labrys, études féministes

numéro 1-2, juillet/décembre 2002

Un féminisme aux multiples voix, 
un mouvement en actes :   le féminisme québécois

 Francine Descarries[1]

Résumé

Le présent article pose un regard sur le passé du mouvement des femmes québécois, de même que sur les actions et les stratégies dont il a été l'initiateur au cours des dernières dix années.  À travers cette démarche socio-historique, il cherche à illustrer comment, au cours de la dernière décennie, le mouvement des femmes québécois a cherché à renouer avec un militantisme socio-politique plus ouvert à la diversité des expériences vécues par les femmes et à la complexité de l'enchevêtrement des rapports sociaux de division et de hiérarchisation qui marquent la pluralité et lasérialité de leurs positions

Mots-clefs : féminisme, québéquois, mouvements des femmes, expérience, diversité, pluralité

 

Selon le point de vue exprimé par Élizabeth Spelman (1988) dans Inessential Women, parler des femmes en fonction de ce qu’elles partagent ou de ce qui les rassemble rend difficile, sinon impossible, toute tentative pour parler des différences entres elles, et vice versa.  Dans le présent article, je vais, au contraire, soutenir que, se démarquant des propositions post-modernes de nomadisme identitaire, culturel et politique qui se multiplient à sa marge, tout comme du climat de résignation sclérosante et d’individuation revancharde qui semble avoir été un trait dominant de la mouvance sociale de la décennie 1990, le mouvement des femmes québécois a, pour sa part, été en mesure de renouer, au cours de cette même période, avec un militantisme socio-politiques plus ouvert à des réalités diverses.  Une analyse préliminaire des actions et des stratégies initiées par le mouvement des femmes québécois au cours de la dernière décennie m’incite, en effet, à postuler que celui-ci a cherché à travers ses pratiques mobilisatrices à  « accroître l’impact de [son ] analyse » et à « dénoncer les systèmes qui engendrent l’exclusion et accroissent la domination » (Matte et David, 2001 : 2).  Pluralisme, démocratie et solidarité s’inscrivent dorénavant au coeur de son discours et de son projet ethico-politique, alors que la poursuite de tels enjeux favorisent la mise en place de pratiques de coalition où, selon une observation que j’emprunte à Hirata et Le Doaré (2001, 27),   « les différences entre les femmes sont reconnues et entendues, les frontières n’étant pas dessinées par ce que les femmes sont, mais par ce qu’elles veulent accomplir ensemble ». 

Ainsi, les revendications qui ont été formulées par le mouvement des femmes québécois lors de la Marche du Pain et des roses et, plus près de nous, lors de la Marche mondiale des femmes en l’an 2000, et encore plus près de nous, lors du Forum des femmes au Sommet des peuples en 2001 à Québec, indiquent bien que le mouvement des femmes québécois est parvenu à un moment déterminant  de son histoire.   Déterminant au sens où ses pratiques militantes axées sur « une autre façon de voir le monde » (Matte et David, 2001 : 2) sont désormais traversées par un agenda plus inclusif qui cherche à s’ouvrir davantage à la diversité des expériences vécues par les femmes, mais qui refuse « de confiner l’individualité du minoritaire [ou de l’exclu-e] à sa marque sociale, à sa différence » (C.S.F., 1997a, 47), ou encore de considérer cette différence comme un « en soi » pour reprendre une expression de Danielle Juteau (1996).

Certes les analyses convergent pour démontrer qu’un telle ouverture s’avère difficile à vivre et à agir dans le quotidien de la vie des groupes de femmes, tout comme pour le mouvement considéré dans son ensemble.  En effet, un sérieux problème se pose, comme le souligne l’Avis du  Conseil du Statut de la femme du Québec (1997b : 3) sur les Droits des femmes et diversité, quant à la  «manière de départager le négociable et le non-négociable dans les demandes d'adaptation de nos institutions à des pratiques différentes ».   Ainsi, dans la pratique quotidienne, embûches et contradictions se multiplient dès qu’il devient nécessaire de traduire le pluralisme en interventions sur le terrain, d’actualiser les coalitions ou encore de développer des plate-forme locales voire internationales fondées sur le respect des autres distinctions identitaires, sans compromettre les principes féministes en matière d’égalité et les acquis des femmes québécoises.  On le conçoit aisément, de tels aménagements sont d’autant plus difficile à concevoir et à réaliser que « le capitalisme et le patriarcat vont de pair lorsqu’il s’agit de générer l’exclusion » (Matte et David, 2001 : 2) et qu’une telle interaction s’alimente à des rapports sociaux complexes, eux-mêmes enchevêtrés dans plusieurs processus à la fois distincts et interreliés, dont :  

  Avant de poursuivre sur la lancée de cet argument, il importe de faire un bref retour sur l’historique contemporain du mouvement des femmes afin d’en cerner les contours et de mieux situer le contexte de son évolution récente.  À titre de définition et au risque de simplifier indûment, je me contenterai de rappeler que le mouvement des femmes québécois est un mouvement social multiforme qui se déploie sous l’aspect d’une vaste courtepointe de discours, de pratiques et d’actions politiques ponctuelles.  Réalité aux multiples visages, variable dans le temps et l’espace, il est traversé, depuis sa résurgence contemporaine dans les années ‘60,  par différents courants politiques et théoriques et s’est engagé dans des causes variées et multiples. 

De fait, depuis plus de quarante ans maintenant, le mouvement des femmes représente au Québec un lieu de mobilisation et un acteur important de la vie politique dont les principaux objectifs sont la défense des droits des femmes, l’abolition des inégalités entre les sexes et la transformation des institutions, règles et comportements qui régissent les rapports hommes-femmes. En tant qu’acteur socio-politique, il aura notamment permis de remettre en question une conception « naturaliste » du destin des femmes et le prétendu caractère universel des notions de citoyenneté et de droits, mettant ainsi un terme, pour reprendre les termes de Touraine (1997 : 226), « à l’identification d’une catégorie particulière d’êtres humains à l’universel » et au « monopole du sens et du pouvoir dont disposaient les hommes »

Aux fins du présent exposé, je n’introduirai pas de distinction formelle entre les appellations « mouvement des femmes » et « mouvement féministe».  Cependant, il y a lieu de remarquer que la première désigne un large ensemble de pratiques et de coalitions, constantes ou non dans le temps, qui a eu et a toujours pour objectif l’amélioration de la situation socio-économique et politique des femmes et la redéfinition de leur rôle dans la société, sans nécessairement remettre en cause les mécanismes reproducteurs de la division sociale des sexes.

 Par comparaison, au terme mouvement féministe, j’associe un ensemble plus restreint de discours et de pratiques qui donne priorité à la lutte des femmes, porte un projet de société alternatif  et pose comme finalité l'abolition, du moins la transformation en profondeur, de l'ordre patriarcal et de son pouvoir régulateur, au nom des principes d’égalité, d’équité et de justice sociale.  De cette distinction, on retiendra ici que le mouvement féministe est une composante importante et dynamique du mouvement des femmes, mais qu’il n’est pas nécessairement tout le mouvement des femmes.  Cela étant dit, il importe surtout de garder en mémoire que les projets théoriques et militants du féminisme se sont sensiblement diversifiés et complexifiés au fil des ans, tandis que les conceptions de l’égalité et de la libération qui le traversent se sont multipliées (Dagenais, 1987), sinon entrechoquées (Descarries et Roy, 1988) .  

Ainsi, la période qui s’échelonne de la fin des années ’60 au début des années ’80 sera-t-elle caractérisée par un féminisme socio-politique militant qui prendra forme au contact des mouvements américain, français et anglo-canadien et qui connaîtra son apogée à la fin des années '70.  Partie prenante de l'effervescence sociale d'alors, plusieurs désigneront cette période comme celle de l'âge d'or du féminisme en raison de la visibilité de ses luttes et de leur impact économique et juridique.  Traversée par plusieurs courants politiques et idéologique aux divers degrés de radicalisme, cette phase du militantisme féministe sera animée par une volonté de transformer les discours, les règles et les normes sociales qui légitiment la dynamique sexuée des rapports sociaux.  Pour y parvenir, le mouvement cherchera à se doter, d’une part,  d'un vocabulaire théorique et stratégique pour dire et analyser la situation des femmes : situation qui sera en l’occurrence décrite en termes d'inégalité, de discrimination, d'oppression ou d’appropriation selon le courant théorique et politique d’où émergera la réflexion. D’autre part, il sera l’instigateur de luttes spectaculaires pour revendiquer l’autonomie socio-économique et juridique des femmes et obtenir le contrôle de leur corps et de leur fécondité.

Avec les années ‘80, le visage du féminisme québécois se modifiera progressivement.  Là comme ailleurs,  les actions collectives à grande échelle se feront plus rares, tandis que, par ailleurs,  les groupes de femmes se multiplieront et étendront leur rayonnement à la base. Le militantisme s’actualisera désormais dans un féminisme d'intervention dont les formes sont plus variées ou spécialisées, mais aussi mieux ciblées et plus concrètes, c'est-à-dire plus près des problèmes quotidiens des femmes.  Féminisme en actes, le mouvement des femmes québécois cherche alors à redéfinir la façon de produire et d'agir le Nous femmes des années 1970 avec l'objectif d'étendre son réseau de soutien et d'entraide pour pallier aux besoins les plus immédiats et urgents des femmes et de s’adapter à la diversité de leurs nouvelles conditions de vie.  Le féminisme se distingue, au cours de cette période, par une approche, une militance plus pragmatique, mais aussi plus morcelée.  Cette intervention plus directement axé sur la résolutions de problèmes concrets entraînera, au fil des ans, l'implantation de centaines de groupes locaux, régionaux et nationaux de services et d’entraide communautaire dont nous bénéficions encore aujourd’hui,  notamment dans les domaines de la santé, de l'avortement, de l'éducation populaire, de l’insertion sur le marché du travail et de la lutte contre la violence et l'isolement des femmes. À ce jour, le réseau ainsi constitué, représente le membership officieux du mouvement des femmes québécois et la source première de sa résilience

  Cette inscription au coeur de la quotidienneté des femmes a été qualifiée par plusieurs analystes, dont Diane Lamoureux (1990), comme une évolution vers un féminisme de services,  largement induit et consolidé par l'apport financier de l'État.   Pour ma part, bien que concevant qu’une telle évolution rendait possible une opération de délestage des responsabilités sociales de l’État vers les groupes de femmes, opération qui, de surcroît, risque d’entraîner leur inféodation à des règles de définition, de composition et d’efficience dictées par leurs bailleurs de fonds,  je ne suis pas pour autant encline à retenir la seule appellation de « féminisme de services » pour désigner l’orientation alors prise par le mouvement des femmes.  Je lui préfère celle de  féminisme d’intervention ou de féminisme en actes.  En raison même de la priorité qui est accordée à l'intervention directe, il m’apparaît, en effet, qu’une telle dynamique a permis à un nombre considérable de femmes de prendre conscience des contraintes idéologiques, institutionnelles et structurelles qui présidaient à l’organisation de leur vie, de développer diverses expertises et de se familiariser avec le militantisme, alors que le mouvement des femmes québécois s’ouvre quant à lui à de nouveaux champs d'expérimentation et de pratiques féministes.  En fait, je considère que c’est largement en raison de l’existence même de ces groupes de femmes que s’est forgé la possibilité de voir resurgir au Québec, au cours des années ’90, un mouvement socio-politique dont l’appel à la démocratisation de ses luttes et à  la diversification de ses assises sera largement entendu.  En effet,  depuis le grand rassemblement de « Femmes en tête » qui, au début de la dernière décennie, rejoignait des milliers de femmes pour souligner le 50e anniversaire de l’obtention du droit de vote par les femmes, - rassemblement qui par contre avait été marqué par des tensions avec différents groupes de femmes d’autres origines - le  mouvement des femmes québécois s’est efforcé d’adopter une posture analytique et stratégique susceptible de l’éloigner de la fiction homogénéisante et réductrice d’un amalgame  « femmes », tout en réaffirmant l’importance de l’intégration d’une vision féministe pour donner voix à un mouvement de solidarité concerté autour de certaines revendications et stratégies fondamentales.  La mobilisation des femmes autour d’une seule bannière, d’un projet féministe unique lui apparaîtra dès lors moins essentielle, voire même ne sera plus envisagée comme une possibilité. 

Les tensions, contradictions et problèmes stratégiques que sous-tendent l’actuelle quête de solidarité entre les femmes à l’origine du renouveau politique dont il est question ici ne sont pas nouvelles au sein du mouvement des femmes.  Déjà depuis la fin des années soixante-dix, bien avant les admonitions post-modernes, la représentativité et le potentiel de rassemblement du mouvement des femmes avaient sérieusement été mis en doute par les critiques répétées de nombreux collectifs de femmes qui affirmaient ne pas se reconnaître dans un projet principalement pensé et animé par des femmes blanches, hétérosexuelles, appartenant à la classe moyenne. Féministes afro-américaines, collectifs de femmes immigrantes ou autochtones, lesbiennes ou activistes des pays du Sud, pour ne nommer que les plus présentes, ont été nombreuses à reprocher aux théories et pratiques féministes de passer sous silence leur situation respective et de promouvoir un modèle de libération peu adapté aux besoins des femmes de conditions sociales ou de cultures autres. Elles ont amplement démontré que la seule évocation de conditions communes ou universelles, bien que politiquement efficace pour favoriser la mobilisation initiale, ne pouvait plus tenir la route face à la diversité et les effets conjugués des rapports sociaux vécus par les femmes.  L’ambition d’un unanimisme féministe devait, il va sans dire, être revisitée.

Mais si ces critiques ont été des éléments de division et d’opposition, elles ont aussi contribué à l’enrichissement, voire à la transformation, des modèles et des stratégies initialement proposés. Elles doivent même être considérées comme des composantes dynamiques du processus critique multidimensionnel qui a marqué l’évolution du mouvement des femmes et de ses revendications, remis en question la question de l’égalité qui a été le leitmotiv de ses grandes mobilisations et nourri son ambition de théoriser l’identité, l’altérité, la diversité et les inégalités à travers les multiples points de vue des femmes.  

Elles sont également au coeur de la définition d’un enjeu majeur, aussi bien théorique que politique, du féminisme contemporain qui est de parvenir à résoudre, ou à minimiser, les tensions inhérentes à la contradiction qui existe « entre universalisme et particularisme, entre tentations identitaires et projets égalitaires” (Kandel ,1995 : 363).  À cet égard, peu d’analystes, même parmi celles qui adhèrent strictement à une problématique déconstructionniste, pensent qu’il serait approprié d’écarter les analyses politiques du féminisme ou les analyses macro-structurelles des inégalités sociales pour revendiquer une meilleure justice redistributive ou assurer un minimum de dignité aux personnes les plus discriminées.  Par ailleurs, si la plupart des militantes et intellectuelles féministes adhèrent sans réserve au principe qui appelle au décentrement de l’analyse et de l’action, et que peu d’entre elles négligent de tenir compte de l’importance des différences entre femmes, cette ouverture trouve beaucoup plus difficilement sa résonance dans l’action, puisque toute insistance sur les différences amène souvent comme résultat concret une déconstruction à l’infini des identités et des rapports sociaux.  Qui plus est, la plupart s’entendent pour reconnaître qu’une telle fragmentation constitue un frein à la consolidation d’un projet concerté, tout comme à une mobilisation politique efficace. 

Bref s’il existe une volonté indéniable d’ouverture au sein du mouvement des femmes québécois  et que le pluralisme est y posé comme un enjeu d’importance, celui-ci tarde à se réaliser et, comme le constate Josée Belleau (2000 : 48), « il demeure cependant inachevé et exploratoire, car cela pose à chaque personne comme à chacune des organisation féministes, le défi constant de penser et d’agir sur plusieurs plans à la fois ».  Au-delà de l’expression d’une volonté politique bien réelle et clairement énoncée et de progrès réalisé en ce sens,  la question formulée par Yuval-Davis (1996) à savoir quelle peut être une articulation « pensable et praticable des différences entre femmes » demeure donc largement sans réponse, tout comme celle de savoir comment reconnaître à la fois  les différences et les solidarités féministes, tout en évitant de succomber au leurre d’un consensus factice.   Car, bien que de nombreuses initiatives aient favorisé, au cours de la dernière décennie, l’émergence de nouvelles alliances entre femmes de divers milieux,  plusieurs difficultés restent à surmonter :  il reste notamment à concéder un partage du pouvoir dans l’élaboration des définitions et des stratégies, à augmenter la représentation des femmes des groupes minoritaires au sein du leadership du mouvement, tout comme, il demeure à multiplier les espaces de dialogues et d’actions communes pour parvenir à donner la priorité au principe d’égalité et de justice dans l’aménagement raisonnable des diversités socio-économiques, politiques et culturelles, tant sur les plans local qu’international. 

Pour y parvenir, le mouvement des femmes québécois en est venu à préconiser le développement d’actions ponctuelles de coalition et à promouvoir l’adhésion solidaire plutôt que consensuelle du plus grand nombre possible de femmes à un projet féministe dont le rythme, les approches et les expressions seraient diversifiés, tout en maintenant le cap sur l’élimination des processus sociaux sexués de division et de hiérarchisation à l’œuvre dans toutes les sociétés du monde. « Nous sommes plusieurs, nous sommes multiples, nous sommes de réalités plurielles et nous misons sur la solidarité », tel est l’aphorisme que propose alors Josée Belleau (2000 : 46)  pour décrire les choix d’orientations  et de stratégies établis  par le mouvement des femmes, surtout depuis la Marche du Pain et des roses, pour orchestrer sa lutte contre la discrimination et l’exclusion des femmes, et pour faire la promotion de ses revendications en faveur d’un projet de société non sexiste et démocratique.

 L’action du mouvement des femmes a ainsi pris le relais de la lutte à la pauvreté, à la marginalisation des travailleurs et des travailleuses et à l’exclusion sociale dont les femmes sont, de manière disproportionnée, les victimes, surtout lorsqu’elles assument seules des responsabilités familiales ou qu’elles appartiennent à des groupes minoritaires. Suite logique de cet engagement et des ouvertures stratégiques qu’il commande, le mouvement des femmes au Québec s’affirme de plus en plus comme un mouvement social recentré autour des droits humains et sociaux des plus démunis-es, hommes, femmes et enfants réunis.  De projet politique socio-identitaire dans lequel des femmes, majoritairement de classes moyenne et supérieures s’étaient engagées à la fin des années ’60, le mouvement actuel prend la forme d’une vaste coalition aux multiples voix qui regroupe maintenant des femmes « plus différentes que semblables » et plus divisées économiquement qu’auparavant » (Belleau, 2000 : 47) et qui cherche à rejoindre les femmes là où elles sont, en portant une attention plus consciente et directe aux problèmes de celles qui sont doublement et triplement discriminées.

Ainsi, en  devenant le maître d’oeuve de la Marche mondiale des femmes en l´an 2000   mouvement des femmmes souhaitait, non seulement se positionner de façon plus visible et significative comme acteur critique important sur les scènes politiques québécoises et canadiennes, mais encore se donnait pour mission précise de provoquer une mobilisation, la plus large et la plus diversifiée possible, autour de son analyse économico-politique; de son combat pour l’avancement d’un agenda féministe en regard de deux thèmes centraux :  la pauvreté et la violence faite aux femmes; et enfin de sa volonté d’ouverture à une vision mondiale des questions féministes (FFQ, 2001).  

  Mission partiellement accomplie pourrait nous permettre d’affirmer une analyse préliminaire de l’événement,  puisque les premiers diagnostics convergent pour attester que la Marche mondiale des femmes a été l’occasion d’une manifestation sans précédent de la résilience du mouvement des femmes québécois et de son ouverture volontaire à la solidarité et à la diversité.  En fait,  jamais le mouvement des femmes québécois  n’avait réussi à  rejoindre autant de femmes de divers horizons et jamais non plus n’avait-il réussi à soulever un capital de sympathie aussi grand au sein de la population et n’avait-il bénéficié d’une aussi forte visibilité médiatique.  Mission partiellement accompli également, puisqu’à travers la Marche, le mouvement a fait la preuve qu’il était possible pour les femmes, d’où qu’elles viennent et quels que soient leurs particularismes identitaires, de se parler, de trouver une plate-forme commune pour manifester collectivement leur désir de voir l’humanité progresser vers une société de justice, d’égalité et de paix.

  De même, l’expérience de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000, nous aura manifestement rappelé, comme l’a déjà observé Moller Okin (1995 : 65-66)  que « certaines caractéristiques et situations sont partagées par une très grande partie des femmes du monde et que le plus souvent, les femmes pourraient tirer profit de l’exercice d’un plus grand pouvoir sur ces aspects partagés de leur existence ».   Et ceci, non seulement pour maintenir le cap sur l’élimination des processus sociaux sexués de division et de hiérarchisation à l’oeuvre dans toutesles sociétés du monde, mais encore pour éviter que les luttes des femmes soient gommées ou continuellement subordonnées à celles d’autres mouvements sociaux ou quêtes identitaires (Le Doaré, 2001).  

Mais le pari a-il été gagné pour autant ?  Bien sûr que non, si l’on considère que capitalisme et patriarcat sont toujours à l’oeuvre pour justifier les fondamentalismesreligieux, les contrôles sociaux accrus, l’économisation des rapports sociaux,  le racisme et les contraintes à hétérosexualité  qui constituent les principaux vecteurs de la reproduction des inégalités et de la discrimination.  Bien sûr que non aussi dans la mesure où il demeure difficile de se prémunir contre une valorisation excessive des différences qui contribue à l’effritement des solidarités et des projets féministes, ou encore contre un relativisme culturel abusif qui mènent à accepter, sinon à justifier,  des normes et des traditions patriarcales qui restreignent arbitrairement, voire violemment,  les droits et la liberté des femmes.  Bien sûr que non, enfin, si l’on considère le faible écho accordé aux revendications des femmes par les gouvernements québécois et canadien, « les gains obtenus au niveau des revendications [étant] loin d’avoir été à la hauteur des attentes des femmes et de la FFQ (FFQ, 2001 : 3) alors que, sur le plan international, l’aveu de relative impuissance formulé par les porte-parole de l’ONU auxquels les femmes portaient leurs revendications en octobre dernier, ou encore la suffisance et le paternalisme des dirigeants des organismes internationaux, Banque mondiale et Fonds monétaire international réunis, qui ont reçu la délégation de la Marche mondiale des femmes, à Washington (Marche mondiale des femmes en l’an 2000, 2001; FFQ, 2001).   « Il est tout de même paradoxal », peut-on lire dans un des documents préparés pour l’Assemblée générale de la FFQ en 2001, « d’atteindre un si haut niveau d’organisation, de mobilisation et de crédibilité et de ne pas arriver à le traduire en gains concrets importants pour les femmes à court terme».

Toutefois, peut-être résultat plus fondamental que l’obtention de gains immédiats, à travers la Marche mondiale, le mouvement des femmes s’est manifesté à l’échelle planétaire, ou presque.  Des millions de femmes ont été impliquées à travers le monde sur la base d’une plate-forme commune, grâce à l’initiative du mouvement des femmes québécois.

Des femmes d’horizons culturels, socio-économiques et politiques fort diversifiés se sont rejoints, tant au sein de leur propre pays que sur le plan international, pour créer des situations de dialogues et revendiquer ensemble des mesures concrètes pour obtenir l’élimination de la pauvreté et de la violence exercées à l’égard des femmes.  Sans l’ombre d’un doute, un tel ralliement ne peut rester sans lendemain dans la mesure où il a  permis à un nombre sans précédent de femmes de s’exprimer à titre de citoyenne, de se faire entendre dans des sphères de pouvoir qu’elles fréquentent rarement et, élément non négligeable, de prendre acte de l’imbrication des processus de catégorisation de sexe, de race et de classe dans l’organisation de leur vie.   Dans la mesure aussi où la Marche mondiale  aura permis à ces millions de femmes de se regrouper autour d’une posture critique pour réclamer la redéfinition des règles religieuses, politiques, sociales, économiques ou juridiques qui les gèrent (Marche mondiale des femmes (2001); FFQ, 2001) et de mener un action militante planétaire en faveur de la liberté de pensée, de mouvement et d’action pour toutes les femmes du monde.  Il ne reste plus qu’à souhaiter que l’esprit et la dynamique qui ont rendu La marche possible survivent à l’événement.  Et que la volonté de concertation qui en a été le moteur permette, d’une part,  au mouvement des femmes d’éviter l’enfermement des problématiques du singulier, du particulier et des particularismes et, d’autre part, de se prémunir contre un relativisme culturel abusif qui mènerait à l’effritement illimité et autodestructeur des solidarités, tout en sachant s’accommoder des identités concomitantes ou successives des femmes, de même que de la pluralité et de la  “sérialité” de leurs positions.

Rérferences

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Notice biographique:

Francine Descarries est docteure em sociologie , de Université de Montréal. Elle est   professure au Département de sociologie de Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1985 et membre du Comité Externe de direction du Fond pour la Recherche de la Condition Féminine Canada, ainsi que membre du Comité d´edition de la Fédération canadienne de Sciences Humaines et Sociales. Francne Descarries est actuellement directrice universitairede l´Alliance de Recherche IREF-Relais Femmes, qui joint plus de 25 chercheures et 20 groupes communautaires. Elle est membre fondactrice de l´ (Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM), et ses recherches se penchent sur les théories féministes, les mouvements des femmes au Québec , la maternité et l´articulation famille-travail dans l´expérience des femmes.Elle vient de recevoir le prix «  Femme de mérite 2002 » en Éducation, prix accordé par la Fondation Y des femmes, reconnaît sa contribution remarquable   dans le champ des études féministes.


[1] Communication présentée par Francine Descarries, professeure au département de sociologie, UQAM dans le cadre du colloque Fragmentation des intérêts et pratiques cognitives des mouvements sociaux, 69econgrès de l’Acfas,  Sherbrooke, 16 mai 2001 ( voir notice biographique dans «  comité d´édition »)