labrys, études féministes

numéro 1-2, juillet/décembre 2002

 

Recension

Régina Yaou, L’indésirable, les Editions CEDA, 2001, 192P

par Cecile Dolisane-Ebosse .

 

Régina Yaou, l’écrivaine ivoirienne, certainement la plus prolifique de toutes, vient de publier l’indésirable son sixième roman aux Editions CEDA.

 

Malgré sa longue tradition scripturale, la critique passe sous silence ses œuvres. Mais Régina Yaou produit- elle une écriture féminine ou une écriture tout court ? Sa prose romanesque fait référence à une pléthore de femmes infortunées et la topographie renvoie à la Côte- d’ivoire. Même si ses personnages se caractérisent par la mobilité et l’errance, les émancipées affichent relativement leur indépendance. Sa nouvelle fiction n’a pas failli à cette mission sauf qu’avec l’indésirable, la situation est plus dramatique, c’est le tragique du corps féminin soumis au diktat masculin et vivant un dilemme (prologue et épilogue).

Le fil structurateur de l’indésirable comme son titre le dévoile expose en seize chapitres la sexualité féminine en proie à la violence : un corps violé et souillé. Piégée par son ventre parfois ingrat, Etiwoa, l’héroïne est abandonnée par son mari parce qu’elle n’a qu’un fils. Elle est donc répudiée faute de pouvoir «multiplier une ribambelle d’enfants. » (:10).

A la suite de cette séparation douloureuse qui exprime la primauté de la maternité et surtout l’obsession de la progéniture comme épicentre du mariage, s’amoncellent une série d’événements  autant insolites et qu’absurdes, déboires et déconvenues se succédant comme une fatalité laquelle atteint son comble lorsqu’elle est violée par un inconnu dans un parking. Elle apprit après une visite médicale qu’elle était enceinte. Grande fut sa stupéfaction lorsqu’elle découvrit le pot aux roses et Etiwoa se faisait de plus en plus violence face à

«l’indicible douleur, l’inénarrable honte d’une femme devenant fantasmes d’hommes en mal  de sensations fortes. » (:16)

Cette nouvelle mésaventure la plongea dans une profonde dépression. Ce fut une vérité trop cruelle comme si un «morceau de son cœur » s’était arrêté. Pire encore, c’était «une réalité- Dracula, une réalité- vampire » qui aboutissait à une instabilité psychologique et lui fit perdre confiance en elle et en son entourage (son corps, le sexe masculin, sa famille). Elle s’enferma dans le mutisme, la claustrophobie et la honte de son corps. Gagnée par les pulsions de mort, elle aurait commis un infanticide n’eût été l’entêtement de sa mère Moniba.(:.30 et 167)

Le drame du parking se compliqua davantage lorsque l’enfant «Désirée, l’indésirable chose »disparut mystérieusement enlevée par un inconnu très généreux. De rebondissements en surprises, il aurait appris que «cette chose indésirable » sera larguée dans un orphelinat. Progressivement, l’énigme s’éclaircit lorsque son ex- mari accompagné de sa fillette fit son apparition en s’excusant, avouant que c’était lui le violeur. Dès cet instant, l’avenir de l’enfant se profilait positivement à l’horizon puisque «d’indésirable elle était devenue Désirée.»(;105)

Paradoxalement, cette disparition, loin de réjouir Etiwoa la replongea dans son désespoir partagé entre les sentiments d’une mère et ceux d’une femme avilie, «d’une chose d’un parking ». Digne d’un roman noir, d’un vrai cauchemar, elle pensait être atteinte d’une malédiction malgré les nombreuses propositions des séducteurs. La vie étant «un labyrinthe», elle n’avait plus de sens pour «une pauvre fleur massacrée ». Après une lueur d’espoir, elle sombre dans le chaos «l’Himalaya des angoisses.» (:.24)

Cette hyperbolisation de ses malheurs illustrée par des métaphores obsédantes, la paralyse brouille tous les repères de sa vie, trahissant ainsi la difficulté d’être femme. Pour cela, elle conclut alors que «c’est dur d’être une femme ! » Cette impuissance explique le doute qui la hante et l’habite. « Quelle vie ! » soupire-t-elle. Les ambiguïtés et ses contradictions s’accroîtront de façon fulgurante lorsqu'elle sera incapable de se fixer des objectifs, de se définir et d’opérer des choix judicieux, de bâtir des projets, en un mot, de reprendre confiance en elle. Elle n’arrivera jamais à transcender cette dure épreuve. « Oublier ? Pardonner ? Oublier et pardonner ? Encore et toujours ? » Elle resta prisonnière de sa psychose obsessionnelle ou tout simplement de ce que la société veut qu’elle soit : une propriété masculine, une copie d’elle- même. (:141)

En outre, dans cette phase d’inhibition, la créativité féminine est mise à rude épreuve. En d’autres termes, les relations hommes- femmes constituent une entorse à la libération et l’épanouissement de la femme. Cet amour n’est qu’un leurre et n’aboutit qu’à une impasse.

Son incapacité à se libérer provient des coutumes rétrogrades qui la troublent et la désorientent. Tétanisée, les mots lui manquent, elle ne peut donc pas tenir ce journal intime, n’arrivant pas à écrire/ faire son introspection. L’écriture apparaît comme une forme de thérapie. Le mâle devient alors une force perturbatrice qui assassine le génie du genre, l’existence même de « l’être- femme ». Ce procédé de mise en abyme dans la construction romanesque permet à la femme d’accoucher des idées salvatrices. Cette stratégie lui permet d’exorciser ses malheurs, d’être à la recherche d’un mot- hirondelle, à la recherche d’un introuvable printemps pour lui servir « de mot- secours ». Seulement, il reste un obstacle de taille : il lui faut une certaine sérénité, l’esprit de discernement.

« Ce n’est pas une génération spontanée, les mots- couchés ! Il leur faut un terrain fertile » (:.26)

Son humeur demeurait versatile et sa tristesse permanente malgré son amour idyllique avec Richard. Nulle promesse ne réussit à la sortir de cette morosité et ce découragement. Cette culpabilité obsessionnelle faisait d’elle une victime et une révoltée à la fois. Elle se reprochait de vivre la spirale de la souffrance, de baigner dans un

«typhon des incertitudes », «d’avoir bu à la lie le calice de la douleur et des frustrations, cela [lui] donne des envies de meurtre et de vengeance. » (: 184)

Poussée par une force indescriptible et le devoir, elle se remaria avec son ex- mari et violeur.

Pour elle, il fallait tout simplement se caser après cette nichée d’enfants puisqu’elle renoua avec la maternité pour régulariser une situation, un devoir à remplir.» Elle se maria malgré elle sans trop s’y investir étant donné qu’elle ne croyait plus en rien. Trahie et enchaînée par les maternités, elle ne retrouvera véritablement jamais la lucidité, son intégrité physique.

Désespérée, elle était devenue comme un vrai robot, convaincue que son union ne pouvait rien changer sur son sort. Avec ses ambitions à jamais anéanties, comment pourrait- elle se défaire de cette enveloppe charnelle, ce corps  souillé? Autant de questions qui resteront sans réponses. Perdue dans ses interminables monologues, face à une situation immuable, elle « elle se referme sur elle-même», cherchant à fuir une réalité sordide et à se réfugier par le rêve vers «les étoiles ». Elle oscillait entre puissance et impuissance, joies et peines, haine et amour dans l’indifférence totale de ceux qui l’aiment. Sa vie se résumait en une énigme : « elle ne voulait plus d’Aman tout en voulant de lui. »(:176 et 186)

Truffée de paradoxes, d’intrigues et de rebondissements, l’œuvre se termine dans le suspens total, cette absurdité qui est la définition même de la condition humaine aspirant vers les cimes et prise au piège d’un destin qui lui échappe.

Cette œuvre psychologique dont la matrice créatrice invite à une lecture psycho- critique et psychanalytique est une piste originale pour analyser le comportement des femmes victimes du viol, ces femmes blessées dans leur intimité et dont la société ne fait que peu de cas. L’écrivaine en appelle à leur prise en charge effective au- delà des discours politiques.( : 164)

Ce roman a bien des qualités. Son originalité réside dans la construction de son intrigue où le lecteur est tenu en alerte pour enfin apprendre que le violeur mystérieux n’est rien d’autre que le mari de la victime. L’intrigue est linéaire et la lisibilité facile. S’il y a une prédominance de la dimension psychologique, les influences socio- culturelles et politiques y sont présentes ou latentes notamment la question de la protection des catégories vulnérables : la femme et l’enfant.

Sur le plan moral, l’enfant reste «une bénédiction.» Victime innocente, elle doit être protégée et épargnée des problèmes du couple. Rien ne justifie le rejet d’un enfant. Désirée, « l’indésirable » a triomphé malgré toutes les péripéties et a contribué à rapprocher ses parents. Symboliquement, ce viol devient alors un rite sacrificiel par lequel deux êtres en arrivent à se pardonner. Même si cette analyse est très discutable et la méthode choisie assez insolite parce qu’elle a déstabilisé la femme, elle a suscité l’espoir pour le couple. On décèle une certaine tolérance pour « le bébé de l’indifférence, de la réconciliation (…)» (:170)

Sur le plan historico- culturel, elle dévoile les pesanteurs socio- culturels qui entourent encore la femme. Malgré l’exercice d’un nouvel emploi, l’indépendance financière n’a pas suffi à  résorber son déchirement psychologique. Car les mentalités évoluent très lentement. L’éternel féminin est encore la source de son identité quoi qu’elle fasse. L’amour est conditionné par la maternité même le mariage comme gage de bonheur est à ce prix «le destin d’une femme n’est- elle pas d’avoir un homme ?» (:155)

Mais dans le cas précis, le blocage psychologique n’est plus consécutif à la pression sociale, il émane de la femme elle-même. Celle- ci est incapable de mener un combat de soi à soi. L’on constate que la femme de Régina Yaou subit. Elle n’a pas les ressources psychologiques et morales suffisantes pour faire table rase de son drame intérieur et réhabiliter son corps. C’est dire que l’affirmation de son identité est un long chemin truffé d’embûches, car ce n’est plus la famille qui la rejette, c’est elle-même qui n’est pas à même de trancher sur son triste destin.  Très indécise, elle est coincée entre la conscience aiguë de ses difficultés «d ‘être femme» et la volonté d’affirmer son caractère. Même les intellectuelles ne parachèvent leur bonheur qu’en se mariant avec les hommes aisés. 

Sur le plan féministe, on note les déboires masculins, la perte de l’emploi d’Adinkra  après l’abandon de sa femme. Son retour peut être considéré comme un cri de désespoir. Notre auteure peint magistralement l’ego masculin en proie aux bassesses lorsqu’il est défait de son piédestal. Toutefois, il est précoce de parler d’une construction d’un schéma du genre, le personnage principal Etiwoa, bien qu’instruite n’arrive pas à l’étape finale de la deconstruction des nœuds placés par la société patriarcale. L’immaturité doublée d’une lâcheté pour ne pas dire d’une désinvolture sont criardes dans la mesure où elle céda aux pressantes demandes de son violeur, fût- ce son mari au lieu de se rebeller « Elle était là à sa merci. Que désirait- il de plus ?» La femme définie en tant qu’entité  autonome, individu privilégiant son corps, comme lieu de désir et de plaisir, n’est pas encore l’apanage de l’écriture réaliste de Régina Yaou. La femme chez cette écrivaine n’est pas en pleine possession de son sexe, elle est encore tributaire des structures sociales dominantes.(:178 et 180) 

Nous regrettons que cette vague d’incertitudes née des ambiguïtés du féminin empêche  une transformation complète et efficace de la société. Sans audace créatrice, il est difficile de poser les jalons d’une véritable épistémologie féministe, la violence sexuelle n’allant pas de pair avec la violence textuelle. Cette passivité de l’héroïne fait de notre prosateure, une écrivaine classique aux thèmes traditionnels.

Néanmoins, les personnages féminins de plus en plus éduqués laissent transparaître une évolution féminine prometteuse. Le duo tradition/ modernité n’y est pas perceptible. On retrouve plutôt une Afrique mobile en proie aux supports circulatoires. Sans oublier la misère, notre auteure nous présente un continent plein d’espoir mais qui a encore beaucoup d’efforts à fournir. Elle ne cherche donc pas à défendre ouvertement la femme, son objectif n’étant pas d’écrire un roman moralisant. Cette narration est quand même poignante par le témoignage d’une lourdeur insoupçonnée, en l’occurrence, la perte de repères féminins que peuvent entraîner les séquelles d’un viol. Elle exhorte au respect de la femme mais surtout du corps féminin qui est encore, à n’en pas douter, le corps de l’homme !

Sur le plan formel, on se laisse parfois emporter par de belles pages lyriques, romantiques et bucoliques justifiées par la récurrence de l’image « fleur » «les roses exhalant un doux parfum ». (:78) La sensualité provoquée par l’amour fait d’Etiwoa «une rose de cristal sur une rose noire ». Dans sa tentative d’évasion, le langage est aussi recréé par des néologismes comme «mots- moineaux » ;  « mots- hirondelles.» Ce qui nous rappelle par endroits que nous sommes dans une fiction mais ce léger fantastique n’atténue que très vaguement le réalisme tragique de la trame narrative.

note biographique :

Dre.Cecile Dolisane-Ebosse est spécialiste des littératures africaines et des études féminines postcoloniales, elle est également titulaire d'un DEA en sciences politiques. Rattachée au laboratoire "Diasporas" de l'Université de Toulouse 2,ses nouvelles axes de recherche s'orientent vers les questions d'identité et les nouveaux cosmopolitismes contemporains".