labrys, études
féministes/ estudos feministas Mondialisation, travail et genre Helena Hirata Résumé Les conséquences de la mondialisation sur les rapports sociaux de sexe peuvent être mieux appréhendées à partir d’une visée comparative. L’ensemble des processus actuels appelés rapidement « mondialisation »[1] n’a pas la même signification, ni les mêmes conséquences pour les femmes et pour les hommes, pour les pays du Sud ou du Nord. C’est précisément dans une perspective de genre et dans une perspective Nord-Sud, que le concept de mondialisation sera ici traité. Les réflexions que nous présentons dans ce texte convergent avec l’observation de Jane Jenson (2000 : 4), pour qui « la mondialisation [...] a des conséquences significatives sur la temporalité et la spatialité des rapports sociaux ». Mots-clefs: mondialisation, femmes, genre, rapports sociaux
La « mondialisation » apparaît souvent comme un concept « fourre-tout ». Il a même remplacé, dans le débat actuel, les notions de développement et de division internationale du travail. Le débat sur les « modèles productifs » (néo taylorisme ou post fordisme, spécialisation flexible, nouveau concept de production, etc.) a fait place au débat sur la production mondialisée. La mondialisation est définie par des économistes critiques tels que Lipietz (1996), par l’interdépendance croissante de tous les marchés nationaux vers la constitution d’un marché mondial unifié, qui illustre la tendance historique de l’internationalisa-tion du capital. Ce qui est nouveau dans ce processus, c’est l’intensité des flux, la variété des produits et le nombre d’agents économiques impliqués dans ce mouvement (Petit, 2000). Mais, un mouvement de globalisation qui ne signifie pas universalisation, dans la mesure où de larges « périphéries » en sont exclues (Veltz, 2005). Trois dimensions donnent à ce processus un caractère nouveau, avec des conséquences précises sur les femmes : en premier lieu, les politiques néolibérales de déréglementation et d’ouverture des marchés, avec pour corollaire les privatisations, le développement de la sous-traitance, l’externalisation de la production. Les politiques de sous-traitance en cascades impliquent des conditions de travail négatives pour le salariat et notamment les femmes. Les projets de privatisation, comportant la réduction des services publics, entraînent un accroissement du travail rémunéré et non rémunéré des femmes dans les services aux personnes. Ensuite, le développement des nouvelles technologies d’information et de communication, l’expansion des réseaux et la financiarisation des économies a conduit à un essor de la mise au travail salarié des femmes du Sud dans les années quatre-vingt-dix, dans des secteurs tels que l’informatique, les centres d’appel, le télémarketing. Des femmes travaillent dans les filiales de ces centres en Tunisie ou en Algérie pour des entreprises mères des pays francophones. D’autres femmes travaillent en Inde pour des entreprises situées en Grande Bretagne ou dans d’autres pays anglophones. Des immigré(e)s brésilien(ne)s de retour de Boston créent, à Governador Valadares, dans l’Etat de Minas Gerais, des centres d’appel pour des entreprises américaines. Les études menées actuellement en Inde ou au Brésil, par exemple, montrent que les conditions de travail et de salaires sont nettement moins favorables dans les filiales situées dans les pays du Sud, des groupes internationaux. Une étude menée au Kerala (Sudarshan, 2005) a montré que les firmes multinationales essaient d’imposer des pratiques sociales (fêtes le soir où les salariées sont conviées à participer) qui heurtent les pratiques, les rapports sociaux de sexe prédominants et les cultures locales. Enfin, le nouveau rôle des organisations internationales parallèlement à la régulation par les Etats-Nations et par les firmes multinationales a aussi des conséquences sur les femmes : les politiques explicites d’égalité professionnelle, par exemple, ont des effets sur l’emploi. Fatiha Talahite (2000) remarque que les conventions internationales visent à protéger les femmes, mais adoptent une norme mondialisée et laissent « sans voix » les femmes des cultures dominées. Rares sont les travaux qui portent sur la mondialisation dans une perspective de genre. Saskia Sassen (2003) donne une raison qui me semble très pertinente pour expliquer cet état de fait : les études sur la mondialisation portent sur les sphères du capital global les plus élevées, et sur l’hyper mobilité du capital. Or, la majorité écrasante des femmes sont absentes de ces sphères, étant dévalorisées en tant qu’acteurs économiques. Comme d’autres auteurs l’ont aussi souligné, l’économie informelle est exclue des recherches sur la mondialisation, alors même que la majorité des travailleuses des pays du Sud s’y concentre. Cependant quelques chercheuses ont étudié la mondialisation sous une optique de genre, outre celles que nous avons déjà citées : Jeanne Bisilliat (2003) qui a étudié les politiques d’ajustement structurel ou l’impact de la mondialisation sur les femmes chefs de famille ; ou Mirjana Morokvasic-Müller (2003) qui a été une des premières en France à placer la migration au centre du débat sur la mondialisation. Il faut aussi mentionner les économistes féministes telles que Lourdes Beneria, Nilufer Cagatay, Diane Elson, Maria Floro, Caren Grown, Martha MacDonald, etc. Leurs travaux ont été publiés dans divers dossiers spéciaux de revues telles que Feminist Economics et World Development. Des numéros spéciaux de revues francophones ont enfin été consacrés à mondialisation et au genre, comme Recherches Féministes au Canada (vol. 17, n° 2, 2004,), Chroniques féministes en Belgique (n° 93, 2005), les Cahiers du Gedisst (n° 21, 1998) et les Cahiers du Genre (n° 40, 2006) en France. La mondialisation et les conséquences paradoxales sur le travail et l’emploi Ces recherches ont montré une croissance au niveau mondial, à de rares exceptions près, de l’emploi salarié et du travail rémunéré des femmes. Il y a eu une participation accrue des femmes sur le marché du travail, tant dans le secteur formel que dans les activités informelles, et un nouveau essor des emplois dans le secteur des services. Cependant, et c’est un des paradoxes de la mondialisation, cet accroissement s’est accompagné de la précarisation et de la vulnérabilité accrues de ces emplois. Ces emplois sont très souvent instables, mal rémunérés, peu valorisés socialement. Ils comprennent une possibilité presque nulle de promotion et de carrière, et les droits sociaux qui s’y rattachent sont souvent limités ou inexistants tant en Asie, qu’en Europe ou encore en Amérique Latine. Le modèle de travail vulnérable et flexible a pris, dans les pays du Nord, la figure du travail à temps partiel et, dans les pays du Sud, la figure du travail informel, sans statut et sans aucune protection sociale. Des travailleuses pauvres (working poors) et les « familles monoparentales », terme neutre qui cache le fait qu’il s’agit très majoritairement de mères célibataires, sont en expansion dans la plupart des pays du Nord et du Sud. On assiste aussi à la bi-polarisation des emplois féminins, résultant en partie des processus qui se déroulent dans la sphère éducative et devenant un point central de convergence entre les pays du Nord et du Sud. Cette bi-polarisation voit s’établir, d’un côté, des femmes cadres et appartenant aux professions intellectuelles supérieures, catégories qui se féminisent (médecins, avocates, juges, architectes, journalistes, professeures universitaires, chercheuses, autres salariées des métiers de la publicité et de l’art, etc.), et, de l’autre côté, des femmes dans les métiers traditionnellement féminins : des employées du secteur public, de ceux de la santé, de l’éducation, du service aux particuliers : des aides-soignantes, infirmières, institutrices, professionnelles du « care », s’occupant des vieux, des malades, des enfants, du travail domestique, en tant qu’employées, femmes de ménage… Un des résultats de ce processus est l’exacerbation des inégalités sociales et des antagonismes. Ceux entre les hommes et les femmes, mais aussi ceux entre les femmes elles-mêmes (cf. les hypothèses fortes de Danièle Kergoat, 1998). Les nouvelles conditions de travail dans le secteur des services et du commerce en voie d’expansion concernent aussi majoritairement les femmes. L’analyse des résultats de la dernière enquête SUMER, de 2002, par Jennifer Bué a montré que les travailleuses déclarent plus que les travailleurs qu’elles vivent en situation de tensions avec les usagers/clients pendant leur travail. Elles disent ressentir plus d’inquiétude face aux risques d’agression verbale et physique. Face à des menaces ou à des actes de harcèlement sexuel ou moral, elles seraient, davantage que les hommes, exposées au mépris et à la dérision… Elles sont « ignorées » ou font l’objet de « remarques désobligeantes », ou encore elles sont censurées ou ridiculisées en public. (Bué, 2005). L’intensification du travail est, d’une manière générale, une des conséquences de la flexibilisation et de la précarisation de l’emploi. Comme l’écrit Marcio Pochmann, « une des conséquences de l’inexistence de garanties pleines d’emploi pour tous ceux qui en ont besoin, est qu’il y a inévitablement un mouvement de dégradation du travail » (Pochmann, 1996 : 166). L’absence de plein emploi peut amener à une dégradation des conditions de travail, voire à des processus de désaffiliation (Castel, 1995, 1998). Ce phénomène affecte néanmoins autant les hommes que les femmes, comme j’ai pu le constater lors des entretiens effectués en 2003 dans des agences nationales pour l’emploi de la région métropolitaine de Tokyo avec des jeunes chômeuses et chômeurs japonais. Les jeunes chômeuses font toutes référence à l’intensité et à l’allongement de la durée du travail qu’elles avaient auparavant connue dans les « petits boulots ». Un jeune ex-salarié dans une compagnie d’import-export faisait état des horaires de travail journalier proche de 20h… Il n’a pu tenir plus d’un an. D’autres exemples rencontrés concernent les trajectoires de cadres supérieurs, en spirales descendantes, qui finissent comme intérimaires au Disneyland de Chiba. Leur nouvelle fonction consistant à se déguiser en Mickey montre jusqu’où peut aller le processus de précarisation dans un contexte de crise de l’emploi et de réorganisation du travail (cf. les résultats de cette recherche sur le chômage dans une perspective comparative, in Kase et Sugita, 2006). Les processus de précarisation du travail et leur légitimation sociale et scientifique
On assiste aujourd’hui à un processus de légitimation sociale et scientifique de la précarité, évalué parfois positivement, présenté parfois comme inéluctable, fatale, presque « naturelle ». Bétrice Appay (2005 : 122) se réfère à une circulaire ministérielle de 1994 qui demande de remplacer l’expression « emplois précaires » par « nouvelles formes d’emplois ». Cette euphémisation vise à connoter positivement la précarité et la flexibilité. Laurence Parisot, présidente de l’organisation patronale française, le MEDEF, n’a pas hésité à déclarer le 30 août 2005 au quotidien Figaro : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? ». Elle amalgame des états, processus ou registres très différents, de dimensions contrôlables et non contrôlables. Des intellectuels tendent aujourd’hui à aller dans le même sens. L’idée que le plein emploi est révolu, et que la flexibilité /mobilité doit être acceptée comme la modalité paradigmatique de l’emploi dans le « nouveau capitalisme » ou la « nouvelle économie » fait son chemin y compris parmi les chercheurs en sciences sociales ou les philosophes, de Richard Sennet à Antonio Negri. Le débat se situe aujourd’hui pour une partie des sociologues, économistes et juristes du travail dans la question de la sécurisation des parcours individuels, la flexicurité, plutôt qu’au niveau des groupes socio-professionnels, dans la sécurité des statuts sociaux (cf. Zimmermann, 2006). Ainsi, Boltanski et Chiapello (1999 : 247-249) notent la congruence de la précarité et de l’instabilité avec le « nouvel esprit du capitalisme » : « la fidélité et la stabilité constituent aujourd’hui, paradoxalement, des facteurs de précarité ». Louer au lieu d’acheter un logement, vivre en concubinage au lieu de se marier, avorter dans l’espoir de garder son emploi au lieu d’avoir des enfants, peuvent être des conduites privilégiés par des jeunes dans l’espoir d’échapper, paradoxalement, à la précarité. La famille « flexible », recomposée, « paraît en affinité avec un capitalisme « en réseau ». Cette description participe au signalement d’un nouveau rapport au travail et d’une nouvelle configuration idéologique, avec la prééminence de l’activité et du changement : « Faire quelque chose, se bouger, changer » est dans ce cadre « valorisé par rapport à la stabilité souvent considérée comme synonyme d’inaction » (Boltanski et Chiapello, 1999 : 237). Dans un article récent sur le mouvement contre le Contrat Premier Emploi (CPE) en France, Giuseppe Cocco et Antonio Negri (2006) écrivent : « le défi est d’abandonner les cordons de l’ « emploi du passé » […] aller au delà de la défense de l’ère industrielle et affirmer que flexibilité et mobilité ne signifient pas nécessairement précarité et risque ». « Si le passage d’un emploi à un autre, de la formation à l’emploi, sont aujourd’hui les dimensions ontologiques du travail, il faut reconnaître la dimension productive de toutes ces situations […] par la mise en place d’un revenu d’existence ». Cet article de Cocco et Negri est intitulé : « Le travail du deuil » : il s’agirait selon eux de faire le deuil de cet « emploi du passé » de l’ère industrielle et d’accepter la flexibilité et la mobilité. Les thèses présentées par Richard Sennet (2006) convergent avec cette idée[2]. Selon cet auteur, les institutions deviennent aujourd’hui plus flexibles et moins stables. Les changements dans la nature du travail délaissent les attributions fixes et les carrières toutes tracées au profit de tâches plus restreintes et variables. La situation d’emploi aujourd’hui est à mon avis, plus complexe dans la mesure où des statuts d’emploi divers coexistent aujourd’hui. Parallèlement au développement d’emplois atypiques, se maintiennent des carrières paraissant être « toutes tracées » tant au Japon qu’en France. L’ensemble des questions évoquées par ces auteurs conduit au débat sur les alternatives au travail précaire : celles proposées par des juristes de l’emploi, tels que Supiot (1999) qui convergent avec les propositions de « flexicurité »[3], celles proposées par les mouvements sociaux nombreux en France, regroupés dans le réseau « Stop Précarité », celles enfin du mouvement victorieux contre le Contrat Premier Emploi (CPE) et le Contrat Nouveau Emploi (CNE) de 2006. Le rapport entre l’individuel (sécurisation des parcours individuels) et le groupe (sécurité des statuts sociaux) semble être un des points essentiels dans ce débat. Les différences hommes-femmes (en termes de continuité ou non des trajectoires) ainsi que les différences Nord-Sud (avec l’existence ou non d’un système de protection sociale) semblent être aussi fondamentales pour penser la faisabilité ou non de ces dispositifs alternatifs. Permanences et variabilités : l’organisation du travail en entrepriseSi la précarisation des trajectoires masculines et féminines et l’instabilité croissante des liens d’emploi pour les deux sexes, que je viens d’analyser, tendent à créer des rapprochements et des solidarités, l’hétérogénéité au sein même de ces deux catégories tend à s’accentuer. Cette hétérogénéité au niveau de l’emploi est confirmée par l’analyse de l’insertion différenciée des hommes et des femmes dans le cadre des processus de travail des entreprises mondialisées. Les recherches que j’ai pu réaliser dans les entreprises multinationales au Brésil, en France et au Japon ont montré essentiellement que la mondialisation signifie interdépendance des marchés. Ce qui ne signifie pas homogénéisation du travail. Si les flux financiers ne connaissent pas les frontières et travaillent dans l’immédiateté, l’inégalité des situations sociales et de travail peut augmenter, selon le pays, le genre, les « races », les générations. A la polarisation en trois zones du globe, Etats-Unis, Europe, Japon, s’ajoutent quelques pays de l’Amérique Latine et de l’Asie. D’autres zones en sont tendanciellement exclues. La mise en place de nouvelles hiérarchies et l’accentuation des rapports internationaux de force en sont la traduction. Une recherche empirique que j’ai réalisée dans les firmes multinationales françaises au Brésil à la fin des années quatre-vingt-dix a porté sur des processus accélérés de fusions, d’acquisitions et de privatisations. Ces processus ont eu des conséquences sur l’ensemble des travailleurs, hommes et femmes, en termes de suppression des postes de travail. Ils ont eu aussi des incidences en termes de conditions de travail et de salaires. Les cinq multinationales françaises étudiées présentaient un fort profil d’instabilité (de croissance ou de crise), d’incertitude et de risque quant à l’avenir de l’emploi. Les travailleurs les plus concernés par cette évolution étaient surtout des salariés plus âgés, moins qualifiés et bénéficiant d’une scolarité moindre. Des processus de flexibilisation du travail qui étaient en cours, pouvaient recourir au travail féminin à temps partiel (type de contrat qui est rare au Brésil). Pour faire face aux risques concernant l’emploi, les salariés des deux sexes devaient déployer un plus grand effort de formation scolaire et professionnelle. Ces pratiques de protection impliquaient des sacrifices personnels importants, puisqu’elles empiétaient sur le temps du hors-travail et la vie familiale. Ces implications pouvaient enfin comporter un coût en termes de dépenses pour s’inscrire dans des cours particuliers. L’absence de politiques publiques de formation professionnelle systématique et appropriée ne leur laissait pas d’autres alternatives. Les travailleuses de ces firmes multinationales, interviewées au cours de cette enquête ont mis en avant les exigences accrues de formation scolaire pour pouvoir obtenir une promotion et faire carrière. Un diplôme de troisième cycle pouvait, dans une multinationale de la branche pharmaceutique, être exigé de salariées pour l’obtention d’un poste d’encadrement (de « superviseuse ») de sept-huit ouvrières de fabrication (d‘opératrices de machines). Ce fait n’est pas du tout extraordinaire : les chaînes de supermarchés au Brésil exigent également un diplôme universitaire pour un poste d’encadrement de quelques caissières. Le contexte de crise de l’emploi permet aux entreprises d’utiliser cette méthode de sélection du personnel d’un haut niveau scolaire. Ce qui correspond en même temps aux exigences d’organisation de la production flexible. Deuxièmement, elles ont mis en avant les difficultés pour mettre en place cette formation pour elles mêmes, étant donné les arbitrages à faire entre leur propre perfectionnement et celui de leurs enfants. Les mensualités dans les universités privées était l’équivalent de leur salaire mensuel (au Brésil il est exclu pour des ouvrières d’accéder aux rares places disponibles dans les universités publiques, où les concours d’entrée sont extrêmement sélectifs et aboutissent au recrutement d’étudiants provenant le plus souvent des couches supérieures et moyennes). Certaines femmes avaient, par ailleurs, accès à des postes de technicienne ou même d’ingénieure avec des responsabilités d’encadrement (dans les deux cas d’un établissement de distribution d’énergie et d’une entreprise agro-alimentaire). Toutefois, les rapports de travail entre subordonnés hommes et encadrement féminin étaient tellement source de conflits qu’ils pouvaient conduire à la démission volontaire des promues. Les postes de direction n’étaient enfin pas accessibles aux femmes étant donnée l’intensité de la concurrence masculine pour un nombre très réduit de fonctions de direction. J’ai réalisé une autre recherche sur l’introduction de nouveaux modèles d’organisation du travail et de la production dans les firmes multinationales. Cette étude a montré que les rapports sociaux sexués jouent aussi au niveau de l’insertion différenciée des hommes et des femmes dans les processus de travail. J’ai pu vérifier, notamment, que la thèse de la requalification des opérateurs suite aux innovations technologiques et organisationnelles est fortement interpellée par une analyse en termes de division sexuelle et internationale du travail. Ce mouvement de requalification touche essentiellement une partie des travailleurs hommes des pays du Nord. Ses conséquences sur la main-d’œuvre féminine sont beaucoup plus contradictoires. Cette recherche menée dans des firmes multinationales françaises au Brésil en 1999-2000 a montré trois modalités distinctes d’organisation du travail ouvrier. Dans une entreprise de fabrication de biscuits, les lignes d’emballage sont l’occasion d’une intensification des rythmes principalement imposée aux femmes ouvrières. Dans une entreprise de production de pare-brises, il y a inversion du schéma de la division sexuelle : avec d’un côté, un « ghetto » féminin, une sorte d’enclave sous forme de « salle blanche », avec des exigences de dextérité manuelle, de rigueur et d’hygiène; et, de l’autre, des postes masculins sous la cadence imposée par les machines (pour la sortie des pare-brises du four). Cependant, une organisation flexible étant en cours d’implantation, les hommes étaient les seuls à pouvoir bénéficier d’une politique active de formation. Enfin, il y avait le cas d’une entreprise pharmaceutique, où le groupe de femmes était concerné par le mouvement de requalification, et pouvait participer aux innovations organisationnelles. Cependant, entre les hommes et les femmes qui avaient accès à la formation, un clivage se situait entre les postes d’exécution (d’opératrices de machines) et les postes plus techniques et d’encadrement (de chefs et d’ingénieurs). La division sexuelle du travail est, pour les entreprises, un moteur puissant pour remodeler ses nouvelles formes d’organisation du travail. L’impulsion des processus de mondialisation, leur permet de maintenir certaines formes sexuées de ségrégation et de hiérarchisation. Internationalisation du travail reproductif et externalisation du « care » L’internationalisation du travail reproductif est, à partir d’une perspective de genre, une autre conséquence de la mondialisation, (Carrasco, 2001), celle-ci implique notamment la mondialisation du « care »[4]. Des millions de femmes des pays du Sud émigrent vers les pays du Nord pour devenir des nourrices, des femmes de ménage ou parfois des prostituées (Ehrenreich, Hochschild, 2003. Obligées de laisser leurs enfants avec leurs grand-mères, sœurs, belles-sœurs, fille aînée, etc., elles ne peuvent souvent les voir qu’une seule fois dans l’année. Ces femmes immigrées représentent un poids économique important pour leurs pays d’origine. Les gouvernements de pays comme le Sri Lanka ou les Philippines non seulement fournissent une « formation professionnelle » aux futures immigrées (par exemple comment se servir d’un appareil électroménager comme un micro-ondes ou un robot), mais vantent aussi les qualités de tendresse, d’affection, ou la chaleur humaine des travailleuses du « care », comme l’a fait le président Arroyo de Philippines en visite au Japon (Ito, 2005). Ces migrations internationales peuvent aller dans le sens d’une reconfiguration des rapports sociaux de sexe dans les pays d’accueil. Le processus de mondialisation a accéléré la tendance à l’externalisation croissante des activités domestiques. Celle-ci avait déjà été évoquées dès la fin des années quatre-vingt (Gorz, 1988 ; Castel, 1995). On assiste, en France, à une forte augmentation des emplois de domesticité, avec l’incitation des politiques publiques au développement des « emplois de proximité » et des « emplois familiaux ». En 2003, selon l’Enquête Emploi, près de 1 200 000 femmes étaient affectées aux services aux personnes, soit 10 % des femmes actives occupées en France,. Ce pourcentage est similaire à celui des femmes appartenant à la catégorie cadres et professions supérieures ; il est supérieur à celui des ouvrières. Laura Oso Casas (2003) a montré, dans le cas de l’Espagne, la porosité de deux « filières » migratoires, des réseaux de prostitution qui étaient en même temps des réseaux de domesticité, des colombiennes et des équatoriennes. Ces employées de maison et ces prostituées pouvaient être des diplômées, des scolarisées dans leur pays d’origine, où elles avaient un tout autre statut. Du fait de la migration, elles avaient en fait deux appartenances de classe, selon le contexte du pays d’origine ou selon celui du pays d’accueil. Liane Mozère (2005) a également montré pour les employées de maison philippines travaillant en France qu’elles étaient de deux catégories sociales différentes selon qu’on prenne en considération leur insertion dans le pays d’origine ou celle dans leur pays d’accueil[5] La mondialisation du travail reproductif qui est ainsi étroitement liée aux mouvements de migration internationale fait aujourd’hui l’objet de nombreuses recherches. L’importance de la thématique du « care » dans la littérature féministe sur la mondialisation est liée non seulement aux changements qu’il suscite dans le travail rémunéré des femmes, mais aussi à sa répercussion sur la prise en charge du travail domestique, ainsi qu’aux questions théoriques et politiques posées par l’émergence de différenciations au sein des groupes de femmes (cf. Kergoat, 1998). Les conséquences de la mondialisation du travail reproductif sont doubles. Premièrement, cette extension marchande du travail domestique – y compris par la dynamisation de la migration internationale dès le début des années 1990, est l’un des traits les plus marquants de la mondialisation. Elle implique l’utilisation du travail des femmes pauvres par les familles de niveaux socio-économiques plus élevés. Elle permet le développement d’un modèle de délégation d’une série de soins et d’activités domestiques des femmes disposant de plus de ressources vers les femmes plus démunies sur un plan matériel et social. Ce « modèle de délégation » tend, pour une catégorie de femmes plus aisées, à se superposer, sinon à remplacer, le « modèle de la conciliation » vie professionnelle/vie familiale, leurs activités exigeant professionnellement plus d’implication. Deuxièmement, il s’agit de la création de « chaînes globales d’affect et d’assistance » (Carrasco, 2001). On se trouve aujourd’hui face à la généralisation du « care », modèle féminin du soin à autrui, à travers la propagation à l’échelle mondiale via les migrations internationales des services aux personnes, d’attention aux enfants, aux personnes âgées et aux malades. Il ne s’agit pas ici seulement d’une marchandisation de la « disponibilité permanente » des femmes, (toujours observable dans la sphère domestique), mais également d’une généralisation, dans la sphère du travail rémunéré, d’un modèle de rapports auparavant privés. La question de la reconnaissance des qualités dites féminines (le « soin » à autrui, la compétence relationnelle) en tant que capacités professionnelles devient une question d’actualité. Il s’agit sans doute de l’un des aspects essentiels du rapport de forces qui s’établit aujourd’hui entre les sexes et entre les classes sociales. La reconnaissance dans la sphère publique du travail réalisé par les femmes dans le domaine privé est fondamentale et la transformation du travail domestique en travail marchand - effectué dans un cadre mixte, également par des hommes - pourrait conduire à la reconnaissance et à la rétribution de ce travail[6]. L’orientation d’un tel processus dépendra fondamentalement du rapport de forces créé par les mouvements sociaux. D’ores et déjà on peut dire que la mondialisation du « care » contribue puissamment aujourd’hui à mettre en avant, sur la scène publique, des questions jusqu’alors enfermées dans la sphère privée, voire dans celle de l’intimité. *** Ces quelques réflexions sur le processus actuel de mondialisation et les transformations actuelles du travail ne font qu’ouvrir des pistes de recherche. Une série de phénomènes que nous n’avons faits ici qu’effleurer restent encore à approfondir. L’efficacité et le renouvellement des mouvements anti ou alter mondialistes, parmi lesquels on peut citer la Marche Mondiale des Femmes contre la violence et la pauvreté, dépendent de la capacité de ces mobilisations à intégrer les questions évoquées ci-dessus. Celles-ci sont liées à la précarisation sociale et plus particulièrement celle du travail qui a fait l’objet de luttes récentes, en France, à l’occasion de la tentative d’instauration du CPE (et plus indirectement du CNE). Les nouvelles figures – sexuées – du salariat et le rôle particulier des femmes préfigurant des rapports de travail à venir pour les deux sexes est une autre question posée par la mondialisation de l’emploi. La reconfiguration des rapports entre vie professionnelle/vie familiale, privé/public s’avère être au centre de l’évolution du monde du travail. Des nouvelles recherches incluant des échanges interdisciplinaires me semblent être aujourd’hui une pré-condition pour l’avancement et l’approfondissement de ces réflexions. BibliographieAppay, Béatrice (2005) La dictature du succès. Le paradoxe de l’autonomie contrôlée et de la précarisation. Paris, L’Harmattan Auer, Peter, Gazier, Bernard (2006) L’introuvable sécurité de l’emploi, Paris, Flammarion. Beneria, Lourdes et alii (eds.) (2000) « Gender, a special issue on globalization », Feminist Economics, vol. 6, n° 3, nov., p. 12-18 Bisilliat, Jane (dir.) (2003) Regards des femmes sur la globalisation. Paris, Karthala Boltanski, Luc, Chiapello, Ève (1999) Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard. Bué, Jennifer (2005) Women and Various Forms of Violence at Work. Communication au Fourth International Congress on Women, Work and Health, New Dehli, 27-30 november. Carrasco, Cristina (2001) La sostenibilidad de la vida humana : un asunto de mujeres ? 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Membre du comité directeur du GDR Européen MAGE (Marché du travail et genre) et du RING (Réseau interuniversitaire et national sur le genre). Associée au CNDF (Collectif National des Droits des Femmes) . Axes de recherche : comparaisons internationales du travail et du chômage, Brésil, France, Japon; genre et mondialisation ; travail et affects. Quelques publications : Femmes et partage du travail. (Sous la dir. de) , en coll. avec Danièle SENOTIER. Paris : Syros, 1996, 281 p. Alternatives sociologiques ; Dictionnaire critique du féminisme. (sous la coord. de) en coll. avec Françoise LABORIE, Hélène LE DOARE, Danièle SENOTIER. Paris : PUF, 2000, 299 p. Politique d'aujourd'hui. 2ème édition augmentée, Paris : PUF, 2004. Paru en espagnol, Diccionario critico del feminismo, Madrid : Sintesis, 2002, 335 p.; trad. en japonais, Josei Gaku, Tokyo: Fujiwara Shoten, 2002, 458p. Coll. Jitem Yomu; Nova divisao sexual do trabalho ? Um olhar voltado para a empresa e a sociedade, São Paulo: Boitempo, 2002, 335 p ; Auteur collectif: Quand les femmes se heurtent à la mondialisation, ATTAC, Mille et une nuits, Paris :Fayard, 2003; Femmes et mondialisation, in Femmes, genre et société, l’état des savoirs, (dir.) M. Maruani, Paris: La découverte, 2005, p.398-405. [1] Nous pensons d’abord aux processus de mutation profonde de l’organisation du travail et de la production ; de développement des firmes multinationales ; de transformation des Etats-Nations et de leur rôle, en termes de politiques publiques et de politiques sociales ; enfin, à l’essor de grandes métropoles mondiales. [2] Voir aussi la conférence de Sennet intitulée « Récits au temps de la précarité » (Le Monde, 5 mai 2006). [3] Pour une bonne synthèse de ces propositions voir Freyssinet (2006). Voir aussi : Auer et Gazier (2006). [4] La notion anglo-saxonne de « care » regroupe un ensemble d’activités qui renvoient principalement à la sollicitude et aux soins. [5] Elle cite le cas d’une belle-mère qui demande à sa belle-fille pourquoi elle effectue un travail d’employée de maison alors qu’elle pouvait en avoir une à Philippines. [6] Pour cette problématique de la reconnaissance et de la rétribution, cf. Fraser (2005).
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féministes/ estudos feministas |