labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012

 Dominations et résistances : des concepts à l'épreuve du terrain.

Christine Detrez

Résumé

Contre une vision perçue comme trop déterministe et unilatérale des rapports de domination se sont multipliés ces dernières années des revendications autour de la capacité d'agir des dominé-es : toute une bibliographie passionnante s'est ainsi développée autour des concepts d'empowerment et d'agency. Il nous a semblé intéressant de situer ces concepts sur une enquête menée auprès de femmes en situation de domination (ici les traditions encore patriarcales de l'Algérie et du Maroc contemporains), qui décident, malgré les coûts tant moraux que matériels, d'écrire et de publier. Bravant l'hostilité de leur famille, devant s'astreindre à des sacrifices financiers pour publier, elles persistent néanmoins et signent. Mais si elles évoquent l'écriture en terme de combat, de lutte, de courage, quel est finalement l'effet à moyen et long terme de cette résistance, pourtant effective et quotidienne? Permet-elle l'élaboration d'une conscience de genre, véritable faille et menace pour la domination, ou n'est-elle qu'une forme de dérivatif, permettant finalement la reconduction et la perpétuation du système?

 Mots-clés:
domination, résistance, agency, écriture

 

Domination, résistance, agency, empowerment, capacité d'agir.... autant d'expressions, de concepts,  qui se complétant ou se contredisant, alimentent ces dernières années une large bibliographie passionnante. Est-ce parce que les femmes sont objectivement soumises à la domination masculine qu'elles en sont toujours et partout, victimes passives?

 Contre une vision souvent perçue comme trop déterministe, où les femmes sont à la fois victimes et agents de leur domination, parce qu'elles en partageraient les fondements intériorisés, le concept d'agency vise à rétablir la « capacité d'agir » des dominées : de la même façon que Claude Grignon et Jean-Claude Passeron invitait, à propos des pratiques culturelles des classes populaires, à  ne pas oublier de voir le « jeu » qui existe même dans les « étaux » des contraintes les plus serrés (Grignon, Passeron, 1989), il s'agit alors, sans nier nullement l'existence, la force et la dureté de la domination masculine, de ne pas, notamment en raison de cette force et dureté mêmes, oublier et négliger les éventuelles tactiques et stratégies de résistance déployées dans les interstices de ces dominations. La question est alors de l'efficacité de ces « actes » de résistances ?

James Scott, travaillant sur les arts et cultures populaires dans des contextes de forte domination, oppose ainsi deux métaphores hydrauliques : les blagues, chansons, mascarades réalisées par les dominés dans les marges laissées par les dominants agissent-elles comme des soupapes, permettant à la « pression » de se réguler, et ainsi, paradoxalement, à la domination de rester supportable, ou agissent-elles comme la pression de l'eau sur un barrage, qui, tout solide qu'il soit, finira par se fissurer et céder (Scott, 1998, 2008 pour la trad. française) ?

Il peut être intéressant de soumettre ces débats, souvent théoriques, à l'épreuve du terrain. Ou plutôt, il est des terrains où ces concepts théoriques se trouvent soudain matériellement situés, avec tous les paradoxes qu'ils soulèvent. C'est ce qui est arrivé avec une enquête, menée auprès de femmes romancières contemporaines, vivant en Algérie et au Maroc. A  l'origine de ce travail était une interrogation à propos d'un leitmotiv rencontré d'articles en ouvrages, de postfaces en quatrièmes de couverture, selon lequel, citant Kateb Yacine, « une femme qui écrit vaut son pesant de poudre ». Evoquer les pratiques d’écriture de femmes suscite en effet de façon quasi systématique des questions récurrentes : si l’existence ou pas d’une spécificité féminine, avec ses dérives essentialisantes inévitables, semble aujourd’hui un débat relativement dépassé, en revanche, les corrélations entre écriture féminine et écriture féministe, entre écriture et résistances aux multiples dominations dont sont victimes, ici ou ailleurs, hier ou aujourd’hui, les écrivaines animent encore de nombreux ouvrages, surtout quand ces femmes sont algériennes, marocaines ou tunisiennes.

Ainsi, la phrase de Kateb Yacine, dans la préface à La Grotte éclatée, de Yasmina Méchakra, paru en 1979, a fait flores et les études littéraires ont multiplié les analyses thématiques de cette subversion, en France et de l’autre côté de l’Atlantique, dans le sillage des gender et postcolonial studies (pour exemples non exhaustifs, Déjeux, 1995 ; Segarra, 1997 ; Chaulet-Achour, 1999 ; Donadey 2001 ; Huughes, 2001 ; Gontard, 2005 ; Gafaiti et Crouzieres-Igenthron, 2005 ;  Boehmer, 2005, etc…). Dans une association quasi automatique entre transgression thématique et transgression sociale, ils insistent sur la récurrence chez les auteures maghrébines contemporaines, des thèmes du corps, de la sexualité, du regard, de l’oralité, de l’espace et de l’histoire…

 L’écriture permettrait ainsi la ré- appropriation de ce qui serait dénié par la société et les traditions patriarcales. Par l’écriture, les femmes lutteraient contre un silence et une invisibilité qui leur sont imposés, et revendiqueraient publiquement le droit à l’existence individuelle contre une communauté (l’oumma) qui les étouffe. Fondés sur des études thématiques, ces ouvrages s’accordent ainsi pour mettre en avant la résistance, la transgression, la subversion dont feraient preuve les femmes décidant d’écrire et de publier, aujourd’hui, dans un pays du Maghreb. Hafid Gafaiti déclare ainsi :

« Si l’écrivain homme est confronté avec ce qu’il a à dire, l’écrivain femme fait face, en plus de cela, à la transgression fondamentale qu’est le seul fait d’écrire, de prendre la parole. Pour elle, écrire, c’est le faire contre quelque chose, contre les autres, contre l’homme en particulier. La femme est coupable du seul fait de s’exprimer. (…) Comme pour Prométhée, écrire, pour la femme, c’est voler les mots, les arracher à la règle sociale, à l’emprise masculine » (Gafaiti, 1996 : 172).

En effet, l’écriture, et l’écriture de soi, enfreignent deux interdits, religieux et patriarcaux, condamnant la prise de parole en tant qu’individu, et en tant que femme.

Ces femmes qui écrivent entreraient donc en littérature comme on entre en résistance. Soit. Et à lire leurs témoignages, écrire et publier est en effet une lutte, symbolique et matérielle. Mais les entretiens, portant sur la mise en œuvre concrète et quotidienne de l'activité d'écriture, et la réinsérant dans les biographies, mettent à jour des paradoxes.

Ces femmes écrivent, et se battent pour maintenir cette liberté, dénoncent dans leurs écrits la difficile condition des femmes toujours soumises aux règles de la domination masculine, mais, au quotidien, continuent à s'y soumettre, voire à la justifier. Extrêmement rares sont celles chez qui l'écriture et la publication s'accompagnent d'une remise en question, dans leur vie elle-même, des fondements mêmes de la société patriarcale que sont le mariage, la primauté des rôles d'épouse et de mère, et l'assignation quasi exclusive aux tâches domestiques, alors même qu'elles ont une profession. 

Hafid Gafaiti, dans son analyse thématique et littéraire de certaines romancières algériennes, soulignait ce qu’il appelait un dysfonctionnement, un écart entre le discours et la narration. Au niveau du discours, « niveau de surface de la lecture des textes », les romancières dénonceraient explicitement les inégalités et les duretés de la condition de la femme, qui fonctionnent alors comme des « positions de principe », mais, au niveau même de la narration, perpétueraient des représentations somme toute traditionnelles de la femme (Gafaiti, 1996 : 33).

 Mais peut-on évacuer cette « contradiction » apparente en la taxant ainsi de « dysfonctionnement »? N'y a-t-il pas ici, au contraire, ce nœud où viennent s'échouer les théories relatives à la domination, à la résistance, à l'agency? Comment s'en emparer en termes sociologiques, plutôt que de les évacuer d'un revers de la main comme des « anomalies »?

Exposons d'abord les termes de ce paradoxe, tels qu'ils surgissent empiriquement de notre enquête, avant d'en soulever les questionnements, et les réponses éventuelles.


 
L'enquête

L’enquête a été menée dans le cadre d’un projet FSP-France Maghreb, financé par la MSH et le MAE, portant sur les romancières algériennes, marocaines et tunisiennes, intitulé « Ecrire sous/sans voile : femmes, écritures et Maghreb ».

Ce projet comportait un volet littéraire (élaboration d’un dictionnaire des écrivaines maghrébines contemporaines) et un volet sociologique. Le terrain de la Tunisie étant pris en charge par Abir Krefa dans le cadre de sa thèse de doctorat, je ne traiterai ici que des Algériennes et Marocaines. 52 romancières ont été interrogées : des femmes habitant et publiant en Algérie (Alger, Oran) et au Maroc (Casablanca, Rabat, Agadir, Kenitra), des femmes habitant en Algérie et au Maroc et publiant en France, des femmes habitant en France et y publiant, mais ayant vécu au moins jusqu’à la fin de l’adolescence en Algérie et au Maroc : elles sont alors généralement venues faire leurs études universitaires en France, et y sont restées, ou ont fui leur pays pour raison politique (l’une d’elle, journaliste algérienne, a été victime d’un attentat dans les années 90) ou familiale (l’une d’elle, marocaine, a quitté mari, enfants et domicile conjugal et risquait alors la prison pour femmes au Maroc).

Les conditions de publication (compte d’auteur, compte d’éditeur) sont diverses, et davantage liées à l’état des champs éditoriaux des pays qu’à la réelle légitimité des œuvres : en Algérie et au Maroc, publier à compte d’auteur est souvent la seule façon de publier (Hadj Miliani, 2002)[1]. Les entretiens ont été réalisés en français, avec des romancières écrivant en français ou en arabe.


 
I- Ecrire : un combat

  Quand elles évoquent leurs pratiques de l'écriture, les femmes que nous avons rencontrées parlent  de lutte, de guerre, d’affrontement, mais aussi de douleur, de souffrance, et enfin de  courage, comme le résument les verbes qu'elles emploient souvent : « oser », « se jeter à l’eau ». A les entendre, écrire est un combat, comme l'exprime clairement Souad, Marocaine de 54 ans, cadre dans l’administration, divorcée d’un médecin : « Oser écrire, c’est le cas de le dire… Donc les femmes, il faut vraiment qu’elles aient des, je n’aime pas le terme, mais qu’elles aient des couilles, des amygdales, pourquoi pas monter plus haut, pour pouvoir écrire, pouvoir dire non, non, j’existe, voilà ce que je fais, je suis pas d’accord… ». De même, Hafida, Algérienne d'une cinquantaine d'années mariée à un bâtonnier, compare sa détermination à une guerre installée dans le foyer, et pour Malika, juriste marocaine de 47 ans, mariée à un professeur de philosophie, le stylo est une arme. Quant à Nadia, journaliste algérienne, ses propos sont eux aussi placés sur le registre de la révolte :

« Rebelle en permanence. D’ailleurs on me dit autant tu es douce, autant tu es sucre d’orge, autant dans tes textes, c’est pas toi parce que c’est une révolte profonde qui surgit, qui jaillit et qui balance la balle en plein tronche de quelqu’un. Vraiment elle vient là et j’écrabouille quelqu’un avec ma révolte»

 
             Ne serait-ce là qu'une métaphore convenue? A entendre les situations concrètes d'empêchement, les multiples embûches qu'elles rencontrent pour écrire et publier, force est de constater qu'il n'en est rien.


Dégager du temps

Bernard Lahire a bien montré la difficulté, pour les écrivains, de concilier écriture et « second métier » (Lahire, 2006) : ici aussi, le métier est vécu comme une entrave à l'écriture, phagocytant temps et énergie, source d'épuisement et de frustrations. Le « rêve » serait ainsi de ne plus travailler, de pouvoir vivre de sa plume, et de se consacrer corps et âme à l'écriture, dans ces couples pourtant favorisés où le second salaire est néanmoins nécessaire. L'idée qu'elles passent à côté de leur « vraie vie », en raison des obligations professionnelles, est ainsi récurrente, par exemple pour Labsira, universitaire marocaine qui déclare que « [s] a vraie vie commence quand [elle] écri[t] » ou encore pour Malika :

« Parce que je travaille de 8h30 jusqu’à 16h30, c’est beaucoup, c’est trop, c’est fatiguant, et après, je viens à la maison, je travaille, pour écrire, je suis toujours lasse, fatiguée, mais je m’oblige… je trouve comme un fardeau, pas l’écriture, … le reste… (…)  Il faut travailler, bien travailler pour vivre, c’est une règle, donc j’attends pas…  pas l’écriture, faut pas avoir des rêves… on risque de perdre nos vies à rêver et c’est pas bien… Travailler pour gagner ma vie….vraiment, si mes livres m’apportaient de l’argent, je préférerais limiter ce travail, parce que ça prend du temps, c’est un gaspillage du temps, et puis c’est fatiguant »

Cet écartèlement entre un métier trop prenant et une passion reléguée aux marges des journées est certes le lot commun de l'écrasante majorité des écrivains dans le monde, et des artistes en général, quel que soit leur sexe. Mais pour ces femmes s'ajoute une deuxième journée, celle des charges domestiques. « Ecrire, ça dépend de l'inspiration? Ca dépend de la vaisselle surtout! » : si Latifa  éclate de rire sur cette phrase, toutes les autres soulignent avec amertume le poids de la « charrette familiale », pour reprendre l'expression de Najira. Certes, en Occident également, la répartition des tâches est loin d'être égalitaire, comme en témoignent de façon récurrente les enquêtes, montrant qu'en France, 80 % des tâches domestiques incombent toujours à la femme (Régnier Loillier, 2009). Ici aussi, la description du quotidien de ces couples favorisés montre combien la charge pèse de façon quasi exclusive sur les femmes. Même si elle travaille, la femme ne doit pas déroger à ce qui est, encore et toujours, son identité domestique...

Rares sont celles qui témoignent d'une aide de leur mari. Sur les 52 entretiens, seules quatre femmes estiment partager les tâches ménagères avec lui : une jeune femme algérienne de 25 ans, chargée de TD en littérature à l'université, mariée à une entrepreneur algérien, et habitant à Paris où elle est venue pour sa thèse, une Algérienne avocate de 60 ans, mariée à un avocat, et de deux Marocaines professeures d'université, d'une quarantaine d'années, mariées à des médecins. Encore faudrait-il préciser qu'elles ont surtout le sentiment de partager, leurs propos révélant qu'elles font seules les repas et le ménage (ou que celui-ci est délégué à une femme de ménage).

Toutes les autres disent avoir la charge complète et écrasante des pratiques domestiques. Si elles se font aider pour le ménage, en revanche, le repas doit être préparé par elles-mêmes, et avec le sourire en prime :

 « De temps en temps j’ai quelqu’un qui me fait le petit ménage… mais la popote et tout, avant j’avais une petite nounou qui… mais non mon mari a dit, « je ne tolère pas, il faut que ce soit de tes mains ! » C’est la cuisine traditionnelle et tout, faut tout préparer…Mon mari comprend quand j’écris, il a des petits gestes, il donne des petits coups de main, il chauffe le lait… de petites choses, mais sinon non…. C’est le vrai repas comme aujourd’hui, c’est vendredi, à sept heures j’ai commencé à faire ma popote… Et avec le sourire si tu veux pas avoir des remontrances…voilà « t’es tout le temps fatiguée pour moi »….il faut les soigner.» (Rafia, Algérienne, 54 ans, ORL, mariée à un ORL, quatre enfants)


                 Dalila exprime bien la fatigue de ces journées harassantes, et la frustration d'être perpétuellement interrompue et rappelée à l'ordre domestique  :


« Je suis malheureusement dans un quotidien qui me…. Qui s’impose à moi aussi, donc les courses, les accompagnements des enfants… des contraintes, donc parfois je suis épuisée, donc je me mets devant mon écran et j’ai envie d’écrire…mais parfois je suis tellement fatiguée, épuisée (…) Je suis devant mon texte, y’a des idées, allez, en bas, mon mari qui appelle, on veut dîner maintenant ! Oh mon dieu c’est pas possible, ça me coupe… il me dit tu peux revenir après. Il ne comprend pas que non, une fois que l’inspiration est partie ça y est… Réchauffer à manger parfois il le fait seul, mais parfois faut qu’on soit tous assis à table ensemble…qu’il y ait au moins un diner familial… mais j’ai pas envie de diner laissez-moi !!! (rire) Donc je suis obligée de m’arrêter, je me dis, bon ça fait partie des contraintes… Je me dis je vais pas m’attarder à ces contingences matérielles et puis finalement le plus important je passe à côté mais bon… comme hier je suis rentrée il est 8h30, il était tard, mon mari il a fait la tête parce que j’étais absente toute la journée depuis le matin. Je suis rentrée direct préparer le repas du lendemain -et lui il ne le fait pas ? Il ne t’aide pas dans les tâches ?...-C’est-à-dire lui il fait ses trucs, quand il mange il débarrasse ses affaires, à la rigueur parfois il peut les laver… mais c’est quand il veut… » (Dalila, Algérienne, 55 ans, chirurgienne dentiste, mariée à un avocat, deux enfants)

 
                Badra, comme Dalila, travaille. Et comme elle, elle doit assumer, outre sa vie professionnelle, les « contingences matérielles » de la maisonnée. Et comme Dalila, elle fait contre mauvaise fortune bon cœur, au nom de l'amour conjugal et maternel... :


« Quand on est une femme,  et en particulier quand on est mariée, qu’on a des enfants et une profession, on est obligée de toujours faire un tableau de priorités. Le matin, les enfants doivent aller à l’école, je n’ai pas le temps d’être écrivain, donc je m’occupe des enfants pour qu’ils aillent à l’école. Ensuite je fais le repas des enfants, ensuite je vois si j’ai un petit moment pour lire un bouquin, ou pour faire ceci ou pour faire cela … donc c’est tout une négociation, un travail… la gestion du temps des femmes qui travaillent… parce que dans notre famille, quand je sors de la fac, et bien je rentre chez moi, je mets mon tablier et je rentre dans  la cuisine , et je cuisine pour mon mari, mes enfants. (…) C’est plus difficile pour une femme ! Les hommes, ils ont les femmes pour les chouchouter, pour leur préparer leur café (sourire), pour leur… pour leur faciliter les choses : chut, votre père travaille, votre père écrit, chut euh… Moi par exemple, je pense pas… mon mari ne disait pas : chut, votre mère écrit (petit rire), non ! Moi je me lève pour aller faire à dîner, … mon mari, qu’il soit là ou pas là euh… des fois, il se lève, mais lui, il fait des choses… Il n’y a pas un partage… équitable ! Il y a une participation, c’est déjà énorme (insistante)» (Badra, Algérienne, 56 ans, psychologue, mariée à un psychologue, trois enfants )

 
                 Rappelons que les difficultés d'avoir un logement, comme les traditions, font que souvent, les enfants, même mariés, continuent à habiter sous le même toit. La pression est telle qu’Amina ou Rafia s’interrogent même sur le progrès consistant pour les femmes à avoir accès au travail :


«Parce qu’en fait j’ai des doutes. Je me demande si maman n’a pas été plus heureuse, parce qu’on a, nous on a tout endossé, on a gardé toutes les contraintes de la femme traditionnelle, je parle de ma génération. Et puis, on a voulu prouver qu’on pouvait aussi être modernes, vivre avec notre époque, et ça fait trop. On est épuisées souvent. Parce que, on vous dit rien tant que… la cuisine est faite, tant que... ça marche bien. Tu veux travailler, très bien, mais il ne faut pas que la maison en pâtisse. Alors c’est dur… » (Amina, Marocaine, universitaire, mariée à un chirurgien, quatre enfants) « Et bien des fois, je dis « là-bas dans la chaumière, elle est plus heureuse que moi » (Rafia)

 

Les temps de l'écriture sont alors émiettés et dans ces journées occupées par le travail professionnel et les charges domestiques, l’écriture se loge dans les interstices, spatiaux et temporels, de la vie quotidienne. Elles écrivent entre deux tâches ménagères, pendant que le repas mijote, la nuit quand tout le monde dort, le matin avant le lever de la famille, comme Fatiha qui met le réveil exprès. Elle écrivent sur des morceaux de papier ou des carnets, dans les transports en commun, la chambre, mais le plus souvent... dans la cuisine.

  « J’écrivais où ? Dans ma cuisine !... Ils étaient cachés où ? Dans le tiroir de ma cuisine ! Puisque la cuisine, c’est le seul endroit qu’on concède à la femme ici ! Dont on ne veut pas hein, parce que sinon, si on voulait la cuisine, on l’expulserait aussi de la cuisine ! » (Houda, Algérienne, 60 ans, au foyer, mariée à un chirurgien, deux enfants)
« Plusieurs fois quand je voulais écrire quelque chose, j’étais souvent avec une poêle ou une cocotte qui brûlait… donc qu’est-ce que je faisais ? J’étais partagée, je prenais des bouts de papier, des fois du papier hygiénique à côté de moi, des fois du journal, donc je mettais mes… mes idées… qui me venaient, et après, j’allais ramasser tous mes papiers, mais je ne me retrouvais pas… J’ai changé de tactique, je me levais très tôt, quatre heures et demie du matin. J’ai pris cette décision, et je me levais. Donc je pouvais écrire, écrire, écrire, et… à sept heures, quand tout le monde commence à bouger, je devais arrêter. Il fallait arrêter… Le jour j’étais comme une somnambule, quand on me parlait je disais toujours oui, pour ne pas les décevoir, alors que je comprenais rien ! A un moment, ça m’est arrivé de coller les deux nuits, c’est-à-dire je ne… je ne dormais pas, jusqu’à 48 heures » (Hafida)

« La nuit surtout la nuit, quand il dort. J’en profite, je suis toujours la dernière à dormir... et sinon, j’écris partout, j’écris comme ça, je peux écrire en bus… sur le sac, un stylo que j’utilise au bureau, des papiers » (Malika)
 

La situation est par ailleurs extrêmement pernicieuse : non seulement écrire est une négociation de tous les instants contre le tic tac de l’horloge (Hafida les a d'ailleurs enlevées du salon pour ne plus les entendre la rappeler à l'ordre), mais celles qui arrivent à trouver malgré tout, le temps d’écrire, peuvent encourir les soupçons. En effet, si elles ont assez de temps pour se consacrer à l’écriture, c’est peut-être qu’elles ne se dévouent pas assez à leur famille ou au ménage… C’est du moins ce que ressent Nacéra, quand les gens s’étonnent qu’elle trouve le temps d’écrire :  

« Ils ont cette idée-là, que c’est une femme qui perd son temps au lieu de s’occuper de ses enfants, de… C’est cette image-là surtout… voilà, sur moi…Parce que je sais que je vais avoir ce regard de mépris, de… ‘‘Oh ! Une femme… ouais, comment ça elle écrit ?’’ Voilà. Il y a un sentiment… comme un sentiment de honte, ou bien un sentiment de… de crainte d’être méprisée, d’être dénigrée… parce que les hommes ici… Ah oui, il y a un collègue qui me dit ‘‘Quand ? Quand tu as eu le temps d’écrire ce livre ?’’ Je lui ai dit ‘‘Comme toi, pour bâtir ta maison…’’ Parce que lui, il a construit sa maison tout seul. Je lui ai dit ‘‘Ben comme toi, comment tu as eu le temps pour construire ta maison ?’’ Il y a l’idée que si tu trouves le temps d’écrire, c’est que tu délaisses autre chose.

 
L'hostilité de l'entourage : le mari


              Le mari d'Hafida, alors que la maison est impeccable et le repas préparé, a pourtant brûlé les écrits de sa femme. Comme celui de Souad, ou d'Insaf, il n'a pas de mots assez durs pour humilier son épouse en se moquant de ses prétentions littéraires. De même, lors d'une présentation de son livre, le père de Bahaa a été apostrophé par un homme du public, le plaignant de la honte éprouvée d'avoir une telle fille. Or, le mari d'Hafida, si vindicatif envers l'écriture, encourage d'ailleurs l'autre passion de sa femme, l'ikebana, cet art des bouquets japonais et jamais ne lui reproche les heures passées au jardin. L'aspect chronophage de l'écriture n'est donc pas le seul obstacle : écrire n'est visiblement pas un « passe-temps » comme les autres.

Il ne s’agit pas de caricaturer les situations : les réactions vont du soutien inconditionnel à l’hostilité franche, en passant par l’indifférence. Mais le plus étonnant est justement l’existence de positions extrêmement violentes, face à des écrits parfois somme toute très anodins, et qui souvent, ne dépasse pas les frontières de la ville, voire de la librairie, où ils sont publiés. C’est donc bien plutôt le fait même d’écrire qui, dans ce cas, dérange, comme le remarque Hafida : 

« Y a une différence, oui : tout sauf écrire. Donc, au jardin il ne me dit rien. Mais si jamais je suis dans l’écriture, il m’embêtait. avec l’écriture. L’écriture, c’était comme une personne qui n’avait pas de bras et de jambes, mais c’était… un amour. Quand ils me voient avec les fleurs, en train d’arranger, de bêcher, de retourner, la terre, ou de planter, non, ils trouvent ça, normal. »

L’hostilité du mari de Zohra s’est déclarée, avant même l’écriture, à l'encontre de la passion de la lecture qu’éprouvait sa femme. Celle-ci avait pourtant été choisie par la belle-mère justement parce qu’elle savait lire et écrire. Mais point trop n’en faut, et il y a un fossé symbolique entre pouvoir lire et remplir les papiers administratifs, et vouer un culte aux livres, au point de vouloir en écrire un :

« Alors au départ, je cachais les livres, je savais à quelle heure il allait rentrer, alors c’était long, de cacher les livres. Et le soir, il n’y avait ni télé ni rien, alors il dormait, je me levais en catimini, et j’allais dans la cuisine et je lisais des heures, pendant des heures et des heures, moi je travaillais pas pendant cette époque là. Il me disait t’étais où, je disais j’étais aux toilettes, tout simplement… Donc ça, ça a marché pendant longtemps et puis après, j’ai eu les enfants, et je me suis dit, allez, hop, alors après j’ai mis mes livres bien en vue… non, mais enfin bref, j’ai beaucoup souffert, beaucoup beaucoup souffert, jusqu’à ce que je me prenne par la main en me disant, bon maintenant, ça suffit, il y a deux enfants à la maison, je peux sortir mes livres de la cachette… Quand quelque chose n’allait pas, c’était la faute des livres, bien sûr ! Si j’avais pas mis le nez dans les livres… Un oiseau meurt, parce qu’il adorait les oiseaux, il avait des oiseaux dans les cages, si un oiseau meurt, c’était de ma faute, parce que je m’en étais pas assez occupée, je lui disais, c’est tes oiseaux, c’est pas les miens (…) Un jour, il s’assoit comme ça, et il voit les livres « c’est quoi ça ? », « ben c’est mes livres », il dit « un jour je les brûlerai » je lui dis, « c’est pas grave j’ouvrirai la cage de tes oiseaux… ! » (Zohra, Algérienne vivant en France depuis son mariage à 16 ans, 59 ans, deux enfants, mariée à un ouvrier)

 
             Dans son étude sur les lectrices de romans sentimentaux d’une petite bourgade américaine, pour la plupart femmes au foyer, Janice A. Radway relève cette même hostilité des maris à la lecture de leurs femmes, quand bien même tout le travail domestique a été accompli, les hommes insistant par exemple pour que leurs épouses regardent la télévision avec eux plutôt que de lire. C’est bien la même captation de leur femme qui est en jeu, la lecture faisant qu’on « est là sans être là » (Radway, 1984).  A sa retraite, et à la grande joie de Zohra, son mari divorce, et repart en Algérie (il était ouvrier en France) « pour en trouver une qui ne sache ni lire ni écrire ».

Si ces maris hostiles à la lecture sont des exceptions, en revanche, le passage de la lecture à l'écriture ravive les hostilités, assez caractéristiques de la part des maris les plus âgés (la soixantaine), et disposant de capitaux économiques davantage que culturels : Insaf, Egyptienne d'une soixantaine d'années, vit depuis plus de trente ans en Algérie où elle a suivi son mari, ingénieur. Celui-ci la menace de ne pas renouveler sa carte de séjour si elle s'obstine à écrire et publier. Le mari d'Hafida multiplie les entreprises de dénigrement, dont on mesure bien la violence symbolique :

« Ah oui, une fois, bien avant, mon mari avait découvert des écrits que j’avais laissés. Et il avait pris la peine de jeter un coup d’œil, et il me dit : c’est toi qui l’as écrit ? J’ai dit oui. Il m’a dit : tu l’as pas copié quelque part ? Il m’a toujours dénigrée ! ».

Il finira par accepter de lui donner de l'argent pour payer la publication -l'essentiel des maisons d'édition en Algérie et au Maroc fonctionnent à compte d'auteur-, en lui jetant la liasse de billets nécessaire au visage. Insaf, Hafida et Houda sont les trois femmes qui vivent les situations de refus les plus dures. Ce sont également celles qui sont dans les rapports de couple les plus traditionnels, leur époux disposant de capitaux économiques et culturels bien plus importants qu’elles, et seule Insaf a travaillé, comme enseignante d'histoire (Hafida était professeur de sport mais a arrêté à son mariage, Houda était au lycée, qu'elle a dû quitter au mariage).

Mais nombreuses sont les réactions marquées par le mépris ou l'indifférence, et le refus de lire les écrits de leurs femmes. Souad relate ainsi avec amertume la chiquenaude infligée par son mari quand, enthousiaste, elle lui avait montré ses premiers écrits. Elle situe d'ailleurs la première grosse crise du couple le jour où une des ses nouvelles se trouve éditée dans un journal. Heureusement, d’autres soulignent le soutien qu’elles trouvent auprès de leur mari.

Certes, il ne s'agit que de soutien mental (encourager, lire, relire...), qui n'a aucune incidence matérielle notamment sur l'allègement des charges, mais la souffrance de celles qui n'en bénéficient pas en souligne en creux l'importance. Ce sont essentiellement les plus jeunes de notre corpus (autour de la quarantaine, comme pour Latifa, 40 ans, Malika, 47 ans, Lamia, 35 ans, ou Labsira, 47 ans), et/ou celles qui ont un mari cumulant des capitaux culturels davantage qu’économiques : Latifa est mariée à un professeur d'arabe, Badra, si elle a la soixantaine, est mariée à un professeur d'université en psychologie, Malika à un professeur d'arabe en lycée, et sans systématiser, sont plus souvent Marocaines qu'Algériennes. Certains de ces maris écrivent eux-mêmes également.


La famille

Si la réaction des maris a une incidence concrète sur l'activité même de l'écriture, celle de l'entourage n'est pas non plus sans effets, notamment psychologiques. Là aussi, on peut s'étonner que, au lieu des félicitations ou de la fierté à voir sa fille ou sa sœur publier un livre, ces femmes ne récoltent souvent que silence ou critiques ouvertes. Quand Fatima, alors âgée d'une cinquantaine d'années, rapporte à sa mère l'annonce de la publication de son premier roman, celle-ci lui rétorque qu'« il n'en est pas question ». Fatna a écrit un livre durant ses années d'incarcération sous Hassan II :

« D’abord, j’ai essayé de faire lire ce que j’avais écrit en sortant de la prison, j’ai  couru vers ma propre sœur. J’ai couru lui remettre le manuscrit. Je l’ai jamais revu ce manuscrit. Heureusement que j’avais un double qui était en papier, j’écrivais en papier, c’était du brouillon. Et ce que j’avais remis, c’était un cahier, lui disant  regarde ce que j’ai écrit, est-ce que je peux le publier. On n’a jamais discuté sur ça »

            De même, Rafia n'a reçu aucune félicitation de la part de sa belle-famille. Elle raconte comment, son beau-frère, ophtalmologiste à Paris, feuillette le livre qu'elle lui offre, pour le jeter ensuite sur une table, sans aucune question, commentaire ni remerciement. La soeur de Nacéra a rompu avec elle depuis la sortie de son roman. Mais ici aussi, les effets de génération sont visibles. Les plus jeunes d’entre nos enquêtées ont eu beaucoup moins de réactions négatives de la part de leurs parents, et témoignent de leur fierté, une fois ceux-ci rassurés sur le caractère non autobiographique de certains romans sulfureux[2].

Elles représentent la deuxième génération de femmes scolarisées, leurs mères ont suivi des études et ont travaillé. La tolérance des parents est d’ailleurs souvent en avance sur celle de la société, et leurs filles, comme Zhour signalant que sa famille est « intellectuelle », en soulignent souvent l’atypie. Ainsi, Lamia a été comédienne en Algérie avant de venir en France faire sa thèse. Soutenue par les parents dans son activité théâtrale, elle a néanmoins arrêté pour ne pas leur imposer les remarques liées à son identité de comédienne (visiblement synonyme de traînée). De la même façon, le père de Bahaa, romancière marocaine, l’a défendue publiquement, lors de la fameuse dédicace de son livre, où quelqu'un l'avait plaint d'avoir une telle fille.

Dans les deux cas, même si une génération sépare Lamia et Bahaa, que l’une est Algérienne et l’autre Marocaine, il s’agit de parents ayant manifesté un grand esprit d’ouverture depuis l’enfance, encourageant leurs filles à voyager, etc. L’arrivée des femmes dans l’espace public, le fait d’avoir des parents ayant eux-mêmes suivi des études font évoluer les réactions, mais la télévision n’a pas joué un moindre rôle. Ainsi, il semblerait parfois que la fierté de certains parents soit davantage liée au passage de leur fille à la télévision qu’à l’écriture elle-même, celui-ci venant même compenser les réticences quant à l’activité scripturaire, surtout dans le cas des parents analphabètes. Le fameux quart d'heure de gloire décrit par Warhol a ainsi un effet inédit, en faisant bouger les frontières de ce qui est permis ou pas :

 « Voilà il [son père] a changé et il commence… par exemple dernièrement j’étais invitée à la télé, la deuxième et la première… on a  fait comme ça une interview, c’était intéressant, et il a aimé ! Il dit aux gens, regarde c’est ma fille ! (rires) je suis le père de cette fille-là, c’est moi qui l’ai éduquée »  (Labsira)
« Et même ma grande famille, maintenant, son regard a changé sur moi ! Ils disent : voilà, c’est Zohra l’écrivaine, Zohra, elle a fait ça, Zohra elle a fait ça ! (…) La télévision, ça a donné beaucoup de respect pour moi de la part de ma famille, des gens qui me connaissent. Maintenant, la grande (insistante) famille me regarde avec un regard de joie et de fierté ! » (Zohra)

 « C’est vrai qu’elle est contente quand on lui dit : « Madame, on l’a vue à la télé », les gens lui disent : « Ta fille… elle passe à la télé » Elle est contente. C’est sûr, elle montre de la fierté. » (Nasséra)

« Le fait que, quand beaucoup de gens lui [son mari] disent « on a vu que votre femme, on l’a vue à la télévision, on l’a vue là, on l’a vue parler», je pense qu’il aime beaucoup, je pense que ça, ça le flatte. » (Tourya)

Par ailleurs, la publication est, quasi exclusivement, à compte d'auteur. Ecrire, publier, entraîne donc des coûts, matériels, symboliques, extrêmement forts.

 
II- Résistance limitée

Ces femmes, par l’écriture, contestent la place étroite qui leur est allouée. Mais à y regarder de plus près, écrire change-t-il vraiment la vie de ces femmes? Sauf cas extrêmes, la résistance reste circonscrite aux marges et l’écriture ne vient pas bouleverser fondamentalement l’ordre établi dans les foyers. Ecrire certes, mais quand les tâches ménagères ont été effectuées, et les enfants élevés.

Le paradoxe soulevé par Bouthaïna Azami-Tawil, romancière marocaine, dépasse ainsi le simple jeu sur les mots, et on en saisit toute la portée quand on le resitue dans ce contexte : « Je sais que j’écris parce que je ne sais pas parler, parce que je ne peux pas parler. Et en prenant la plume, je n’ai fait que l’aveu de mon silence, de mon mutisme, de ma faiblesse. Je n’ai pas pris la parole. J’ai renoncé à elle. » (Azani-Tawil, in Gontard, 2005 :14) Comment expliquer, en effet, sauf à s'étonner devant l'incohérence de ces comportements, que certaines femmes se mettent à écrire, en assument les coûts et les coups, mais s'arrêtent en si bonne marche devant des lignes rouges, visiblement infranchissables?

Refuser l'ordre imposé est en effet extrêmement rare, même parmi celles qui se montrent, dans leurs  écrits, les plus véhémentes. Ainsi, dans une société où le mariage est l’avenir prédit aux femmes, où être une femme mariée est un statut quasi incontournable, décider de rester célibataire ou de divorcer représentent des transgressions indéniables. C’est pourtant le cas de certaines de nos enquêtées, qui refusent de sacrifier leur autonomie et d’accepter les concessions, souvent lourdes, qu’entraîneraient les mariages qui leur ont été proposés. Malika B., très jeune, s'oppose au destin tout tracé :


« A partir de douze treize ans, ils ont commencé à me demander en mariage. Et, en moi-même, j’étais contre, j’étais contre, je me disais je ne veux pas être une… personne inaperçue, Même si j’étais très jeune, je sais pas, j’étais très consciente de ce… je sentais comme si j’étais un esclave, ils veulent briser quelque chose en moi. Je crois qu’il y avait une force intérieure qui me donnait la force pour tenir plus à mes études pour montrer que je ne suis pas belle, que je peux être utile autrement ».

De même, Bahaa, Halima ou Samia, ont divorcé, et leurs propos témoignent bien de la difficulté à rompre avec un modèle imposé :

« Je me suis mariée pour avoir un enfant, et après j’ai divorcé. Ca a été un choix… Ca a été un choix, parce qu’il était impossible de concilier tout ça… Je ne vois pas comment je pourrais faire. Je ne vois où je pourrais caser le mec là-dedans, d’autant plus que les hommes ici ont besoin d’être le centre… ce qui ne peut pas marcher dans ma vie à moi, car il ne pourrait être qu’un paramètre parmi les autres. » (Bahaa, marocaine, journaliste, autour de 45 ans)

« Donc en plus j’avais parlé de divorce, et mon père me dit, chez nous, il n’y a pas de divorce,  c’est non, c’est pas possible. Et pour moi ce que disait mon père était important… sauf que ça me travaillait beaucoup, et c’était insupportable, à un moment donné, j’arrivais plus du tout plus du tout… donc j’ai demandé le divorce, mais j’ai mis quand même trois ans à me faire répudier. C’était vraiment très dur, parce que mon mari ne voulait absolument pas divorcer, donc c’était subir, subir, subir… (…) Parce qu’à l’époque, les femmes pouvaient même  être emprisonnées…pour désobéissance... c’était des prisons spéciales pour les femmes, qu’on appelle d’ailleurs la maison de l’obéissance…on apprenait aux femmes à se soumettre…en… 80… y’a pas si longtemps que ça… Alors il m’a menacée mais il ne l’a pas fait… donc quand j’ai divorcé, j’ai divorcé en août et en octobre je me suis réinscrite à la fac. » (Halima)

« J’ai été mariée, je ne le suis plus, justement à cause de ma révolte, je ne voulais pas être une femme soumise… je me suis vue imposer des règles par mon ex mari, qui disait, pour lui, la femme, elle ne devait pas aller au café, au restaurant, et sa femme devait lui préparer le repas, le petit déjeuner, et ceci, et on avait le même travail, il était avocat, et pour lui, après le travail, il fallait que je rentre aussitôt, préparer le repas, et que je sorte après lui, pour aller au travail, après lui avoir préparé le petit-déjeuner… et ça j’ai refusé… » (Samia, marocaine, avocate, 49 ans)

Rares sont celles qui transgressent l’ordre traditionnel au point de refuser de se marier, ou de divorcer. Quant aux expériences de résistances « domestiques », elles se focalisent essentiellement sur une volonté d'autonomie, par les études, l'exercice d'une profession ou une liberté de déplacement. Mais pour la plupart, un paradoxe troublant est que l’écriture surgit dans un contexte familial et conjugal très classique, trouve sa place dans des aménagements plus ou moins douloureux des assignations traditionnelles, qu’elle ne vient pas perturber fondamentalement : les exigences se situent dans la volonté de dégager du temps pour écrire, d’accéder à la publication, mais ne remettent pas en cause les principes même de la vie de couple et de famille, ni même la répartition des tâches.

L’écriture, si elle est présentée comme une passion vitale bien plus importante que l’exercice du métier, n’entre pas en concurrence, dans les propos des femmes rencontrées, avec la famille : sauf exceptions citées précédemment, il ne s’agit pas pour la plupart d’entre elles de remettre en cause la primauté de leurs rôles de (bonne) mère et (bonne) épouse, mais d’exister au-delà, ou en plus, de cette assignation. Celles qui tiennent ces positions ont d’ailleurs commencé à écrire « vraiment » une fois leurs enfants élevés. S’y joue bien évidemment une question de disponibilité temporelle, mais également de disponibilité mentale, de priorité accordée. Ainsi, pour Zohra M., « la priorité, c'est les enfants », comme pour Zahra et Insaf, et les arguments relèvent d'un code de la morale :

« « J’ai eu mes enfants jusqu’à 97 (…) et les enfants, je dois leur donner tout mon temps...Je ne faisais que... éduquer mes enfants. C’était bien réfléchi. C’est une responsabilité devant dieu, devant soi. Donc les enfants, je leur donne tout, autant que moi. Il faut leur préparer un cadre, il faut préparer une maison et... c’est une responsabilité les enfants. Une grosse, une vraie responsabilité. » (Zahra)

«« La première chose qui m’occupe, c’était la réussite de mes enfants. Moi, je suis rentrée dans la littérature après cinquante ans, ça m’a pas dérangée, parce que j’estimais et je suis convaincue que d’abord… une femme, elle doit faire son devoir au foyer d’abord ! Je peux pas être célèbre, et mon fils, il a pas fait des études ! J’admire pas ça ! (…)  Bon, à partir du moment où j’ai fait mon devoir de maison -parce que, comme je vous ai dit, je suis bien convaincue… Je fais mon devoir de maison, je respecte mon mari, je fais les devoirs que font toutes les femmes, repasser, faire le manger, des trucs comme ça, je le fais... Y’a eu un article sur moi dans un grand journal, El Watan : Commencer à être célèbre… enfin… entrer dans le monde de la littérature après la cinquantaine ! Mon fils, il m’a posé la question pourquoi… Je lui ai dit : parce que j’avais mon travail, j’avais mes enfants, et c’était mon but de faire réussir mes enfants... » (Insaf)

Le témoignage d’Hafida est également éclairant : après avoir installé une « guerre » pour pouvoir écrire, celle-ci voit comme un progrès de sa part le fait d’être parvenue à des concessions, de se faire « une raison », et  reconnaît, selon ses termes, « sa faute », celle d’avoir oublié les priorités qui placent la famille avant tout, et surtout avant elle. La « sagesse » semble ainsi être définie par la capacité à s’accommoder des contraintes, cesser de protester et « raconter tout doucement », et à s’en contenter, au delà de ce qu'elle présente, finalement, quasiment comme une crise d'adolescence face à un mari dont Hafida précise qu'elle l'aime « comme un père et un mari. Le soir, c'est mon mari, le jour il est mon père ».

« J’ai pris quand même un petit peu de sagesse, et… un peu de gérer, donc, j’écris le soir tard, et je me lève tôt, mais j’arrête à sept heures, pour être… pour les miens. Moi-même, je m’arrête vraiment avec affection… J’ai essayé de me faire une raison (…) Mais en fait c’était un peu de ma faute…  (…) Et puis mes enfants c’est… la prunelle de mes yeux, donc me détacher… me détacher subitement, et prendre quelque chose que j’aime en plus, parce qu’il y avait que mes enfants et mon mari, et là, avec l’écriture, c’était, comme une personne qui n’avait pas de bras et de jambes, mais c’était… un amour. C’était ma passion. (…) J’avais décidé de plus faire la guerre. Je m’étais… assagie quand même. J’avais changé d’attitude, c’est-à-dire raconter … tout doucement.» (Hafida)


               Le refus, la peur de l’opposition frontale apparait également dans les comportements observés pendant les entretiens : cacher les cigarettes et les écrits parce que l’époux risque de rentrer dans la pièce chez Houda, le changement d’attitude d’Insaf à notre égard quand elle entend la voiture du mari entrer, et qu’elle nous met quasiment à la porte, en pleine nuit, après nous avoir averties des dangers du quartier pour des femmes seules, la voix assourdie au téléphone de Dalila qui ne peut nous raccompagner car son mari est présent, etc., autant d’acceptations de la domination, ailleurs dénoncée, dans les écrits comme dans les entretiens.

 Comme le souligne Houda, «toujours cette comédie ! Vous voyez ?!... C’est ça ! C’est ça notre vie ! Tout le temps ! Tout le temps il faut jouer la comédie !! Faire semblant !! ». Si ces situations s’apparentent aux cas de simulations stratégiques mis en lumière par James C. Scott, où l’on cède pour avoir la paix, ou parce qu’on estime que le coût à payer d’une rébellion est trop important, notamment par crainte des représailles verbales ou physiques, cette attitude ne s’applique pas aux cas où le rôle, notamment domestique, semble non seulement intériorisé, mais même revendiqué, prenant une valeur identitaire.

 Ainsi, si pour James C. Scott, l’existence –à un niveau synchronique- des textes cachés que sont les blagues, chansons, etc. dans des contextes de forte tyrannie comme l’esclavage, l’exploitation sociale ou les castes et celle –à un niveau historique- de rébellions et soulèvements, suffisent à écarter l'idée d’une naturalisation de la domination (Scott, 1998, 2008 : chap IV), on voit ici que peuvent coexister des pratiques ouvertes de dénonciation de la domination, des simulations stratégiques, mais également des conduites « intériorisées ».

Ce paradoxe n’est pas une spécificité de notre corpus, et a été relevé par de nombreux auteurs. Christine Planté, à propos des femmes auteures françaises du XIXe siècle, note ainsi (Planté, 1989 :51):

 « Les femmes ne sont d’ailleurs pas les dernières à reprendre à leur compte de telles valeurs ; nombreuses sont celles qui en viennent à penser en termes d’égoïsme ou de vanité leur propre désir de lire, d’écrire, de créer, parce qu’il s’oppose à une vie toute entière définie par des rôles et des fonctions. Cette intériorisation des normes morales et la culpabilité qui en résulte ont certainement détourné beaucoup de femmes de l’écriture, mais elles ont surtout plongé celles qui écrivaient quand même dans de perpétuels et insolubles conflits intérieurs, dont témoignent leur œuvre romanesques et les discours qu’elles y font tenir à leurs personnages, féminins comme masculins ».

Sur d’autres terrains, des anthropologues ont pu souligner les contradictions apparentes entre des attitudes de remise en cause de l’ordre établi, et le maintien des pratiques qui le perpétuent : les Bédouines chantent leur détresse, mais avancent voilées, baissent le regard, se taisent et servent les hommes, et qui plus est, défendent la validité de cet ordre social (Abu-Lughod, 1986). Les ouvrières des maquilas nicaraguaises condamnent en entretiens les conditions d’exploitation qui plient et ploient leur corps comme leur volonté, mais jour après jour, retournent aux usines, s’acharnent à produire plus et mieux, et défendent cette vision perfectionniste du travail, renforçant ainsi les contraintes qui pèsent sur elles ( Borgeaud-Garciandia Natacha, 2009).


 
III- Retour sur un paradoxe

  Céder et consentir

Depuis La Boétie et son fameux Discours sur la servitude volontaire  s'est développée toute une littérature autour de la « servitude volontaire », et de ce spectre des formes d’« adhésion, acceptation, accommodation, adaptation, assentiment, accord, etc. » (Coste, Costey, Tanguy, 2008 : 9). Si La Boétie s'interrogeait sur l'acceptation par le peuple de la tyrannie, les questionnements sur la notion de « consentement » ont animé des controverses souvent (symboliquement) violentes, notamment au sujet du degré d'adhésion de la personne qui consent.

Cette position a suscité alors des réactions, insistant sur l'androcentrisme des anthropologues et sociologues examinant la domination masculine sous l’angle de son intériorisation et de sa reconduction par les femmes (Mathieu, 1999 ; Thébaud, 2006) : ainsi pour Nicole-Claude Mathieu, « céder n'est pas consentir » : « la dominée, elle, est engluée dans le concret », « sa part éventuelle (et toujours limitée) à la connaissance de et à la croyance en la « légitimité » de son oppression, si elle existe, n’est qu’une  goutte d’eau (fade) dans l’océan de sa fatigue », et plutôt qu’un consentement général en cette domination, s’exprimerait l’acte de céder à l’oppression subie (Mathieu, 1991 : 216)

Une autre expression peut également nous inviter à la réflexion : « qui ne dit mot consent ». Or, ces femmes disent, écrivent leurs contestations de l'ordre établi, mais néanmoins consentent. Le maintien de l’acceptation des contraintes domestiques, et le fait que « même celles qui ont une « conscience de genre » « consentent » à reproduire ce rapport asymétrique » est souvent appréhendé comme une « énigme » (Hirata, 2002), amenant plusieurs tentatives de réponses : miracle idyllique du don de soi (Kaufmann, 2009) (dont on peut quand même se demander pourquoi il est toujours don de soi en tant que femme…) ou exploitation masquée par le mythe de l’amour (Dayan-Herzbrun, 1982 ; Delphy, 1998, Vandelac, Bélisle, Gauthier, Pinard, 1985), rémanence d’anciennes structures biologiques ou psychanalytiques (Desjours 2002), intériorisation des normes de la « sollicitude », traduction du fameux « care » (Brugère, 2008), normes tellement naturalisées qu’elles en deviennent des « qualités féminines », socle de l’arrangement social des sexes d’autant plus tenace qu’il prend son fondement sur une prétendue distinction et complémentarité biologiques, pouvoir enfanter devenant être par nature maternelle, pris au sens large. Ainsi, Fabienne Brugère peut-elle s'interroger :

« Comment faire pour que la sollicitude ne soit plus seulement une affaire de femmes, le dévouement un trait obligé de la condition féminine ? » (Brugère, 2008 : 81).

La revendication des contraintes aurait également une fonction sublimatrice. Se présenter comme une bonne épouse, une bonne mère, une femme intègre qui a mené à bien sa tâche avant de se consacrer à l’écriture, on l’a vu, est important : Fatima insiste sur son goût et ses talents de ménagère, affirmant, sans fausse ironie, que c’est ce qu’elle fait de mieux. De la même façon, Natacha Borgeaud-Garciandia voit dans la revendication par certaines ouvrières des maquilas des qualités imposées (être excellente travailleuse, de produire toujours plus) une façon de se les approprier et de trouver une cohérence subjective, de lutter ainsi contre une aliénation totale, le consentement étant la condition du maintien du sujet dans les contextes d’assujettissement.

L’intégration et l’exacerbation des valeurs imposées (être travailleuse acharnée, ou ici être bonne ménagère et mère dévouée) sont alors élevées au rang de « conduite morale », au cours d'un « processus de normalisation » (« c’est normal ») : transférer sur l’ordre de la « morale »[3] les contraintes imposées permet ainsi de les supporter, de trouver une unité dans l’image de soi que l’on éprouve, de soi à soi comme dans le regard des autres. Ainsi, « la posture morale protège de la souffrance en conférant du sens à la présence de l’ouvrier » (79) et ces processus de constitution de soi se développent à partir et à l’intérieur des rapports de pouvoir et de domination.

 On voit bien ici combien les notions de « céder » (accepter parce qu’on ne peut faire autrement) et de « consentir » (accepter parce qu’on est d’accord) ont des frontières floues, dont la difficile conceptualisation semble ramassée dans l’expression « consentement limité », et combien ce processus d’élaboration de soi comme sujet dans l’assujettissement est ambivalent : « ainsi, le processus de production d’un sujet apte à mobiliser une certaine maîtrise de soi et de ce qui l’entoure –nécessaires à sa survie-, dans ces conditions de contraintes, ne peut s’élaborer sans une forme d’ « appartenance » ou de « connivence » avec la domination qui participe à la production du sujet » (Borgeaud-Garcianda, 2009 : 88).

On retrouve là la posture de Judith Butler, qui, dans une relecture psychanalytique de Foucault, Althusser, Nietzsche et Hegel, dresse une généalogie du sujet dans et par le cadre de la domination qui le contraint, l’assujettissement étant à la fois la forme du pouvoir, et par son exercice même, le lieu de la production du sujet et désigne «à la fois le processus par lequel on devient subordonné à un pouvoir et le processus par lequel on devient un sujet » (Butler, 2002 : 23). Le consentement au pouvoir normatif devient ainsi la condition de son émergence et de son existence en tant que sujet, et apparait moins comme un acte volontaire ou contraint d’adhésion au pouvoir dominant et extérieur que comme un processus nécessaire, le plus souvent inconscient et tacite parce que psychique, par lequel se forme et s’affirme le sujet dans le cadre de sa dépendance au pouvoir : « je préfère exister dans la subordination que de ne pas exister » (30).[4]

L’intériorisation psychique des normes est ainsi une de ces formes d’existence : « quand les catégories sociales garantissent une existence sociale reconnaissable et durable, l’adhésion à de telles catégories, même lorsqu’elles travaillent au service de l’assujettissement, est souvent préférée à pas d’existence sociale du tout. », menant au « désir d’assujettissement, fondé sur l’aspiration à l’existence sociale. » (46). Travaillant sur les normes de genre, Judith Butler insiste ainsi sur les modalités concrètes de ce consentement, se réalisant dans les pratiques et l’habitus corporel, par la réitération de « savoir-faire », où se combinent ainsi soumission et maîtrise (savoir bien faire). On voit bien comment ici, la fierté à « bien faire » ses devoirs de maîtresse de maison, de mère et d’épouse peut entrer dans ce cadre explicatif de constitution de soi dans et par l’assignation même à ce rôle, la nécessité de « faire avec » devenant la fierté à « faire excellemment ».

Mais ce consentement au « savoir-être » épouse, mère et femme intègre, respectant le code de la conduite et donc respectable, s’il peut être vu d’un point de vue psychique comme formes de maintien de soi comme sujet malgré et dans les situations d’assujettissement, mérite néanmoins d’être interrogé. Il y a en effet une autre dimension qu’une intériorisation sans interrogation d’une domination subie, un façonnement de soi dans le cadre de l’imposition normative, puisque sur d’autres scènes, sur d’autres thèmes, elles se permettent ces remises en cause que sont simplement le fait d’écrire et de publier.

 Plus que le dernier espace inexpugnable de soumission à l’ordre établi, quand bien même celui-ci serait également le lieu de constitution de soi comme sujet[5], ces frontières entre résistances et acceptations, refus et consentement signalent l’existence et la complexité de dispositions hétérogènes et souvent contradictoires (Lahire, 1998, 2002), qui permettent de comprendre où et pourquoi se placent les limites du « consentement limité », pourquoi et comment peuvent coexister à la fois « la prise de parole » et la « loyauté », au sens d’Hirschman (Hirschman, 1995).

 Scolarisées, à l’école française pour l’ancienne génération, ayant souvent atteint des niveaux d’instruction élevés, formées le plus souvent à la littérature française, disposant des chaînes de télévision internationales, travaillant, ces femmes n’en sont pas moins également socialisées aux rôles traditionnels de mère et d’épouse, aux « qualités féminines » que sont la sollicitude et dévouement familial,[6] avec toutes les obligations que supposent ces statuts.

C’est ainsi l’examen détaillé des socialisations diverses qu’ont vécues ces femmes qui peut permettre d’une part de comprendre pourquoi certaines, comme on l’a vu, s’inscrivent en rupture avec les normes, refusant le mariage, décidant de divorcer et rejetant le code de conduite morale tant dans leur vie que dans leur œuvre, quand d’autres au contraire le revendiquent, d’autre part, de saisir le sens des variations individuelles, selon le terme de Bernard Lahire, et de saisir pourquoi, comme le remarque Nicole-Claude Mathieu, « la transgression d’une norme n’est pas obligatoirement la subversion d’un système de pensée » (Mathieu, 1991 : 230).

Cette imbrication de socialisations contradictoires est ainsi le produit, comme nous allons le voir, du jeu des socialisations familiales, scolaires, amicales, conjugales, chacune étant bien plus complexe qu’il pourrait le sembler au premier abord, d’autant qu’elles se trouvent reconstruites dans les discours de nos enquêtées, parfois à la recherche de cohérence et de sens dans des parcours heurtés.  L’entretien joue ainsi un rôle extrêmement important dans la construction de soi, quand il permet d’y trouver une logique, en même temps qu’il peut la menacer, en ce qu’il met également à jour les contradictions[7]. Comme les résume Leila C. : « « Il y a une cohérence dans tout ça quand même qui est troublante, et cette cohérence qui est troublante, elle me trouble moi-même… ».


 
Des dispositions contradictoires

N’en déplaise aux amoureux des muses ou aux croyants au génie, comme le montre Bernard Lahire, le « mythe de l’écrivain ou de l’écriture sans origine ni raison ne résiste pas très longtemps face aux données statistiques concernant les multiples propriétés sociales des écrivains (…) Il existe bel et bien de grandes conditions sociales de production des écrivains –et de leur nécessité intime d’écrire- qui par ailleurs n’appartiennent pas non plus indistinctement à toutes les catégories sociales et culturelles de la population » (Lahire, 2006 :108 ; Sapiro, 2007).
 Envisager ces conditions sociales, dans le cas de notre enquête, permet ainsi d’expliquer la venue de l’écriture chez ces femmes, et son maintien, malgré les embûches et les interdits sociaux ou familiaux. Avoir des pères lettrés, des exemples de maîtresses femmes dans la généalogie, des épopées familiales racontées soir après soir lors des veillées d'enfance dessine un espace imaginaire des possibles et trace des chemins que l'on a plus de chances de suivre qu'une petite fille qui en serait dépourvue...

Ces petites filles s'inscrivent ainsi dans des généalogies familiales marquées par les capitaux culturels. Le père domine les souvenirs de ces femmes, qui ne tarissent pas d’éloges et d’admiration : père cultivé, père poète, père écrivain, père courageux, père pilier et soutien, dont, malgré les ambivalences, elles semblent avoir toujours cherché l’approbation.

Et toutes déclinent, à leur façon, ce compliment de Badra : «  mon père était quelqu’un d’extraordinaire ».  La figure du père fonctionne ainsi comme un modèle d’identification, une référence incontournable, pour le rôle décisif qu’il a joué dans leur formation intellectuelle, que ce soit en leur faisant faire des études à une époque où cela restait exceptionnel, ou en leur enseignant l’amour des livres, de la lecture, et du savoir. Mais cette figure est souvent complétée par celles d'un oncle, d'un grand-père, voire d'une mère (soit parce que, fait rare, elle a appris à lire et à écrire, soit parce qu'elle a poussé sa fille aux études).

Mais la transmission ne se borne pas aux capitaux culturels, à l'amour des livres et du savoir. Toutes ou presque ont une ancêtre, une tante, voire une mère au parcours marquée par la rupture avec la tradition et l’indépendance, une femme au destin hors du commun ou tout simplement héroïne du quotidien, dans des situations qui, elles, sont extra-ordinaires (guerre, ...).

Mais si la mention des capitaux scolaires et culturels familiaux intervenait assez vite dans les entretiens, en revanche, l’évocation de cette femme, à chaque fois, ne s’impose pas d’elle-même : les femmes ne s’en réclament pas comme d’un modèle explicite, mais la figure est là, dans la légende familiale. Se dessinent ainsi des portraits de « maîtresses femmes » au caractère bien trempé, au courage exceptionnel, ayant affronté les guerres, ayant élevé des enfants seules, ayant travaillé, ou ayant choisi des voies de traverse, bref, des héroïnes de leur histoire.

Les modes de vie en famille élargie font que nombreuses sont celles qui ont vécu avec leur grand-mère, et rapportent ainsi ce qu’elles estiment être des leçons de vie. Elles vantent ainsi le caractère « extraordinaire », au sens premier, de ces grands-mères, leurs ruptures avec les conventions, ou plus généralement avec le rôle genré assigné, en les comparant souvent à des hommes.


 
Retour donc sur une galerie de femmes puissantes, pour reprendre le titre d'un roman de Marie N'Diaye:

     
 « J’avais une grand-mère, la mère de ma mère, qui était infirmière, à l’époque de la colonisation française. Elle a travaillé toute sa vie en tant qu’infirmière ! Elle était éduquée ! Elle parlait l’arabe, le français et elle maîtrisait l’espagnol aussi et l’anglais. (…) Mon grand-père a fait la guerre du Viêt-Nam avec l’armée française. Et puis il est mort d’une crise cardiaque, il a laissé ma mère de 11 mois et mon oncle de 3 ans. Et ma grand-mère, c’est elle qui a travaillé toute sa vie pour élever ses deux enfants ! (…) J’aimerais bien écrire sa vraie histoire… Avant son décès, j’avais l’occasion de rester avec elle beaucoup de temps, elle racontait, elle racontait des événements qui se sont passés à la guerre civile, des événements quand elle était infirmière… Un jour, elle s’est réveillée, et elle a pas trouvé personne dans un village où elle était, elle retrouvait personne, elle était tout simplement avec ses deux enfants» (Zohrah B)
   
« Ma grand-mère, c’était une femme extraordinaire, une femme forte, une femme puissante, je l’admirais beaucoup ! Tout le monde la vénérait d’une certaine manière ! Elle était altière, c’était une femme totalement libre ! C’était une vraie chougrania, une vraie fille des montagnes, des Bénichougrans !» (Badra)

« Ma grand-mère est une femme extraordinaire, c’est elle qui m’a un peu initiée au soufisme. C’est ma grand-mère paternelle. Elle a toujours vécu avec nous. Et ma grand-mère était artiste. Manuelle. Elle travaillait. Elle faisait des tresses. Des tresses décoratives, comme des articles de passementerie… Donc ma grand-mère faisait ça, et… aussi pour subvenir à ses besoins, parce que quand elle a été répudiée par mon grand-père qui était un grand commerçant, qui avait beaucoup d’argent, elle avait pas grand-chose. Et donc justement quand ma grand-mère faisait ses tresses, elle a voulu continuer à les faire tout au long de sa vie. Même quand mon père a fait de grandes études, il est devenu donc agent d’autorité, une très grande fonction, elle n’a jamais voulu s’arrêter de travailler. Et mon père des fois râlait, il lui disait « tu n’as plus besoin de travailler », mais elle répétait quelque chose dont je me rappelle jusqu’à aujourd’hui, elle lui disait « le travail manuel est un acte d’adoration. Le jour où  j’arrêterai de travailler, je mourrai. Je ne peux pas arrêter de travailler comme ça. » Effectivement, elle a travaillé jusqu’au dernier jour de sa vie.(…). Et moi je me rappelle le plaisir énorme à la regarder travailler. Non seulement pour son travail, mais aussi, tout aussi pour tout ce qu’elle disait lors de ce travail. Et quand elle travaillait, ses mains travaillaient mais en même temps sa bouche, ça c’était des choses magnifiques (…) Alors, pour revenir à Lella, j’ai appris d’elle des valeurs extraordinaires. L’autonomie, en particulier, la nécessité d’être autonome et de garder son autonomie tout le temps même quand on a les moyens d’avoir l’argent facilement… Pour vous dire que pour moi Lella est irremplaçable. Elle est unique, elle ne ressemble à personne, et personne ne lui ressemble » (Tourya)

« Ma mère elle vient d’un milieu riche… La grand-mère de ma mère, c’est une ancienne esclave … Les femmes étaient vendues au souk, comme esclaves, et puis c’était la grande maison, où il y avait le maître qui avait une, deux , trois, quatre femmes, en plus des esclaves. Elles n’étaient pas toutes noires, les esclaves, il y avait des rapts de femmes, qui vivaient à la campagne, qu’on venait vendre à la ville… Et le maître de maison pouvait avoir une relation avec cette femme, et avoir des enfants.
 Les enfants étaient reconnus, mais la femme elle était toujours considérée comme esclave… Et mon arrière grand mère était esclave, moi j’en suis fière. Elle a eu des enfants qui ont été reconnus. Ma grand-mère elle a vécu comme une princesse, à tel point qu’on raconte qu’elle avait un lit à baldaquin, et que l’été, c’était les esclaves qui l’éventaient… C’était ma grand mère, et sa mère, c’était une esclave… » (Samia)

« Ma grand-mère, c’était une maîtresse femme !! Et mon grand-père me prenait dans ses bras, il paraît qu’il me disait « en grandissant, essaie de ne pas ressembler à ta grand-mère… »!!! Il était heureux ! » (Fatiha)

 
             Les pères sont également des modèles de courage, des héros dont on rapporte les faits dans la légende familiale. Les pères de Maissa, d’Hafida, de Badra ont été tués alors qu’elles étaient enfants, lors de la guerre d’indépendance, et deviennent alors dans le panthéon familial des figures mythifiées, en raison de leur engagement. Le père de Dalila, s’il en a réchappé, a de même été arrêté devant elle, toute petite fille. Les souvenirs sont extrêmement vivaces chez ses femmes devenues adultes, comme en témoignent la précision des détails, et leur violence est telle que plus de quarante ans plus tard, le récit de ces drames est toujours ponctué de silences, d’hésitations, et de larmes. Heureusement, tous les destins n’ont pas été aussi tragiques, mais le passé de résistant des pères est extrêmement important dans la transmission, et est source de fierté dans la famille.

Autre élément générateur de dispositions propices à l'émancipation, ces jeunes filles ont toutes été de très bonnes élèves, portées et encouragées par leurs professeurs. Capitaux scolaires viennent ainsi s'ajouter aux capitaux culturels, et les dispositions peuvent s'actualiser en compétences, au fil d'un processus de confirmation dans lequel les encouragements des professeurs ne sont pas anodins, mais au contraire agissent comme autant de prophéties autocréatrices, pour ces petites filles dont ils ont lu les rédactions en classe, en leur disant qu'elles seraient écrivaines...

 Par ailleurs, certaines évoquent le rôle du programme étudié, et notamment, dans le cas des générations éduquées dans les écoles françaises, avant l'indépendance, par l'étude des philosophes des Lumières et de leurs propos sur la liberté et l'égalité...

Tout semblerait donc aller de soi pour ces petites filles devenues femmes. Ecrire, dans la continuité des aspirations intellectuelles des pères, dans l'ombre projetée des modèles héroïques de la lignée. Mais l’analyse plus fine des socialisations révèle un double jeu d’influences contradictoires : contradictions entre école et famille, avec la confrontation  entre l’exercice intellectuel et réflexif (voire la socialisation aux modes de vie et de pensée véhiculés par la littérature française, pour toutes celles qui ont été scolarisées soit avant l’indépendance, soit dans des écoles ou universités françaises) et le code de l’honneur traditionnel basé sur leur soumission, mais contradictions également diffractées à l’intérieur des familles, entre exhortations à l’excellence scolaire et à l’autonomie par l’obtention d’un métier, et conservation des rôles assignés.

Le père, véritable Janus Bifrons, apparait souvent comme l’incarnation de cette impossible conciliation, poussant la fille à l’indépendance financière et intellectuelle, mais veillant avec vigilance à ce qu’elle reste dans le rang, dans une conception du savoir indépendant de l’encastrement cognitif qu’il suppose. Les propos de Badra témoignent bien de l’effet des études, auquel les pères n'avaient peut-être pas pensé. La scolarisation, l’université, ne sont pas que les lieux d’acquisition d’un diplôme, simple sésame pour un emploi, mais entraînent autonomie et liberté, à la fois spatiale, en rompant avec la cohabitation, mais également intellectuelle :

 

« Et donc je suis partie à l’université. J’ai commencé à connaître une autre vie, un autre monde, différent du monde confiné de Mascara, où la femme était éduquée pour obéir et pour baisser la tête, ne jamais contester les décisions. Quand je suis rentrée à l’université, j’ai commencé à m’exprimer, j’ai commencé à exister un peu plus pour moi-même, j’étais loin, j’étais très loin de Mascara, donc j’étais loin de ma famille… J’étais libre ! C’était mes premiers pas de femme libre ! J’étais en train de devenir un individu autonome, capable de décision et d’action ! Les connaissances, la famille, les voisins… Ils n’étaient plus là pour m’observer, me jauger, étudier le moindre mouvement… J’étais anonyme, je n’étais plus la fille de X, la sœur de Y ! Avec l’éloignement de la famille, c’était possible d’avoir une autonomie dans l’habillement et le comportement ! ». [8]

  Les jeunes filles sont en effet prises au cœur de deux socialisations, parfois contradictoires. Ce jeu de socialisations est d’autant plus complexe quand les parents ont déjà eux-mêmes parcouru une partie du chemin. Les fillettes se retrouvent ainsi à la croisée de divers espaces : la famille élargie traditionnelle, les parents, et l’école. Cette contradiction se concrétise dans les espaces, et dans les temps de l’année, opposant temps scolaires et temps familiaux

«On n’a jamais vécu avec la famille. Et de par notre statut, nous étions déjà un petit peu… comment on va dire… ma grand mère citadine…ma mère qui savait lire et écrire. Il y a  toujours eu cette espèce de regard sur nous, d’une partie de ma famille. Par exemple, mes cousines jouaient dans la ferme, pieds nus, s’asseyaient par terre et tout, et moi, je jouais avec mes poupées, je m’asseyais à table. C’était même pas d’une génération à l’autre, c’était d’une famille à l’autre. Mes cousines, là, c’était du côté de mon père, les frères de mon père n’avaient absolument  pas notre mode de vie. Ce qui fait que ça nous a un petit peu  marginalisés on va dire, par rapport à tous les autres. En même temps, j’ai baigné la dedans, parce que mon grand père avait une ferme, on y allait tous les week-ends, on y allait très très souvent. » (Maissa)

« Mes parents habitaient à El Sifra, mes parents partaient pour travailler, mon père était cheminot, et moi je restais avec ma tante, j’étais jeune. Ma tante elle était à la maison, maîtresse de maison, femme réservée, classique, sage, tout ça… J’ai pris beaucoup d’elle, vous savez, très conservatrice…conservatrice sur les principes… C’est ma tante, mais on l’appelait ma mère. Son mari était docker, il travaillait à la marine, dans les bateaux… c’était quelqu’un aussi d’intègre, de très conservateur… J’avais des parents modernes, père et mère moderne, et puis tante et mari de tante qui habitaient avec nous, classiques… traditionnels. » (Khadidja)

Un personnage des généalogies familiales incarne ainsi souvent ces contradictions : le père. Même si les femmes soulignent la tolérance et l’ouverture de leurs pères, même si ceux-ci leur ont donné accès à l’éducation, les ont poussées à l’indépendance intellectuelle et financière, la plupart des pères posent des limites très strictes.

 Même quand l’honneur ne réside plus dans le fait d’enfermer le corps de sa fille dans la maison, cela ne veut pas surtout dire qu’elle est libre d’en faire ce qu’elle veut. La définition de la tolérance paternelle par Majida, dont le père était conseiller juridique, est éloquente de ce qui se joue, quand elle déclare qu' « ils étaient très ouverts... à tout ce qui peut nous faire du bien ». On voit bien alors les tensions qui peuvent se nouer autour des définitions de cette notion de « ce qui peut faire du bien », ou du « droit chemin » et des « limites », comme dans cet extrait :

« Votre famille était traditionnelle ? -Oui, oui,  mon père, même en jouant sur l’autre culture. Il était pas sévère, mais il voulait absolument qu’on quitte pas le droit chemin, il nous a élevés dans des principes déterminés, une fille de bonne famille doit observer un comportement spécial, on ne sortait pas dans des boites de nuit, jamais, jamais, on ne partait pas pour des voyages organisés, jamais, jamais, c’était lui qui prenait en charge de nous sortir, mon père c’était lui qui nous emmenait à tour de rôle au cinéma, il nous emmenait à tour de rôle au café… Et une fille, si elle va, maintenant ça a changé, mais il y a dix ou vingt ans, c’était mal vu une fille assise à une terrasse de café, c’était mal vu ! Mon père il le permettait, mais dans des limites. C’était vous voyez, le côté traditionnel, le côté moderne, mais c’était dosé… mais jamais, jamais il nous a imposé le voile, jamais… même s’il avait vécu jusque maintenant, le voile, jamais… le mariage, jamais… mes sœurs elles ont choisi leur mari… » (Samia, père fonctionnaire à la poste)
 

 De même, la façon dont Leila évoque son père met au jour les contradictions, les tensions entre deux modèles de culture :

« Mon père me poussait à l’indépendance, il voulait que je sois autonome et indépendante… C’était tout à fait étonnant pour un arabomusulman… Il me disait qu’il fallait que je sois indépendante par rapport à un métier, que je gagne ma vie et que je ne sois pas dépendante d’un homme… Bon, que je me marie[9], tout ça, oui, parce qu’on est élevée pour ça, mais dans sa culture… Donc il était pour que je  me marie, que j’ai des enfants, pour que peut-être je ne travaille pas, mais que j’ai un métier, et que je puisse travailler pour être indépendante financièrement… Et ça, c’était très original, à l’époque, moi, mes copines marocaines, les pères n’étaient pas comme ça. »

Mais Leila n’a pas pu faire des études à l’étranger, et son père refuse qu’elle accepte la bourse offerte par l’Opéra de Paris. Leila, devant ce refus de la laisser partir, abandonne alors le bac, après en avoir eu la première partie, abandon qu'elle présente comme une vengeance : « Tiens, tu as une attitude paradoxale, tu veux que je fasse des études, mais tu ne veux pas me lâcher ». Fatima, quant à elle, a dû renoncer au doctorat de droit, qui se passait à Alger (elle habitait à Oran), et à une bourse à Montpellier, suite à l’opposition de ses parents, ceux-ci, et notamment son père, ayant pourtant rompu avec un oncle qui lui reprochait de scolariser sa fille, et ce faisant, de lui faire prendre le bus seule, véritable honte rejaillissant sur l’ensemble de la famille. Des études, certes, mais pas quand il est question de se marier : 

« Donc quand j’ai dit ça à mes parents, ils m’ont regardé comme ça… Ma mère m’a dit « pfff… ». A l’époque, j’avais beaucoup de demandes en mariage, donc mes parents voulaient absolument que je me marie ».

Ces pères, fascinés par la culture, n’en sont pas moins les garants de la tradition, notamment en ce qui concerne les conduites et les mœurs de leurs filles. Une des limites explicites est la maîtrise du corps de leur fille, de son apparence, de son lieu d’existence : que l’esprit s’ouvre, mais que le corps reste le lieu de l’honneur. A la socialisation corporelle s’ajoutent ici les valeurs qui s’y incarnent :

« Un jour, mon père a trouvé une cigarette, et donc il m’a convoquée dans mon bureau, il m’a dit « où t’as trouvé ça ? » J’ai dit « au lycée », il a dit, « bon on va arrêter le lycée… bon on va arrêter le lycée… voilà, bon on va arrêter. » Je me souviens toujours ce ton froid, « on va arrêter… »  Et je me souviens, très très tôt, très tôt, très tôt, j’avais cette idée, quand je vois dans les magasins pour enfants, quand je vois des carnets avec le cadenas, ça se fait encore, quand je vois ça, je me souviens que j’ai fantasmé très tôt la dessus, avoir un cadenas à mon journal… ça dit tout, hein… et je me souviens que je ne pouvais pas écrire, parce que j’avais très très peur que ce soit trouvé, parce que c’était la mort. » (Karima)

Comment supposer que seules la soif de savoir, la croyance dans l'autonomie et la passion de la lecture se seraient transmises aux filles, qui auraient été épargnées par la socialisation traditionnelle, avec son lot de pratiques mais aussi de croyances en son bien-fondé? Bernard Lahire l'a bien montré, le stock de dispositions que chacun élabore à partir des espaces qu'il traverse est rarement cohérent et unifié.

La contradiction se trouve ainsi elle-même incorporée, comme le remarque Nadia, quand elle déplore « « c’est moi qui est l’ennemi de moi-même ». La socialisation s’opère certes par injonctions, de ces voix qui « prescrivent, enjoignent ordonnent, exigent, défendent, empêchent, interdisent, proscrivent, reprochent, blâment, condamnent, maudissent, menacent, inquiètent, effrayent, terrorisent »[10] mais également par imitation, par imprégnation des gestes vécus et vus au quotidien.

La différence entre filles et garçons, et l’assignation des tâches domestiques aux femmes et filles de la maisonnée, fait ainsi partie de cette transmission implicite, et la difficulté qu'éprouvent certaines à la mentionner est explicite sur l'effet d'inculcation, la différence entre filles et garçons étant tellement intériorisée, qu’elle n’apparait même plus comme une spécificité de l’éducation paternelle : Dalila décrit ainsi un père tolérant, égalitaire, qui ne fait pas de différence entre filles et garçons, car elle associe d’emblée cet égalitarisme avec l’accès à l’éducation, et ne le situe absolument pas sur la scène domestique, comme si l’égalitarisme dans les tâches n’était même pas pensable. Pour la plupart d'entre elles, la question sur l'égalité entre filles et garçons est ainsi interprétée comme une égalité de sentiments éprouvés par le père, et nullement comme une égalité de traitements, comme si celle-ci n'était même pas envisageable. C'est bien cet écart entre discours et pratiques qui est mis en exergue par cette jeune femme rencontrée par Behja Traversac (Traversac, 2005 :136-137) :

« Le discours tenu, c’était « les garçons et les filles c’est la même chose, on vous aime autant, vous avez la même valeur, etc. » En attendant, on permettait aux garçons beaucoup plus qu’on ne permettait aux filles, on posait beaucoup plus d’interdits aux filles, on leur en demandait toujours plus. Cela veut dire qu’il y avait une contradiction entre le discours sur l’égalité et son application dans la réalité. (…) Peut-être pas moins d’amour, mais moins de valeur, oui »  
 

Pire, c’est même la tolérance affichée des parents qui devient dès l'adolescence une contrainte terrible, car implicite : puisque les parents témoignent de la confiance, alors il faut la mériter, en être digne, ne pas faillir. Le paradoxe de cette confiance encore plus panoptique que la plus serrée des surveillances est vécu de façon extrêmement pesante, et toutes pourraient reprendre cette formule d’Assia Djebar, se pensant perpétuellement comme une « « fillette sage » qui sentait posé sur elle, malgré elle, ou peut-être la raidissant, le regard du père » (Djebar, 2009 : 177). Bouchra évoque « un contrôle qui ne dit pas son nom », et Karima ce qu'elle a ressenti comme une « laisse » :

«  La laisse c’était : « J’ai confiance en vous, de toute façon vous ne me trahirez jamais. » Une sacrée laisse quoi, c’était terrible parce qu’il y avait la culpabilité, en plus… tu vois… à la limite, on aurait... il nous aurait tout de suite interdit de sortir, on savait tout de suite qu’on était dans la faute et qu’on portait… Mais là, « vous voyez, je vous laisse sortir, je vous laisse toute liberté, et je sais que plus les femmes sont enfermées, plus elles font de bêtises, et vous, vous ne ferez pas bêtises, puisque vous êtes libres.. » LA bêtise…  C’était très pervers. »

Rares sont celles à envisager cette double socialisation comme une richesse et une ressource. Ainsi, Fatima évoque « un tiraillement où on est malheureux parce qu’on n’est ni complètement dans l’un, ni complètement l’autre», une « marginalisation des deux », Hafida parle «d'un moi éclaté ». Toutes ont ressenti un double sentiment d'exclusion quand elles étaient enfants, tant de la part des petites Françaises que des cousines. Rafia se souvient du « regard des copines », filles de colons « avec des jupons et des froufrous » quand elle arrivait à l'école voilée. Fatima évoque, la gorge serrée cinquante ans plus tard, la remarque de la directrice qui à la lecture du classement, remarque que « c'est encore la petite Arabe qui est première ».

 Mais l'exclusion est vécue également dans la famille, et la lecture n’est pas pour rien dans cette mise à l’écart, puisque, par la pratique solitaire, elle les isole, physiquement, du groupe, et contribue à cette impression « d’être là sans y être». La même anecdote apparaît ainsi plusieurs fois : celle des souvenirs de famille ou d’enfants non partagés. Toutes affirment ainsi avoir toujours su qu'elles étaient « différentes », cette différence devenant signe d'élection. Mais on aurait tort de ne voir là que stéréotype convenu, et la revendication du stigmate ne se fait pas sans souffrances, solitudes, ni larmes pour ces petites filles perpétuellement en porte-à-faux. .

La contradiction continue d'ailleurs à se somatiser à l'âge adulte : Hafida souffre de violentes migraines, Nadia et Rafia insistent sur leur épuisement, et Souad a traversé une grave dépression. De façon plus ou moins consciente, s'exprime leur culpabilité, à déroger aux attentes traditionnelles.  Cette culpabilité a été vécue de façon très violente par Karima, notamment quand elle arrive en France, à 23 ans, pour poursuivre ses études : elle a alors un petit ami espagnol, et évoque un véritable « épisode de paranoïa », et emploie les termes « peur », « terreur », « j’ai cru devenir folle », parce que «j’étais dans la culpabilisation maximum d’être avec un non arabe, un non musulman ». Cette intériorisation est également présente, dans les propos de Badra, qui, rappelons-le, est psychologue :

« Nous, on est très Mère Térésa ! On a besoin de s’occuper de tout le monde, pour atténuer cette culpabilité de vouloir sortir, de vouloir travailler, de vouloir écrire, de vouloir… J’ai l’impression que souvent… Moi, je vois les femmes qui travaillent, qui veulent aussi être parfaites ! En maîtresses de maison, qui font des gâteaux, qui font du ménage, qui sont toujours en train de nettoyer… On prend trop de responsabilités, on s’occupe de tout, on veut tout prendre en charge, les parents, les beaux-parents, le mari, les enfants, les voisins, plus le travail ! On veut… on veut… A tel point qu’on a une sorte de… d’expansion un peu… un peu cancéreuse… Non, on veut tout faire, on fait beaucoup de choses ! Au fond, parfois, on oublie même qu’on est des femmes, on pourrait s’occuper de nous-mêmes ! ». 

Ainsi, Bouchra estime que des choix radicaux (ne pas se marier) sont nécessaires pour ne pas se sentir « dédoublée » :

« Si tu n’as pas eu un vécu de traverse, non, tu ne peux pas, tu ne peux pas ! ... sinon, tu es dédoublée, tu es parano, tu es… Mais tu ne peux vraisemblablement pas te marier sous la loi musulmane, dans le contexte social marocain, avec un homme marocain, après avoir respecté tout ce qu’il faut pour ça, et te dire je suis une femme libre, une femme qui peut écrire, ou qui peut… je suis sûre que ce n’est pas possible… en tout cas, dans ma génération, jusqu’à aujourd’hui »

Karima et Bahaa ont suivi des psychothérapies, «pour [s]’assumer totalement et parfaitement dans ce qu' [elle] étai[t] », selon Bahaa. Quant à Saana, elle aborde, certes sur le mode de la plaisanterie, la nécessité d’un travail psychologique:

« En plus, je ne suis pas une bonne maîtresse de maison  ! J’aurais aimé mais je ne sais pas le faire ! J’aurais aimé apprendre toutes les recettes qu’elle me donne, ou être celle sur qui fantasment toutes les belles-mères du Maroc… Parce que j’aurais aimé pouvoir lui faire plaisir, être comme mes sœurs, trouver un mari, un bon parti, me marier, faire des enfants, lui offrir d’autres petits-enfants, avoir une famille, et venir lui rendre visite tous les week-ends avec ma petite famille ! (…) Mais je ne suis pas comme ça ! Je suis moi ! (…) C’est pour ça que je me dis des fois : Est-ce qu’il faut pas que je suivre une thérapie chez un psy ? »

Cette culpabilité féminine n’est certes pas une spécificité de la socialisation maghrébine, et les travaux abondent pour montrer également, dans le monde occidental, au XIXe comme aujourd’hui, les « ambivalences de l’émancipation féminine » (Heinich, 2003), et la persistance de ce qu’Ilana Löwy nomme « l’homme dans la tête » (pris ici au sens plus général de valence différentielle des sexes) (Löwy, 2006). Et on ne peut que penser aux propos de George Sand, qui déjà, mettait magistralement en mots cet écartèlement :


« Si je suis née pour le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l’amour de l’art, la poésie et l’instinct de la liberté, qui fait de mes dévouements des supplices et une agonie ; si je suis née pour l’art et pour la liberté, qu’il ôte donc de mon cœur la pitié, l’amitié, la sollicitude et la crainte de faire souffrir qui empoisonneront toujours mes triomphes et entraveront ma carrière. » (cité in Planté, 1989 : 173-174.)

 
 
CONCLUSION

Ainsi, ces femmes écrivent, malgré les embûches, malgré les reproches, malgré les difficultés. Elles écrivent parce qu'elles disent y trouver leur identité, et exister enfin comme individu, au delà des assignations des rôles de mère et d'épouse. C'est également, sans nul doute, ce qui explique l'hostilité des maris, tout au moins dans les premiers temps de cette prise d'écriture : comme le décrit bien Christine Planté à propos des femmes auteures du XIXe, «Ces femmes dérangent. Elles dérangent parce que, sortant de la sphère de la reproduction et de leur rôle de procréatrices, elles entrent dans celle de la production et de la création ; parce que ne se vouant plus toutes entières à la survie de l’espèce, elles prétendent vivre comme individus. Ce désordre remet en cause le traditionnel partage des tâches et la distribution des fonctions, symboliques et réelles, entre les sexes, et annonce des bouleversements immédiatement perçus comme une menace d’égalité et d’indifférenciation. » (Planté, 1989 : 37).

 Mais qu'ils se rassurent... Pour la plupart d'entre elles, nulle remise en cause effective du quotidien : le repas et le ménage seront faits, et les enfants élevés. Un tel paradoxe n'est pas sans rappeler celui soulevé par Janice Radway à propos des lectrices de romans sentimentaux qu'elle avait rencontrées dans une banlieue américaine de classes moyennes.

Ces femmes affirmaient une forme d'émancipation à lire ces romans : elles dégageaient enfin du temps, et de l'argent, pour elles. Mais Janice Radway souligne elle-même les ambivalences de cette fonction « compensatoire » de la lecture : la lectrice la plus fervente dans le groupe de femmes qu’elle a rencontré a commencé à lire sur les conseils de son médecin, alarmé par son état d’épuisement physique et mental, dû aux soins et à l’attention qu’elle portait à « son mari, ses trois enfants en bas-âge et sa maison » (Radway, 1984 : 51).

 Comme il aurait pu lui prescrire des calmants ou autre antidépresseurs, il l’enjoint de consacrer une heure par jour à une activité de loisir « pour son propre plaisir ». Si les lectrices insistent sur la transgression quotidienne que suppose le fait de s’accorder quelques heures quotidiennes à la lecture, ainsi que la part du budget qu’elles consacrent à l’achat des livres, cette parenthèse « compensatoire » permet également de continuer à supporter la pression des charges matérielles et émotionnelles de la famille, à considérer qu’il s’agit là non seulement d’un devoir, mais même de qualités féminines, et de ne pas remettre en cause les structures générales d’un système où l’attribution des rôles est telle que « se soucier de soi (…), c’est entrer en résistance » (Brugère, 2008 : 115), et où prendre quelques heures pour soi est, justement, une transgression, source de fierté mais également de culpabilité.

De telle soupapes, paradoxalement, ne sont-elles pas les conditions de maintien et de reconduction des structures de domination? Se pose alors la question de l’articulation de ces « résistances » et « déclarations d’indépendances »[11] individuelles, puisqu’elles sont vécues et affirmées comme telles, avec la prise de conscience collective.

Pour James C. Scott, l’existence de textes cachés, outre qu’elle nie toute pensée de la naturalisation de la domination, doit être considérée comme une véritable technologie de la résistance, où « l’infrapolitique est de la vraie politique. » (216)[12] Il rejette ainsi ce qu’il nomme « la métaphore hydraulique de la soupape de sécurité », selon laquelle ces pratiques ne feraient que garantir la perpétuation du statu quo : « dans des conditions appropriées, l’accumulation de ces actes insignifiants peut, comme des flocons de neige agglutinés sur le flanc d’une montagne, déclencher une avalanche. » (208)

Les lectrices de romans sentimentaux des pavillons de Smithton, comme les romancières d’Algérie et du Maroc ici rencontrées, affirment que la lecture, l’écriture, les ont profondément changées, et on aurait tort de nier d’un haussement d’épaules cette assertion. Comme le souligne Janice Radway, « To do so would be to ignore the limited but nonetheless unmistakable and creative ways in which people resist the deleterious effects of their social situations» (218). Ecrire, lire ouvriraient ainsi vers d’autres perspectives, développent la réflexivité et aménagent les lieux de déploiement de l’autonomie intellectuelle, dessinant des lignes de fracture dans l’évidence du naturel, des  « failles dans la domination ». Alors soupape de sécurité ou barrage prêt à rompre ? Espoir ou pessimisme ? Hafida exprime elle-même le paradoxe, dans ses hésitations et ses silences, de cette prise de conscience de soi par l’écriture :


«  Pour être honnête, c’était ma revanche. Ces livres, c’est ma revanche qu’on ne doit pas sous-estimer. Comme on dit en arabe mais je le traduis en français… « On ne doit pas mésestimer une petite branche, elle peut vous aveugler. »

  Laissons alors le dernier mot à la grand-mère de Fatéma Mernissi, qui met ainsi en garde sa petite-fille : « « Quand une femme utilise ses ailes, elle prend de grands risques », disait-elle. Et elle ajoutait que le contraire était tout aussi vrai. » (Mernissi, 2001 : 10)
 
 

Références bibliographiques
 
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Note biographique
 
Christine Détrez est agrégée de lettres classiques et maître de conférences en sociologie à l’École Normale Supérieure de Lyon, et membre de l’Équipe « Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations » (Centre Max Weber, UMR 5283). Elle a publié Et pourtant ils lisent (avec Christian Baudelot et Marie Cartier, Seuil, 1999), La construction sociale du corps (Seuil, 2002), Corps et Société (avec Muriel Darmon, La Documentation française, 2004), A leur corps défendant, en collaboration avec Anne Simon (Seuil 2006), Les pratiques et représentations culturelles des Grenoblois (avec Sabine Lacerenza et Jean-Paul Bozonnet, Editions de l'Aube, 2008), L'enfance des loisirs (avec Sylvie Octobre, Pierre Mercklé, Nathalie Berthomier, Documentation française, 2010). Elle prépare actuellement un ouvrage sur la réception des mangas chez les adolescents (avec Olivier Vanhée, à paraître à la BPI), et un ouvrage sur les écrivaines maghrébines (à paraître à La Dispute). Elle a également écrit deux romans (Rien sur ma mère, Chèvrefeuille étoilée, 2008 ; De deux choses l'une, Chèvre-feuille étoilée, 2010).
 
 
 

Notes


[1] Ce qui n’est pas sans créer certains quiproquos : lors d’un colloque organisé à Oran, une auteure a été présentée comme « publiant en France », avec toute la légitimité littéraire que cela lui conférait, alors qu’elle publie effectivement en France, mais à compte d’auteur.
[2] « Mon frère m’a dit « écoute, toi tu es toujours calme, si calme, et dans le roman, tu parles de tes rapports sexuels… » j’ai dit « eh, qu’est-ce qu’il y a … c’est pas moi, c’est la narratrice, moi je connais pas cette narratrice, moi je suis dans l’imaginaire, j’ai été envahie par l’histoire, c’est pas la mienne et tout ç...  Mais tout le monde était content. Et au contraire, mon père quand il me téléphone, il me dit est-ce qu’il y a autre chose… Peut-être parce que je suis dans une famille intellectuelle… » (Zhour)
[3] L’auteure s’inspire ainsi de Michel Foucault, pour dire  « Le souci de soi peut ainsi être assimilé à une « morale de soi », dont la construction vise la préservation et l’existence de soi . La « morale de soi » est un souci vital», ou encore « le sujet s’appuie sur des éléments de morale pour se constituer comme sujet d’action et de conduite, unité d’une « manière d’être » qui acquiert plus de valeur que le strict respect des règles prescrites » (84)
[4]Nous verrons les questions que pose cette éthique pragmatique de l’assujettissement dès lors que l’on veut penser la « résistance » dans un processus dynamique et évolutif, et articuler dimension individuelle et dimension collective, question que soulève elle-même Judith Butler dans son ouvrage : « comment pouvons-nous penser la résistance en termes de réitération ? » (op. cit. , 36)
[5] « Si les instances par lesquelles nous obtenons une reconnaissance sociale sont celles-là même par lesquelles nous sommes régulés et auxquelles nous devons notre existence sociale, alors affirmer notre propre existence revient à capituler devant notre propre subordination » (Butler, 2002 : 129-130)
[6] Ce qui n’est pas une spécificité de notre terrain, rappelons-le…

[7] Natacha Borgeaud-Garcianda insiste sur cette dimension de l’entretien, un de ses enquêtés mettant un terme à la rencontre, quand il s’aperçoit qu’il ne parvient pas à assurer la cohérence de son parcours.
[8] D’autant que Badra est en cité universitaire mixte jusqu’en 1976.
[9] Le père de Leila est algérien de naissance, immigré au Maroc, Français de naturalisation, et la mère de Leila est Française. Sa mère avait posé comme condition que la fille ne soit pas musulmane, pour la « protéger », et qu’elle puisse choisir son mari.
[10] « « La pudeur, la honte et la peur », telles étaient les valeurs morales inculquées aux filles depuis la tendre enfance ; telles étaient les règles transmises par la voix multiple et inlassable des femmes ; voix obsédante qui prescrivait, enjoignait ordonnait, exigeait, défendait, empêchait, interdisait, proscrivait, reprochait, blâmait, condamnait, maudissait, menaçait, inquiétait, effrayait, terrorisait. » (Kadra-Hadjadji, 1989 : 165)
[11] « Hence, the Smithton readers’ claim that romance reading is « a declaration of independence” and a way to say to others, “this is may time, my space. Now, leave me alone.” (Radway Janice  : 213)
[12] « Tant que notre conception de ce qu’est le politique se réduit aux activités déclarées ouvertement, nous sommes amenés à conclure que les groupes dominés n’ont pas de vie politique, ou bien que la vie politique qu’ils peuvent avoir se borne aux moments exceptionnels d’explosion populaire. » (216)

labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet/décembre 2011 -janvier /juin 2012  - julho /dezembro 2011 -janeiro /junho 2012