labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/juin 2010 -janeiro/junho 2010

Quel pouvoir pour les résidentes?

Le quotidien des femmes âgées en milieu d’hébergement

Maryse Soulières et Michèle Charpentier

 

Résumé:

Dans le système québécois, plusieurs mécanismes ont été mis en place afin de favoriser le respect des droits des personnes résidentes en leur fournissant la possibilité de dénoncer des situations problématiques : accompagnement par les comités de résidents, commissaires aux plaintes, inspecteurs des agences de la santé et des services sociaux, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, etc. Sans remettre en question la pertinence de ces instances, nous avons constaté que, nonobstant le statut privé ou public du milieu, les résidentes ne s’y réfèrent que très rarement. En vérité, le problème que nos résultats soulèvent, ce n’est pas le manque de recours en cas de situation problématique mais bien le fait que les mécanismes existants ne sont pas adaptés à la réalité des résidentes. Nous présentons ici les résultats d’un volet d’une recherche s’intéressant aux droits et à l’empowerment des personnes âgées (hommes et femmes) résidant dans différents milieux d’hébergement. Adoptant un cadre théorique féministe, ce volet s’est attardé aux stratégies d’empowerment développées par les femmes de l’échantillon, âgées de 74 à 98 ans.

Au cours des dernières années, la préoccupation sociale pour le bien-être des personnes âgées qui demeurent en milieu d’hébergement se fait plus pressante, alimentée par les nombreux scandales rapportés avec grand fracas par les médias. Les images sont fortes et marquent l’imaginaire collectif : un vieillard se fait traîner par le bras par une préposée brusque; une dame souffrant de la maladie d’Alzheimer échappe à la surveillance – peut-être indifférente? – du personnel et est retrouvée  dehors sans vie après une longue errance en hiver; des lieux insalubres, de la nourriture avariée, des joues creuses...  Des histoires sordides qui ont soulevé, à juste titre, l’indignation et la colère dans la population québécoise. Déjà depuis les années 1980, avec le mouvement de désinstitutionnalisation, les politiques et les discours gouvernementaux s’étaient teintés d’une idéalisation du domicile, associant implicitement l’entrée en milieu d’hébergement à un échec : celui de la communauté, de la famille et, ultimement, de la personne âgée elle-même. Aujourd’hui, ce sentiment d’échec est amplifié par les images extrêmement négatives qui sont véhiculées au sujet des milieux d’hébergement (Bickerstaff, 2003), perçus comme des  «univers inconnus» et des  «espaces clos» (Puijalon et Trincaz, 2000 : 175 et 227), où les gens âgés se retrouvent à la merci du personnel.

Mais au-delà de ces images chocs et de ces idées préconçues, que savons-nous de la réalité quotidienne des milieux d’hébergement? Que s’y passe-t-il qui n’est pas rapporté avec autant de zèle par les médias? D’abord, le fait que les milieux d’hébergement sont des univers de femmes : celui des femmes âgées qui y demeurent et celui des femmes plus jeunes qui y travaillent, dans des conditions souvent peu enviables. Un univers où des résidentes âgées, vulnérables de par leurs pertes physiques ou cognitives, dépendent du personnel pour obtenir les soins et les services dont elles ont besoin chaque jour. Force est d’admettre, dans ce contexte, que les relations de pouvoir jouent en défaveur des aînées. Faut-il en conclure que celles-ci ne sont que dépendance, passivité et vulnérabilité? Doit-on en déduire qu’en milieu d’hébergement, la diversité des trajectoires de vie et des personnalités se fonde invariablement en un seul et même  «modèle» de résidente, victime sans voix, sans ressources et sans pouvoir? Au-delà des préjugés et des fausses croyances, comment ces résidentes âgées vivent-elles leur rapport au pouvoir et quelles sont les stratégies qu’elles privilégient pour l’exercer?

Nous présentons ici les résultats d’un volet d’une recherche s’intéressant aux droits et à l’empowerment des personnes âgées (hommes et femmes) résidant dans différents milieux d’hébergement. Adoptant un cadre théorique féministe, ce volet s’est attardé aux stratégies d’empowerment développées par les femmes de l’échantillon, âgées de 74 à 98 ans. Après un bref rappel historique des politiques québécoises entourant les milieux d’hébergement pour les personnes âgées ainsi qu’une présentation succincte du cadre théorique et de la méthodologie de recherche, les témoignages de ces citoyennes âgées seront analysés. Levant le voile sur leur quotidien, qu’elles situent en continuité avec les rôles sociaux féminins endossés tout au cours de leur vie, les participantes laissent entrevoir une conception renouvelée de l’empowerment et nous amènent à réfléchir, comme chercheures et comme féministes, au renouvellement des pratiques d'intervention, conçues en termes de véritables leviers d’empowerment pour ces citoyennes âgées.

Privatisation de l’hébergement et vulnérabilité des clientèles

Au cours des années 1990, la prise en charge publique des personnes âgées dépendantes a été révisée en profondeur : poursuivant le changement de paradigme amorcé durant la décennie précédente, l’accent a été mis sur le maintien à domicile et on a alors assisté à un fort mouvement de désinstitutionnalisation. Tout le réseau public de soutien aux personnes en perte d’autonomie mise depuis sur les services à domicile  «le plus longtemps possible», avec pour corollaire implicite le soutien actif des proches, en grande majorité des femmes. Présenté comme dernier recours, l’accès à l’hébergement permanent dans une institution publique est restreint et l'attente pour une place se prolonge souvent jusqu'à une douzaine de mois. Les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) sont réservés aux personnes qui présentent une perte d’autonomie très sévère (plus de 2,5 heures-soins par jour); quant aux ressources publiques qui s’adressent aux personnes dont la perte d’autonomie est moins importante, soit les ressources intermédiaires (RI) et les ressources de type familial (RTF), leur capacité d’accueil est largement en deçà des besoins actuels de la population âgée[1].

Venant prendre le relais de ce système public qui, de toute évidence, n’arrive plus à combler les besoins d’hébergement des personnes vieillissantes, les résidences privées ont connu un développement accéléré. Pour la plupart soumises à des réglementations minimales, ces ressources privées accueillaient en 2007 plus de 87 000 personnes âgées au Québec (dont 70 000 avaient 75 ans et plus)[2], par rapport à  environ de 46 000 dans les institutions publiques. La privatisation de l’hébergement pour les personnes en perte d'autonomie n’en est donc plus à l’étape du questionnement éthique ni même du débat social. Il s’agit d’une réalité incontournable, qui n'est d'ailleurs pas sans soulever l'inquiétude: comment encadrer et soutenir ces ressources, pour la grande majorité à but lucratif, afin d'assurer la qualité de vie, le bien-être et le respect du droit à des soins adéquats des personnes âgées vulnérables qui y demeurent?

 Car même si aux yeux de la loi ces ressources privées accueillent des personnes  «autonomes ou semi-autonomes», la réalité est tout autre. En effet, un dénominateur commun semble rallier toutes les ressources d’hébergement, au-delà de leur caractère privé ou public : l’alourdissement de la clientèle, en majorité composée de femmes dont la moyenne d’âge frôle les 80 ans. La prévalence des pertes d’autonomie, non seulement physiques mais aussi cognitives, est de plus en plus marquée. Malgré l’hétérogénéité de leur condition et de leur situation, les caractéristiques des résidentes témoignent de nombreux facteurs de vulnérabilité, liés d’abord à leur besoin de soins au quotidien (MSSS, 2003; Charpentier, 2002). S’ajoute une vulnérabilité économique entraînée par leur trajectoire de vie au sein d’une société patriarcale. Enfin, l'avancée en âge s'accompagne généralement d'un effritement progressif du réseau social des personnes âgées et qui se solde par un risque élevé d’isolement. Dans ce contexte, certaines auteures en viennent à dire que le processus d'hébergement lui-même, en déracinant l’individu de son environnement physique et social, contribue à la vulnérabilité des aînées et dilue leur pouvoir (Schuster, 1996; Willcocks et coll., 1987).

Une perspective féministe sur l'empowerment

Dans ce contexte, l'étude  du pouvoir exercé par les résidentes dans leur quotidien nous est apparue des plus pertinente. Nous avons choisi d’adopter une perspective féministe en gérontologie, deux champs disciplinaires qui partagent de nombreux objectifs communs : la reconnaissance de la valeur intrinsèque des individus, le droit à un traitement égalitaire en tant qu’être humain à part entière, de même que le soutien au processus d’empowerment (Garner, 1999). Force est de constater que les facteurs structuraux de notre société patriarcale ont influencé la trajectoire de vie des femmes, incluant leur rapport au marché du travail et leur rôle au sein de la famille et, donc, de façon plus générale, leur rapport au pouvoir. Cela ne peut qu’avoir des impacts réels sur leur vie au grand âge, non seulement sur leur statut socio-économique mais aussi, par extension, sur leur santé et leur milieu de vie (Hooyman, 1999). La théorie féministe permet de saisir comment l’expérience des femmes âgées a été interprétée selon des modèles théoriques androcentriques, avec pour conséquence le camouflage des impacts de la double discrimination âge/sexe (Sullivan, 2003).

Parallèlement à cette critique macrosociale, le féminisme reconnaît l’importance et la validité du vécu des femmes, notamment à partir du concept d' «expérience», qui suppose que  «les individus qui vivent quotidiennement les conséquences du fait d’appartenir à un groupe social particulier sont les experts par rapport à ce qu’ils vivent» (Neysmith, 1995 : 108, notre traduction). Rejoignant les préoccupations des théories constructivistes et interactionnistes, l'objectif devient donc de permettre aux femmes âgées de se dire et de se définir elles-mêmes. À la suite de Hazan (1994), nous réaffirmons la nécessité d’écouter les personnes âgées elles-mêmes :  «nous devons, si nous espérons comprendre leurs actions, examiner leur réalité et non nos théories» (Hazan, 1994 : 95, notre traduction).

C'est donc à partir de ces assises théoriques féministes que nous avons développé une conceptualisation de l'empowerment qui puisse rendre compte du rapport au pouvoir qu'ont développé des femmes âgées en perte d'autonomie. Ce terme est apparu vers la fin des années 1970 dans le cadre d’approches dénonçant les structures sociales et visant l’amélioration des conditions de vie des populations marginalisées (Damant et coll., 2001); diverses traductions en français (reprise de pouvoir, autonomisation, pouvoir d’agir) s’ajoutent aujourd'hui aux multiples définitions parfois contradictoires proposées par différents auteurs.

De façon générale cependant, l’empowerment est compris comme étant un processus qui vise à développer ou à renforcer l’autonomie décisionnelle des individus et des groupes exclus ou marginalisés. Il s’agit du processus par lequel l’individu devient capable d’influencer l’aménagement et le cours de sa vie en prenant les décisions qui le concernent directement ou concernent sa communauté (Guttierez, 1992). L'empowerment permet des réflexions et des interventions des plus intéressantes auprès des femmes âgées hébergées, à condition de faire l’objet d’une conceptualisation réfléchie qui tienne compte des particularités de cette clientèle en perte d'autonomie. Il s’agit d’élaborer une conception qui évite les dichotomies usuelles entre le pouvoir et la dépendance (Morell, 2003) et qui soit en mesure de refléter les stratégies d’empowerment improvisées par les résidentes dans leur quotidien ; de construire une définition du pouvoir qui ne soit pas nécessairement synonyme d’indépendance, mais qui reflète plutôt la possibilité de faire des choix et de les faire respecter. En ce sens, la définition suivante du pouvoir nous apparaît inspirante :  «Le pouvoir, c’est la capacité d’agir ou de ne pas agir sans crainte des conséquences, quelle que soit la solution retenue» (Micheline de Sève, 1988 dans Lemay, 2001 : 27). Pour une femme très âgée vivant en milieu d’hébergement, comment se transpose le pouvoir dans son quotidien ? Quelle signification revêt-il et de quelle façon veut-elle l’exercer?

Méthodologie : le témoignage des résidentes âgées

Afin de saisir cette construction très subjective de leur pouvoir d’agir au quotidien, une méthodologie qualitative prenant appui sur des entretiens en face-à-face a été privilégiée. Le recrutement a été réalisé par l’intermédiaire des milieux d’hébergement, sélectionnés de façon à refléter leur diversité. La collaboration des responsables étant essentielle pour diminuer les risques de représailles envers les participantes, les premiers contacts ont été faits auprès des gestionnaires à qui l’on a demandé d’identifier les personnes de 65 ans et plus en mesure de participer à l’étude, tant physiquement que cognitivement. Parmi cette liste, les personnes ont été choisies en fonction de la théorie des cas contraires de façon à obtenir un échantillon diversifié (âge, origine ethnique, niveau d’autonomie, durée de séjour). L’échantillon final est ainsi constitué de 13 femmes âgées de 74 à 98 ans, vivant en résidence privée, en CHSLD (public et privé) ou dans une ressource intermédiaire, la majorité d’entre elles demeurant depuis plus de 3 ans dans ce milieu d’hébergement et présentant des pertes d’autonomie de légères à sévères. Chacune de ces résidentes a été rencontrée à deux reprises, notamment pour permettre la familiarisation avec les procédures de la recherche ainsi que le développement d’un lien de confiance. Quatre femmes ayant préféré ne pas réaliser la deuxième rencontre, les données présentées se basent sur un total de 22 entrevues semi-directives.

La première entrevue portait sur leur trajectoire de vie, les circonstances ayant entouré leur arrivée en milieu d’hébergement, ainsi que leur emploi du temps actuel; la deuxième entrevue abordait la question de l’exercice de leurs droits au quotidien ainsi que leurs stratégies d’empowerment. Au besoin, des scénarios étaient proposés aux participantes. Par exemple :  «disons qu’une préposée vous aide à prendre votre bain, mais qu’elle laisse la porte de la salle de bain ouverte, est-ce que c’est quelque chose qui vous est déjà arrivé? Que feriez-vous dans une situation pareille?». La richesse des témoignages ainsi recueillis auprès des résidentes nous permet d’appréhender leur quotidien sous un jour nouveau[3]. Recadrant leur témoignage à la lumière de leur trajectoire de vie, les participantes ont levé le voile sur leur réalité quotidienne en milieu d’hébergement.

Des vies marquées par les rôles sociaux traditionnels d'aidante et de mère

Les participantes à cette étude ne sont pas que des  «résidentes» : elles sont d’abord et avant tout des femmes qui ont accumulé une très grande expérience de vie. Pour la plupart nées au cours des années 1920, elles ont assisté à des changements sociaux majeurs : elles ont traversé la grande crise économique des années 1930, elles ont vu leur conjoint partir à la guerre, elles ont assisté à la laïcisation progressive de la société québécoise. En outre, elles ont grandi à une époque où les droits des femmes, en tant qu’individus et citoyennes, étaient brimés. Elles ont vécu, et parfois participé activement, à la naissance du mouvement féministe au Québec. Toutes ces années de vie et de lutte, pendant lesquelles ces femmes ont développé des stratégies pour améliorer leurs conditions de vie, sont essentielles pour saisir pleinement leur rapport actuel au pouvoir dans leur quotidien en milieu d’hébergement.

Au cours de nos entretiens, les résidentes ont d’ailleurs longuement parlé de leur passé. Leur discours témoigne de l’importance des rôles sociaux traditionnellement dévolus aux femmes, principalement ceux d’aidante et de mère. Dans la société où elles ont évolué, le  caring  était considéré comme un domaine  «naturellement» féminin et il se trouve encore aujourd’hui à la base de la construction identitaire d’une majorité de femmes âgées (MacRae, 1995). C’est souvent sans remise en question que la majorité des participantes ont intégré cette vision de leur rôle d’aidante, et ce, dès leur plus jeune âge.

À quatre ans, mes grands-parents, mes oncles et deux de nous autres, on a eu la grippe espagnole. Ils étaient tous dans le lit, pas capables de bouger. Je montais sur la table, ils me disaient «ouvre la porte d’armoire, prend telle bouteille». En fin de compte, c’est moi qui les ai soignés!» (Mme Arsenault, 89 ans)

Ainsi, près de la moitié des femmes ont au cours de leur vie endossé des responsabilités d’aidante, que ce soit auprès de membres de leur famille ou encore d’amis. Au-delà de responsabilités sporadiques assumées temporairement, le rôle d’aidante s’inscrit pour la plupart dans une vision du monde où l’entraide, la solidarité et surtout l’abnégation sont centrales et semblent  «aller de soi» pour les femmes :  «On aurait dit que c’était dans moi, qu’il fallait que j’aide» (Mme Arsenault, 89 ans).  C’est ainsi que le rôle d’aidante a eu un impact majeur chez certaines participantes, qui en sont venues à modeler leur vie et leur avenir autour de cette fonction sociale qui les définissait parfois presque entièrement.

Je ne me suis pas mariée, par contre j’ai eu soin de mes parents qui étaient malades. Je ne suis jamais sortie, alors je ne me suis pas mariée… Ma mère a été malade longtemps, quatrse à cinq ans… Ma mère, puis mon père, puis mon frère après… Puis après ça, je me suis retrouvée toute seule et là, c’est moi qui suis tombée malade.  (Mme Laberge, 74 ans)

Se situant généralement en continuité avec ce rôle d’aidante, celui de mère s’impose dans la vie des participantes. Leurs enfants ainsi que leurs petits-enfants, avec qui la plupart entretiennent des contacts fréquents, sont très présents dans leur discours et elles en parlent avec beaucoup de fierté. On comprend cependant, à travers le récit de leur vie, que pour ces femmes l’importance de leur rôle de mère ne découle pas seulement de la fierté qu’elles en retirent mais aussi, paradoxalement, des épreuves qu’il leur a imposées. Chez certaines, ce sont des naissances difficiles (fausses couches, enfants mort-nés); pour d’autres, les difficultés sont survenues lors du décès de leur conjoint qui, en plus de les laisser en deuil, leur a laissé la charge de la famille. Pour la majorité des participantes, la conjugaison du rôle de mère – présenté la plupart du temps comme leur rôle principal – et celui de travailleuse n’a pas été aisée. La vaste majorité d'entre elles ont occupé, à un moment de leur vie, un emploi rémunéré, le plus souvent à temps partiel dans un domaine lié à la vente ou en manufacture, mais le mariage a signifié pour plusieurs l’abandon du marché du travail :  «Mon mari ne voulait pas que je travaille. Il trouvait que j’avais assez d’ouvrage à la maison» (Mme Beauchamp, 87 ans).

À contre-courant des pressions sociales, certaines femmes, qui se décrivent d’ailleurs comme des personnes fonceuses au caractère fort, ont réussi à faire carrière dans des domaines peu conventionnels. Leur discours est empreint de fierté et elles parlent de leur éducation et de leur carrière comme d’une victoire.

J’avais un bon poste. Une compagnie suédoise, s’il vous plaît! Et ils s’occupaient bien de moi. J’étais chef comptable.   (Mme Lord, 94 ans)

Moi, j’ai acheté mon magasin. C'était un gros magasin et puis j'avais des commis. […] Quand je suis allée chez le docteur, il a dit : «Vous vous êtes acheté un magasin?  Si je l’avais su, je ne vous l’aurais pas laissée acheter, vous n’êtes pas capable de tenir un magasin.» Je lui ai répondu : «Je l’ai depuis 12 ans!» (Mme René, 93 ans)

Il faut donc retenir des trajectoires de vie de ces femmes qu’elles ont été, à des degrés variables, marquées par les rôles sociaux sexués, principalement ceux d’aidante, de mère et de travailleuse. Certaines ont endossé ces rôles avec facilité et plaisir : elles se présentent comme des femmes généreuses, soucieuses du bien-être de leurs proches. La trajectoire d’autres participantes, minoritaires, se pose en réaction à ces rôles traditionnels qu’elles ont combattus pour revendiquer une autre identité, celle de travailleuse. L’analyse du témoignage des résidentes démontre que leur trajectoire est indissociable de leur présent, en ce sens qu’elles perçoivent souvent leur quotidien en milieu d’hébergement en continuité avec l’identité qu’elles se sont forgée au cours de leur vie.

Le quotidien en milieu d'hébergement:  «Je suis bien ici, mais...»

Lorsque la question leur est posée directement, la grande majorité des participantes se disent satisfaites de leur milieu de vie. Pourtant, au fil des réponses, toutes en viennent à préciser qu'elles ne s'y sentent pas  «chez elles».

On n’a plus notre chez-nous, on ne vit pas à notre rythme, mais on vit au rythme des autres. (Mme Lafrance, 96 ans).

C’est entendu que j’aimerais mieux vivre chez moi. [–  Ici ce n’est pas chez vous?] À date, ce n’est pas encore chez moi. Mais, sachant que je ne peux pas vivre chez moi, c’est impossible, je n’ai pas le choix : il faut que je vive en résidence.  (Mme Fournier, 84 ans)

Leur chez-soi, c'est encore la maison ou l'appartement qu'elles ont dû quitter il y a de cela quelques années, souvent dans des circonstances précipitées et difficiles. En effet, tel que préconisé par les politiques publiques (MSSS, 2003), les femmes que nous avons rencontrées semblent être demeurées dans leur domicile  «le plus longtemps possible». Une seule répondante a expliqué que, ne voulant pas être un fardeau pour son conjoint, elle a pris la décision de se trouver une résidence. Pour les autres, l’entrée en milieu d’hébergement est présentée comme une nécessité plutôt qu'un véritable choix, toutes les options alternatives ayant été épuisées.

Ce n’était plus «restable» à la maison. […] J’étais toujours inquiète. J’étais toujours sur le stress. […] Moi, à la maison, je n’étais plus capable. C’était dur à la fin…  (Mme Caron, 79 ans)

Des fois ça me fait de la peine, mon logement et tout ça, je pense à ça des fois. […] Mais je ne pourrais pas rester toute seule. Ma fille, c’était rendu qu’elle allait faire ma commande et là elle s’en venait à la maison pour la recevoir et serrer les choses. Tu sais, ce n’est pas des farces.  (Mme Parent, 82 ans)

Ainsi, elles n’ont pas eu le loisir d’y réfléchir longuement ni de visiter différentes résidences. Elles ont expliqué que le déménagement, désigné par l’affreux terme de  «placement», s’était fait très rapidement et dans une période déstabilisante, à la suite du décès du conjoint ou d’une hospitalisation subite, par exemple. Prises au dépourvu devant la nécessité d'un hébergement qu'elles n'avaient pas planifié, elles se sont senties dépassées par les événements. Plusieurs ont expliqué  avoir quitté leur domicile parce que leur médecin leur avait  «défendu» de rester seules. Pour d'autres, ce sont les inquiétudes de leurs enfants qui ont fini par les convaincre de  «casser maison».

Ils m’ont envoyée à l’hôpital. Là, le médecin a dit : «vous ne restez plus toute seule.» Ça fait que je ne suis pas rentrée dans mon appartement, c’est mon amie qui a tout vidé ma maison.  (Mme Dumoulin, 93 ans)

Mon garçon m’a dit : «Maman, il faut que tu penses à te placer. Nous on est inquiets.» (Mme Ibrahim, 92 ans).

Dans un tel contexte, les démarches sont souvent effectuées par les proches, si bien que la plupart des résidentes n’avaient pas visité elles-mêmes le milieu d’hébergement avant d’y emménager définitivement[4] :  «Mes filles sont venues voir et le lendemain, j’emménageais. Elles avaient dit “bon, on va essayer ça.”» (Mme Lord, 94 ans) Ainsi, pour la majorité des participantes, le processus entourant le changement de milieu de vie et l’entrée en ressource d’hébergement a été synonyme d'une perte de contrôle et de pouvoir plus ou moins marquée. Leur peu d’autonomie décisionnelle à cette étape est en effet frappant dans le récit de leur trajectoire. Pour certaines, cette étape renferme une grande violence symbolique, dans la mesure où leur droit fondamental de choisir leur milieu de vie a été brimé. Citons par exemple l’histoire de cette femme qui, après une hospitalisation d’urgence, s’est retrouvée dans un centre d’hébergement qu’elle n’avait pas choisi, pour réaliser alors que toutes ses possessions, y compris la maison paternelle qu’elle habitait depuis toujours, avaient été vendues.

Loin d’être un déménagement comme les autres, l’arrivée en milieu d’hébergement est vécue comme un deuil particulièrement intense. Les unes le vivent dans la résignation et l’acceptation. D’autres témoignent de leur difficulté à faire la paix avec cette nouvelle vie, et leurs propos se teintent de regrets, d’amertume, parfois même de désespoir.

Il faut s’adapter. Il faut se résigner et se dire : «Maintenant, ça c’est terminé,    avoir une maison et rester chez soi»! Il faut passer à autre chose. (Mme Fournier, 84 ans)

Il faut le vivre, parce qu’on est obligé de le vivre. Nous sommes vieux. Nous ne sommes plus capables de vivre seuls. […] Je suis pris, je vais me contenter de ce que j’ai et je vais prier le bon Dieu pour qu’il vienne me chercher au plus vite. C’est ça... C’est ça que je veux. (Mme Ibrahim, 92 ans)

Malgré tout, en dépit de perte de contrôle et même de la violence symbolique des trajectoires qui les ont conduites en résidence, la majorité des femmes que nous avons rencontrées disent apprécier leur milieu de vie. Elles y trouvent un sentiment de sécurité et y reçoivent les soins que leur état de santé requiert.

Au cœur du quotidien: les liens sociaux

La majorité des participantes insistent sur l’importance d’entretenir de bonnes relations avec tout le monde dans le milieu. En ce sens, elles poursuivent dans ces milieux de vie collectifs le rôle de  «gardiennes des relations harmonieuses», traditionnellement dévolu aux femmes dans notre société. Les témoignages de bonne entente, d’affection et même d’amitié avec le personnel sont fréquents.  Plusieurs expriment aussi beaucoup d’admiration et de reconnaissance pour l'aide et le soutien apporté quotidiennement par le personnel malgré la surcharge de travail dont elles sont bien conscientes. Évidemment, les relations avec certaines employées sont plus tendues :  «Il y en a une couple qui sont très gentilles. La seule chose, il y en a une couple d’autres...» (Mme Dumoulin, 93 ans) Bien que les employées qui posent problème semblent faire figure d’exception, certaines femmes ont rapporté à ce sujet des situations qui sont sources de stress et d’anxiété. Dans certains cas, on peut même parler de mauvais traitements (abus physiques, violence psychologique), bien que les participantes se gardent d'utiliser ces termes.

Il y en a qui pourraient être plus polies. Celle qui travaille aujourd’hui, elle est bien bonne mais… elle est tellement rough. […] Et puis elle me tire [par le bras] et elle ne pense pas que je pourrais tomber. On en a quelques-unes ici… (Mme Lord, 94 ans)

Quant aux liens que les participantes entretiennent avec les autres résidents et résidentes, ils semblent plus fragiles. Il est vrai que les tensions ouvertes, les désaccords ou les mésententes restent rares; le discours des femmes porte d’abord sur la bonne entente qui règne dans le milieu :  «On est comme des frères et sœurs ici. Moi, je m’adonne avec tout le monde!» (Mme Caron, 79 ans). Quelques répondantes évoquent des affinités particulières, de l’entraide ou de l’amitié entre résidents et résidentes.

Il y avait une demoiselle qui était aveugle. En descendant, j’arrêtais l’ascenseur et puis je la descendais avec moi à la salle à dîner. [...] Je l’aidais, elle me prenait par le bras et puis on marchait ensemble, on dînait à la même table.  (Mme Navarro, 98 ans)

Assez rapidement cependant, on remarque que des anecdotes contredisent parfois cette vision harmonieuse des relations avec leurs pairs. On sent une réticence plus ou moins explicite à se lier d'amitié, plusieurs s'en tenant à des contacts superficiels (salutations, brefs échanges, etc.). Certaines expliquent cette situation par la fragilité des relations créées dans ces milieux où les départs et les décès sont nombreux.

Moi, je les ai toutes perdues une après l’autre. […] Puis là, on se regarde : lequel qui va partir? [rires] […] C’est pour ça qu’il ne faut pas trop s’attacher. Parce que tu ne sais jamais quand est-ce qu’elle va partir.  (Mme Green, 77 ans)

D'autres insistent plutôt sur la difficulté à gérer la promiscuité dans ces milieux de vie collectifs qui vient exacerber les tensions et les incompatibilités. Choquée par l'attitude hautaine d'une résidente, une participante explique qu'elle doit, jour après jour, la croiser dans le corridor et partager sa table lors des repas:  «Vous savez, il y a des limites à ce qu’on peut endurer.» (Mme Lord, 94 ans) Mais par-dessus tout, il semble que, pour ces femmes âgées en perte d’autonomie, la confrontation quotidienne avec la maladie et les pertes des autres est l’aspect le plus difficile de la vie en milieu d’hébergement. Le fait de côtoyer tous les jours des gens qui présentent des pertes cognitives importantes, qui s’accompagnent souvent de comportements dits  «perturbateurs» (errance, agressivité, désinhibition sexuelle, etc.), est particulièrement pénible pour les participantes qui ont toutes abordé ce sujet délicat.

Il y en a une qui parle au cendrier dans le passage. Ça fait que moi, je ne parle pas au cendrier. [silence] Non. Il y en a, ils sont tellement perdus, ils se déshabillent puis ils se promènent partout.  (Mme Dumoulin, 93 ans)

Ainsi, ce qui ressort, dans l’expérience quotidienne de l’hébergement, c’est la centralité des liens sociaux. Bien qu’elles soulignent toutes les difficultés du quotidien, la majorité des participantes insistent sur leur volonté et leurs efforts constants pour maintenir des relations interpersonnelles courtoises et positives, que ce soit avec les pairs ou avec le personnel. Malgré la grande violence symbolique de leur  «placement» ainsi que leur sentiment de ne pas être chez elles, elles continuent d’endosser le rôle social qui leur a toujours été dévolu en tant que femmes, soit celui de  «gardiennes des relations harmonieuses». Ce désir d’éviter les conflits ouverts semble d’ailleurs se trouver au cœur de leurs stratégies d’empowerment.

Le contexte de dépendance : la crainte des représailles

Lorsqu'il est question du respect de leurs droits, ou même de la possibilité d'abus, les résidentes sont unanimes: elles insistent pour dire que les drames médiatisés sont bien loin de leur propre réalité.

Quand on entendait ça à la radio, je n’étais pas de bonne humeur. […] Des fois, ils en mettent pire que c’est. [Ma sœur] elle disait qu’elle avait peur d’aller dans ces places-là. Je lui disais : «Ben non, nous autres on est assez bien.»  (Mme Caron, 79 ans).

Leur conception des abus, fortement influencée par les stéréotypes populaires, se limite aux formes les plus extrêmes et spectaculaires (coups, blessures, négligence extrême, etc.). Toutes affirment spontanément ne jamais avoir été victime ou témoin de tels actes. Néanmoins, leurs propos laissent entendre que leur quotidien n'en est pas moins parsemé d’atteintes à leurs droits fondamentaux, qui peuvent prendre la forme d'infantilisation, de manque de respect, de violence psychologique, d'atteinte à la liberté de choix, etc.  Si certaines présentent ces exemples comme étant inacceptables, plusieurs les considèrent bien anodins en comparaison des scandales médiatisés et y réfèrent plutôt comme de petits  «accrochages» inévitables qu'elles préfèrent ignorer. C'est que, il ne faut pas l’oublier, les résidentes présentent différents facteurs de vulnérabilité, que ce soit au niveau physique, cognitif, économique ou social.

Dans ce contexte, elles se trouvent dans une position de dépendance plus ou moins marquée, et le personnel détient un pouvoir non seulement symbolique mais aussi très concret, ne serait-ce que par son statut d’aidant. Sans qu’elles ne le formulent ainsi, l’analyse des témoignages des femmes rencontrées démontre qu’elles sont conscientes de ce déséquilibre de pouvoir et que leur statut  «d’aidées» les place dans une position inconfortable pour revendiquer ou se plaindre. La crainte des représailles est bien présente dans leur discours, influençant leur capacité d'agir pour défendre leurs droits, et ce, peu importe les véritables intentions du personnel.

           

C’est entendu que lorsque vous n’êtes pas complètement autonome, lorsque    vous avez un besoin, il faut attendre. […] Alors, vous sonnez et vous attendez! Il y a des fois où vous trouvez que l’attente est longue… (Mme Fournier, 84 ans)

C’est dur de dire sa façon de penser des fois. Pourquoi? Parce qu’ils nous boudent des semaines de temps, je n’aime pas ça moi. […] On voit qu’ils ne sont pas de bonne humeur. […] Des fois, ils me donnent à manger la dernière par rapport que j’ai refusé la première assiette.  (Mme René, 93 ans)

Si nous nous lamentons trop, on passe pour des vieux haïssables! Les vieux grognons. C’est facile de nous coller des étiquettes désagréables. Alors, j’ai cette philosophie qui dit que pour être aimé, il faut être aimable. Je m’arrange pour ne pas déplaire, le moins possible!  (Mme Lafrance, 96 ans)

Conscientes de la vulnérabilité inhérente à leur dépendance, certaines femmes semblent avoir abdiqué et n’entretenir aucune volonté de faire respecter leurs droits. Elles s’abstiennent de formuler toute critique, préférant se taire, et évitent aussi de demander de l’aide, même lorsqu’il s’agit de services qui sont inclus dans le prix de leur chambre.

Il ne faut pas argumenter, elles font du mieux qu’elles peuvent, vous savez, les employées… Si elles font quelque chose qui ne me plaît pas, je l’ignore et la journée suivante sera meilleure.  (Mme Lord, 94 ans)

Moi, je ne suis pas une femme qui parle. Non. Je ne suis pas une demandeuse puis je n’achale pas. Je trouve que c’est bien ce qu’ils font.  (Mme Caron, 79 ans)

Chez certaines femmes, ce qui pourrait être interprété comme de l’ingérence ou une atteinte aux droits fondamentaux est pourtant vécu de façon positive : on comprend à leur témoignage que ce lâcher-prise leur convient et leur procure un fort sentiment de sécurité. Elles s'en remettent aux décisions du personnel ou de leurs enfants, comme elles l'ont fait toute leur vie avec leur père, puis avec leur conjoint. Chez d'autres, cependant, une telle abdication de leurs droits s'accompagne d'impuissance face à leur quotidien et à leur avenir. Leur témoignage est généralement amer et empreint de désillusion.

Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse? On est mieux de fermer notre boîte puis d’endurer... Je ne m’en occupe pas. [soupir] (Mme Navarro, 98 ans)

Heureusement, cela ne représente pas la réalité de la majorité des participantes, qui réussissent généralement à tirer leur épingle du jeu et à maintenir, malgré leur position de dépendance, une certaine marge de pouvoir sur leur quotidien.

L’empowerment des résidentes : le maintien de petits pouvoirs

Tel que mentionné précédemment, les résidentes rencontrées se présentent comme des    «gardiennes des relations harmonieuses». Fuyant la confrontation directe, les tensions et les conflits, elles évitent de se  «mettre à dos» le personnel de l’établissement et en viennent ainsi à privilégier des stratégies d’empowerment marquées par l’évitement et le contournement : elles limitent les contacts avec certains résidents, conservent de la nourriture dans leur chambre afin de ne pas avoir à demander autre chose si elles n’aiment pas le repas proposé, utilisent l’humour ou les prières pour se sortir de situations délicates…

Ma fille, elle m’apporte du chocolat. Et puis, j’ai une grosse boîte de biscuits assortis. [...] Quand ce n’est pas mangeable là [à la salle à manger], bien je viens dans ma chambre... [...] Je suis bien indépendante : si je veux manger, j’ai quelque chose... (Mme Navarro, 98 ans)

J’ai le sens de l’humour assez prononcé. Si c’est trop glissant, je change ma tactique : je tourne ça en farce!  (Mme Lafrance, 96 ans)

D’autres, plutôt que de formuler une demande à la direction, préfèrent prendre des ententes avec une employée en qui elles ont confiance :  «Il y a une fille ici, je lui donne quelques dollars par semaine pour qu’elle lave mon linge délicat. […] Je ne lui donne jamais plus de 3-4 dollars…» (Mme Lord, 94 ans). Enfin, certaines femmes conservent un sentiment de contrôle sur leur quotidien en exerçant, malgré la perte d’autonomie, les rôles féminins qu’elles ont endossés tout au long de leur vie : elles font l’entretien de leur chambre; elles offrent aux employées de mettre la table avant les repas; elles assistent les résidentes qui sont dans le besoin. Ce faisant, elles occupent une position  «d’aidantes» plutôt que  «d’aidées».

On comprend bien que ces stratégies  «féminines», bien qu’elles servent à éviter toute forme de confrontation, constituent une forme de reprise de pouvoir pour ces femmes dans la mesure où elles s’improvisent des solutions alternatives pour répondre à leurs besoins. Il s’agit des stratégies les plus répandues chez les femmes que nous avons rencontrées.

Il importe toutefois d’ajouter que, bien que minoritaires, certaines sont en mesure de défendre leurs droits de façon plus directe en s’adressant aux personnes concernées (employées ou membres de la direction). Il est intéressant de noter qu’il s’agit de femmes qui disposent de plus de ressources personnelles (revenus, éducation, etc.) que la moyenne des résidentes et qui ont toujours connu une certaine indépendance dans la vie en s’assurant une autonomie notamment financière grâce à un emploi rémunéré. Encore aujourd’hui, malgré les pertes d’autonomie, elles conservent le contrôle de leur vie… Pourtant, même chez ces femmes davantage revendicatrices, on retrouve en sourdine la volonté de  «ne pas déranger» et la crainte de compromettre leurs bonnes relations. De façon générale, elles défendent leurs droits  par des propos polis et une démarche respectueuse.

J’ai entendu une fois une préposée qui disait : «Mangez ça. Si vous n’êtes pas contente, on va vous monter dans votre chambre.» Ça ne se dit pas. Je lui ai dit : «Pardon, Mademoiselle, diriez-vous ça à votre mère ce que vous venez de lui dire?» Elle m’a regardée et m’a dit que ça ne me regardait pas. Je lui ai dit : «Je le sais que ça ne me regarde pas, mais je vous le demande.» […] Il faut nous respecter.  (Mme Ibrahim, 92 ans)

Seulement trois des femmes rencontrées ont développé un discours qui s’approche de la revendication  «classique», basée sur la reconnaissance des droits individuels et collectifs des résidentes :  «Je ferais une plainte auprès des autorités, à la directrice. J’irais plus haut : je ferais un grief au service de santé!» (Mme Fournier, 84 ans) Bien que quelques-unes connaissent l’existence de recours officiels, très peu semblent les considérer comme de véritables options. Cette réticence à utiliser les recours formels met en question l’efficacité de ceux-ci en tant que leviers d’empowerment pour les résidentes.

Un comité d’usagers?] Il doit y en avoir, ah oui. […] Ils ont des réunions entre eux autres, ceux qui sont dans le comité. C’est plutôt des plus jeunes. […] Ils règlent toutes les affaires qu’ils n’aiment pas. […] Moi, je ne m’occupe pas de grand-chose, pourvu que je sois bien.  (Mme Caron, 79 ans)

Repenser les mécanismes de protection et l’intervention sociale

Dans le système québécois, plusieurs mécanismes ont été mis en place afin de favoriser le respect des droits des personnes résidentes en leur fournissant la possibilité de dénoncer des situations problématiques : accompagnement par les comités de résidents, commissaires aux plaintes, inspecteurs des agences de la santé et des services sociaux, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, etc. Sans remettre en question la pertinence de ces instances, nous avons constaté que, nonobstant le statut privé ou public du milieu, les résidentes ne s’y réfèrent que très rarement. En vérité, le problème que nos résultats soulèvent, problème qui a d’ailleurs déjà été souligné préalablement par d’autres acteurs sociaux (Charpentier et Soulières, 2006; Charpentier, 2002; CDPDJ, 2001), ce n’est pas le manque de recours en cas de situation problématique mais bien le fait que les mécanismes existants ne sont pas adaptés à la réalité des résidentes.

Les raisons pouvant expliquer cette réalité sont multiples, mais il est frappant de constater que l’ensemble de ces recours se fonde sur la formulation d’une plainte  «contre» des gens que les résidentes ont appris à connaître et dont elles dépendent au quotidien, plainte qui, de surcroît, est adressée de façon plus ou moins procédurale à des inconnus. En somme, ils sont construits sur une conception  «classique» de la défense des droits, telle que conçue par des générations plus jeunes et influencée entre autres par le mouvement syndical androcentrique. Cette forme de revendication repose sur la connaissance de ses droits, mais aussi sur la capacité individuelle de réclamer officiellement justice. Or, pour la grande majorité des femmes âgées hébergées, la réalité est tout autre. Comme le soulignent Herr et Weber (1999 : 6, notre traduction) :

Les droits ne se font pas respecter d’eux-mêmes. […] Les personnes qui ont passé toute leur vie à acquiescer devant les figures d’autorité ne se sentiront pas subitement à l’aise à un âge avancé dans un rôle qui nécessite de l’affirmation personnelle. 

Ainsi, il n’est pas surprenant que la majorité des résidentes hésitent à  «mordre la main qui les nourrit». D’ailleurs, rares sont celles qui utilisent spontanément le concept de  «droits» lorsqu’elles décrivent leur quotidien: elles parlent plutôt de la gentillesse et de la générosité des employées, considèrent les services reçus comme étant des  «privilèges», insistent sur l’importance de ne pas déranger et expliquent les  «écarts de conduite» des employées par une surcharge de travail. Il ne s’agit pas ici de prôner le retrait de ces mécanismes de protection de droits, mais bien d’y joindre une approche différente, basée sur des interventions sociales plus près du vécu des résidentes âgées. À ce titre, l’un des constats les plus fondamentaux qui ressort des témoignages recueillis est l’importance que les résidentes accordent aux relations interpersonnelles dans leur quotidien et c’est sur la force de ces liens sociaux qu’il importe de miser si l’on veut renouveler nos pratiques auprès des femmes âgées hébergées.

Nous rejoignons à ce titre les préoccupations du ministère de la Santé et des Services sociaux concernant l’importance de faire des ressources d’hébergement non plus seulement des milieux de soins, mais également de véritables milieux de vie (MSSS, 2003). Pourtant, encore aujourd’hui, la tâche des professionnelles pratiquant en milieu d’hébergement est davantage axée sur des interventions de nature  «paternaliste» (ouverture de régimes de protection, soutien à l’adaptation au milieu, etc.) plutôt que sur celles qui visent l’empowerment des personnes hébergées (soutien au comité de résidents, advocacy, information et sensibilisation, etc.). Paradoxalement, l’espace pour  «travailler le social» est donc plutôt limité dans ces milieux collectifs où la promiscuité exacerbe pourtant les tensions quotidiennes.

Le rôle des intervenantes sociales au sein des milieux d’hébergement gagnerait donc à être élargi. Sur le modèle de l’intervention de milieu, ces professionnelles pourraient développer des liens de confiance avec les résidentes et, adoptant une posture d’accompagnement, elles pourraient agir à titre de médiatrices ou encore soutenir les résidentes qui désirent entreprendre des démarches pour faire respecter leurs droits. D’autre part, elles pourraient assumer un rôle de conseillères pour outiller le personnel au sujet du respect des droits des personnes hébergées. En effet, à la suite de nombreux auteurs (Charpentier, 2002; CDPDJ, 2001), il nous semble essentiel de miser sur la formation continue et le soutien au personnel : c’est dans un esprit de collaboration, tant avec les résidentes qu’avec le personnel et les responsables des milieux, que nous serons en mesure de rejoindre une majorité de femmes, incluant celles qui préfèrent se taire plutôt que de se plaindre ouvertement.

Enfin, d’un point de vue macrosocial, cette discussion sur le renouvellement des pratiques en vue de favoriser l’exercice de leurs droits par les femmes âgées hébergées ne saurait être complète sans une réflexion plus large sur les obstacles à l’empowerment des aînées dans notre société. Les ramifications insidieuses de l’âgisme sont nombreuses et ne sont pas sans avoir un impact direct sur la qualité de vie des personnes vieillissantes, notamment celles qui doivent composer avec des pertes d’autonomie. Rappelons à ce sujet la violence symbolique qui traverse les trajectoires de placement de ces femmes: leur droit de prendre les décisions qui les concernent a été, dans bien des cas, complètement bafoué. Il semble évident que le processus d’empowerment des résidentes doit commencer bien avant leur arrivée dans la ressource d’hébergement en leur permettant d’exercer pleinement leur droit fondamental à choisir librement leur milieu de vie.

En conclusion… la parole aux résidentes

La relation au pouvoir de ces résidentes, nées à une époque où le féminisme n’avait pas encore permis l’émancipation sociale des femmes, est tributaire de leur vie au sein d’une société patriarcale qui accordait aux hommes les formes de pouvoir publiques et formelles. En continuité avec leur parcours de vie, la majorité des participantes adoptent encore aujourd’hui les rôles qui leur ont été dévolus tout au long de leur vie : elles se présentent comme des femmes serviables, gardiennes des relations interpersonnelles harmonieuses, qui se soucient davantage des autres que d’elles-mêmes. Faut-il se surprendre alors du fait que ces dames n’utilisent que très peu les recours calqués sur ceux du marché du travail androcentrique duquel elles ont été exclues toute leur vie? Doit-on en déduire qu’elles n’exercent aucun pouvoir dans leur quotidien? Ou faudrait-il plutôt en conclure qu’il nous appartient d’adapter nos pratiques et nos interventions à leur réalité particulière et à leurs stratégies d’empowerment propres et qui sont centrées sur les liens sociaux?

Comme l’affirmait Ray (1999 : 174, notre traduction) :  «la recherche féministe visant l’empowerment veut nous rendre conscients des arrangements sociaux et se veut un prélude à l’action […] elle permet de soulever des questions». Les questions soulevées par le témoignage de ces citoyennes très âgées sont effectivement nombreuses… Quels moyens sommes-nous prêts à nous donner, en tant que société, afin de soutenir l’exercice des droits des groupes sociaux vulnérables? Quelle est la place que nous reconnaissons socialement aux femmes qui ont atteint un âge avancé et plus particulièrement à celles qui sont en perte d’autonomie et qui demeurent en ressource d’hébergement, à ces femmes qui ont contribué silencieusement à la société d’aujourd’hui? Il y a lieu aussi de nous demander, en tant que femmes des générations plus jeunes, héritières des luttes et des gains du mouvement féministe, si notre réalité est si différente de celle des femmes âgées. Vieillirons-nous comme elles?

Quoi de mieux, dans le cadre d’une réflexion sur l’empowerment des résidentes, que de laisser le mot de la fin à l’une d’entre elles? Elles savent, avec des mots souvent simples mais combien justes, exprimer les vérités du quotidien autant que les grandes évidences de la vie.

 On dirait qu’on n’a pas de place, nous les vieux. Tu sais, moi, j’ai déjà été jeune, mais eux n’ont jamais été vieux. Alors comment voulez-vous qu’ils nous comprennent?  (Mme Lafrance, 96 ans)

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Notes

[1] Selon les données s récentes (à jour au 11 mars 2009), disponibles sur le site du Ministère de la santé et des services sociaux à l’adresse suivante : http://wpp01.msss.gouv.qc.ca/appl/M02/M02SommLitsPlacesProv.asp.

[2] Statistiques du Registre des résidences pour personnes âgées du Québec, en date du 24 avril 2007.

="resumo"> [3] Tous les entretiens-témoignages  ont fait l’objet d’une analyse en profondeur discutée et approuvée par les membres de l’équipe de recherche, composée de trois travailleuses sociales, pour s’assurer d’en saisir le sens et valider l’interprétation. 

[4] Ce constat était d’ailleurs généralisé pour tout l’échantillon de la recherche Paroles de résidents. Des 20 personnes âgées rencontrées, près des deux tiers n’avaient pas visité elles-mêmes la résidence où elles demeuraient.

Note biographique

Maryse Soulières est conseillère en milieu de vie pour les CHSLD Vigi Santé, à Montréal. À titre d’assistante de recherche, elle a participé à plusieurs projets de recherche, dirigés principalement par Michèle Charpentier, portant notamment sur les droits des résidents âgés ainsi que sur la prévention des mauvais traitements envers les aînés. Son mémoire de maîtrise en travail social (concentration gérontologie sociale), réalisé à l’Université du Québec à Montréal, propose un regard féministe sur l’empowerment des femmes âgées demeurant en milieu d’hébergement.

labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/juin 2010 -janeiro/junho 2010