labrys,études féministes numéro spécial, septembre 2003 Le dialogisme dans les romans de Monique Wittig [1]Dominique Bourque
Par son traitement subversif des pronoms et de la structure narrative du roman, Monique Wittig brouille les frontières hiérarchiques qui séparent encore les catégories de la personne, ouvre la voie à l'articulation des paroles censurées de personnages stéréotypés ou absents du système de représentation occidental, comme les enfants, les militants et les lesbiennes. Les personnages de Monique Wittig citent fréquemment, à haute voix et de mémoire, les mots des autres — qu'il s'agisse de formules liturgiques, d'une réflexion de Descartes ou d'une phrase de Mao Tsé-Toung. En général, lorsqu'un personnage cite autrui dans un roman, on considère qu'il endosse son point de vue sur le monde. Or, depuis les travaux de Bakhtine sur le dialogisme dans l'œuvre de Dostoïevski, on sait que si l'on peut distinguer, parallèlement aux mots empruntés, un ton, une manière de parler qui n'appartiennent pas en propre au protagoniste, que si son discours se fait dissonant, prudent ou polémique, nous sommes en présence d'un énoncé dialogique, soit d'une tentative du personnage d'articuler sa propre perspective (inédite) sur les choses. En ce sens, le roman bivocal est celui qui fait dialoguer des énoncés hétérogènes de manière à rendre possible l'émergence de nouveaux points de vue sur le monde. C'est donc par sa représentation d'une libre interaction des énoncés que le roman dialogique mine les perspectives arrêtées (a-historiques) et absolues (univoques) qui caractérisent une époque. Cette représentation implique que l'écrivain invente un mode narratif qui place le lecteur en position d'interprétant du texte, et donc de décrypteur potentiel de sa dimension subversive. Ainsi, contrairement au sujet absolu, atemporel, que suppose l'œuvre autoritaire, l'œuvre dialogique interpelle un sujet relationnel, ouvert au changement et doué d'un sens critique. En s'adressant plus ou moins ouvertement à ce type de lecteur, l'auteur dialogique circonscrit et donc détrône le sujet/discours dominant de son piédestal. Dostoïevski, Baudelaire, Mallarmé et Sarraute ont eu recours au dialogisme pour ouvrir de nouvelles perspectives sur le monde. Monique Wittig aussi, mais elle le fait de manière particulièrement originale en étendant son application dans deux directions, celle des pronoms, afin de réévaluer la notion de sujet telle qu'elle s'inscrit dans la langue même, et celle de la narration, afin de l'ouvrir à d'autres points de vue que ceux entendus. La dialogisation des pronoms Pour inscrire un point de vue subversif sur la scène littéraire, Monique Wittig transgresse non seulement les catégories littéraires, mais également celles de la philosophie occidentale et des sciences (concepts de substance et d'identité, logique binaire ou exclusive, etc.). Sa mise en scène de personnages marginaux l'amène ainsi à réévaluer les pronoms de la personne je/nous et tu/vous [2] . Cette réévaluation commence par le confinement, dans L'Opoponax (1964) et les Guérillères (1969), de ces formes pronominales au sein des citations de textes et de paroles, et par le recours systématique de la voix narrative au pronom indéterminé “on” : On dit que Catherine Legrand dit à Valerie Borge, tu ne m'aimes pas (O, p. 267, je souligne); De la sorte, l'auteur délimite clairement deux univers subjectifs : celui de la parole assumée par un sujet déterminé (textes et discours rapportés) et celui de la parole associée à un sujet indéterminé (voix narratives). De fait, l'identité des instances narratives, dans L'Opoponax et les Guérillères, demeure incertaine jusqu'à la toute fin de ces œuvres. Monique Wittig accentue, en outre, cette indétermination de la voix narrative en abolissant la frontière typographique qui sépare les mots des différents locuteurs. Dans le passage suivant qui rapporte un dialogue entre des enfants et une religieuse, il n'y a plus ni guillemets ni tirets, ni deux points pour délimiter les voix : On dit à ma sœur, il revient quand [ton mari], il ne revient pas, mais quand, jamais, alors il est mort, non il n'est pas mort [...] (O, p. 14). Si l'éclatement de la frontière entre les mots qui citent et les mots cités oblige le lecteur à redoubler d'attention pour bien saisir qui dit quoi, il crée en revanche un texte où les propos de l'instance narrative et des protagonistes peuvent se croiser beaucoup plus librement. Autrement dit, la disparition de cette frontière favorise une plus grande démocratisation de l'espace textuel, 'émergence d'un espace de jeu et de dialogue. Le pronom indéfini “on” que Monique Wittig privilégie s'inscrit, par sa souplesse même, dans cet espace de chevauchement entre l'histoire et son récit. D'une part, la neutralité grammaticale du “on” confère à cette forme pronominale une universalité que ne possèdent pas les autres pronoms. D'autre part, sa grande flexibilité référentielle fait en sorte qu'il peut remplacer et/ou combiner tous les pronoms dits personnels. Monique Wittig exploite cette souplesse référentielle au maximum en l'associant non pas à un seul protagoniste ou ensemble de protagonistes — comme par exemple Catherine Legrand et les enfants, une seule ou plusieurs guérillères —, mais à des personnages ou groupes de personnages potentiellement conflictuels et variant sans cesse. En somme, le pronom “on” représente non seulement tous les types de sujets — y compris le lecteur qui ne peut manquer de se sentir interpellé par cette forme pronominale appartenant surtout au langage quotidien —, mais il représente également des sujets traditionnellement traités séparément comme les enfants et les parents, les elles et les ils, mais aussi l'instance narrative et les autres protagonistes, de manière à traverser non seulement les catégories d'individus, mais aussi les niveaux d'énonciation. En réalité, le pronom “on” franchit aussi les frontières temporelles et spatiales comme l'illustre le passage suivant de L'Opoponax qui cite un vers de “L'Invitation au voyage” de Baudelaire : “Valerie Borge dit à Catherine Legrand que le train ne s'arrêtera plus [...]. On rit [...]. On dit, des meubles luisants polis par les ans décoreraient notre chambre les plus rares fleurs mêlant leurs odeurs [...]” (O, p. 269-270). En effet, le “on” concerne tout autant les personnages de Catherine Legrand et Valerie Borge, enfants, que Catherine Legrand adulte — qui s'avérera être la narratrice du récit —, Valerie Borge disparue — sa narrataire —, le poète Baudelaire, etc. Après avoir réinventé l'usage du “on” dans L'Opoponax et Les Guérillères , Monique Wittig va dialogiser les pronoms de la personne beaucoup plus codifiés que le pronom indéfini. Dans son troisième livre, Le Corps lesbien (1973), la narration se fait dans le cadre d'un dialogue et à la première personne du singulier. Mais ce n'est plus tout à fait la “personne” que l'on connaît, comme le signale la barre oblique qui scinde sa graphie (“j/e”). Celle-ci a de fait perdu la suffisance que lui avait léguée la philosophie idéaliste [3] . [J]/e te dis sois bénie [...] toi qui la première est venue m/e relever de m/a faction situation éclatante s'il en fut mais morose toutefois à cause de m/a très grande solitude (C, p. 165). En réalité, ce que l'auteur nous donne à voir, par l'entremise de l'un des points de vue les plus méconnus dans la culture occidentale — celui de personnages lesbiens —, ce n'est justement plus une subjectivité définie, identifiable, et donc arrêtée, mais une subjectivité vivante, c'est-à-dire en constante réévaluation : le j/e devenant à son tour tu, et le tu, j/e. Sans aucun sentimentalisme, sans même masquer la violence qu'implique toute interaction un tant soit peu profonde, Monique Wittig illustre la rencontre d'un sujet ouvert avec un interlocuteur actif. De fait, les multiples absorptions mutuelles des amantes, ainsi que leurs continuelles métamorphoses, ne cessent de métaphoriser l'“assimilation” discursive de chaque protagoniste par l'autre et les transformations qui découlent inévitablement de telles interactions : M/a très délectable j/e m/e mets à te manger [...]. [J/e] fais une percée jusqu'au maxillaire, j/e te regarde au-dedans de toi […], j/e m/e rétrécis, j/e deviens toute petite, j/e suis une mouche maintenant [...], j/e pose m/es ventouses contre ta douce luette (C, p. 17). Ces diverses métamorphoses des amantes font éclater la notion du sujet homogène et saisissable. De fait, plutôt que d'illustrer l'emprise d'une personne sur l'autre, et donc le sacrifice de l'une pour l'autre ou sa réification, ces interactions montrent comment les personnages j/e et tu gagnent en force au contact l'un de l'autre. [4] ”, c'est-à-dire la recontextualisation ironique du discours dominant. Ainsi, Catherine Legrand commence par répéter des formules et phrases toutes faites — comme “Liliane lave le linge” ou “Deo gratias” (O, p. 16 et 86) — qui évoluent, avec l'apprentissage de vers choisis, vers une parole non seulement plus individuelle, mais également plus proche de l'être combatif et passionné qu'elle est. Or, l'introduction du “je” dans la dernière citation du texte (empruntée au poème Délie de Maurice Scève) : “On dit, tant je l'aimais qu'en elle encore je vis” (O, p. 281), fait coïncider la voix de l'instance narrative avec celle du protagoniste. À la manière du personnage de “Marcel” à la fin d'À la recherche du temps perdu, Catherine Legrand apparaît comme l'écrivain qui (v)a rédigé(r) l'histoire que nous venons de lire. En choisissant le pronom indéfini comme instance narrative, Monique Wittig soustrait ses personnages de filles à la catégorie philosophique du féminin qu'a assimilée la langue française [5] . De la sorte, elle les fait accéder au statut de sujets universels et révoque un ordre du monde basé sur la notion de différence sexuelle. C'est pourquoi ses personnages se distancient de modèles de beauté et de soumission comme Cendrillon pour s'identifier à des figures combatives comme Guibourc et les dames d'Orange. Mais si le personnage de Catherine Legrand résiste à l'insistant barrage culturel qui forme le discours dominant, ce n'est pas lui, toutefois, qui conduit la critique des structures réglant l'univers dans lequel il vit, car il n'a pas encore conscience de sa position sociale. Ce rôle, se sont les protagonistes des Guérillères qui seront en mesure de le jouer parce qu'ils assimilent, parallèlement au discours ambiant, le point de vue de groupes historiquement opprimés. Les guérillères peuvent ainsi remettre en question un système discursif qui élabore des catégories d'êtres humains en fonction de “natures” soi-disant différentes, telle la catégorie “Femmes”, afin de servir les intérêts du groupe “Hommes” se présentant comme universel. Or, en se positionnant d'une part comme interlocutrices les unes des autres et, d'autre part, en mettant littéralement le lecteur à leur place : “[I]l a fait de toi celle qui n'est pas celle qui ne parle pas celle qui ne possède pas celle qui n'écrit pas [...].” (G, p. 159), les guérillères raillent cette longue exclusion de la moitié de l'humanité du schéma de communication. Ce dispositif narratif, qui fonctionne par rotation, est mis en abyme dans le “roman” même par la rédaction d'un “grand registre” : un assemblage de diverses “écritures” qui n'adopte aucun “ordre de succession” et peut être ouvert “au hasard”. Ce n'est ainsi que parce que chaque “guérillère” — entendre chaque individu en lutte contre sa catégorisation/essentialisation, quels que soient sa fonction, son âge ou son sexe biologique —, peut désormais accéder à la parole qu'un “nous” émerge comme instance narrative dans la dernière phrase du livre : Et lorsque [la guerre] fut fini[e] [...], quelqu'une au fond de la salle cria, camarades, souvenons-nous de celles qui sont mortes pour la liberté. (G, p. 208). Par ailleurs, en universant le pronom “elles” de manière parodique, Monique Wittig fait correspondre l'identité des protagonistes non pas à l'Autre du Sujet (avec un grand S), “marqué” au fer rouge du genre, mais à un sujet inédit qui réfute le système symbolique légitimant l'essentialisation des êtres. Le néologisme “guérillères” conteste en effet les termes binaires guerriers/guerrières, historiquement synonymes de “vainqueurs” et “vaincues”, et en appelle à une nouvelle grammaire qui serait véritablement neutre. Dans les romans suivants, soit Le Corps lesbien et Virgile, non (1985), l'instance narrative ne se limite plus à une conscience personnelle ou collective naissante et peut donc combattre le pouvoir de récupération des paroles autoritaires en prenant le parti de ne pas les reproduire. Ainsi, plutôt que de re/citer les clichés ambiants, on verra que l'instance narrative les contourne, tente leur “dé/citation [6] ”. En ce sens, les derniers romans de Monique Wittig sont les héritiers du poème en prose que créèrent, au siècle dernier, les écrivains de L'Art pour l'Art “pour effacer l'usage normalisé de la langue — référentiel et instrumental — qui caractérise le discours dominant [7] ”. Toutefois, Monique Wittig ne s'attache pas, comme Baudelaire ou Mallarmé, à mettre en forme une œuvre qui “n'a d'autre but qu'Elle-même [8] ” et ne peut — faute de pouvoir exprimer un contenu — qu'illustrer, par la négative, la désubjectivation des sujets qu'opère toute idéologie dominante [9] . Au contraire, elle tente d'articuler une perspective qui se serait justement affranchie de cette désubjectivation discursive. Pour ce faire, elle recourt à des protagonistes lesbiens, non en tant que représentants d'une catégorie essentielle de sujets, mais en tant qu'ils sont à peu près absents du discours ambiant et donc moins marqués par lui que les autres types de protagonistes; elle y recourt en tant, donc, qu'ils occupent une position subjective distanciée par rapport à ce discours. L'articulation de cette nouvelle perspective se fait en deux temps. Dans Le Corps lesbien, l'auteur reformule le sujet amoureux sur le mode poétique, et dans Virgile, non, elle reformule le sujet politique sur le mode argumentatif ou rhétorique. Dans Le Corps lesbien, la narration se fait à la première personne du singulier (j/e), mais l'instance narrative comme telle demeure insaisissable, car nous ne savons jamais si une seule des amantes parle, ou si elles le font tour à tour. En fait, l'identité particulière des amantes n'a aucune importance dans cette œuvre, où compte bien davantage le point de vue qui donne sens et forme à l'être aimé “en soi”, dans les deux acceptions du terme. De fait, la structure narrative du Corps lesbien est constituée par le récit que fait j/e des interactions qu'elle a avec tu, par son intériorisation, autrement dit, de ses paroles et de ses gestes. Or, dans la mesure où ces interactions reterritorialisent de manière récurrente des moments mythiques ou historiques, elles acquièrent une dimension universelle. On reconnaîtra par exemple, dans le passage suivant, la remontée des Enfers d'Orphée et d'Eurydice : j/e m/e mets à hurler de désespoir [...] à te supplier de m/e laisser dans m/a tombe[,] à te décrire avec brutalité m/a décomposition les purulences de mes yeux de m/on nez de m/a vulve [...]. Tu m//interromps, tu chantes [...] ta certitude de triompher de m/a mort (C, p. 12). Cette représentation inhabituelle parce que “départicularisée” du sentiment amoureux permet à Monique Wittig de mettre en relief les différents registres du discours. On y trouve la polémique, la séduction, le chantage, la supplication, mais aussi l'interrogation — “Pourquoi folle exécrable m/a très chérie t'es-tu faite pierre alors que je t'aime si tendrement?” (C, p. 25) et la prière — “Sois m/a très chérie puissante assise ferme sur tes talons, que tes cuisses soient d'airain, tes genoux de boue rouge d'argile, [...]” (C, p. 78). De même, Monique Wittig recourt à une grande variété de figures de style, comme l'énumération, l'allitération, la prétérition, la comparaison et les jeux sur les niveaux de sens. En somme, cette représentation systématique d'un dialogue passionné apparaît comme l'exploration formelle de la complexité et de l'hétérogénéité du sentiment amoureux. En outre, Monique Wittig transpose sur le plan discursif la violence du désir amoureux comme Baudelaire lui-même n'a pas osé le faire. Mais si cette mise en scène complexe du discours amoureux tranche radicalement avec ses représentations habituelles, elle tranche également avec les rares représentations des amours lesbiens en ce qu'elle abolit leur caractère spécifiquement sulfureux ou, au contraire, sentimental. En fait, Le Corps lesbien trouble et choque parce que ses descriptions anatomiques et scientifiques du corps amoureux ne cadrent avec aucun discours érotique. L'éclat de tes dents ta joie ta douleur la vie secrète de tes viscères ton sang tes artères tes veines tes habitacles caves tes organes tes nerfs leur éclatement leur jaillissement [...] (C, p. 7). Ce choix opère la difficile, la rigoureuse, l'amoureuse redécouverte du corps matériel sous l'amas de ses représentations pornographiques ou sentimentales, qui le morcellent ou le gomment. Mais l'œuvre entre également en polémique avec le système de représentation dominant du corps lesbien, en s'attaquant aux deux types de censure qui caractérisent son élaboration doxique, à savoir le silence et les “monstrations”. Évoquant à plusieurs reprises la formule dé/citationnelle d'Oscar Wilde — “l'amour qui n'ose pas dire son nom” —, Monique Wittig satirise la longue injonction du christianisme au silence dans Le Corps lesbien : “Ce qui a cours ici [...] n'a pas de nom pour l'heure” (C, p. 7). En fait, le titre même de cette œuvre, Le Corps lesbien, qui figure également au début et à la fin de la liste des parties et humeurs du corps qui traverse le livre, ainsi que les 24 mentions du nom de Sappho qui émaillent le texte, révoquent définitivement ce silence. Quant à la deuxième censure qui caractérise le système de représentation du corps lesbien, à savoir la monstration, elle intervient avant et après le règne de la loi chrétienne du silence. Le discours officiel, dont les mythes et les auteurs se font les porte-parole, a associé les lesbiennes à des femmes anormalement viriles ou à des créatures perverses et mêmes bestiales. Horace qualifie Sappho de “mascula”, Ovide parle d'“amours monstrueuses”, Baudelaire appelle les lesbiennes des “démons”, et le Dictionnaire universel du XIXe siècle les décrit comme des femmes “dont le clitoris a pris un développement exagéré [10] ”. Tirant un parti inattendu de cette “propagande”, Monique Wittig supprime la notion de châtiment attachée aux métamorphoses, pour faire de ces dernières l'occasion de rencontres érotiques et le signe des victoires gagnées sur les violences subies. Ainsi, elle transforme ses amantes en monstres fascinants ou en animaux/insectes en mettant en valeur par xemple la fierté de la cavale ou la détermination de la mouche, de manière à articuler un corps de désir éminemment inventif et ludique. Dans Virgile, non, l'instance narrative incarne un auteur qui cherche une façon de décrire le monde non pas tel qu'on le lui montre, mais tel qu'il lui apparaît. Cette mise en scène devient l'occasion, pour Monique Wittig, d'interroger l'autorité et le rôle de l'écrivain dans “la cité” (polis) au sens large. Elle le fera par l'orchestration des interactions du personnage du narrateur-auteur avec les autres protagonistes du roman. Par ailleurs, son choix de donner son propre nom au personnage de l'auteur, soit “Wittig” [11] , s'oppose à la tradition monologique de l'auteur transcendant, à sa prétention à la vérité avec un grand V. Cette stratégie est d'autant plus efficace que le personnage de “Wittig” ressemble, en autant qu'on puisse en juger par la lecture de ses ouvrages, à Monique Wittig. D'abord, il paraît posséder la même érudition (mythologie, littérature antique, Bible, romans de chevalerie, histoire, etc.). Ensuite, il se revendique du lesbianisme politique en ce qu'il vise l'abolition du système de pensée à l'origine des catégories de sexe, afin d'instaurer une société plus juste [12] . En ce sens, “Wittig” s'inscrit, tout comme Monique Wittig, dans la tradition philosophique des humanistes qui placent l'être humain au centre de leurs préoccupations et cherchent à améliorer les conditions de sa liberté. En réalité, il importe peu que les traits liés spécifiquement à la personnalité de “Wittig” — comme sa propension à faire le joli cœur ou à se “mettre les pieds dans les plats” en jouant les héros —, reflètent ou non celle de Monique Wittig. De fait, la fonction première de ces traits éminemment sarcastiques est de signaler l'appartenance de ce personnage à la catégorie de l'antihéros tel qu'incarné par le Don Quichotte de Cervantes. En outre, la représentation d'un créateur faillible et donc susceptible d'être remis en question, démystifie l'autorité de l'écrivain. De la sorte, Monique Wittig “humanise” la figure de l'auteur/narrateur, en fait un personnage comme les autres, c'est-à-dire existant dans le même monde qu'eux et avec lequel ils pourront entrer en dialogue. De fait, on verra que les critiques pleuvent sur la narratrice. Le premier type de commentaire auquel fait face “Wittig” est cynique. Ayant réussi à terrasser un aigle [13] , “Wittig” découvre qu'il s'agit d'un simple robot dont le mécanisme s'est coincé dans la bagarre et qui ne cesse de répéter les mêmes poncifs destinés à rabaisser la rebelle à la condition d'“esclave”, celle-là même que les différentes instances de pouvoir et leurs dieux ont assignée au cours de l'histoire aux “âmes damnées” (nom donné aux “femmes” dans Virgile, non). Le deuxième type de critique est d'un tout autre calibre et émane du personnage Manastabal — qui est, comme “Wittig”, lesbienne, marronne, c'est-à-dire esclave en fuite. Tandis que Manastabal guide “Wittig” dans sa traversée des cercles de l'enfer où vivent les “âmes damnées”, elle lui reproche, entre autres, son manque de réalisme : [Wittig :] (Comment se peut-il, Manastabal mon guide, que tu fasses tant crédit à l'intelligence des âmes damnées […]?) [14] [...]. [Manastabal :] (C'est que ton principe à toi c'est : ou bien... ou bien. Tu n'établis pas de nuances. Tu ne vois rien de complexe à ce sur quoi repose l'enfer.) (V, p. 86-87.) Les critiques de Manastabal mettent en relief la responsabilité sociale de l'écrivain en tant qu'utilisateur d'une langue et de concepts portant l'empreinte du système idéologique dominant, en l'occurrence la pensée binaire. Pour Manastabal, le monde ne saurait changer tant que ceux qui le composent ne sont pas véritablement “au monde”. En tant que “préposée au dialogue” (V, p. 119), “Wittig” doit apprendre à formuler et poser les questions qui permettront à ses interlocuteurs de prendre conscience de leur condition et, ce faisant, de se mieux connaître. Cet apprentissage, “Wittig” le fera auprès des “âmes damnées” qui lui reprochent son attitude arrogante, ses mœurs et son manque de pragmatisme. La première douche d'invectives a lieu dans une “laverie automatique”. (Va-t'en retrouver les gouines répugnantes [...]. Pour la plupart [...] vous n'avez ni feu ni lieu. [...]. Vous n'en prétendez pas moins vouloir sortir tout notre sexe de sa servitude. [...] la seule chose qui vous intéresse, c'est de le corrompre tout entier, notre sexe.) (V, p. 13-14.) Devant les différentes réactions que suscitent ses propos, “Wittig” ne répond pas de la même manière. Dans le cas de l'aigle, elle réplique du tac au tac par d'autres clichés : “(Ferme ta gueule, vieux radoteur. Pierre qui roule n'amasse pas mousse et le silence est d'or.)” (V, p. 12). Mais les interventions de Manastabal, elles, suscitent des protestations sincères de la part de “Wittig” et la poussent à trouver des mots plus susceptibles d'interpeller les “âmes damnées”. Les accusations qu'adressent, de leur côté, les “âmes damnées” à “Wittig” contribuent également à faire évoluer ce personnage, puisqu'elles l'obligent à produire des arguments plus solides, à user d'outils rhétoriques variés (humour, provocation, séduction) et à adopter des attitudes plus conformes à ses principes. Par ailleurs, leurs témoignages confirment la validité de la thèse de “Wittig” à l'effet qu'elles seraient opprimées : “(Viens-tu évaluer les coups que j'ai reçus? Faut-il que tu dénombres mes marques, que dis-je, mes organes éclatés (rate, vessie), mes os brisés [...].)” (V, p. 119.) Entre les poncifs de l'aigle, qui jouent le rôle de repoussoir vis-à-vis du discours de “Wittig”, et les reproches de Manastabal qui jouent celui de tremplin, les contestations des “âmes damnées” servent de jauge aux propos de “Wittig”. De la sorte, Monique Wittig orchestre le territoire discursif de son œuvre autour d'un discours subversif, plutôt qu'un discours en marge du discours dominant. De même que “Wittig” tente de nommer, à l'intérieur de l'œuvre, un nouveau paradis avec les mots des “anges” que sont pour elles les lesbiennes lucides; de même dans Virgile, non, Monique Wittig construit une perspective sur le monde en recartographiant, sur le mode ludique, le système discursif ambiant. La représentation d'un rapport dialogique entre un personnage d'auteur et des protagonistes transgresse l'“autorité” que confère d'emblée aux écrivains le système de pouvoir qui diffuse leurs mots. Ce type de représentation relativise leurs propos pour laisser le lecteur seul maître de son jugement. En outre, en optant pour la parodie, Monique Wittig cherche moins à convaincre son lectorat qu'à le séduire. De fait, en conférant au sujet lesbien l'aura attachante du Quichotte, l'auteur invite le lecteur à réinventer avec “Wittig” le monde dans lequel il vit. Le contre-texte Les romans de Monique Wittig s'inscrivent donc dans la lignée des œuvres dialogiques qui subvertissent le “discours dominant en tant qu'il structure la vie sociale [15] ”. Toutefois, ils prennent moins le contre-pied systématique de ce discours ou s'efforcent moins de l'aménager qu'ils ne représentent ses limites et ses biais afin de mettre en forme un point de vue dissident sur le monde. Pour ce faire, la question du “sujet” et de son rapport à la réalité est évidemment centrale. Or, sur ce point, le travail de Monique Wittig s'apparente étroitement à celui de l'initiatrice du Nouveau Roman, Nathalie Sarraute [16] . Mais tandis que celle-ci s'emploie à rendre visible la violence que recouvrent les pratiques discursives courantes, le “langage commun” des conversations anodines, Monique Wittig, elle, s'attache spécifiquement à faire entendre la voix d'êtres qui n'ont pas la parole ou dont la parole ne peut s'inscrire qu'en porte-à-faux par rapport à l'ordre discursif dominant, comme les enfants, les féministes et les lesbiennes politiques. Ainsi, après le dévoilement, par Nathalie Sarraute, du lieu d'élaboration d'une parole propre que constitue ce qu'elle-même a appelé “sous-conversation”, Monique Wittig se penche, pour sa part, sur les modes d'articulation de cette parole dans un “contre-texte”. Car si ces modes l'amènent à disloquer ou rompre beaucoup plus violemment que son aînée les discours ambiants, de manière à revoir le sens du sujet et de son “usage de la parole”, ils l'incitent également à créer de nouvelles formes littéraires, afin de favoriser l'émergence de dialogues entre des êtres conscients non seulement des enjeux qui sous-tendent leur rapport à “la” réalité, mais aussi de leur pouvoir de transformation de “cette” réalité. Notice biographiqueNée au Québec, Dominique Bourque n'a cessé de traverser des frontières physiques, linguistiques et conceptuelles en vivant notamment à l'étranger et en étudiant des œuvres qui décentralisent le point de vue narratif des récits dominants. Elle a collaboré à l'exposition Ces pays qui m'habitent. Expressions d'artistes canadiens d'origine arabe, présentée au Musée canadien des civilisations, ainsi qu'à l'élaboration du livre éponyme. Professeur adjoint à l'Institut d'études des femmes et au Département des lettres françaises de l'Université d'Ottawa, elle a publié des articles dans plusieurs revues (Voix et images, Tessera, Canadian Women's Studies, etc.) et a rédigé une thèse sur la subversion formelle dans les romans de Monique Wittig (Vers une théorie du contre-texte). Son étude sur l'intertextualité mythique dans Le Corps lesbien (Les mythes en éclats : une lecture du Corps lesbien de Monique Wittig) paraîtra sous peu. Fidèle au principal héritage de cet auteur, ses recherches actuelles portent sur la neutralisation/abolition du genre et des catégories de sexe dans les œuvres de création. Elle prépare également un colloque sur l'expérience exilique des femmes et des lesbiennes. [1] Voir la terminologie d'É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966. [2] Voir la te Note : Une version plus longue de cet article est parue dans Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes. Autour de l'œuvre politique, théorique et littéraire de Monique Wittig (sous la direction de M.-H. Bourcier et de S. Robichon, Éditions gaies et lesbiennes, Paris, 2001). Cette version paraîtra également en anglais dans Monique Wittig: Theoretical, Political, and Literary Essays (sous la direction de Namascar Shaktini, University of Illinois Press).rminologie d'É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966. [3] Le “je” égologique, auto-réflexif et auto-référentiel se sert d'un “tu” arbitraire pour mettre en œuvre, comme le rappelle A. Münster, une réflexion dialectique, c'est-à-dire monologique, Le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. [4] Le terme est emprunté à la typologie des discours de R. Terdiman, Discourse/Counter-Discourse: The Theory and Practice of Symbolic Resistance in Nineteenth Century France, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1985. [5] Le féminin, rappelons-le, associé, dans l'organon d'Aristote, à ce qui est noir, mauvais, multiple, etc. est identifié par les philosophes occidentaux, comme le fait remarquer S. de Beauvoir, à l'“Autre” de l'“Un”, c'est-à-dire du “Sujet” (Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949). [6] R. Terdiman, op. cit., p. 280. [7] Ibid., p. 288 (je traduis). [8] Baudelaire, Œuvres complètes, ouvrage édité par Y.-G. Le Dantec et C. Pichois, Paris, Gallimard-Pléiade, 1961, p. 685. [9] “[T]he sens that the word is living me [...] is thematic in much of avant-garde writing. One thinks of Rimbaud's celebrated letter to Izambard (13 May 1871): “C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense”.” “Mallarmé says, the work “a lieu tout seul : fait, étant” [...].” R. Terdiman, op. cit., p. 292 et 291. [10] Cité par M.-J. Bonnet, op. cit., p. 57. [11] L'auteur qui se nomme “Wittig” dans Virgile, non, est bel et bien un personnage fictif qu'il ne faut pas confondre avec la “vraie” Wittig, à savoir l'auteur de Virgile, non. Pour éviter toute confusion, nous écrirons le nom de cet auteur fictif entre guillemets. [12] Le lesbianisme devient donc une stratégie éthico-politique visant à rompre le contrat social qui maintient la moitié des êtres humains en servitude, notamment sur les plans politique et économique. [13] L'aigle représente dans les mythologies et les religions de grands dieux, comme Zeus et le Christ. Il était en outre l'emblème impérial de César et de Napoléon 1er. [14] Rappelons que tous les dialogues dans cette œuvre se trouvent entre parenthèses. [15] Voir R. Terdiman, op. cit., p. 57. [16] Voir F. Armengaud, “La contestation des conventions du discours chez Nathalie Sarraute et chez Monique Wittig”, Nouvelles Questions Féministes, vol. XIX, nº1, février 1998, p. 42.
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