labrys,
études féministes/ estudos feministas
La femme prostituée & la femme voilée Deux figures qui questionnent les féminismes Nadine Plateau Résumé Le mouvement des femmes en Belgique est aujourd’hui confronté à une prise de parole publique de groupes minoritaires jusque là sans voix -les prostituées et les femmes voilées- qui les fait passer du statut d’objet d’analyse (dans les études sur la condition des prostituées ou des femmes immigrées) au statut de sujet d’un discours (elles critiquent et revendiquent). De la manière dont les féministes majoritaires vont répondre à cette interpellation dépend l’avenir du mouvement. L’auteure plaide pour la création d’espaces de dialogues où un commun des femmes pourrait se constituer en redéfinissant ensemble - celles qui interpellent et celles qui sont interpellées- les priorités et les stratégies du mouvement. Mots-clés: féminismes, femmes immigrées, prostituées
Deux sujets taraudent le mouvement des femmes en Belgique depuis plusieurs décennies avec des pics d’intensité variables en fonction de l’actualité, en particulier lorsque des projets de lois sont déposés ou des procès intentés. D’une part, la prostitution que certain-e-s politicien-ne-s et certaines associations souhaitent voir dépénaliser et réglementer[1]; d’autre part, le port du voile dans les établissements scolaires et les services publics qu’interdisent certaines dispositions locales notamment les règlements d’ordre intérieur des écoles, le port de la burqa étant interdit par une loi fédérale. On pourrait être tenté-e de voir dans ces deux figures de femmes, la voilée et la prostituée, un nouvel avatar des personnages emblématiques de la tradition occidentale que sont la mère et la putain. Le nouveau «couple» reproduirait l’opposition séculaire entre la femme confinée dans l’espace privé, socialement invisible, réservée à un homme et consacrée à la reproduction et la femme exposée dans l’espace public (une femme «publique» comme on disait jadis), visible, disponible à tous et affectée à la sexualité. Avec cependant une dimension nouvelle puisque la ligne imaginaire qui était tracée entre les deux catégories de femmes à l’intérieur d’une même culture, semble les séparer aujourd’hui selon qu’elles appartiennent à une culture ou à une autre : la culture occidentale valorisant l’exposition du corps des femmes et la culture musulmane son effacement. En réalité, qu’il soit voilé ou dévoilé, ce corps est toujours construit comme corps sexué (Guillaumin, 1992) car l’enjeu est bien la sexualité des femmes (pas celle des hommes) qu’il s’agit d’assujettir et de mettre au service de la société patriarcale, celle-ci ayant le pouvoir de décider à quels rôles sexuels ce corps sera assigné, s’il sera affecté à la reproduction ou au plaisir et d’imposer les mesures nécessaires pour l’y contraindre (Tabet, 1985). Ce qui pouvait nous apparaître à première vue comme des figures antagoniques ne sont plus alors que les deux faces d’une même pièce, deux composantes d’un même système de domination masculine qui non content de s’approprier et de contrôler le corps des femmes, possède en outre le monopole de le dire et de le signifier. D’une certaine manière, le féminisme actuel en Belgique peine à échapper à ce discours dichotomique. Nous avons beau dénoncer la violence de la domination et accuser le patriarcat d’instrumentaliser ces deux figures de femmes, nous restons prises dans la logique discursive que ce système nous impose. En d’autres mots, quand les féministes considèrent les femmes prostituées et voilées comme des victimes du patriarcat, comme des êtres «aliénés» ou maintenus dans la subordination, elles souscrivent ipso facto au discours qui consacre le déni de la réalité vécue des femmes, de leur expérience subjective et collective. Rien d’étonnant dès lors que jusqu’il y a peu et à quelques exceptions près, la prostituée et la femme voilée ont été dites par le féminisme dans les termes mêmes du logos patriarcal. Et pourtant, une rupture s’est produite dans le discours féministe qui a radicalement changé la donne au sein du mouvement. Elle nous rappelle l’irruption de la parole féministe sur la scène publique dans les années 70 quand sortant soudainement de leur silence et passant de la honte individuelle à la colère collective, les femmes se mirent à exprimer leur vécu et leurs besoins. Cette fois, ce sont les prostituées d’abord puis les femmes voilées qui en se faisant entendre, s’engagent dans le processus bien connu des féministes de réappropriation des femmes par elles-mêmes. Que disent-elles ? Des premières révoltes de prostituées en France dans les années 70 aux actions des organisations de prostituées aujourd’hui au niveau mondial, en passant par le Deuxième Congrès des Prostituées au Parlement européen à Bruxelles en 1986, elles revendiquent le droit à la vie privée, à la sécurité individuelle et la reconnaissance du travail sexuel. Loin de demander protection, elles exigent justice et respect de leur décision d'exercer cette activité en se réclamant du droit à disposer de leur corps pour en faire ce qu'elles décident y compris le commercialiser afin de gagner leur vie et d'acquérir l'indépendance économique. Elles contestent donc l’analyse traditionnelle des prostituées comme victimes de la domination patriarcale et proclament leur droit à s’émanciper comme elles le décident. De même à partir des années 90, des femmes musulmanes se sont manifestées dans l’espace public d’abord individuellement en intentant des procès[2], puis collectivement en s’exprimant dans les médias. C’est ainsi que pour la première fois en 2004, un groupe de femmes prenait la parole pour critiquer le racisme d’hommes politiques dont les positions à propos du port du hijab avaient été largement médiatisées. Elles publièrent dans la grande presse quotidienne une lettre ouverte de leur association l’AMV[3] demandant à être associées au débat sur le port du voile qui les concernait directement. Après l’AMV, d’autres associations furent créées, également du côté francophone, mobilisées pour lutter contre l’interdiction du foulard et surtout contre les discriminations de toutes sortes (enseignement, travail, logement, loisir) qui les frappent en tant que musulmanes visibles pour reprendre leur expression (Plateau, 2010). La revendication du droit à porter le foulard signifie leur volonté de choisir elles-mêmes la voie de leur émancipation, y compris en recourant à ce que l’on appelle désormais en Belgique le référentiel religieux. Qu’il s’agisse des femmes prostituées ou voilées, dans les deux cas, le mouvement des femmes est confronté à une prise de parole publique de femmes jusque là sans voix qui les fait passer du statut d’objet d’analyse (dans les études sur la condition des prostituées ou des femmes immigrées) au statut de sujet d’un discours (elles critiquent et revendiquent). De silencieuses et cachées, elles font tout à coup irruption dans l’espace commun où désormais hautement visibles, elles affichent leurs convictions et … se revendiquent du féminisme. Il peut sembler paradoxal que des femmes se présentant comme des héritières du féminisme soient précisément celles qui posent problème au mouvement. En réalité, c’est la référence à son propre combat qui interpelle le féminisme ou plus exactement la manière dont certaines se sont approprié et interprètent son message de libération. La division qui s’ensuit sur ces questions au sein du mouvement est connue. Deux entrées pour le mot prostitution dans le dictionnaire du féminisme (Hirata, 2000). De même, deux positions sur l’interdiction du port du voile. Tout se passe comme si les choses s’étaient emballées, comme si nous avions été pressées par le temps, entrainées sinon contraintes étant donné la surenchère politique et sociale sans négliger l’activité législative, à prendre position -pour ou contre tel ou tel projet de loi. Les clivages ne se recoupent pas mais le même processus de raidissement de la pensée est à l’œuvre quand, acculées à faire des choix, nous sommes tenues de les justifier, c’est-à-dire de nous concentrer sur nos arguments au lieu d’écouter ceux des autres. La distance se creuse alors entre féministes rendant le dialogue de plus en plus difficile et il nous manque aujourd’hui cet « espace politique» du féminisme décrit par Françoise Collin qui permet ou même encourage l’expression du dissensus entre personnes poursuivant le même objectif de libération des femmes (Collin, 2005:19). Nous n’arrivons pas ou rarement, c’est du moins mon expérience du mouvement des femmes en Belgique, à véritablement repenser notre combat à partir des questions nouvelles qui nous sont posées. Ou plus précisément, nous n’arrivons pas à reformuler notre problématique avec celles qui nous interpellent et remettent en question notre vision du féminisme tout en se revendiquant de celui-ci. Au contraire, nous restons enfermées dans ce qui n’est plus un mouvement mais une sorte de doctrine figée qui nous pousse à la réduction, la simplification et l’exclusion. Pire, nous n’arrivons même plus à penser les facteurs socio-économiques et non exclusivement culturels ou politiques qui nous plongent les unes et les «autres» dans la situation de crise où nous nous trouvons au sein du féminisme. Le débat actuel sur la prostitution dans le milieu féministe en Belgique ne fait pas la part belle à la complexité, il durcit l’opposition entre les points de vue qualifiés d’abolitionniste et de réglementariste. Ce clivage au sein du mouvement affecte également les associations d’aide aux prostituées. Il faut noter qu’il n’existe pas à ce jour en Belgique d’associations, de corporations ou de syndicats de seules prostituées. La mobilisation de celles-ci est en effet rendue difficile par la nécessité du secret qui découle de la stigmatisation sociale. La parole des prostituées transite donc par des associations, elles-mêmes divisées sur l’analyse de la prostitution et sur les stratégies à mettre en œuvre. Prenons l’exemple d’Entre2[4] et d’Espace P[5] dont les prises de parole montrent les difficultés de chaque association à prendre en compte tous les éléments de la problématique même si leur pratique de terrain recèle de nombreuses similitudes. Entre2 met l’accent sur les relations de pouvoir au sein de la prostitution et occulte l’usage émancipateur de la prostitution par certaines femmes. Espace P s’attache aux conditions de travail des travailleuses et travailleurs du sexe faisant l’impasse sur l’interrogation à propos de la nature du travail et de son impact sur les relations entre les femmes et les hommes. Les hésitations, les paradoxes, les contradictions ou tout simplement les questionnements ne trouvent pas de lieu où s’exprimer car tout l’espace du débat est occupé par les protagonistes de deux visions exclusives l’une de l’autre. D’une part, une vision théorique et politique affirmant que «pour réduire les violences du quotidien prostitutionnel, il faut abolir le système prostitueur, car il est en soi une forme de violence faite aux femmes» et qui fait le lien entre prostitution et la situation des femmes en général et refuse d’«exclure le milieu prostitueur de la société et des rapports de force qui y sont en jeu, qu’ils soient sexistes/patriarcaux, racistes, classistes ou néo-libéraux/capitalistes» (LEF, 2011 : web). D’autre part, une vision pragmatique et individualiste, pour laquelle la prostitution est «une affaire de travail : une prestation rémunérée entre deux adultes consentants.», une activité marchande à réglementer à l’égal des autres dans nos sociétés où, «si tout s’achète et tout se paie, la sexualité ne peut y échapper..» (François, 2011 :16). L’affrontement actuel n’incite pas au dialogue, nulle part nous n’arrivons à échanger, éventuellement pour acter nos désaccords, sur les thèmes fondamentaux pour les féministes que sont la domination masculine (hétérosexuelle et raciste) et la libération des femmes (y compris leur libération sexuelle). Plutôt que nous déchirer sur la question de savoir si «oui ou non la prostitution est une violence contre les femmes ?» ou si «oui ou non la prostitution est un travail ?», ne pourrions-nous essayer d’entendre, de comprendre ce que les sujets discursifs que les prostituées sont devenues, nous disent pour alors analyser ensemble les rapports entre prostitution, domination masculine et libération des femmes aujourd’hui ? Nous vivons dans une société patriarcale et néo-libérale mondialisée. Telle est la nouvelle donne. Il nous faut désormais intégrer dans notre analyse le phénomène des migrations féminines en expansion dans le monde, c’est-à-dire ré-examiner le travail sexuel et les rapports de pouvoir dans la société globale en tenant compte du nouveau rapport des femmes au marché du travail. D’où une série de questions. Comment penser la libération des femmes dans le contexte de mondialisation tel que le décrit Jules Falquet où ce qu’elle appelle les forces du marché et les logiques patriarcales de classe et racistes s’appuient sur les archétypes de genre et durcissent les rapports sociaux de sexe ? Hommes en armes et femmes de services[6] seraient les nouveaux emplois et la seule opportunité pour une grande partie des femmes et des hommes non privilégiés de la planète, la prostitution occupant ici une place non négligeable (Falquet, 2008). On sait que la part des migrantes dans la prostitution dans les pays européens est en augmentation croissante les dernières années, que le tourisme sexuel et la prostitution constituent une source de rentrée considérables pour certains pays asiatiques et que certaines politiques de migration (travail domestique ou service sexuel) sont considérées comme des stratégies de développement. Comment penser la «libération sexuelle» des femmes aujourd’hui, étant donné que la sexualité s’est non seulement dissociée de la reproduction mais aussi de l’amour et qu’elle est centrée sur le plaisir, désormais légitimé par l’idée du «droit au plaisir» et donnant lieu à un véritable marché (des sex toys au service sexuel aux handicapés) ? Et puis surtout comment penser la libération des femmes avec les organisations de prostituées, en particulier dans les pays du Tiers Monde, qui luttent pour de meilleures conditions de travail et pour de nouvelles législations afin de déstigmatiser leur activité professionnelle? Il me semble que nous devons nous donner le temps de réfléchir à ces questions en résistant à toutes les injonctions qui nous poussent à trancher sur un sujet qui en réalité ne fait que révéler les paradoxes dans lesquels nous les femmes sommes enfermées. Quant au débat belge sur le port du voile à l’école, il révèle également un clivage profond entre deux positions. Soit l’on considère les filles portant le voile comme victimes de la domination patriarcale et l’école comme un espace d’autonomie qui protège des pressions familiales et sociales en garantissant la laïcité et la neutralité. Soit l’on pense que ces filles, dans le cas des adolescentes, font des choix y compris celui de s’émanciper via la religion et que l’école n‘a pas à s’immiscer dans leur conduite et encore moins à les exclure pour cette conduite. Le CFFB (Conseil des femmes francophones de Belgique)[7], une association composée majoritairement de femmes «belgo-belges», a adopté la première position. Bien qu’il s’était prononcé unanimement contre l’interdiction du voile jusqu’à l’adolescence dans un premier document publié en 2004, le Conseil revoit sa position dans un texte de 2009 qui veut tenir compte de l’évolution de la situation et des mentalités et fait état d’une position majoritaire (80%) en faveur d’une interdiction totale du voile à l’école et d’une autre minoritaire (20%) opposée à cette interdiction. La lecture des procès verbaux des réunions révèle que l’avis des expert-e-s invité-e-s qui se sont en majorité (sept sur dix) prononcé-e-s contre l’interdiction, n’a pas pesé sur le vote. En réalité, les membres de cette commission qui ne comprenait d’ailleurs aucune femme voilée, n’ont pas changé d’avis : les six mois de débat n’ont servi qu’à accumuler des arguments et justifier les points de vue respectifs. Les discussions furent biaisées dès le départ, la priorité étant l’urgence de remettre un avis et non d’entendre les principales protagonistes, encore moins de tenter de les comprendre. A l’autre extrême, le collectif TETE (Toutes égales au travail et à l’école) est lui composé majoritairement de femmes issues de l’immigration. Ces jeunes «musulmanes visibles» par ailleurs citoyennes belges, dénoncent « les attaques et les pressions que subissent des milliers de citoyennes anonymes parce que femmes, parce que d’origine étrangère et parce que visiblement musulmanes » (TETE, 2010 :web). Pour argumenter leur refus de l’interdiction du foulard à l’école et au travail –telle est leur priorité-, elles s’appuient sur la législation belge qui garantit le droit à la liberté religieuse et invoquent les revendications féministes comme le droit à disposer de son corps. Pour les féministes du CFFB comme pour celles de TETE, la question de l’émancipation des femmes est certes au centre des préoccupations mais elle s’interprète en occultant certains pans de la problématique. Ainsi, de part et d’autre, on ne tient pas compte d’un contexte historique modifié et on évite de s’interroger sur la vision (schématique) que l’on a du féminisme de l’autre. D’où l’intérêt de réfléchir ensemble aux questions suivantes. Peut-on penser l’émancipation des femmes issues de l’immigration sans tenir compte des changements survenus dans notre société ? Je pense en particulier à l’évolution du regard sur le religieux dans le contexte d’islamophobie consécutive au 11 septembre ou à l’importance croissante des identités culturelles dans les questions de société alors que celles-ci étaient auparavant lues en termes économiques et sociaux. Que signifie aujourd’hui voiler/dévoiler par rapport aux mécanismes d’appropriation et de subordination des corps par les hommes dans la société post-moderne? Comment le slogan des années 70 « Mon corps est à moi » peut-il être interprété ou plutôt ré-interprété aujourd’hui par les féministes qu’elles revendiquent de l’exhiber sans qu’il soit pris pour un objet, ou qu’elles le cachent en signe de résistance à l’injonction à la liberté sexuelle imposée par la culture marchande occidentale ? On ne peut réduire l’interpellation du mouvement des femmes en Belgique par les prostituées et les femmes voilées aux seules questions de la prostitution ou de la religion. Cette interpellation a soudainement mis en lumière l’existence d’un féminisme majoritaire et de minorités qui le contestent. Ce féminisme majoritaire ou dominant en Belgique s’est construit au fil des quarante dernières années, autour de priorités dictées par les besoins des femmes qui le constituaient, des femmes majoritairement belges de souche et appartenant aux classes moyenne et supérieure (Plateau, 2008). Il s’est progressivement institutionnalisé depuis la mise en place de politiques publiques d’égalité dans les années 80 qui ont contribué à populariser un féminisme d’inspiration libérale (centré sur l’égalité d’accès et pas de résultats, sans remise en cause du modèle économique et social) et à standardiser les revendications féministes (participation politique des femmes, lutte contre les violences à leur encontre etc.). Et c’est cette homogénéité, cette cohérence d’une communauté plus imaginée que réelle que les groupes minoritaires font voler en éclat. Les prostituées en imposant la distinction entre prostitution libre et contrainte qui perturbe la conception féministe des violences patriarcales et les femmes voilées en contestant le modèle normatif -disséminé par les médias- de la femme moderne, c’est-à-dire laïque, professionnellement active et sexuellement émancipée. Toute la question aujourd’hui est de savoir comment les féministes majoritaires vont créer une communauté réelle en faisant alliance avec celles, minoritaires, qui se revendiquent aussi du mouvement et en re-définissant avec elles les priorités et les stratégies. Or, la peur règne. Peur de ce qui est perçu comme une menace venant de personnes jadis à protéger mais désormais actrices, dotées d’une identité forte et avançant des revendications contraires à leurs «valeurs» comme le droit de vendre son corps ou de le voiler. Peur de perdre les acquis toujours précaires que les féministes ont gagné de haute lutte : il a fallu vingt ans en Belgique pour obtenir une dépénalisation partielle de l’avortement. Peur que les divisions n’affaiblissent le mouvement face à un patriarcat dont les formes de domination ne cessent de s’adapter aux nouvelles réalités. Peur enfin d’une remise en cause non seulement politique mais aussi théorique puisque sont en jeu les fondamentaux du féminisme. Je suis personnellement convaincue que l’avenir du mouvement va dépendre de la manière dont les militantes réagiront à l’interpellation du féminisme en tant que praxis et théorie et je plaide pour que nous posions ce que Françoise Collin appelle «l’acte premier et toujours indispensable aujourd’hui du féminisme», à savoir «la constitution d’espaces d’interpellation - de dialogue - et de confrontation où il est fait crédit à l’autre (dans l’accord ou le désaccord)» et qu’elle considère comme « la forme constitutive du commun des femmes » (Collin, 2011 : 10). Les pratiques féministes de terrain pourraient-elles être ces espaces où «faire crédit à l’autre», où le dialogue se nourrit des divergences multiples sans que cela empêche un projet commun ? Deux expériences récentes, l’une très modeste, l’autre plus conséquente, semblent aller dans ce sens. La première fut l’organisation en 2010, dans le cadre du Forum Social de Belgique, d’un «atelier femmes» par des féministes appartenant à diverses associations dont des collectifs luttant contre l’interdiction du voile[8]. Cet atelier répondait à notre préoccupation d’intégrer au sein du Forum les analyses et revendications féministes très largement absentes des autres ateliers. Les cinq réunions préparatoires aboutirent à la mise sur pied d’un panel de six femmes, francophones et néerlandophones, voilées et non voilées, qui se sont exprimées sur des questions importantes touchant à la vie des femmes puis ont débattu avec le public. La deuxième expérience, une formation à l’autodéfense de personnes prostituées, ex-prostituées ou non prostituées chargées de transmettre ce savoir auprès de leur public et/ou de leurs paires a été organisée à Bruxelles dans le cadre d’un projet européen de «Prévention des violences faites aux femmes travaillant dans le milieu de la prostitution» coordonné par Garance[9]. La formation réunissait des représentantes d’associations d’aide aux prostituées provenant d’horizons idéologiques et philosophiques divers autour d’un objectif commun, lutter contre les violences. Quoique différents quant à l’envergure, la durée et les retombées, les deux projets présentent des similitudes. D’abord, leurs promotrices visaient à réaliser quelque chose ensemble en dépit de positions divergentes. Ensuite, elles n’ont pris aucune position collective sur les sujets qui les divisaient. L’association Garance ne s’est pas prononcée sur la prostitution car il n’y avait pas de consensus au sein de l’équipe. De même, les organisatrices de l’atelier femmes ont volontairement mis de côté la question du voile qui les divisaient pour se concentrer sur les priorités. Dans les deux projets, la règle du respect de l’autre et de ses positions a été énoncée très clairement dès le début ce qui a grandement facilité le dialogue. Enfin, le travail collectif a porté sur des points touchant au vécu des femmes. Lors de la formation à l’auto-défense, les prostituées ont mis l’accent sur les violences institutionnelles, policières, administratives et sociales auxquelles elles sont confrontées dans le quotidien et aux attaques verbales des clients plus fréquentes que les violences physiques. Du côté de l’«atelier femmes» au Forum, les représentantes de divers groupes sont intervenues à partir de leur pratique professionnelle ou militante sur des problèmes concrets rencontrés par les femmes comme les difficultés d’obtenir le droit d’asile, l’insuffisance de structures d’accueil de la petite enfance, la surmédicalisation lors de la puberté, de la grossesse et la maternité, ou de la ménopause, le regard stigmatisant vis-à-vis de femmes victimes de violences. Dans les deux cas, les protagonistes, qui se sont interdit d’imposer une «vision correcte» des problématiques, ont considéré le vécu des femmes comme source de savoir, seule manière de repérer les discriminations qui les frappent et de développer leur capacité d’agir. Pouvons-nous nous inspirer de ces pratiques pour construire un nous féministe et développer des divergences solidaires (Puig, 2011) ? Comment proposer un féminisme inclusif, pour toutes les femmes, et non pas seulement pour celles qui ne subissent ni la stigmatisation sociale ni la discrimination raciste? Au lieu de partir d’un socle de valeurs féministes communes non négociables, ne peut-on s’atteler à re-travailler les concepts fondamentaux à l’aide de l’expérience des femmes d’ailleurs? Repenser la modernité, l’émancipation en étudiant ensemble de manière fine les multiples modalités de l’oppression ? Plutôt que de négociation, ne devrions-nous pas parler d’un «travail de traduction tourné vers l’avenir» comme le suggère Butler (Butler, 2005 :40) ? Nous avons compris qu’il y avait d’autres langues que la nôtre et qu’un premier pas sera d’en confronter les termes. Non pas pour tout relativiser mais pour tout redéfinir ensemble en fonction d’un contexte nouveau : par exemple en désarticulant l’idée des « droits de l’homme » comme droits humains de ses pratiques impérialistes ou encore en éliminant le risque de la loi du plus fort de la théorisation de l’universalisme. Nous découvrirons que des notions telles la modernité, l’autonomie, la maîtrise de son propre corps peuvent se conjuguer de diverses façons et surtout s’enrichir conceptuellement quand elles se chargent de références nouvelles. Références bibliographiques Butler, Judith. 2005. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Paris : La Découverte. Collin, Françoise. 2005. Parcours féministe (entretiens avec Irène Kaufer). Bruxelles : Labor. Collin, Françoise. 2011. Penser/agir la différence des sexes. Bruxelles : Sophia. François, Catherine. 2011. Sexe, prostitution et contes de fées. Regard complice sur la liberté sexuelle, Liège : Luc Pire. Falquet, Jules. 2008. De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation. Paris : La Dispute. Guillaumin, Colette. 1992. Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature. Paris : Côté-femmes. Hirata, Hélène, Laborie, Françoise, Le Doaré, Hélène, et Seynotier, Danièle, (dir. Publ.). Dictionnaire critique du féminisme. Paris : PUF. LEF (Lobby Européen des femmes). 2011. La prostitution est une violence faite aux femmes : refusons d’en être complice, www.womenlobby.org/spip.php?article1895&lang=fr. Plateau, Nadine. 2008. «Féminisme/féminismes», Les Cahiers marxistes, n°238 (octobre-novembre). Plateau, Nadine. 2010. «Les féminismes musulmans», Les Cahiers Marxistes, n°241 (novembre-décembre). Puig de la Bellacasa, Maria. 2011. Think we must. Politiques féministes et construction des savoirs. Paris : Harmattan (à paraître) Tabet, Paola. 1985. «Fertilité naturelle, reproduction forcée». In Mathieu, Nicole-Claude (dir. Pub). 1985. L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris : Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, pp.61-146) TETE. 2010. Carte blanche, http://toutesegalesautravailetalecole.over-blog.com/pages/ Carte_Blanche-2784287.html Note biographique Nadine Plateau. Co-fondatrice de la revue «Chronique féministe» en 1982 et présidente de l’Université des femmes de 1982 à 1987. Co-fondatrice de Sophia, réseau bi-communautaire d’études féministes en 1989 et présidente de Sophia de 1997 à 2007. Présidente de la Commission enseignement du Conseil des femmes francophones de Belgique. Experte pour plusieurs projets pilotes dans le domaine des études de genre et de la formation initiale et continuée des enseignant-e-s à l’égalité. [1] Il existe déjà des formes de réglementation car la Loi du 13 avril 1995 sur la traite dépénalise certaines formes de proxénétisme : elle abroge la prévention de souteneur et celle de proxénétisme hôtelier (à condition de ne pas réaliser de profit anormal). [2] En décembre 1997, le tribunal des référés de Bruxelles a rejeté la demande de six élèves d’une école supérieure qui n’avaient pu s’inscrire car l’école interdisait le port du foulard pendant les stages. [3] L’AMV, Actiecomité MoslimVrouwen ou Comité d’action des femmes musulmanes regroupe 32 associations de femmes musulmanes en Flandre. [4] Entre2 (précédemment Le Nid) se positionne pour l’abolition du système prostitueur. [5] Espace P veut la dépénalisation de la prostitution et une réglementation du métier. [6] Les hommes en armes combattent ou assurent la surveillance armée tandis que les femmes de services ont en charge le travail de nettoyage, d’entretien et le travail sexuel. [7] Créé au début du siècle passé, le CFFB est une association régulièrement consultée par les pouvoirs publics sur les matières d’égalité. [8] Les informations concernant cet atelier que j’ai coordonné proviennent des procès verbaux des réunions. [9] Garance est une association d’auto-défense féministe. Je remercie Irène Zeilinger, sa directrice, pour m’avoir accordé un long entretien à propos du projet.
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