labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/juin 2010 -janeiro/junho 2010

 

Longues gouttes d'or

sur un petit chapeau tordu

 

Anne Dao de Pourquéry

Olivia vivait dans la rue depuis deux ans.

Elle avait été chassée par ses parents hors du domicile familial, à l'âge de dix-huit ans. Elle avait fini par aimer les hôpitaux psychiatriques, parce qu'on y servait trois repas par jour, et c'était comme si chaque jour passé en l'un de ces lieux sombres était jour de fête, pour son corps, pour sa tête, ou  pour les deux en même temps, elle ne savait plus trop.

Olivia avait dû arrêter ses études très tôt, au bout de quelques mois, suite à une crise de folie et de désespoir. Depuis, elle éprouvait une faim perpétuelle, qu'elle cultivait, ou qu'elle satisfaisait, dans les H.P., tous les six mois, à peu près ou toutes les trois-quatre semaines, en milieu quasi-normal, quand elle gueuletonnait grâce à l'argent récolté auprès de la pitié des gens, cette sainte pitié, à moins qu'elle ne tentât de l'oublier dans l'alcool, le mauvais alcool des clochard-e-s, celui qui vous tord les tripes, ne faisant que vous rappeler la faim sans fin, et vous étourdit à gogo dans la perte de soi.

Elle avait pourtant réussi brillamment ses premiers examens à l'Ecole des Arts décoratifs, à Strasbourg, produisant déjà des oeuvres de génie, oeuvres qui furent balayées au niveau académique par sa crise de folie. Après l'H.P., elle poursuivit son détour existentiel. Les antipsychotiques lui ôtaient tout contrôle sur sa faim, ouvrant les vannes de la gueuletonnade, ce que bien sûr elle ne pouvait éponger avec l'argent qu'elle vendangeait, vu qu'elle avait faim six à huit fois par jour. Elle les arrêtait ainsi régulièrement, et redevenait alors anorexique. Ne pouvant travailler, se refusant à la prostitution, elle errait ça et là en traînant sa misère. S'il était dur pour un homme de vivre en clochard, il semblait mille fois plus dur à la jeune femme presque jeune fille de prendre le risque du viol chaque soir qui passait, et Olivia, Olive comme on l'appelait, était terrorisée, ravitaillant ainsi sa folie quand celle-ci faiblissait. Sa folie se nourrissait de tout, et se concentrait sur sa faim. Du haut de ses vingt ans, elle voulait rester maîtresse du peu de ce qui lui restait.

Elle avait entamé une sorte de Tour de France des hôpitaux psychiatriques, et elle venait de passer la cinquième étape : Nantes, où elle valdinguait régulièrement de l'H.P. au Jardin des Plantes. Le moment nantais était un moment particulièrement âpre et difficile à surmonter. Elle avait eu vingt ans quelques mois auparavant, et traversait sa deuxième crise décennale : elle faisait le point et défaisait tout sans cesse, roulant et déroulant ses noeuds existentiels, se plongeant tout entière dans l'horreur de sa petite vie de clocharde provinciale, anorexique et alcoolique, étiquettée tour à tour "maniaco-dépressive" et "schizophrène, génie en éclosion et partant à toute vapeur, toutes voiles dehors, le mât écrasé, le gouvernail affolé et infatigable. Cette Route du Rhum infernale la faisait parfois ployer sous le vent du soir et du jour, sous le ressac de vagues atroces tant elles contenaient de vérités et de sous-entendus, ces liminaires propositions et affirmations, sous le déferlement multiforme d'idées et d'intuitions, qui toutes la faisaient plonger dans une agitation bourrée de failles, par lesquelles se glissait parfois la vérité du monde. La réalité, Olivia dite Olive la recentrait sur sa propre faim, la cultivant sans cesse, l'abreuvant monumentalement, comme si elle cousait et recousait et redécousait une blessure, une ouverture, une cicatrice de son être, parcourue d'agrafes souples et mobiles, un fil de chirurgie qui ne se lasserait pas de ne pas partir, un cordon ombilical qui ne cèderait pas. Olivia jonglait avec sa faim, elle la manipulait comme on manipule un animal de laboratoire, elle voulait y trouver quelque chose qui lui révèlerait autre chose, le dur contact avec la réalité, cette res extensa qui lui révèlerait la nature peut-être première du monde, ce monde sur lequel pour l'instant elle n'avait aucune prise, sinon celle de la faim. Cette faim sans fin était comme un désert qu'elle s'imposait de traverser, seule dans sa folie et sa sagesse infime et perlant entre les interstices des murs invisibles et pourtant palpables de la folie, cette faim était comme un mur à escalader, un mur laid et dur comme le monde, ce désert était aride et jaune comme devait l'être son estomac, plein des dunes petites ou gigantesques et ensablées de ses rêves. Olivia recherchait la faim - Olive crevait la dalle. Olivia recherchait des états-limite, Olive se bourrait la gueule pour oublier le cheminement et la faim qui la tenaillait, ce dessèchement qui lui faisait mal, et buvait un tord-boyau l'évanouissant en pépites de soie qui flottaient dans l'air, et crépitaient au contact des éthers...

Olivia mendiait. Elle attendait. Elle buvait. Elle se promenait. Olive souffrait. Pourtant, quelque part en elle, quelque chose voulait continuer de créer. Se remettre à sculpter : cette destination lui semblait lointaine, voire inatteignable, quand elle se retrouvait là à mendier bêtement, en animal humain qu'elle était devenue, en sous-homme total, en folle de la rue, dans l'une de ces petites villes de province en passant par Paris. Mais elle y pensait parfois, comme à une sphère supérieure qui ne lui semblerait visible qu'une fois traversée d'un haut rayon de soleil, parfois, mais parfois seulement, aussi son existence était-elle un véritable enfer. Torturée par la faim, comme si cette torture avait un but final - l'extraction de soi par soi -, comme si toute torture se justifiait ( cet impensable lui effleurait souvent l'esprit) et comportait avec elle une horrible nécessité, elle errait, elle vagabondait, prise parfois de déambulations frénétiques ou alors tout simplement paisibles. La paix s'installait parfois en elle, durant quelques instants. Il lui fallait suivre ce chemin, mais elle ne savait comment faire. Dieu s'offrait à elle de temps en temps, mais elle ne savait saisir pour le moment les bras qui se tendaient vers elle.

De plus en plus, pourtant, et alors que le printemps refleurissait, des rais de lumière traversaient la nuit sombre du ressac, la transformant presque en un jour encore lointain.

Elle avait faim. Pire qu'un tord-boyau, la faim lui rétrécissait l'estomac, lui tordant les intestins en tous sens, distillant une sensation de rétrécissement de son être stomacal, en même temps qu'elle lui insufflait une sensation d'amplification de son être total. Tout son être physique se recroquevillait dans son estomac et ses intestins malmenés, ne devenant plus qu'une faim vivante, une faim sur pattes. Tout se dévidait en elle, pour se diriger vers la contraction de son estomac, son canal gastrique, qui la menait droit vers une seule obsession : manger. Mais, comme le masochiste repousse sans cesse la jouissance en se faisant souffrir toujours plus et toujours plus encore, elle repoussait, malgré l'aide des autres pauvres gens, le moment de manger, de combler l'attente. Elle avait faim de Dieu, mais elle ne le savait pas encore, en bon génie non éclos, et qui n'avait pas encore déroulé ses manufactures au monde, et à la bonté des autres.

Parfois, elle faisait des petites sculptures avec les billets que de gentils donateurs lui donnaient, et s'amusait comme une enfant. Elles se défaisaient avec le vent, ou alors elle devait les ranger quand venait la pluie. Soufflait alors un drôle d'esprit du réel, un esprit de la matière qui se transmutait. La petite, ce génie, était catapultée hors du monde et pourtant en son sein, ce qui la faisait énormément souffrir... L'espèce d'ascèse qu'elle s'infligeait la menait pourtant, de loin en loin, de part en part de la planète Terre, jusqu'à une lumière indéfinie. Ses mains reproduisaient le réel, avec un souffle de gloire, et jouaient avec la matière... Elle se souvenait des sculptures qu'elle avait faites durant ces douze dernières années – celles–là mêmes qui étaient enfermées quelque part, à double tour, par une clé magique, dans un cagibi ou un quelconque garde-meubles, quelque part en France, peut-être dans le Sud – et pleurait parfois, soulevée par l'émotion et le sentiment de la perte. Que lui fallait-il faire pour retrouver ces trésors perdus, ces morceaux d'elle-même dépareillés et éparpillés à travers le monde ?

Cet adorable génie était pourtant de plus en plus tenté par l'appel des passants, celles et ceux qui voulaient de plus en plus l'aider, attendris par sa défaite momentanée, apeurés par son malheur énorme. C'était signe que la part raisonnable de son âme s'éveillait, ou se réveillait encore, et qu'il fallait pallier ses manques.

Au grand étonnement de ses ami-e-s clochard-e-s, et de ses ami-e-s qui participaient plus ou moins bien au fonctionnement de la société, elle cumulait l'argent récolté sur trois à quatre semaines de mendicité, et allait gueuletonner gaiement dans un des grands hôtels ou grands restaurants de la ville. Cet astre des montagnes russes rigolait sur la pente, et poursuivait son chemin sur les vallons de la raison.

Cette pauvresse radicale avait en effet un goût infini pour le luxe : elle aimait naturellement ce qu'il y avait de meilleur, le goûtait, l'appréciait, mais s'en imbibait aussi et n'avait aucunement le sens de la mesure. Il était heureux en quelque sorte, en tous cas pour le moment et aux yeux de certain-e-s, qu'elle trouvât dans l'état de clochardise le garde-fou de ses instincts de luxe, de ce déversement incontrôlé d'une immense joie de vivre. Ce double mouvement, entre plongée volontaire dans la faim, irruption dans l'anorexie mentale, jusqu'à en tomber par terre dans la rue, et gueuletonnage absolu et de haute volée, assise dans de moelleux fauteuils club en cuir bien souple et doux comme de la chair, se retrouvait dans celui qui avait lieu entre sa lutte suicidaire et son pur désir de création : il lui fallait pour le moment cette multiple succession de pôles doubles, ne pouvant pour l'instant supporter les appels éblouissants de la déité qui nous contrôle tous, et nous laisse pourtant infiniment libres... Cette structure bipolaire était en attente de divin, et Olive jouait, telle un petit démiurge, entre la faim et les rêves de vie, par l'intermédiaire de la matière qui s'échappait, ou se remémorait à son esprit...

Elle aurait voulu s'ôter elle-même les intestins et l'estomac, afin de ne devenir plus qu'esprit, mais alors la nécessité de la matière à sculpter se rappelait à elle, et elle tombait à elle-même dans la confusion.

Heureusement, il y avait l'amour des autres, qui surélevait la bassesse, la méchanceté ou la mesquinerie des uns ( lorsque l'un tapait d'un coup de pied dans son pauvre chapeau amolli par le froid et la pluie, et qui attendait vainement, ou était rempli de pièces presque dorées à moins qu'elles ne fussent de bronze, ou que l'autre tentait de la violenter sexuellement, lorsque l'on lui disait ou carrément gueulait d'aller se trouver un travail ou de retourner chez ses parents – ces brutalités-là lui fendaient toujours le coeur ), et qui l'emportait dans un ailleurs qu'elle avait peine à retrouver. Elle savait qu'il lui restait à faire des sculptures spirituelles, et que seuls les autres pouvaient l'aider. Elle allait trop profondément en elle-même, en haut, en bas, en large et en travers, pour pouvoir s'aider elle-même, et elle avait besoin de bras pour la tirer hors du désespoir. L'homme, la femme sont des intermédiaires du divin, et elle en était encore à un besoin de médiations. Pouvait-elle, étant une intermédiaire, avoir accès à l'absolu, et comment ? Ces questions se faisaient jour en elle, mais elle ne savait encore comment y répondre, et prenait malgré elle le parti de la matière. Matière absente, matière présente, elle continuait son chemin, sa drôle d'ascèse, son épidermique absence ou manque, son ondulation à travers les fous, son meilleur chemin vers l'absolu.

Peut-être y avait-il dans cette faim-là une obsession fondamentale à recréer, une création et recréation à perpétuer sans cesse, un cheminement vers le centre de la Terre, en son noyau le plus brûlant et le plus mortifère, mais aussi, en cette structuration bipolaire encore, cette balance de la justice qui nous gouverne nous,  vers le ciel immense, ses étoiles et le noir sans fin ouvert à tous, et à toutes les possibilités.

Mais elle était un être humain, aussi géniale fût-elle, et son chemin devait trouver sa résolution.

L'alcool engluait ses malheurs, et cette addiction – car elle était prête à boire de tout, même le plus ignoble breuvage - , si elle sauvait sa vie quotidienne, lui rendait l'existence impossible. Elle buvait avec ses compagnes et compagnons d'inchambrée, autour d'un feu, parfois, l'hiver. Au creux de ce tonneau brûlait l'enfer, les tortures, l'ignominie, et illes trinquaient sans vergogne, avec joie, la veille de Noël, mais avec une drôle de peur, la veille du Nouvel An.

C'est lors du deuxième Nouvel An passé dans la rue qu'Olivia commença à réfléchir, se parlant à elle-même, à son soi le plus raisonnable et à sa sensibilité la plus fraîche, découvrant les abords d'un autre rivage. Elle terminait alors, en ce jour de fête, un monstrueux verre d'une vodka inconnue, sinon des plus pauvres. C'était son troisième verre de la sorte, et le champ de sa conscience était complètement modifié, la propulsant sur des vagues bizarres, mais fertiles, car la raison y pointait. Sur ce roulis, elle dégringolait mais se rattrapait à chaque fois, comme portée par un moulin à eau. La vodka infâme mais efficace se confondit avec une eau médicale, un éther rebutant qui lui porta sur l'estomac, qu'elle avait vide, bien évidemment. Elle dégobilla sur un pan de neige intacte, et ce dégobillage lui fit prendre conscience de l'horreur qui s'était développée en elle et hors d'elle ces deux années passées. Elle sut, par ce vomissement ultime, qu'il lui fallait se débarrasser de cet alien épouvantable qu'était devenue sa vie...

Avec l'alcool, elle se sentait monter sur un petit nuage, mais le dégobillage lui apprit autre chose : cette matière verte et légère, visqueuse par endroits et aqueuse à d'autres, extrêmement douloureuse sur son passage, lui rappela enfin qu'il fallait manger, et ce, normalement, de façon à atténuer sa folie. L'alcool la faisait glisser et planer sur tout, floutant les contours des choses et des êtres, l'entourant en quelque sorte d'un nimbe par lequel la vie se faisait plus douce, et la réalité, cette planche de bois pleine d'épines, moins dure au toucher, à la palpation des anges. Par l'alcool, elle revivait, et cette revivescence la faisait accéder à un monde aux entournures moins carrées, aux lignes moins brisées, aux coins moins mortels, bien que toujours elle recherchât la mort dans son aspect le plus radical, c'est-à-dire le plus bienfaisant, celui de coupure - de cran d'arrêt - du flux de la souffrance qui toujours montait, s'élevait et s'abattait sur elle, s'ébattant presque comme une jouissance abjecte, et qu'il fallait éliminer, mais qui lui était imposée par la vie, par sa constitution peut-être, par son esprit fin mais trop pataud pour se débrouiller toute seule dans la société. Cette revivescence alcoolisée la menait aussi loin que son esprit en défaite le lui permettait, lui allouant ainsi un curieux espace de liberté, ouvert comme une steppe à un troupeau de bisons en furie. Parfois, pourtant, elle se calmait, et, en ce jour de dégobillage, elle fut aussi calme que possible, et eut proprement une intuition de génie : elle allait normaliser sa vie, pour laisser libre cours à sa folie dans l'art. Sculpter allait être son dégorgement existentiel, comme une éjaculation divine qui n'en finirait pas, mais cette éjaculation se devait d'être contenue par une vibration ultime, celle du soubresaut de la raison en elle.

Elle dut faire un choix parmi ses ami-e-s, et se rapprocha alors d'Isidore, un ex-étudiant en histoire, qui n'arrivait pas à s'en sortir. C'était comme si le pauvre attendait impatiemment, et bientôt tranquillement, la mort qui le délivrerait de toute cette souffrance. Il désespérait de la vie depuis la fin de son amour déçu pour une certaine Syrielle, il y avait de cela une année entière. Cela faisait quelques mois, déjà, qu'Olive et lui s'était rencontré-e-s, sous un pont qu'illes partageaient avec d'autres gens et filles du même âge qu'elleux, ou presque. Isidore n'avait pas terminé sa troisième année d'histoire ; son deuil vénusien l'avait englouti. Et il tomba, peu à peu, indice par indice, signe par signe, amoureux d'Olivia.

Isidore et Olivia, qui étaient amis avant de devenir amants, se mirent d'accord sur une chose : désormais, Olivia devrait manger tous les jours, et essayer d'atteindre la ligne d'horizon que constituait l'assouvissement de la faim en sa plus grande régularité. Isidore aida Olivia, et, de plus en plus, illes partagèrent le même pain, le même sandwich, ou la même assiette les jours de fête, et même, la même bouteille d'eau, parce qu'illes ne buvaient plus d'alcool. Olivia avait décidé de ne plus boire après le dégobillage, et avait passé trois semaines dans un centre de désintoxication, où elle avait pu d'ailleurs manger plutôt sainement. Isidore, quant à lui, avait trouvé que l'alcool atténuait les sensations de froid, mais il s'était bien vite rendu compte que cette atténuation n'était que momentanée, et vous précipitait ensuite sur des vagues gelées ou vous glissiez comme un pauvre lutin sans famille, atterrissant sur une banquise cadavérique et bleue comme une citrouille. Il s'était donc arrêté de boire, un peu avant Olivia. Isidore n'était pas encore trop dérangé en arrivant dans la rue, mais la rue devait le faire basculer dans la folie la plus totale.

Isidore rééduqua, tant il aimait le corps qui l'entourait, l'appétit d'Olivia. Il n'avait que deux ans de plus qu'elle. Il se comportait presque en frère nourricier, et ce soin de quelques mois convainquirent Olive d'accepter son amour, avant, disait-il, qu'illes ne se séparent, qu'elle ne remonte dans le flux de la vie, et qu'il ne meure. La souffrance lui donnait – ou révélait – les dons d'un médium trop tourmenté pour en faire des milliards de pièces dorées. Il puisa dans la courbure de cet approfondissement la force et la fraîcheur d'un amour nouveau, un amour topique, un amour héroïque et pourtant déjà dispersé, alors que nous le racontons, comme des grains de pollen de par le vent, car c'est un amour des tout-e-s petit-e-s pauvre-sse-s et des génies enfoui-e-s...

Olive, compagne d'Isidore, mangea. Elle était moins amoureuse d'Isidore que lui ne l'était d'elle, mais elle était consciente du réseau de ces attachements et de tout ce qu'il y avait autour, et cela lui faisait du bien. Isidore expirait sa jeune vie aux côtés d'Olivia, et il en était heureux, quelque part, en ce souffle de vie quasi sacrificiel.

Isidore et Olivia mendiaient chacun de leur côté, pas loin l'un de l'autre. Au fur et à mesure qu'Olivia mangeait, elle revivait, reprenant en quelque sorte forme humaine sur leur arrière-fond d'aliénés. Responsable, agent ou facteur de cette réhumanisation, Isidore Ladoucey souriait. Illes décidèrent tou-t-e-s les deux de réintégrer une vie décente, du bon côté de la marge, en même temps qu'Isidore fomentait sa demande en mariage. Olivia accepta de se marier avec lui, un jour de délire savamment masqué par un bon fond de teint, et l'épousa dans un temple iconoclaste, un matin de mai 2009.

Le doux Isidore lui transmit un nouveau goût de la chair, et la remit d'aplomb pour toujours. Le "pour toujours" a un goût d'éternité, quand on a vingt ans. C'était ce goût-là qu'Olive, la douce Olive, retrouvait désormais dans la fraîche nourriture qu'elle absorbait. Après leur mariage, illes étaient parti-e-s vivre au bord de l'Océan, remontant progressivement le long de la côte bretonne, mendiant de moins en moins et travaillant de plus en plus, hébergé-e-s parfois par de bonnes gens, ou dormant dans leurs petites affaires, le long de la plage, dans le sable ou sous les ponts, ces curieux lieux de passages sans fin. Leurs contours étaient de plus en plus nets.

Mais Olivia quitta Isidore à la fin de l'été, promise à d'autres destinations qu'Isidore ne pouvait aborder avec elle. Après un ultime et court séjour en psychiatrie, et la reprise de médicaments dont elle divisa le nombre par deux à sa sortie – toujours cette histoire de faim, mais pas seulement : les médicaments la transformaient en loque, et elle ne pouvait le supporter, pas à ce moment-là de sa vie -, elle s'était mise à vendre sur les marchés de petites figurines qu'elle fabriquait le soir, entre le tomber du soleil et la nuit la plus englobante, illuminée ça et là de petites étoiles.

Isidore et Olivia ne divorçèrent jamais. Le petit Ladoucey mourut de froid dans la rue, au bout d'une nuit de début décembre 2009, seul, sous un pont, et quelques couvertures qui n'avaient pas suffi.

La mort de son époux devait affecter Olive, mais celle-ci devait la prendre comme l'occasion d'une transmutation de plus, alors qu'elle traversait un passage déterminant de son existence. Isidore avait pu transformer en or une partie d'Olivia, elle put s'y raccrocher, même une fois qu'elle l'eut quitté, même une fois qu'Isidore fut décédé.

Elle devint veuve, mais sa vie, cheminée par toutes ces transmutations, prit l'apparence d'une véritable corne d'abondance. Une colonne de lumière redressa son dos qu'elle avait eu voûté par la vie.

Ses mains revigorées portaient à elle de la nourriture, et caressèrent et créèrent de nouveau. Nourrie de toutes parts – elle réussit à vendre pour un certain prix la première oeuvre qu'elle fabriqua, une fois revivifiée par Isidore, au début de l'été de cette année-là -, elle se rendait compte que les autres constituaient les frontières de son être, c'est-à-dire des zones d'ouverture, qui menaient toujours à autre chose, comme des dominos qui tomberaient l'un sur l'autre, ouvrant ainsi le chemin à la rapidité de son génie, dans un amour toujours infini, et menaient à la grâce. Elle ne devenait elle-même qu'au contact des autres. Sinon, elle était comme une immensité qui se déployait et avait choisi pour canal la modulation de la matière, le modelage de la terre, la sculpture fine, élaguée et épurée, propulsée dans toutes les longueurs d'ondes présentes à l'air. Si ces sculptures étaient de plus en plus immenses, elle ne pouvait de toutes les façons que les proposer au monde. Heureusement, on reconnut son génie assez tôt, et elle se mit à gagner de plus en plus d'argent.

L'alcool était là, parfois, doré comme un regard divin sur l'ombre de l'univers, ou argenté comme le liseré d'une piste de neige scintillante ; elle se parfumait aux odeurs d'un soleil successivement rouge et jaune, flottant dans l'eau, enrobé de gaze et d'un flou protecteur.

Durant toute cette décade, sa sculpture, son amour et ses détestations constituèrent son rapport nécessaire au monde des êtres humains. Que ne suis-je une présence totalement immédiate, non médiatisée et non médiatisable, célébrant ainsi la Gloire de Dieu !  s'exclamait-elle, à l'approche de la trentaine, son for intérieur. Pourquoi se médiatiser ? se demandait-elle de plus en plus. C'est que l'être humain est une zone d'espace-temps, un réseau ambulant de médiations ; l'être humain est conciliation. La question de la mort et du suicide l'effleurait toujours, bien qu'elle fût heureuse de sa vie – et ce, quoi que parfois soucieuse, blessée ou agacée par la stupidité et la méchanceté de certains autres.

Le mal, toujours le mal... Il la ramenait du côté des basses terres, de la lymphe maligne, celle qui vous empoisonne le sang ou, atteignant vos poumons, vous empêche de respirer en engloutissant vos bronches... Toujours il y avait cette concaténation de niveaux de vibrations, de sphères individuelles ou collectives...

Elle regardait, un soir de soleil couchant, alors que le printemps se transformait en été, le long de quelques jours frais et éblouissants, d'un nuage rose à un nuage abricot, les terres, l'eau, le ciel qui se déployaient devant elle, tandis qu'elle était debout, vêtue comme une dame, à la fenêtre de  sa demeure logérienne.

Elle pensait paisiblement à sa mort.

Cet esprit universel voulait voir le cadavre de son corps incinéré, à la fois pour prendre le moins de place, dans le monde et au monde, et pour se répandre à travers lui. Olive voulait que ses cendres soient jetées dans l'Océan Pacifique, où elle avait ses îles sous le Vent, ses préférées : se mélanger à l'élément liquide en sa quasi-infinité était le plus doux de ses souhaits ; il ne lui restait plus qu'à fixer le moment du départ, et elle attendait, en créant toujours...

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/juin 2010 -janeiro/junho 2010