labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

Elles persistent et signent. Trajectoires d’engagement social et politique des aînées au Québec.

Michèle Charpentier et Anne Quéniart

Résumé :

Cet article s’intéresse aux trajectoires d’engagement social et politique des femmes aînées (65 ans et plus). Il vise à donner la parole à des femmes qui sont sous-représentées et négligées dans la littérature scientifique et dans certains types de groupes et à démystifier les a priori touchant la vieillesse. Il s’attarde aux caractéristiques de leurs parcours de vie, et plus précisément aux influences du milieu familial, des études et du monde du travail sur leurs engagements actuels et passés.

 Mots-clés : vieillesse, femmes, milieu familial, études, travail

Introduction

            Les femmes aînées représentent la majorité des citoyens âgés du Canada (Statistique Canada, 2005)[i]. Elles comptent pour 60% de la population de ce groupe d’âge, 70% des 85 ans et plus. La plus grande espérance de vie des femmes (82,4 ans) n’est pas étrangère à cette féminisation de la population âgée. Pourtant, ces femmes aînées, nous les connaissons peu, notamment du point de vue des rôles qu’elles exercent dans la société.

            Les résultats présentés ici sont issus d’une recherche sur les femmes aînées et l’engagement social[ii]. Comme chercheures et praticiennes, la pertinence de nous intéresser aux femmes aînées en tant que citoyennes actives s’imposait pour faire contrepoids aux représentations qui les définissent presque exclusivement sous l’angle de la vulnérabilité, (fragilité/dépendance), occultant ainsi l’importance de leur participation citoyenne. Dans le cadre de cet article[iii], nous commencerons d’abord par rappeler l’apport de la gérontologie et des perspectives féministes à la question de la participation sociale des femmes. Puis, nous exposerons la méthodologie de l’étude que nous avons menée au Québec, avant de présenter les résultats qui concernent les trajectoires d’engagement social des femmes aînées.

Mise en contexte théorique

            L’originalité de notre étude est d’introduire une lecture théorique à la croisée des sciences sociales, dans le champ de la gérontologie, de la sociologie et des études féministes, et de revisiter les concepts de femmes, de vieillissement et d’engagement social. La posture que nous adoptons en est une critique et féministe puisqu’elle se situe en rupture avec les modèles normatifs et souvent androcentristes de la retraite et du vieillissement. Nous reconnaissons ainsi que le genre conditionne l’expérience de l’engagement social et du vieillissement.

            D’abord, du côté de la littérature gérontologique, nous constatons une évolution du regard porté sur les pratiques de retraite, allant des théories explicatives normatives à la reconnaissance des réalités plurielles et différentielles du vieillissement. La théorie du désengagement social (Cumming et Henry, 1961) a longtemps dominé la pensée gérontologique, pour se voir opposer ensuite une vision plus positive de la retraite : de la théorie de l’activité (Lemon, Bengston et Peterson, 1972) aux modèles plus contemporains du «successful aging» ou «bien-vieillir» (Rowe et Kahn, 1999). Dans la même lignée, Guillemard (2002) a réactualisé ses conceptions de la retraite (vue comme une «mort sociale»), pour y introduire un modèle de «retraite-solidaire». Or, tout en reconnaissant le caractère dynamique et inspirant de ces approches, nous y voyons le risque qu’elles s’imposent comme un nouveau diktat de la vieillesse et qu’elles entretiennent la responsabilisation des personnes âgées malades et dépendantes qui «n’auraient pas réussi leur vieillissement». Une autre critique face aux théories en gérontologie, d’hier et d’aujourd’hui, est qu’elles ne prennent pas ou peu en compte la différence de genre, alors que les perspectives féministes ont clairement montré que le genre conditionne l’expérience du vieillissement (Ray, 1999; Estes, 2001; Powell, 2001).

Les théories féministes ont permis aussi de mettre en évidence le caractère sexiste des analyses et des pratiques de la démocratie (Lamoureux 2002; Scott 1998), dénonçant l’exclusion historique des femmes de la sphère politique. Notre intérêt pour l’engagement social des aînées s’inscrit dans ce courant de recherches féministes qui s’intéressent aux pratiques citoyennes des femmes (Tardy 1995, Tremblay, 1999; Cohen, 2000; Lamoureux, 2000; Quéniart et Lamoureux, 2003, Quéniart et Jacques 2004). Cependant, force est de constater que les écrits féministes se sont peu penchés sur la question de la vieillesse et que les femmes aînées demeurent encore aujourd’hui un groupe social sous-représenté (Membrado 2002 ; Burwell, 1985; Charpentier, 1995 ; Quadagno, 1999 ; Kérisit, 2000). Devant cette double invisibilité des femmes (en gérontologie) et de la vieillesse (dans les écrits féministes), le stéréotype populaire de la pauvre vieille continue d’être véhiculé et domine encore (Pennec, 2002).

            Pour notre part, en nous penchant sur cette question, nous avons voulu faire émerger une image des aînées comme citoyennes à part entière, intéressantes socialement et intellectuellement  (Charpentier, 1995). En effet, le concept d’engagement renvoie de façon générale au fait d’agir pour la collectivité (Perrineau, 1994) en posant des gestes qui sont à l’opposé d’une attitude «de retrait, d’indifférence, de non-participation» (Ladrière, 2000), à laquelle on associe trop souvent d’emblée les personnes âgées. Cette action peut prendre de multiples formes. L’une des plus fréquentes chez les aînés, le bénévolat, se définit comme «l’ensemble du travail non rémunéré et effectué dans une visée altruiste» (Gagnon et al.,  2004 : 49), que ce soit dans un groupe ou une association (engagement bénévole associatif), ou même au sein de la famille[1]. L’acte d’engagement peut aussi s’inscrire dans une visée de changement social et politique (engagement militant), que ce soit au sein d’un parti, d’un syndicat ou de groupes de défense des droits. Chez les aînées, toutes ces formes d’engagement sont souvent liées, imbriquées, la frontière entre engagement de proximité et engagement politique étant même parfois plus ou moins claire.[2] D’ailleurs, en tenant compte de leurs engagements informels, c’est-à-dire de ceux qui ne donnent pas une «reconnaissance collective» ou une visibilité publique» (Pennec, 2004 : 98), nous verrons qu’une vaste majorité de celles que nous avons rencontrées a été engagée auprès de leur famille et de leur entourage, tout en s’impliquant aussi comme citoyenne dans une association ou un parti.

Considérations méthodologiques

            Nous avons opté pour une méthode qualitative, celle de la théorisation ancrée (Paillé, 1994; Laperrière, 1998), qui permet de construire une interprétation empiriquement fondée, d'un fait social peu étudié, ce qui est le cas de l’engagement des aînées. Concrètement, nous avons mené une vingtaine d’entrevues d’une durée de 1h30 en moyenne, auprès de femmes âgées de 65 ans et plus, qui étaient engagées dans des groupes de femmes ou d’aînés et pour plusieurs causes, qu’il s’agisse de paix, de justice sociale, de défense de droits de locataires, de santé des femmes, de culture, d’éducation ou d’écologie. Ces femmes ont été recrutées sur une base volontaire à partir du groupe dans lesquels elles étaient engagées.

            Après une première question ouverte, «Parlez-moi de votre implication au sein de...», divers thèmes ont été abordés durant chaque entrevue, tels la trajectoire de l’engagement  (éléments déclencheurs, l'histoire de vie, le parcours familial et scolaire), le sens de l'engagement, la pratique concrète de l’engagement (description des activités) et la représentation du monde (perceptions de la société québécoise, des enjeux sociaux, les relations hommes-femmes, la mondialisation, etc.). 

            Toutes les entrevues ont été retranscrites et codées à l’aide du logiciel Nvivo, dans le but de générer des thèmes (prévus dans le guide et émergents) et d’en dégager le sens (Deschenaux et Bourdon, 2005). Nous avons par la suite fait des regroupements en catégories et mis celles-ci en relations, pour ensuite élaborer des hypothèses interpréta­tives et les confronter avec des théories explicatives globales. Enfin, nous avons également fait une analyse transversale afin de comparer les entrevues et d’établir la récurrence ou non des contenus des discours.

Qui sont ces femmes engagées?

            Avant de présenter nos résultats, nous aimerions dire quelques mots sur les répondantes. Celles-ci sont âgées entre 65 et 87 ans, avec une moyenne d’âge de 70 ans. La grande majorité a une scolarité de niveau universitaire, ce qui est souvent observé chez les personnes qui sont engagées dans des associations (Barthélemy, 2000). Mais cela révèle aussi une scolarité nettement supérieure par rapport aux femmes de cette génération, mettant en lumière le fait qu’elles aient été parmi les premières universitaires, tout comme des pionnières dans plusieurs domaines . Parfois issues de familles nombreuses, la majorité des aînées ont eu un ou plusieurs enfants et ont également des petits-enfants.

            En ce qui concerne leurs revenus et leur mode d’habitation, les femmes vivant en couple bénéficient d’un revenu plus élevé, mais plus de la moitié des répondantes vivent seules, avec des revenus modestes, et ce, même si elles ont toutes occupés des emplois rémunérés au cours de leur vie. Nos données rejoignent à cet égard les statistiques préoccupantes sur le revenu des femmes âgées qui vivent seules, et souvent sous le seuil de pauvreté (Kérisit 2002, Tremblay 2000).

            Les femmes que nous avons rencontrées sont impliquées dans des groupes ou des partis politiques et défendent une diversité de causes : celles des femmes, des aînés et des retraités, des locataires, des assistés sociaux, ou encore  la souveraineté, le fédéralisme, l’écologie, la culture, l’éducation et la justice sociale. Leur engagement est intense ; elles consacrent de 15 à 30 heures par semaine à leur groupe et occupent des fonctions diverses : présidente, animatrice, trésorière, etc. 

Nous allons maintenant, nous attarder aux résultats qui concernent plus spécifiquement les trajectoires d’engagement de ces aînées, en démontrant que pour l’ensemble d’entre elles, l’engagement a toujours été présent et important, voire vital, et qu’il se décline sous le signe de la continuité. Comme le disait l’une d’elles : «L’engagement c’est le tissu de ma vie» (Mme A, 65 ans)

Un engagement sous le signe de la continuité       

« Si tu t’es pas impliquée jeune, c’est ben de valeur, rendu à 55 ans 60 ans à la retraite quel que soit l’âge, tu commenceras pas à t’impliquer c’est pas vrai. » (Mme C, 75 ans)

1. L’héritage familial

            Plusieurs études sur l’engagement et le militantisme ont mis en lumière le rôle des parents dans les opinions politiques de leurs enfants et dans leur propension à s’impliquer, c’est-à-dire l’effet de la socialisation politique (Muxel, 2001).  Les aînées que nous avons rencontrées ont aussi parlé abondamment de leur famille, en racontant comment ce qui leur a été transmis, parfois implicitement, a pu influencer ce qu’elles sont devenues, ce qu’elles ont voulu être. C’est pourquoi s’attarder à certains aspects concernant le rôle et la place désignés aux femmes de cette époque n’est pas anodin.

Si toutes les femmes que nous avons rencontrées ont occupé un emploi, en revanche, leurs propres mères n’étaient pas sur le marché du travail, rappelant ainsi leur relégation à la sphère privée et domestique.

«Ma mère elle est toujours restée à la maison, mon père ne voulait pas qu’elle travaille, une femme qui travaille c’est parce que son mari n’est pas capable de gagner sa vie. » (Mme J, 74 ans)

Ces propos soulignent bien comment l’époque se prêtait peu au travail à l’extérieur de la maison, une situation que certaines ont cherché à ne pas reproduire, voulant faire une rupture avec ce type de rôle. L’une d’elles dira d’ailleurs à cet égard :

« Moi, je ne suis pas venue au monde pour laver des couches et rester à la maison. Je pense que de voir ma mère, qui était une femme qui aurait eu des possibilités…qui je pense aurait été heureuse dans une vie professionnelle aussi, mais ne l’a pas fait. Ça aussi c’est un élément moteur. » (Mme B, 66 ans)

Cependant, il s’avère que les mères des répondantes étaient très actives en dehors de la sphère domestique, œuvrant auprès des plus démunis et dans diverses causes sociales, souvent sous l’égide de la religion catholique. C’est en ce sens que les trajectoires des aînées sont marquées par certaines valeurs et modèles positifs transmis par leurs mères et souvent également par leurs pères.

«J’avais une mère qui était excessivement bonne et très très ouverte à d’autres cultures, à d’autres personnes. Ma mère parlait à tout le monde puis les pauvres pour elle…Elle ne faisait pas de différence. Aller voir ses pauvres, tu sais comme autrefois, les dames patronnesses. Maman, elle n’était pas comme ça. Elle était, elle avait le contact personnel avec chacune des personnes qu’elle fréquentait. Donc, ce contact personnel là, pour moi, est bien important…» (Mme A, 65 ans)

«J’ai beaucoup reçu. Quand on reçoit beaucoup d’amour quand on est jeune et puis que … on a l’occasion de s’ouvrir aux autres, il me semble qu’on est plus porté à donner. On a été élevé beaucoup nous, notre père surtout, avait un discours de justice sociale et puis (…) moi j’ai toujours frémi devant les injustices alors je n’arrête pas de frémir il y en a partout ! » (Mme J, 74 ans)

En fait, elles ont souvent grandi dans des familles où l’entraide était une valeur primordiale, où il était quasi naturel de s’aider les uns les autres. Cette importance accordée à l’entraide s’observe donc dès leur jeune âge et tout au long de leur vie.

«Moi j’ai eu la chance, vois-tu en Gaspésie nous autres, née dans un petit village, un petit village où il y avait beaucoup d’entraide, on ne parlait pas de bénévolat nous autres c’était de l’entraide, on s’aidait les uns, les autres, j’ai connu le mot bénévolat bien après que j’étais rendue à Montréal. Parce que nous autres on rendait service puis là on faisait du bénévolat. Et en plus, je suis descendante de mes 4 grands-parents acadiens, … eux autres ils ont déjà dû beaucoup se battre pour … pas juste obtenir ce qu’ils avaient, même pour exister ! Et je pense que c’est dans mes racines, parce que déjà quand j’allais à l’école puis que je voyais une injustice, je me levais, j’étais punie pour ça, mais je me levais puis j’y allais puis je parlais pour défendre les autres. Fait que j’ai l’impression que c’est inné en moi et que j’ai besoin de ça pour m’épanouir.» (Mme G, 67 ans)

Parmi d’autres valeurs transmises par leur famille et l’entourage, il y a aussi la débrouillardise, l’importance de l’éducation et la justice. Nos analyses démontrent donc que, sans avoir en son sein des modèles «militants», la famille élargie a eu une influence positive sur leur façon d’être et a joué un rôle dans leur volonté de s’engager.

«Bon, je suis une femme de gauche…J’ai eu un père nationaliste et j’ai été baignée dans le…bien dans le nationalisme…Quand j’étais petite, je rentrais dans les magasins puis je disais: «Est-ce que vous parlez français?» Si on me parlait pas français, bien j’habitais Outremont, je sortais du magasin…Tu sais, c’est dans ma nature donc.» (Mme C, 75 ans)

«[Ce qui explique que je suis engagée] c’est probablement le fait … de la façon dont j’ai été élevée! Dont j’ai été façonnée … j’ai l’impression que c’est la façon dont j’ai été élevée avec ma mère … qui était ma grand-mère en réalité parce que j’ai été adoptée par grand-maman là [...] Ma grand-mère j’ai l’impression qu’aujourd’hui on l’aurait traitée de féministe! Et probablement féministe … elle, il n’y a pas personne qui lui pilait sur les pieds. Elle me donnait beaucoup de liberté, puis elle encourageait beaucoup à aller plus loin, à essayer de faire quelque chose. (Mme N, 68 ans)

            En ce qui a trait à la transmission intergénérationnelle des valeurs d’engagement social, nous trouvons intéressant de souligner qu’à leur tour, plusieurs répondantes ont influencé leurs enfants et petits-enfants. Ainsi, l’une d’elles, fille de nationalistes convaincus, a raconté comment elle avait cherché à impliquer ses enfants dès leur jeune âge dans le Parti Québécois.  Une autre aînée a mentionné sa fierté quand les gens lui disaient que ses filles lui ressemblaient beaucoup du point de vue de l’engagement social.

2. Les moteurs de l’engagement, dès le jeune âge

            L’engagement social chez les femmes aînées remonte à de nombreuses années. À leur bagage en termes de valeurs transmises par les parents et l’entourage, il faut ajouter leurs implications dès le jeune âge, notamment dans l’action catholique.

«J’ai été chez les guides, ça j’ai aimé ça beaucoup. Des guides ? Comme des scouts avec des filles et un uniforme, ça s’appelait des guides…c’est un engagement social»  (Mme C, 75 ans)

«J’ai connu l’action catholique. J’étais permanente à l’action catholique de Montréal dans les mouvements de jeunesse et coordonnatrice alors tous les mouvements qui existaient à Montréal, j’ai travaillé au plan national (…) donc je pense que la dimension sociale et politique pour moi a toujours été très très importante.» (Mme Q, 78 ans)

            La trajectoire de ces femmes engagées est marquée par une caractéristique commune, qui nous a étonnée, à savoir un grand intérêt pour le domaine de la culture, et plus précisément pour les beaux-arts.

«Je suis allée à l’école des beaux-arts. Ça je pense que c’est un point qui est important. Et les gens dans mon temps quand j’étais jeune qui travaillaient aux beaux-arts, il y en avait pas beaucoup (…) C’était des gens à l’avant-garde. Alors ça aussi ça forme le caractère…» (Mme C, 75 ans)

« J’ai créé les passionnés des arts visuels à [nom de la ville] qui était pour la défense des peintres, des artistes d’expression visuelle. » (Mme A, 65 ans)

En fait, cet intérêt pour les arts semble correspondre à leur volonté de relever des défis, de se démarquer, et aussi à leur volonté d’indépendance et de liberté, à une époque, où, on le rappelle, ces traits de caractère n’étaient pas tellement valorisés chez les femmes.

Certaines aînées ont aussi identifié des moments particulièrement marquants dans leurs trajectoires, qui ont agi comme déclencheurs, et qui témoignent bien d’un fil conducteur dans leur engagement. En fait, pour certaines, l’indignation face à des situations d’injustice est véritablement aux sources de leur engagement à faire changer les choses.

«Une fois par mois, le catéchisme nous était donné à une plus grande classe par la mère supérieure, et il n’y a pas eu un seul catéchisme où elle n’a pas demandé à ma petite amie : «Quand est-ce que votre père va payer vos comptes?» et ça me révoltait! L’enfant rougissait. Devant tout le monde ! et je suis arrivée chez nous puis j’ai dit: «Qu’est-ce qu’elle pense cette mère supérieure?». Et … plus tard, j’ai vu des exemples plus subtils d’injustice. Pour les servantes, bon il y avait des grands corridors, des grandes fenêtres, beaucoup d’espace et puis elles étaient à genoux à frotter le plancher, à frotter les escaliers et à s’étirer aux fenêtres pour les laver et les frotter comme il faut, puis on ne pouvait pas leur parler ! On n’avait pas le droit, alors moi quand je ne voyais personne d’autre je leur faisais un petit sourire silencieux, mais c’est tout ! Parce qu’elles auraient été punies et moi aussi ! Mais surtout elles, alors … c’est des injustices qui m’ont toujours beaucoup, beaucoup affectée et je me suis dit : «Moi je ne serai pas comme ça !», alors c’est un peu à l’origine de …» (Mme O, 87 ans)

            Parmi d’autres évènements importants qui permettent de comprendre leurs engagements actuels et passés, il y a la maternité, la maladie d’un proche, la séparation ou le décès d’un conjoint. Par exemple, la séparation de Mme I , « ça a été fondamental», tandis que pour Mme N, le décès de sa fille «ça a été le déclencheur, il fallait que je fasse quelque chose pour ne pas devenir folle.» Parfois ces situations laissent plus de liberté pour s’engager, parfois elles créent de l’isolement qui sera justement pallié par une implication. Un constat demeure : la famille occupe et occupera toujours une place prédominante dans la vie des femmes.

3. La famille au cœur de la vie et de l’engagement

Les expériences familiales survenues durant la vie adulte caractérisent et marquent les trajectoires d’engagement des aînées. Expliquant son militantisme pour la santé des femmes par l’accumulation des expériences de vie, l’une d’elles a raconté comment le médecin lui avait refusé la contraception alors qu’elle était mariée et mère d’un enfant, sous prétexte «qu’à 31 ans, tu n’as pas fait ta job assez et que tu n’as pas d’affaire à attendre pour avoir un deuxième enfant» (Mme I, 70 ans). Sa prise de conscience face à la condition féminine s’en est trouvée renforcée, d’autant plus qu’à cette époque les femmes étaient déchirées entre le désir de ne plus avoir d’enfant, la contraception et la réprobation de l’Église. De plus, les rares femmes qui travaillaient perdaient souvent leurs emplois parce qu’elles étaient enceintes. Parmi ceux qui exerçaient beaucoup de pouvoir sur les femmes et les familles, il y avait certes l’Église, mais également les médecins. Certains abus de pouvoir, dénoncés par les aînées, ont été à l’origine de leur prise de conscience des conditions de vie des femmes et de la volonté de les modifier, qu’il s’agisse de contraception, d’avortement, des conditions de travail, des garderies, etc.

            Alors que souvent perçu comme un frein, le fait d’avoir des enfants a constitué une autre motivation à l’origine de l’engagement. En effet, c’est souvent par le biais de l’école ou via d’autre types d’activités, que certaines ont été amenées à s’engager pour la première fois, ou d’une façon différente, sur un autre mode que la révolte ou l’indignation.

«Mon engagement véritable est venu aussi par le domaine de l’éducation. C’est-à-dire par les comités d’école, par l’engagement dans les milieux…Il y avait une association de parents et puis je me suis engagée dans le domaine scolaire. J’ai été aussi commissaire d’école à la commission scolaire X, à l’exécutif et puis bon…Ça été de faire une campagne électorale… Donc c’était de concrétiser un engagement politique et social et à travers ça, j’ai fait de multiples choses au niveau de la défense de l’école publique.» (Mme B, 66 ans)

            Tous ces témoignages montrent donc que la famille, les besoins de leurs proches conditionnent et colorent l’engagement social des femmes tout au long de leur vie. Les propos des aînées témoignent en effet d’une volonté continue de concilier engagement social et politique avec l’engagement pour leur famille, alors que plusieurs jouent un rôle d’aidantes dans leur réseau. Comme l’a montré Pennec (2004), il y a  un aller-retour incessant et une influence réciproque entre les divers engagements privés ou de proximité et l’engagement dans des actions collectives, où les femmes utilisent souvent des compétences acquises justement dans la sphère familiale ou professionnelle.

 4. Du travail à la retraite : un engagement au-delà de l’âge

«Sur mon cv de 1966 à 1973, à employeur c’est : Société québécoise, mise au monde et premier élevage de deux enfants. » (Mme I, 70 ans)

            Toutes les aînées rencontrées ont joint le marché du travail à un moment ou un autre de leur vie. Plusieurs ont fait figure de pionnières en étant par exemple, les seules femmes dans un collège d’hommes ou encore, pour l’une d’elle, en ayant été pendant vingt ans, la seule femme du département dans une université.  Parfois, ces situations ont engendré des injustices, de la discrimination, et influencé, comme d’autres types d’expériences, leur désir d’engagement. Par exemple, le fait d’être moins bien rémunérées que leurs homologues masculins en a amené plusieurs à militer pour l’équité salariale, un sujet encore d’actualité des décennies plus tard.

«Quand est venu le temps de ma rémunération, le directeur du Collège m’a dit : «Mais vous, vous avez un mari qui vous fait vivre. Vous avez peut-être pas besoin de…de gagner comme les autres…comme les autres profs.» Donc, ça aussi c’est des choses qui forgent, si vous voulez, une forme d’engagement.» (Mme B, 66 ans)

Alors que la majorité des femmes de l’époque était confinée à la sphère domestique, l’expérience du marché du travail a permis à ces femmes d’apprendre, de développer leur leadership, et de s’ouvrir à d’autres réalités.

Pour d’autres, c’est plutôt à la sortie du monde du travail, à la retraite, que le temps «libre» est devenu un moment pour soi, permettant des projets plus personnels et la possibilité de s’engager davantage. En fait, pour ces femmes engagées, le retrait du marché du travail n’a jamais signifié une retraite au sens d’une «mort sociale», elles ont plutôt  emprunté, comme ça toujours été le cas dans leur vie, le chemin d’une retraite de type «solidaire» pour reprendre les expressions de Guillemard (2003).

«Lorsque j’ai pris ma retraite en 96, je me cherchais un endroit pour aller faire de l’engagement. Je me rappelle de la première journée que j’ai pris ma retraite, par hasard j’entends à la radio «Maintenant que vais-je faire de tout ce temps que sera ma vie?». (Mme H, 71 ans)

«J’ai pris ma retraite à 59 ans puis je me suis recyclée, je suis allée à l’université faire un certificat en interculturel à l’Université de Montréal. Et ça m’a toujours fascinée, c’est toujours venu me chercher. C’est donc à la retraite que j’ai recommencé.» (Mme J, 74 ans)

Ainsi, être à la retraite ne signifie pas pour elles un retrait de la société ou «seulement» un investissement dans des activités de loisirs : elles veulent continuer de s’engager comme citoyennes sur le plan collectif. Elles veulent continuer et non pas renoncer.

«Je ne me voyais pas une retraite là à faire … pffff! Comment je dirais là ? À faire … à aller jouer au golf, à aller au cinéma… aller voir mes petits-enfants … Non! J’ai toujours été engagée socialement puis je me disais, je continue ! J’ai commencé à l’âge de 16 ans, faire partie du mouvement de Jeunesse et puis ça, ça m’a beaucoup ouvert aux autres et puis je me disais : «Ça ne se peut pas qu’arriver à 65 ans on renonce! », J’ai toujours détesté le mot «retraité», parce que c’est comme si on était en retrait de la société, ce qui n’est pas vrai,.» (Mme J, 74 ans)

Conclusion

            À l’examen des expériences qui nous ont été racontées, nous avons constaté que l’engagement des femmes aînées ne date pas de leur retraite, mais qu’il se situe en continuité avec leurs trajectoires de bénévolat, de militance et d’expériences professionnelles.  L’engagement traverse toutes les étapes de leur vie, pour se poursuivre aujourd’hui, à plus de 65 ans, voire plus de 75 ans pour certaines. Pour elles, en effet, l’engagement va bien au-delà des frontières de l’âge, il dépasse justement cette condition, cette identité ou ce statut

«Tu sais t’as vécu toute cette vie là. Comment peux-tu cesser tout d’un coup d’être cette personne là. Ça veut dire que tu te renies toi-même. C’est affreux! C’est comme si tu disais, que tu déclarais toi-même «Moi, j’existe plus». C’est aussi simple que ça.» (Mme A, 65 ans)

Elles revendiquent d’ailleurs d’être considérées autrement que par leur seul statut d’aînée, refusant d’adhérer aux images négatives ou même positives qui y sont associées. Ainsi, elles ne veulent ni être vues comme des personnes «sages» ou des «guides», ni, parce qu’elles sont en bonne forme, se faire utiliser voire sur-utiliser pour pallier le désengagement de l’État dans le secteur de l’aide à domicile, notamment. Elles désirent aussi se distancier de cette image de dépendance, de fardeau, que les aînés représenteraient pour leur famille et l’État, car leurs quotidiens témoignent plutôt d’une grande utilité sociale.

            Nous terminerons en ajoutant que l’histoire des femmes aînées est riche de plusieurs enseignements. Ayant grandi dans un contexte où les principales carrières des femmes étaient encore celles d’épouse et de mère, ou encore celles axées sur la vocation, telles religieuses, infirmières et institutrices (CSF, 1999), elles ont réussi à laisser leur marque. Leurs récits démontrent également à quel point les évènements et les expériences de vie conditionnent et façonnent ce que nous sommes et ce que nous faisons, même après 65 ans. Ainsi, elles ont vieilli comme elles ont vécu, sous le signe de la continuité, malgré les ruptures et les épreuves inéluctables de la vie. Ces trajectoires de vie-illesse, où se côtoient et s’entrecroisent des engagements sociaux et des engagements de proximité, illustrent la pertinence de donner la parole aux femmes aînées non seulement pour mettre au jour leur dynamisme et leurs pratiques citoyennes, leur potentiel méconnu d’action sociale et politique, mais aussi pour connaître et comprendre leur spécificité et une partie importante de notre histoire.


 

Références

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NOTE BIOGRAPHIQUE :

Michèle Charpentier est professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheure au Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale. Ses activités de recherche portent sur la place et le respect des droits des citoyens aînés, plus particulièrement des femmes et du vieillissement. Anne Quéniart est professeure titulaire au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches actuelles portent depuis quelques années sur les nouvelles formes d’engagement social et politique. Parmi leurs publications récentes, mentionnons leur ouvrage «Pas de retraite pour l’engagement citoyen» qui vient de paraître en 2007 aux Presses de l’Université du Québec.


 

[1] Comme l’a démontré Pennec avec l’idée d’engagement de proximité

[2] Frey (2003) a à cet égard fait la démonstration du «glissement» possible entre différentes formes de participation citoyenne locale, entre engagement de proximité et engagement politique.


 

[i] En fait, plus elles avancent en âge, plus les femmes aînées sont nombreuses, si l’on compare avec les hommes. (Source : Statistique Canada, Division de la démographie, Estimations de la population.

25 octobre 2005)

[ii] Recherche de M. Charpentier, A. Quéniart et N. Guberman (2004-2007) subventionnée par le CRSH. Pour les résultats préliminaires du 1er volet - Analyse des trajectoires et du sens de l’engagement chez les aînées - voir Charpentier, M. et F. Jolicoeur «Quand la militance ne bat pas en retraite.» Actes du colloque Vieillissement et Citoyenneté. (novembre 2005). Charpentier, M. et A. Quéniart (dir.). Pour le 2e volet - Comparaison des parcours d’engagement chez les aînées et les jeunes  femmes – Voir Jacques, J., Charpentier, M. et A. Quéniart. «Pionnières et héritières. Qu’en est-il de l’engagement des jeunes femmes et des aînées ?» Canadian Women Studies/Les cahiers de la femme. À paraître (2007)

[iii] Nous tenons à souligner la collaboration de Julie Jacques, doctorante en sociologie à l’UQÀM, pour la rédaction de l’article.

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007