fait notamment écho à celle qui fonde la communauté de sœurs, elle aussi en bute aux traditions masculines. 

            Or, depuis le début des années 1990, les représentations du corps ont connu d’importantes transformations dans la littérature des femmes.  À en croire bon nombre de critiques, la littérature des femmes serait en effet plus crue et plus brutale dans ses représentations du corps qu’elle ne l’a jamais été.  Selon Nathalie Morello et Catherine Rodgers, « beaucoup de nouvelles écrivaines refusent les limites qui les cantonnaient dans le “bon goût”, et elles font éclater les derniers tabous en ce qui concerne la représentation des corps et de la sexualité des femmes.  Elles montrent qu’elles peuvent tout écrire, même l’insoutenable » (2002 : 33).  Ce qui semble « insoutenable » pour certains lecteurs et critiques se présente souvent sous la forme d’une esthétique pornographique, c’est-à-dire une approche qui adopte le gros plan, le détail méticuleux du corps et du sexe féminin.

  À cet effet, Didier Jacob, dans un article dont le titre, « Mesdames sans gêne » (1998), donne déjà le ton, dit des auteures contemporaines qu’« elles ont l’éloquence de leurs entrailles », insistant ainsi sur le dévoilement impudique du corps et du sexe féminin de plus en plus fréquent dans la littérature des femmes depuis les quinze dernières années.  Ainsi, là où leurs prédécesseurs se contentaient de suggérer le corps, les auteures le donnent désormais à voir le corps sous toutes ses coutures, jusque dans ses replis les plus intimes.  Mais au-delà de l’extrême de sa représentation, ce qui distingue ce corps de celui que mettent scène les récits de la génération précédente, c’est son morcellement.  Béant, souvent dépourvu de frontières, accueillant tout ce qui veut bien entrer en lui lorsqu’il n’est pas, tout simplement, composé de pièces éparses, une telle représentation du corps se retrouve autant chez des auteures comme Christine Angot (dans L’inceste en particulier), Nelly Arcan et Catherine Millet, reconnues pour leur écriture provocante, que chez des auteures moins médiatisées que sont Sybille Lacan, Linda Lê, Chloé Delaume et Marie-Sissi Labrèche.  Si plusieurs ont voulu y lire un symptôme du narcissisme ambiant de la culture contemporaine, voire la preuve de la vacuité de la littérature actuelle[5], la récurrence d’un corps féminin éclaté, assailli de toutes parts, peut aussi se lire en lien avec la suspicion qui semble désormais frapper toutes idées de communauté. 

À l’heure actuelle, et ce depuis déjà quelques années, la communauté a en effet bien mauvaise réputation, comme si toute communauté était constamment guettée par une tentation totalitaire et qu’elle ne pouvait, au bout du compte, qu’être létale non pas pour ses membres, mais pour ceux qu’elle laisse en marge.  Ainsi, c’est désormais en lien avec ses ratés et ses dangers qu’est abordée cette communauté close, qui se soutient du fantasme de créer un corps commun.  Comme le rappelle Jean-Luc Nancy dans La communauté désoeuvrée (1986), la société fasciste trouve sa source dans un délire de communion (87), et apparemment ce délire de communion ne serait pas que le fait de l’Allemagne nazie des années 1930 ni des quelques communautés nationales qui ont porté leur délire de communion jusqu’au génocide, mais menacerait toute communauté, quelle qu’elle soit. 

La pensée féministe n’a pas échappé à cette suspicion généralisée face à la communauté, et nombreuses ont été les voix à s’élever contre la vision utopique et discriminatoire de la communauté des femmes qui a vu le jour dans les années 1970.  Discriminatoire au sens où cette sororité reconnaît difficilement les différences, et par extension les inégalités, à l’intérieur même de ses frontières.  Les féministes de couleurs et issues des pays du tiers-monde, de même que plus récemment les regroupements de travailleuses du sexe, ont mis en lumière le fait que cette sororité non seulement promeut un seul idéal de la féminité, mais elle instaure une hiérarchisation entre les « bonnes » femmes, émancipées, et les autres, celles qui, soumises à un client, un souteneur ou aux préceptes d’une culture traditionnelle patriarcale, se doivent d’être « sauvées » par les premières.  En somme, celles qui ne mangent pas du même pain ne sont pas invitées à communier avec les sœurs de cette grande famille de femmes.

Au moment où les penseures féministes questionnent le processus par lequel se constitue cette communauté de femmes et mettent en lumières les mécanismes d’exclusion dont celle-ci, à l’instar de toutes communautés, se soutient, la littérature des femmes se voit quant à elle marquée par le passage de ce que Susan Bordo (1993) nomme un imaginaire social du corps à un imaginaire individuel, qui exclut alors toute idée de communion.  Le corps senti et vécu, célébré durant les années 1970 par plusieurs auteures qui, par le biais de celui-ci, partagent des expériences féminines gardées jusque-là dans l’ombre, cède sa place, au début des années 1990, à un corps désarticulé, ouvert à tous vents et souvent en souffrance, à la fois au sens habituel d’un corps malade et d’un corps en manque, en souffrance de frontières.  Les limites qui, tout à la fois, le définiraient et le protégeraient n’existent plus de sorte que ce corps, hanté et squatté, ne s’appartient plus.  Par exemple, dans Lettre morte de Linda Lê (1999) et La compagnie des spectres de Lydie Salvayre (1997) ce sont respectivement les fantômes du père et de l’oncle qui squattent les corps des narratrices, ainsi dépossédées d’elles-mêmes.

  Dans un registre différent, les narratrices de La démangeaison de Lorette Nobécourt (1994) et Un père de Sybille Lacan (1994) sont hantées, et même obsédées, par un trou dans le récit familial qui engendre la maladie chez celle qui retrouve, en lieu et place du discours qui devrait la nommer et lui assigner une position à l’intérieur de sa famille, un silence gênant.  Si ces textes donnent à voir des femmes qui subissent bien malgré elles cette intrusion, d’autres montrent plutôt des femmes qui ouvrent délibérément les frontières de leur corps, voulant, comme c’est le cas dans Putain de Nelly Arcan (2001), devenir un lieu de passage.  À travers la prostitution, alors que se succèdent, par tous les orifices de son corps, un nombre incalculable d’hommes, la narratrice cherche toutefois à combler l’immense vide qui l’habite, à l’instar de la narratrice de Borderline, toujours prête à « ouvrir les jambes pour tous ceux qui semblent [l]’aimer un peu » (2000 : 12).  En laissant entrer en elle tous ceux et toutes celles qui le désirent, elle croit, elle aussi, pouvoir trouver un sentiment de plénitude.  S’il apparaît moins souffrant dans la mesure où sa sexualité exacerbée relève plus de la quête esthétique que du vide à combler, le corps de la narratrice de La vie sexuelle de Catherine M. (Millet, 2001) est lui aussi caractérisé par un manque de fermeture.  À travers ces rituels hautement codifiés que sont les orgies, la narratrice explore et pousse toujours plus loin les frontières de son corps, se donnant aux hommes qui veulent la prendre sans qu’il y ait, pour autant, communion entre eux.  Ni regard ni parole échangés, elle s’offre sans partage, sans mise en commun, pas plus avec les hommes qu’avec les femmes. 

Quel imaginaire de la communauté ce corps éclaté, ouvert et incertain met-il en scène, sinon celui d’une communauté dont les frontières sont sans cesse remises en question, voire une communauté qui s’effrite?  Car là où la communauté devrait se fonder, apparemment elle s’effondre, se sacrifiant et se sabordant elle-même plutôt que de procéder au sacrifie rituel d’une figure autoritaire.  Mais faut-il vraiment en arriver à un constat aussi négatif que celui de la fin de toute communauté de femmes?  Il est vrai, comme le remarque Catherine Mavrikakis, « que le discours social de nos jours soit fait de communautés impossibles » (2000 : 308).  Des femmes dépeintes par Nelly Arcan comme étant d’éternelles rivales dans la course au désir masculin, au désintérêt total de la narratrice de La vie sexuelle de Catherine M. pour ses consoeurs d’orgie, en passant par l’extrême solitude de plusieurs protagonistes dans la littérature récente des femmes, jusqu’à la psychanalyste Marie-Magdeleine Lessana (2000) qui affirme la nécessité d’accepter que « les femmes ne sauraient faire communauté des femmes, comme femmes » (404), puisqu’il serait impossible pour deux femmes d’occuper une même position, une même place, de se trouver côte à côte[6], la sororité est effectivement mise à mal. 

Mais ne peut-on pas voir là, dans ces représentations du corps souvent poussées à l’extrême, ainsi que dans le démantèlement du mythe de la sororité, non seulement une façon d’éviter les dangers que représentent une communauté close, qui fait corps, mais aussi une recherche de nouveaux liens, de nouvelles appartenances?  De fait, ne plus faire communauté à travers un corps-à-corps ne signifie pas pour autant une totale désaffiliation ou une errance solitaire.  Au contraire, dans les écrits contemporains, le souci d’appartenir à un groupe, et en particulier à une famille, demeure une constante.  Toutefois, à l’image de ce corps ouvert, qui teste et explore ses limites tout en tentant de s’en créer de nouvelles, cette affiliation refuse toute fixité et tout sacrifice, à commencer par celui de l’individualité, cette individualité qui tend précisément à s’effacer à l’intérieur de la communauté.  Tel que l’énonce Françoise Collin, le corpus serait-il désormais la « seule version valable du corps collectif » (1992 : 115)?  À regarder de plus près l’évolution de la littérature des femmes depuis une quinzaine d’année et la place de plus en plus grande que celle-ci occupe sur la scène littéraire, on peut en effet penser que le corps commun qui servait de socle à la communauté des femmes a fait place à un corpus, corps tentaculaire, multiple et diffracté, où il est possible de se nourrir sans pour autant devoir communier.

 

Références:

 

Angot, Christine. 1999. L’inceste. Paris : Stock.

Arcan, Nelly. 2001. Putain. Paris : Seuil.

Anderson, Benedict. 1996. L’imaginaire national. Paris : éditions de la découverte.

Baudrillard, Jean. 2001. « L’élevage de poussière ». Libération, mardi 29 mai, p.5-6.

Beauvoir, Simone de. 1949. Le deuxième sexe. Paris : Gallimard.

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Note biographique

Evelyne Ledoux-Beaugrand est doctorante en études françaises à l’Université de Montréal où elle  prépare actuellement une thèse intitulée « Le corps généalogique. Les marques de la filiation dans la littérature contemporaine des femmes ».  Son mémoire de maîtrise a été publié dans les Cahiers de l’IREF (2005), sous le titre « De l’écriture de soi au don de soi. Les pratiques confessionnelles dans La honte et L’événement d’Annie Ernaux ».  Elle a fait paraître quelques articles, notamment sur Christine Angot (Tessera, 2003) et Annie Ernaux (Lectures du genre, Remue-Ménage, 2002).

 


 

[1] Cela ne signifie pas pour autant que la littérature des femmes forme un genre littéraire à part, une sous-littérature nécessairement différente des textes écrits pas des hommes, tel qu’on le laissait entendre au 19e siècle afin de dévaluer les écrits des femmes.  Affirmer une frontière étanche entre la littérature des femmes et celle des hommes n’est pas possible ; comme l’affirme Béatrice Didier, « la spécificité de l’écriture féminine n’exclut pas ses ressemblances avec l’écriture masculine » (1981 : 6).  Il serait d’ailleurs plus juste de parler des littératures des femmes que de la littérature afin d’éviter toute idée d’homogénéité de ce corpus, « arbitrairement » constitué sur la base de l’appartenance de genre des auteures, au même titre que le sont, par exemple, les corpus nationaux sur la base d’une appartenance nationale.  Dans le traitement que réservent les écrivaines à quelques thématiques, et parmi celles-ci à la thématique du corps en particulier, s’affirme néanmoins une certaine différence.

[2] Non pas que le corps soit absent de l’écriture des hommes, bien au contraire.  Mais il semble que, de façon générale, le corps occupe une place plus importante dans la production littéraire des femmes et que sa récurrence soit plus systématique.  Qui plus est, elles sont nombreuses à mettre en scène leur propre corps, alors que chez les hommes, il faut souvent aller du côté de la littérature gaie et des écrits sur le sida ou sur la maladie pour retrouver un corps qui fait directement l’objet du récit.

[3] Les revendications pragmatiques de la deuxième vague du féminisme, peu nombreuses en comparaison des demandes de transformations symboliques, montrent bien l’importance accordée au corps.  Droit à l’avortement, droit à la contraception, revendications de transformations juridiques en ce qui concerne le viol, les femmes veulent être maîtresses de leur corps, de leurs utérus, de leurs désirs.

[4] Je pense ici aux textes d’Hélène Cixous, « Sortie » dans La jeune née (en collaboration avec Catherine Clément, 1975) et « Le rire de la Méduse » (1975), où la lutte féministe est mise en parallèle avec la guerre d’indépendance d’Algérie et où le corps féminin est dépeint comme un continent noir, en référence bien sûr au contient noir qu’est la féminité pour Freud, mais aussi au continent colonisé qui doit rétablir son identité et ses frontières violées par le colonisateur.  Plusieurs années auparavant, Simone de Beauvoir avait elle aussi employée, dans Le deuxième sexe (1949), l’analogie entre la situation des femmes et celles des esclaves quant aux rapports de pouvoir que ceux-ci entretiennent respectivement avec les hommes et les maîtres.  À juste titre, Sidonie Smith et Julia Watson soulignent qu’une telle analogie, si elle met en lumière l’infériorisation qu’ont historiquement connu les femmes et les personnes de couleur, a toutefois le défaut de passer sous silence la double aliénation des femmes de certaines femmes qui subissent à la fois sexisme et racisme.

[5] Il faut lire à ce sujet l’article de Jean Baudrillard (2001) sur le phénomène Loft Story et le récit La vie sexuelle de Catherine M., et de façon générale, la réception critique des récits de Christine Angot et Catherine Millet, pour ne nommer que quelques-unes des figures les plus médiatisées. 

[6] Dans leur étude sur la relation mère-fille, Caroline Eliachef et Nathalie Heinich (2002) en arrivent à un constat similaire : mère et fille ne peuvent occuper une même position sans que cela ait des répercussions mortifères, du moins pathologiques, pour l’une ou l’autre.  En ce sens, elles témoignent elles aussi de cette opposition, très présente à l’heure actuelle, à l’idée d’une sororité où toutes, tant mère que fille, seraient des sœurs, placées côte à côte sur une ligne horizontale plutôt que l’une au-dessus de l’autre sur un axe vertical.

 

Labrys
estudos feministas/ études féministes
agosto/dezembro 2005 -août/ décembre 2005