labrys,
études féministes/ estudos feministas La critique africaine et la quête d’une épistémologie féministe Cécile Dolisane- Ebossè*
Résumé C’est à partir de ce prisme binaire et complémentaire que nous bâtirons notre démarche conceptualisante de la catégorie d’analyse des genres féminin et masculin de la fiction féminine africaine et principalement celle de Werewere Liking avec Orphée Dafric, Elle sera de jaspe et de corail, de Calixthe Beyala dans C’est le soleil qui m’a brûlée, Tu t’appelleras Tanga et Seul le diable le savait, et enfin celle de leur « sœur aînée » : Mariama Bâ qui s’affirme comme la pionnière du féminisme africain ; constat justifié par son célèbre une si longue lettre (1979). Mots clé: épistémologie féminste, fiction féminine africaine
Introduction Dans un article intitulé une « Civilisation de femmes », C. Zabus atteste que « cette civilisation serait en dialogue avec elle-même tout en étant à l’écoute du discours ventriloquiste masculin renfermé dans ce globe/globule que l’on nomme le « global village ».(Zabus, 16) C’est à partir de ce prisme binaire et complémentaire que nous bâtirons notre démarche conceptualisante de la catégorie d’analyse des genres féminin et masculin de la fiction féminine africaine et principalement celle de Werewere Liking avec Orphée Dafric, Elle sera de jaspe et de corail, de Calixthe Beyala dans C’est le soleil qui m’a brûlée, Tu t’appelleras Tanga et Seul le diable le savait, et enfin celle de leur « sœur aînée » : Mariama Bâ qui s’affirme comme la pionnière du féminisme africain ; constat justifié par son célèbre une si longue lettre (1979). Ce choix s’impose en toute objectivité dans la mesure où l’ordonnancement de ces ouvrages présente, de manière implicite et évolutive, la pensée féministe négro-africaine. En d’autres termes, ils (ces ouvrages) soustraient subtilement la femme de la domination masculine tout en la responsabilisant. En effet, si la critique africaine prend en compte les conditions d’écriture, la réception de l’œuvre ainsi que les paramètres géographiques et culturels, elle se veut par essence polysémique. Et parce qu’elle se veut d’être une vitrine des héritages pluriels, elle devient également par définition transdisciplinaire. En clair, compte tenu de son contexte et ses conditions d’éclosion, cette esthétique présente des éléments complexes et interdépendants. L’écriture féminine africaine quant à elle, noue des faisceaux hétéroclites encore plus ambigus puisqu’il faut y ajouter les pesanteurs historiques, socio-culturelles et psychologiques. Il faut rappeler que les premiers travaux sur la femme africaine durant la période coloniale ne lui ont pas toujours été favorables. On en veut pour preuve, l’article l’esclavage de la femme noire par sœur Marie- Andrée de l’enfant Jésus dans lequel la femme africaine est considérée comme une bête de somme ; point de vue couronné par Sonolet dans « le parfum de la femme noire »[1]. Ces préjugés générés par les incompréhensions et la différence culturelle se poursuivent par les traditions de l’intérieur qui admettaient très mal l’accès de la femme à la connaissance. La réticence à la scolariser vise à montrer que les rapports sociaux de sexe sont antagoniques et conflictuels depuis bien des lustres. D’où son arrivée tardive à l’écriture. Or la quête d’une épistémologie féministe signifie que la femme cesse d’être un objet de procréation pour devenir un objet d’analyse, un discours théorique et pratique, mieux une catégorie d’analyse. Il ne s’agit plus d’un hommage à « l’éternel féminin » ou de « l’être- au- monde » mais du « devenir- au- monde ». Dans cet élan de construction de sens et de la grille d’analyse, nous adopterons l’approche imagologique de la Néerlandaise Mineke Schipper- de- Leuw, de la critique philosophique étayée dans les Cahiers du Genre par la sociologue Dominique Fougerellas-Schwebel et plus précisément les travaux de la philosophe féministe Elsa Dorlin « De l’usage épistémologique et politique des catégories de sexe et de race dans les études sur le genre »[2]. Mais comment transformer l’outil conceptuel « femme » quand son propre discours est invisible ou passé sous silence, en vivant par procuration, sans la moindre connaissance de sa propre représentation, de ses atouts et de ses faiblesses ? Et comment pourrait-on construire un savoir scientifique sans tenir compte du référent socioculturel féminin, c’est- à- dire, sous le prisme de la culture hégémonique qui occulte délibérément la donne raciale? 1. Le Silence autour de l’écriture féminine : Rapports de condescendance et de suspicion La parution de Rencontres essentielles (1969) de T. Kouh-Moukouri, première romancière camerounaise est passée sous silence aux dires de l’auteur et de nombreux critiques entre autres, Joseph Ndinda et Irène Dalmeida qui, eux aussi, ont perçu ce vide lors de l’élaboration de leurs premiers articles sur cette écrivaine. « Tout se passe comme s’il y avait une conspiration du silence » observe Irène Dalmeida. En effet, elle n’a connu sa lueur de gloire que dans la déferlante des écritures africaines dans les universités nord-américaines et l’explosion de nouvelles technologies, donc grâce aux sites sur la littérature féminine africaine. Les ouvrages de Werewere Liking, de L. Dooh Bunya, Aminata Sow Fall ont connu le même sort. Les premières critiques qui se sont penchées sur l’écriture des femmes africaines en général et camerounaises en particulier telles que la Congolaise Milolo Kembe, Anny- claire Jaccard, D Ndachi Tagné ont eu pour but d’orienter leurs analyses vers des approches socio-culturelle et socio-historique »[3]. 2. L’émergence des Women´s Studies et la problématique du féminisme africain Rappelons- nous la célèbre phrase de Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe selon laquelle « on ne naît pas femme on le devient », pour dire que la hiérarchisation des genres est une construction sociale qui ne répond qu’aux normes de la société androcentrée. Par conséquent, la recherche d’une épistémologie féministe ne peut trouver une issue que dans une profonde investigation d’une nouvelle politique des rapports de sexe et doit obéir à deux logiques : celle de la rupture avec cet ennemi principal : le patriarcat tapi derrière le refus catégorique du diktat des normes hétérosexuelles. Comme l’explique son chef de file Monique Wittig accompagnée de Judith Butler, respectivement dans la Pensée Straight et Gender Trouble. Il s’agit d’établir une épistémologie de la résistance afin de forger une théorie spécifique qui intègre la singularité et l’identité, la finalité étant d’instituer l’écriture comme une « machine de guerre » à même de perturber le statu quo tout en insistant sur le corps et la sexualité. Bref, une écriture de l’insolence. Mais comment les personnages féminins du roman africain à peine sortis de la domination patriarcale et qui, par le biais de leurs auteurs, se méfient du concept du féminisme au sens où l’entendent Virginia Woolf et Elaine Showalter, essaient de déjouer cette suprématie millénariste ? 2.1 La technique de tumulte ou la révolte subtile Dans une société islamisée où la loi des pères est en vigueur, où les traditions demeurent vivaces, coercitives, M. Bâ dans une si longue lettre présente Ramatoulaye, une jeune femme mariée à un polygame et sujette aux mauvais traitements et à l’ingratitude de la belle-famille mais celle-ci décide d’établir une correspondance pour se confier à son amie Aïssatou qui s’est rendue aux Etats- Unis pour continuer ses études, après avoir, elle aussi, été trahie par son mari Mawdo Fall. Paradoxalement, elle décide de rentrer au bercail. Les confidences de Ramatoulaye, même si elles symbolisent une démarche assez balbutiante, témoignent des jalons d’une écriture- femme qui s’autonomise en douceur, celle qui commence à se dire, à se raconter. Aussi refuse-t-elle le lévirat. Dans le cas précis, et à cette période des lendemains des indépendances, la narratrice n’a pas encore l’audace nécessaire de dévoiler les péripéties de sa vie dans la sphère publique à cause des blocages sociaux de l’environnement phallocentrique qui lui sont naturellement défavorables. Il en est de même du personnage d’Aïssatou qui s’envole vers la liberté, vers un monde où l’on parle des droits des femmes, y fait de bonnes études mais s’engage à rentrer dans cet univers asphyxiant qu’il faut néanmoins supporter malgré ses insuffisances. Cette représentation qui reste légèrement stéréotypée peut se comprendre compte tenu des mentalités de l’époque. Partant de là, force nous est donnée de reconnaître que ces personnages apparemment immatures sont tout de même courageux. En clair, ils restent consensuels, car ils tiennent à leurs racines ainsi qu’à leurs responsabilités féminines traditionnelles. Cette révolte subtile vient du fait que Mariama Bâ a été influencée par l’écrivaine africaine-américaine Alice Walker et la théoricienne du féminisme Elaine Showalter[4]. Mais elle produit moins de tension. D’ailleurs, la symbolique du retour d’Aïssatou à la case départ prend quelque peu les allures d’un récit autobiographique. Après cette esquisse bien heureuse qui est une avancée considérable puisqu’elle dénonce les abus de la société traditionnelle, la stratégie de l’écriture féminine évolue dans le temps et dans l’espace, la critique aussi. Cette esthétique entre ouvertement en dissidence avec la société phallocentrique. Elle se montre plus osée, devient de plus en plus virulente envers la gent masculine. Odile Cazenave dans les femmes rebelles et Béatrice Rangira-Gallimore dans L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala montrent la déviance créatrice de C. Beyala avec la liberté sexuelle et l’écriture du corps tandis qu’Irène D’Almeida montre l’originalité et l’audace scripturaires de Werewere Liking[5]. En effet, ces critiques mettent en lumière les techniques d’appréciation, c’est- à -dire analysent en profondeur le travail de création et le génie féminins. La correspondance, lieu intimiste amorcée dans une si longue lettre est transcendée par ces nouvelles amazones pour dévoiler les violences faites aux femmes et dénoncer l’occultation de leur talent. Ces attitudes qui traduisent la marginalisation et la discrimination sont théorisées par l’insertion d’une subversion non altérée. Ce qui contraste avec l’approche conceptuelle de M. Bâ chez qui, l’enracinement dans l’historicité reste le credo, la démarche épistémologique étant alors la racine. Chez elle, l’identité stigmatisée, imposée, demeure encore très complexe naviguant entre les velléités d’une prise de conscience et l’action. Il y a ici un ajustement politique du sujet lui-même sans perturbation majeure. Il n’y a ni renversement ni réappropriation de la domination, mais des jalons, des prémices, lesquels jalons peuvent être menaçants grâce à une arme majeure de la pensée féministe à savoir, la scolarisation donc l’instruction et l’éducation des femmes. Elle annonce l’avènement d’une émancipation féminine par le biais du savoir. Malheureusement, l’analyse faite de l’ouvrage qui a reçu un accueil favorable dans les milieux des études féministes, n’a perçu que la dénonciation de la polygamie alors que Mariama Bâ fait le procès de la société tout entière. Elle souligne aussi l’hypocrisie des belles- mères, leur obsession pour le gain, en un mot, l’exploitation de la femme par la femme. Aux dires du critique sénégalais Medoune NGueye dans son article intitulé : « La question du féminisme chez Mariama Bâ et Aminata Sow Fall », « cette stigmatisation de la polygamie occulte bien des aspects de cet ouvrage » (309). La recherche d’une confidence, d’une intimité n’est- elle pas, au-delà de l’échange et de la solidarité qu’elle sous-tend, un préambule à la recherche d’une culture féminine, voire d’une certaine altérité ? 2.2 La recherche d’un équilibre des genres : la prégnance d’une androgynie prométhéenne Si les femmes africaines ne se reconnaissent pas dans la pensée binaire occidentale, c’est parce qu’elles vivent un dilemme, à savoir, comment être soi-même et l’autre à la fois ? Pour d’aucuns, il s’agit de puiser aux sources de ses racines pour y extraire les éléments propres à l’épanouissement féminin. En l’occurrence, les sources anthropologiques et historiques fournies par G. Balandier dans Anthropo- logiques et J.C. Barbier dans son collectif Femmes du Cameroun prouvent que les rapports mythiques hommes-femmes en Afrique sont proches d’une certaine androgynie[6]. Dans les mythes ouldémé du nord- Cameroun, Fon du bénin et Yoruba, la divinité est androgyne et dans le même ordre d’idées, Werewere Liking, l’auteur des romans rituels, initiatiques, remodèle, pour sa part, le mythe d’Orphée où il y a une interdépendance entre l’homme et la femme mais avec une nuance de taille : la prééminence féminine. Autrement dit, pour défaire la phallocratie, il faut la femme, ce liant consolideur. Ainsi, dans Orphée dafric, c’est Nyango qui sauve Orphée dans sa descente aux enfers. De même, Lem qui était un homme au début du chant-roman, l’amour- cent- vies devient une femme à la fin du récit. Enfin, cette démarche révolutionnaire s’observe dans le renversement des rôles : une invitation manifeste au « transgenre ». Par exemple, Sogolon Kedjou, la femme laide qui déteste les travaux domestiques, sauva le buffle qui voulait mettre bas alors que le mâle le harcelait par une excessive copulation. Dans cette narration, l’héroïne se montre plutôt virile et l’acte de bravoure de Sogolon Kedjou signifie qu'elle concentre les rôles masculins et féminins en elle. Cette stratégie de l’écriture du mélange ou brouillage des genres vise à gommer les stéréotypes d’une société normative, verticale, orthodoxe pour créer une société asexuée et horizontale, car les critères biologiques auxquels se reposent les postulats patriarcaux de base sont truffés de jugement de valeur. L’auteur se montre alors subversif afin de déstabiliser ces repères traditionnels injustes et arbitraires. Au demeurant, cette volonté de rupture se remarque aussi au niveau de la forme. Dans sa stratégie de l’écriture, il y a une distorsion volontairement provocatrice comme le néologisme « misovire » de Werewere Liking. En mélangeant les genres, l’auteur de la prose rituelle part de l’androgynie thématique à l’androgynie formelle. Elle perturbe ainsi la norme d’une société qui, d’habitude, partage rigidement les rôles. La femme poétisée par les hommes s’écrit en se montrant maîtresse du plaisir, du désir par des expressions parfois lascives comme « fesses coutumières » ou « arracheuse de clitoris » (CSB, 52) chez C. Beyala avec un certain relâchement qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Ces clins d’œil dénotent que l’on se pose en s’opposant. A cet égard, l’on peut aisément déceler un écart au niveau de la narration, de la langue et de la syntaxe. En effet, cet engagement est perceptible dans cette musicalité qui ressort de ce vers fort significatif. « La femme étant alors la femme des hommes qui viennent de la femme » (L’Amour, 93). Dans ce besoin d’éternité et de permanence, quelle théorie peut-on y déduire? 3. l’épistémologie féministe négro-africaine : Différence, Identité et Création 3.1- Le recours aux grands mythes : les prémices du matriarcat originel On retrouve ce besoin d’archétype, d’éternité dans la légende de Soo où la femme est considérée comme l’atome primordial. Dans Elle sera de jaspe et de corail, par exemple, l’héroïne -narratrice nous apprend que c’est la femme qui avait d’abord trouvé le feu de la connaissance mais qu’elle eut ensuite peur de sa trouvaille. Se confiant à l’homme, ce dernier prit connaissance du trésor et le confisqua. C’est donc par la ruse et parfois par la complaisance des femmes qu’elles perdirent le pouvoir. « Pendant que la femme régnait, concevait des formes » « l’homme ruminait en fauve » « ses désirs sont de clinquant, de chiffons, de bouffes, de pauvres désirs » (81). Dans ce consentement qui les desservit, les femmes se transformèrent progressivement en « chiennes en chaleur trop facilement satisfaites par la première chiffe molle venue »[7] ibid. Dans cette prégnance à l’émergence, il faut rendre hommage aux femmes du passé qui étaient selon la narratrice de C’est le soleil qui m’a brûlée, dignes, respectables et respectueuses de l’éthique féminine. Ainsi, elle invite les femmes à s’inspirer de ces femmes méconnues mais dont le sang coule dans chaque veine de la femme contemporaine. Leur vie étant un vrai monument, elles avaient un penchant pour la construction, pour l’édification alors les désirs de l’homme ne sont que « ruine et destruction. » (122). En clair, ces deux écrivaines décrient l’égoïsme mâle et son instinct saccageur. Leur vision du monde et leur philosophie étant pour ce faire, radicalement opposées, il faut, par conséquent et sans appel, opérer une césure entre le féminin et le masculin. Etant donné que l’homme n’a de cesse d’exploiter la femme, les rapports sociaux de sexe seront selon l’auteur de Tu t’appelleras Tanga, toujours antagonistes et naturellement conflictuels. Aussi préconise-t-elle une solidarité féminine universelle, une certaine sororité au sens où l’entendent Awa Thiam dans Parole aux nègresses, c’est- à- dire une sorte de civilisation de femmes qui va au-delà de la race. Aussi Tanga fusionne-t-elle avec Anna-claude pour ne faire qu’un. Dans une dimension plus utopique, elle se rapproche de la théorie de la « gynarchie » prônée par Valérie Solanas dans SCUM Manifesto[8]. Il y a ici, de manière papable, le rejet du diktat du phallus à partir des influences de ce féminisme radical. 3.2 La Mémoire des femmes: Mémoire occultée Sur le plan historique, il y a un souci permanent d’innovation et de création afin de montrer que les femmes ont une Histoire qui ne découle pas de la « côte masculine ». Elle se justifie par l’omniprésence des ancêtres invisibles comme « Nuit-noire » mais qui agissent puissamment dans l’ombre et l’hommage permanent aux gloires du passé. Elle souligne avec véhémence et beaucoup d’enthousiasme les héroïnes oubliées de l’histoire comme « Grand Madja », « mère Naja » et « tante Roz » qui ont toujours lutté auprès des hommes pour la libération du continent africain et qui sont reléguées aux calendes grecques. Par la prise de parole, ces femmes vaillantes doivent être réhabilitées afin de réparer cette injustice. C’est dans le souci de rendre visible, la femme invisible que Werewere Liking a écrit son récent ouvrage la mémoire amputée qui a reçu en juin 2006 le prix japonais Noma en Afrique du sud. Aussi se souvient-elle : « Du fond et tout au long de ma petite enfance, images de femmes aimées ou rejetées, méprisées ou affrontées, mais toujours plantées sous le bord de ma destinée comme (…) des signaux lumineux que nul conducteur ne saurait impunément ignorer sans exposer dangereusement sa propre vie. » (22) L’on note dans ses approches croisées : dichotomique d’une part et holistique de l’autre, un décalage historique entre les Africaines et les Occidentales, car pour Françoise Héritier dans le sang des guerriers, sang des femmes, l’age d’or des femmes relevé par Jacob Bachofen n’a jamais existé, ce n’est qu’un leurre miroité par la société patriarcale. Manifestement, elle récuse la thèse du renversement fondateur bien intégrée par les écrivaines africaines pour qui, il n’ait point question de conquête de pouvoir mais de récupération des prérogatives perdues par la réappropriation et la maîtrise du corps et de la sexualité[9]. Aussi parle- t - o n de plus en plus de « gender and sexuality » lorsqu’il s’agit de doter des études féministes négro-africaines d’outils méthodologiques redevables à leur histoire précoloniale afin qu’elles cessent d’être simplement émotionnelles ou passionnelles, lesquelles chercheuses s’illustrent souvent par un activisme ordinaire, simpliste, voire mimétique. Malgré la densité et l’approfondissement d’analyse sur les rapports de sexe, nos auteures restent très frileuses du concept « féminisme » qui leur vient d’ailleurs. Aussi, C. Beyala s’empare-t-elle du mot « féminitude », la manipulant pour son compte dans lettre ouverte à une Africaine à ses sœurs occidentales tandis que Werewere Liking répond à Ndachi Tagné qu’elle n’est pas féministe et qu’elle ne sent ni homme ni femme en écrivant et se sent écrivain c’est tout. Cette dernière préfère le «Tout » dans «l’Un» et récuse tout se qui tend à balkaniser aussi bien la pensée conceptuelle que la société qui la féconde. Selon elle, il faut mettre en gestation une société « arc- en- ciel » où il n y aura ni Blancs ni Noirs, ni de femmes, ni d’hommes, mais des « Hommes de race bleue ». Sa théorie est celle de « l’Unique » qui « sera de jaspe et de corail de souffle et de feu ». Dans son élan utopique, elle prône l’altérité, « l’unicité globale » dans l’interview qu’elle m’a accordée à Limoges en 1997. Visiblement, il y a un malaise dans ce concept qui ne prend pas suffisamment en compte, le triptyque « Différence, identité et altérité ». Elle désamorce subtilement et à sa façon, les rapports de force, les antagonismes sociaux avec une créativité assez originale dans le style et la narration. Articulation différente de celle de C. Beyala. Car chez la poétesse-dramaturge, il y a des liens qui s’entretiennent naturellement entre la théorie, la politique et l’histoire du postcolonialisme. Partant de cette configuration historique, la geste scripturaire d’une « ancienne colonisée » drainant le poids de son histoire, ne peut se permettre de mimer la poétique des féministes occidentales en ce sens que cela peut aboutir à une surenchère ou à des quiproquos. De ce fait, elle se doit d’adopter une théorie qui cadre avec les réalités de son terroir: la donne géographique et culturelle. Pour C. Beyala, les projets théorique et politique, hautement plus transgressifs, se confondent. Il faut déconstruire au sens où l’entendent J. Derrida, Michel Foucault ou P. Bourdieu et les féministes comme Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva. Les notions de féminité, de l’identité et de l’émancipation vibrent en symbiose et se mêlent inextricablement. Influencée par ces théoriciennes occidentales sus-évoquées, elle estime que la différence ne doit pas être une source d’inégalités, voire une entorse mais une « sexospécificité » avec ses caractéristiques et sa sensibilité. Ainsi, gommer la hiérarchisation s’effectue de manière radicale par un langage brutal, rude, lascif envers le prédateur mâle. A l’image de la théoricienne américaine Bell Hooks, elle ne s’arrête guère au seuil de la remise en question de l’échelle des valeurs imposées, de la dichotomie classique : Centre et Périphérie. Elle opte pour un renversement total, immédiat et sans concession comme si elle répondait aux exigences des philosophes féministes de l’Ecole de Berkeley en Californie : Judith Butler et Monique Wittig[10]. D’où cette écriture violente en tension avec une propension à l’accumulation des points exclamations, des points de suspension, à l’insistance, au détail, à l’ellipse ainsi qu’à la succession des phrases trop courtes et acerbes, bref, une syntaxe perturbée, une phrase débridée et un lexique « a-normal ». Ekassi, un personnage frustré et enragé de C’est le soleil qui m’a brûlée pense que le sexe masculin est « imbécile » et sa « sève inutile » et dans la même perspective, Ateba, la narratrice confie à Betty qu’elle a cherché l’homme et elle n’a vu qu’une ruine, car ce dernier a une prédisposition naturelle au chaos. En effet, une telle démarche unilatérale exacerbe les écarts, ce fossé social qui sépare les deux sexes, au lieu de les réduire. Il serait peu réaliste de prétendre à une «fémocratie» au sens où l’entend Rosi Braidotti. Aussi, l’union systématique de Tanga et Anna-Claude après avoir poignardé leur amant ne n’améliore-t-elle guère les rapports hommes-femmes si tant est vrai que le roman a une mission prophétique ou une fonction didactique. Si tel est le cas, les revendications des femmes doivent s’intégrer dans des exigences démocratiques de l’ensemble des structures de la société sans oublier aux dires de Françoise Collin « tous ceux, hommes comme femmes qui ont lutté pour l’émancipation des femmes ». C’est dire qu’elles concernent donc les deux sexes. Pour passer outre ces globalisations abusives et sans fondement réaliste, l’Africaine doit éviter de se disperser dans des faux débats de misandrie qui n’apportent aucune solution aux priorités de l’heure dans un continent sans vision adéquate pour son propre développement et qui, par conséquent, a vivement besoin de la solidarité de ses fils et de ses filles pour se sortir de l’ornière. Dans cette progression réflexive qui se veut diachronique, que pourrait être l’épistémologie féministe africaine en ce millénaire naissant? 3.3 La critique féministe négro-africaine à l’ère de la mondialisation Ces trois écrivaines ayant une pensée dialectique montrent que l’Afrique a un héritage culturel à défendre dans cette mondialisation aux contours confus. Aussi la critique féministe négro-africaine doit-elle être vigilante sur les acquis tels : la pronatalité, l’hétérosexualité et le sens poussé de la famille. L’engagement et la résistance doivent prendre en compte les effets pervers du néocolonialisme sous toutes ses formes. Le scripteur du texte féminin africain doit l’observer dans un triple intérêt : celui de la race, du sexe et de l’aire géographique, c’est- à- dire en tenant compte du contexte de sous- développés. Tel est le credo d’Alice Walker l’auteur de Couleur pourpre avec sa théorie du « Womanism » savamment élaborée dans In search of our mother, Gardens : Womanist prose tandis que Molara Ogundipe-Leslie parle du stiwanism et le motherism[11]. Face à ce syncrétisme littéraire et sociétal et au vu de la polysémie du concept, Werewere Liking affirme que le passé de l’Afrique est l’avenir de l’humanité et opte pour une approche « mythico-prospective ». Le mythe devient par là même, la source de la connaisssance approfondie et érudite de l’histoire precoloniale africaine. Aussi parsème-elle son texte de mythes, de légendes et d’épopées avec un souci d’ouverture vers un monde poreux à tous les souffles. Pour l’auteur du village ki-yi en côte d’Ivoire, c’est au cœur même de l’Afrique que la femme pourra sauver cette société en gestation car elle est la Mère- dieu ou La Terre- mère (45). Pour cette panafricaniste, la culture africaine avait déjà posé les bases du genre, d’un féminisme poignant et patent. Elle demande d’éviter de se focaliser sur l’histoire coloniale qui est en grande partie écrite par les vainqueurs. La femme est alors dans la logique holistique, passé et projet d’avenir. Sa marginalisation actuelle est en partie liée à ses doutes et aux errements de l’état postcolonial : Lunai, l’Afrique. Elle martèle que le pouvoir est avant tout féminin puisque c’est elle qui inspire l’homme et parce qu’elle est aspiration au devenir. « Dieu est femme et la femme le sait et la femme le tait » (45) En fin de compte, cette épistémologie oscille entre l’altérité et la mystique révolutionnaire tout en s’abreuvant aux sources féminines du passé. C’est ici que doit être arrimée l’orientation conceptuelle de la critique féministe africaine. Elle doit être susceptible de « deshégémoniser » les post féminismes. C’est cette unicité dans le cosmopolitisme qui amène Irène d´Almeida à re-préciser la stratégie d’écriture de notre écrivaine rituelle qui préfère exercer une force sémantique et linguistique en inventant le mot « misovire » en vue de créer des possibilités d’un nouveau dialogue. « L’invention du mot « misovire » […] n’est pas un acte gratuit. Elle participe à la coupure épistémologique car, le mot sert à déstabiliser le statu quo et montre à quel point la réalité sociale et littéraire sont inextricablement liées. MISOVIRE a donc une double fonction : c’est un concept qui est à la fois une construction sociale et poétique » (38). Enracinée dans le terroir et fortement panafricaniste, Werewere Liking ne s’enlise guère dans des débats de notions et concepts, elle s’imprègne de son legs culturel et intellectuel pour se créer et recréer le genre et partant, son continent. Pour cela, elle se distancie de l’occident dans une ferme volonté de « tropicaliser » son féminisme au- delà des canons d’emprunt. Conclusion Que conclure dans une quête ? Puisque nous sommes dans une dynamique processuelle mouvante, qui s’inscrit dans l’histoire, donc en perpétuel devenir? Nous pouvons dire, selon la logique adoptée ici, que nous avons établi une translation. Deux pôles nodaux et un axe médian se dessinent clairement : Werewere Liking qui exige une recherche de méthode à partir du passé, Mariama Bâ qui articule sa pensée autour d’une synthèse inévitable mais salutaire pour la femme grâce à l’instruction et C.Beyala, plus intransigeante, qui prône la rupture radicale avec la phallocratie suicidaire pour la femme et une épistémologie de la résistance. La critique doit tenir compte de la donne différence /identité / création. Elle doit être pluridisciplinaire et multiculturelle, donc doit respecter les valeurs de l’altérité. Le chemin est encore long à parcourir, car avec la vision postcoloniale, elle doit marquer sa spécificité comme le témoignent les ténors du « misovirisme » et de la « féminitude » -même si C. Beyala est très proche de certaines féministes occidentales comme je l’ai démontré- sinon ce serait de l’unilatéralisme. En recréant, cette cartographie des invisibles d’hier, donc des marges, le critique doit se situer à l’intersection des différences. Pour cela, l’on doit rendre hommage aux pionnières de cette recherche comme Awa Thiam dans Parole aux négresses ainsi que Marie- Angélique Savané avec son féminisme programmatique et pratique. Dans cette intersectionalité, tiraillée entre les essentialistes et les différentialistes, la critique féministe tout en reconnaissant les prouesses et les innovations scripturaires doit être réaliste, vu son rôle central dans la société africaine. En fin de compte, la rupture brutale qui amorce une gynocratie est moins bénéfique à l’édification de la société, d’autant plus que les femmes doivent se réapproprier la « parole-action ». A mon humble avis, la théorie de Werewere Liking qui inscrit sa geste rituelle dans la quête permanente du retour aux sources nous semble plus adéquate dans un monde où les valeurs profondes sont en perdition. Autrement dit, les outils méthodologiques permettant une meilleure appréciation des œuvres féminines africaines et doivent naître dans l’âme de ce continent, la finalité étant alors d’établir des passerelles entre le matériau du passé et la structure occidentale. note biographique Dr Cécile Dolisane-Ebossè est spécialiste des littératures africaines, africaine-américaines et en Women and Gender Studies. Elle enseigne la littérature féminine postcoloniale à l’université Yaoundé I et à l’Ecole normale supérieure. Egalement titulaire d’un DEA en Anthropologie politique, ses nouvelles aires de recherche s’orientent vers les questions d’identité, d’exil, des mythes et rites féminins dans le littoral camerounais ainsi que les nouveaux cosmopolitismes contemporains. Sa dernière publication (nov. 2009) s’intitule : «Pour une poétique de l’hybridisme : le genre dans la prose rituelle de Werewere Liking »in Francofonia n°18, Cadiz, Espagne.
Corpus Ba Mariama Une si longue lettre, Dakar, NEA,1979. Beyala Calixthe, C’est le soleil qui m’a brûlée, Paris, Stock, 1987. Tu t’appelleras Tanga, Paris, Stock, 1988. Seul le diable le savait, Paris, Pré Aux Clercs, 1990. Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, Paris, Spengler, 1995. Werewere Liking Orphée Dafric, Paris, Présence Africaine, 1979. ---------------------Elle sera de jaspe et de corail, Paris, l’Harmattan, 1983 L’Amour- cent- vies, Paris, Actes sud, 1988. La mémoire amputée, Abidjan, NEI, 2003. Ouvrages et articles critiques Bâ Mariama « La fonction politique des littératures africaines écrites », Ecritures françaises dans le Monde, N°5, PP. 3-5. Balandier, G. Anthropo- logiques, Paris, PUF, 1974. Burtler, Judith, Défaire le genre, Paris, Editions Amsterdam, 2006 Cazenave, Odile, Femmes rebelles, Paris, l’harmattan, 1996. Cixous, Hélène. «Le rire de la Méduse», Paris, L’Arc N° 45, 1975. 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San Diego, New York, London: Harcourt Brace Jaconovich, 1984. Elaine Showalter, A Literature of their Own, New-York 1982. [5] D’Almeida Assiba I. « Problématique de la mondialisation: des discours féministes africaines » in Collectif changements au Féminin, Vol II, Paris, L’Harmattan, 1999. [6] Balandier, G. Anthropo-logiques, Paris, PUF, 1974. Collectif Femmes du Cameroun, Paris, ORSTOM, 1985. [7] Ibid., p. 81. Elle nous étaie la vie masculine des temps mythiques, “ Il ne faisait aucun effort, il ruminait en fauve ”, p. 75‑76. [8] Association pour tailler les hommes en pièces. En même temps, elle publia les écritures misandres. 9 Cette prééminence politique est fort contestée par certaines spécialistes féminines qui pensent qu’elle est purement idéologique, d’ailleurs le matriarcat primitif tend à s’expliquer aujourd’hui par la matrilinéarité. Françoise Héritier dans Le Sang du guerrier et le sang des femmes, rév. cit., p. 31, croit plutôt à l’universalité de la domination masculine faite de violence, elle ne croit pas au renversement fondateur, elle critique les thèses du philosophe de l’histoire, Y. J. Bachofen, pour qui il y aurait eu un stade initial de l’humanité marqué par l’ignorance sur la paternité physiologique, le culte des Déesses‑mères. Cet historien a été le premier à étudier le matriarcat sur le sol africain. [10] Toutes ces informations sont tirées de http //WWW. Wikipédia. Org/ WIK : Gender Studies, l’encyplopédie libre. Bell Hooks, célèbre womaniste africaine- américaine a publié dans le même ordre d’idées Ain’t a Women ? in Black Women and feminism ainsi que Yearning : Race, Gender, and Cultural Politics. Boston, : South End Press, 1990. [11] Une importante étude critique a été effectuée sur les écrivaines et théoriciennes d’Afrique de l’Ouest par Edith Kohrs-Amissah Aspects of Feminism and Gender in the Novels of Three African Women Writers,Heidelberg, Books on African Studies, 90pp. notamment la théorie de la Nigériane Molara Ogundipe Leslie. |