labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier / juin 2013  -janeiro / junho 2013

 

Le genre, un outil d’analyse pour les mondes de l’art[1]

Séverine SOFIO

 

 

Résumé : Ce texte a été écrit à l’occasion d’une journée d’études consacrée à l’œuvre théorique de Joan W. Scott. Il revient sur la manière dont le genre, tel que défini par Scott, peut être utilisé dans le monde de l’art tant au niveau « micro » des biographies et de la construction des parcours individuels, qu’au niveau « macro » des imaginaires collectifs et de l’organisation sociale. La force explicative du genre est ainsi, dans ce contexte, intrinsèquement liée à une recontextualisation approfondie des trajectoires des artistes femmes.

Mots-clés :Genre – Peinture – Monde de l’art – Carrières (artistiques) – Représentations collectives

 

 

Rares sont les concepts véritablement interdisciplinaires – c’est-à-dire qui se sont construits au carrefour des disciplines ou des champs d’étude, et dont l’efficacité heuristique et le pouvoir de dévoilement se sont précisément renforcés (et continuent de se renforcer) à travers cette circulation en permanence renouvelée d’un domaine disciplinaire à un autre. La conséquence en est que le genre, peut-être plus que bien d’autres concepts, incite au dialogue entre les disciplines. La réception du travail de Joan W. Scott en France est une parfaite illustration de cette idée : dès les années 1980, Scott est en effet – phénomène rare dans le monde académique – lue, en France, autant en sociologie qu’en histoire, et s’impose donc, me semble-t-il, comme l’une des théoriciennes qui ont le plus contribué à faire du genre ce pont conceptuel entre les deux disciplines.

Pour Scott, en effet, dans l’article programmatique qu’elle publie dans les années 1980 (Scott 1986)[2], c’est au niveau du rapport entre sujet individuel et organisation sociale que joue le genre, entendu comme « élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes » et « façon première de signifier des rapports de pouvoir » (Scott 1986, pp.141-142). Ainsi le genre a la particularité d’être un outil mobilisable tel quel, autant sur les terrains contemporains que dans les recherches historiques. De plus, parce que le genre tel que Scott le dessine, est un réservoir de représentations sous la forme de « symboles culturellement disponibles» et de concepts normatifs, variables dans le temps et dans l’espace social et profondément intériorisés par les individus, il participe également des pratiques.

« Ces concepts normatifs sont exprimés dans des doctrines religieuses, éducatives, scientifiques, politiques ou juridiques et prennent la forme typique d’une opposition binaire, qui affirme de manière catégorique et sans équivoque le sens du masculin et du féminin. »

Bien qu’issue du rejet de possibilités alternatives,

« [l]a position qui émerge comme position dominante est déclarée l’unique possible. L’histoire ultérieure est écrite comme si ces positions normatives étaient le produit d’un consensus social plutôt que d’un conflit » (Scott 1986, pp.141-142).

Toutefois, le genre ne fonctionne pas de manière univoque : il est enjeu de luttes, objet de contradictions, de négociations et, dans certains contextes, il peut aussi constituer un ensemble de ressources utiles dans le cadre d’« identités stratégiques » (Collovald 1988)[3]. La tension et les ambivalences propres au genre sont mises en évidence dans la notion de « rapport social de sexe » qui « permet de penser la dynamique et la complexité des positions sociales des actrices et des acteurs » au sein du monde social (Daune-Richard, Devreux 1992, pp.26-27).

Le concept de genre ainsi défini, je reviendrai donc, comme on me l’a demandé pour cette journée d’étude, sur la façon dont je l’ai employé dans mes propres recherches, sur le monde de l’art prémoderne[4]. Il convient ici de préciser ce que j’entends par « monde de l’art » : il s’agit de l’espace de production et de diffusion des œuvres, constitué de l’ensemble des individus et des instances dont l’action et la collaboration sont nécessaires pour produire les objets qui sont alors considérés comme de l’art (Becker 1982, pp.404-417). C’est à travers cette définition et cette idée, qui en découle, que l’art n’est pas produit que par les seuls artistes, que j’ai abordé l’espace des beaux-arts en France du milieu du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle – c’est-à-dire à une époque « prémoderne » dans la mesure où le monde de l’art est alors organisé selon des conventions qui ne sont plus en vigueur aujourd’hui. 

Dans ce contexte, le genre s’est avant tout imposé à moi comme un moyen d’approcher la réalité, de saisir la complexité des trajectoires individuelles, et de les réintégrer dans un contexte social et axiologique précis. Autrement dit, le genre a progressivement travaillé ma recherche dans le sens d’une « dé-focalisation » des parcours de femmes et d’une attention toute particulière aux temporalités des représentations collectives. Je reviendrai ainsi sur la manière dont il m’a permis de mettre en évidence non seulement le « jeu » qui existe entre les pratiques et les représentations dans la construction des différences au sein d’une société donnée à un moment donné, mais aussi le fait que les systèmes normatifs – en particulier pour ce qui concerne les rapports entre les sexes – restent fondés sur un certain nombre de contradictions, qu’il est toujours passionnant d’explorer.

Sur un terrain historique, l’accès aux propriétés sociales et aux pratiques quotidiennes des personnes n’est pas aisé : on ne peut les saisir qu’à travers des traces, qui n’étaient généralement pas destinées à servir de sources aux historiennes – celles des archives, de la presse de l’époque, des correspondances, etc. Il s’agit là d’une évidence, qu’il n’est pourtant pas inutile de rappeler car les répercussions méthodologiques en sont fondamentales, en ce que le langage s’impose comme « médiateur de notre rapport à la réalité » (Scott 2009, p.43).

A cet égard, le terrain que j’ai investi pour mes recherches compliquait encore les choses : le monde de l’art, en effet, non seulement n’est perçu qu’à travers cet ensemble de traces, mais il n’est, en outre, accessible qu’à travers une sorte de voile idéologique : le voile de notre appréhension de l’art et des mythes qui la structurent, issus de ce que Pierre Bourdieu a appelé une « révolution symbolique » (Bourdieu 1987). L’un de ces mythes est l’idée que la création artistique est une affaire d’hommes. Ainsi, tout le monde a une idée plus ou moins précise de l’image traditionnelle des artistes romantiques : des hommes blancs, jeunes, à l’esprit torturé, qui créent « envers et contre tout », dans la misère et en subvertissant des règles anciennes dont l’Académie était la gardienne.

Cette image stéréotypique a été partiellement construite par les artistes eux-mêmes, à la fin de leur vie, dans les années 1860-1870, lorsque les romantiques occupent les postes de pouvoir du monde de l’art. Ma recherche portant sur les artistes femmes, je m’intéressais donc à une population d’emblée marquée par le sceau de l’exceptionnalité – exceptionnelles au double sens de l’exotisme du « génie féminin », et de sa rareté dans le canon de l’histoire de l’art. Néanmoins, la perspective que j’avais prise au tout début de ma recherche – expliquer l’exclusion des femmes – s’est rapidement révélée une impasse. Les discours sur les artistes femmes de cette époque étaient rares, et tournaient autour des mêmes clichés normatifs (que ce soit le partage sexué de l’excellence artistique – aux femmes les genres charmants, aux hommes les genres ambitieux – ou les mises en garde adressées aux créatrices et fondées sur l’idée d’une impossible conciliation de la vocation artistique et de la vocation domestique). Pris au pied de la lettre, ces discours suggéraient que les plasticiennes étaient peu nombreuses et marginalisées, que leurs carrières étaient empêchées et que leur créativité limitée à quelques sphères dévalorisées.

Or, le dépouillement des archives de l’administration des beaux-arts que je menais en parallèle révélait de multiples noms d’artistes femmes durablement actives, reconnues pour leurs compétences et respectées de tous, à la fois dans le monde de l’art et en dehors. Tout se passait comme si les discours fondés sur la logique patriarcale qui organise la société de cette époque, ne concernaient pas réellement pour le monde de l’art, où prévalait une autre logique, propre à cet univers. C’était donc cette logique, qui semblait substituer une hiérarchie fondée sur le genre (pictural) à une hiérarchie fondée sur le sexe, dont il fallait comprendre l’origine et les ressorts. 

J’ai alors décidé de prendre le problème par un autre bout en m’intéressant moins aux discours sur les artistes femmes, qu’aux pratiques de ces artistes elles-mêmes, à leurs carrières, à leurs conditions de travail, avec l’idée de voir comment, au tournant du XIXe siècle, il était concrètement possible, pour une femme, d’être artiste. La première étape a été de les compter et de recourir à un traitement statistique de type prosopographique et longitudinal, qui me permettait d’objectiver du mieux possible les parcours des artistes[5]. Au fur et à mesure de ce travail, j’ai peu à peu compris non seulement qu’il me serait impossible d’avoir une vision un tant soit peu claire de la situation des plasticiennes sans m’intéresser également à celle des plasticiens, mais aussi qu’il me serait impossible de comprendre la situation des artistes (hommes et femmes) sans me pencher également sur les configurations générales du monde de l’art. Paradoxalement, c’est donc le genre comme grille de lecture, qui m’a fait progressivement comprendre que, comme pour ces dessins en relief que l’on est obligé d’éloigner de ses yeux pour pouvoir distinguer ce qu’ils représentent, je devais me détacher des artistes femmes pour mieux les voir. Le genre m’a permis de comprendre – en somme – que mon travail ne devait pas être une étude des artistes, mais d’abord une étude du monde des beaux-arts.

Qu’est-il sorti de cette nouvelle manière d’envisager ma recherche ?

Le monde de l’art, entre les années 1750 et les années 1850, présente deux particularités : la première est qu’il produit assez peu de discours sur la présence des femmes en son sein (que ce soit pour la déplorer, la règlementer ou s’en réjouir) -- contrairement à ce qui se passe parallèlement dans le champ littéraire par exemple, où les discours de stigmatisation des écrivaines sont nombreux ; la deuxième est qu’il est composé d’un nombre étonnamment élevé de plasticiennes professionnelles : si leur part à l’époque, par rapport aux hommes, reste inférieure à celle des plasticiennes professionnelles aujourd’hui (15-20% à l’époque, contre 35-40% à la fin du XXe siècle[6]), mais leur part dans les cercles de plus grande visibilité était alors indéniablement plus élevée qu’elle ne l’est à l’époque contemporaine. Surtout, l’étude précise des trajectoires de centaines de plasticiennes actives à cette époque révèle que les peintres femmes professionnelles (c’est-à-dire formées en ateliers, exposant au Salon et gagnant leur vie grâce à leur pratique picturale plusieurs années d’affilée) bénéficient alors dans le monde de l’art d’une situation relativement privilégiée par rapport aux autres femmes de leur temps, à origine sociale équivalente, au point qu’on peut parler d’une forme de desserrement exceptionnel des contraintes liées au sexe dans cet espace particulier pour cette population particulière et à ce moment particulier.

Evidemment, cette situation globale évolue au cours de la période, le genre s’articulant ici nécessairement à la classe sociale : on note par exemple un déclassement global des artistes (hommes et femmes) entre le début et la fin de la période étudiée, ce qui implique une configuration différente pour les artistes femmes selon qu’elles sont issues de milieux privilégiés ou non et selon que l’on considère la période révolutionnaire ou la Monarchie de Juillet. En d’autres termes, la féminisation du monde de l’art s’est plutôt opérée d’abord « par le haut », en bénéficiant d’abord à des femmes issues des couches favorisées de la société pour lesquelles la maîtrise des techniques picturales, acquise dans les ateliers les plus prestigieux de la fin de l’Ancien Régime, a pu constituer un moyen honorable de compenser l’accident biographique qu’a représenté, pour elles, la Révolution. Dans les années 1830, en revanche, la féminisation du monde de l’art a pu prendre la forme d’une professionnalisation de femmes d’origine modeste : pour celles-ci en effet (pour peu, naturellement, qu’elles obtiennent un minimum de reconnaissance tant du public que de ses pairs), une carrière de peintre s’impose finalement comme un moyen d’ascension sociale plus sûr que le mariage.

Comment expliquer cette situation ?

De la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, la peinture est un art extrêmement populaire (au sens où le public, qui afflue aux expositions, est socialement hétérogène) et valorisé (au sens où la culture artistique et la pratique de la peinture sont alors un véritable capital distinctif), notamment sous l’effet de la libéralisation de l’activité d’artiste dans les années 1770. En conséquence, le pouvoir mise beaucoup sur la peinture : elle est investie d’un rôle fondamental dans la diffusion des vertus et de la morale citoyennes, tant auprès des dirigeants qu’auprès du peuple. L’exposition annuelle est une vitrine pour le pouvoir, l’idée commune à l’époque étant que la prospérité d’un Etat se mesure à la qualité  de ses artistes, à la fois en tant que citoyens exemplaires et en tant qu’experts reconnus dans leur art. A cette époque de forte hétéronomie de l’espace de production artistique, la hiérarchie de prestige qui structure le monde des beaux-arts est aussi celle de la proximité au pouvoir, c’est-à-dire qu’elle est fonction de l’utilité plus ou moins grande des œuvres dans la construction du prestige de l’Ecole nationale – autrement dit, les peintres d’histoire sont en haut de l’échelle et les peintres des « genres mineurs » (scènes anecdotiques, paysage, fleurs…) sont en bas. Or les femmes qui se professionnalisent dans la peinture dans les années 1780-1800 présentent un profil particulier : ce sont les filles que les familles des classes privilégiées ont fait former à la peinture et qui, confrontées au déclassement de leur famille, induit par la Révolution, deviennent peintres professionnelles pour gagner leur vie. Elles sont donc cultivées, formées par les artistes les plus reconnus de leur temps (Jacques-Louis David en premier lieu) dans les ateliers néoclassiques où l’on apprenait à imiter l’antique et à peindre les hauts faits des héros : ces femmes font donc majoritairement de la peinture d’histoire.

Leur présence dans le monde de l’art est ainsi conçue plutôt positivement.  Dès lors, il est logique que dans aucun procès-verbal des assemblées représentatives et autres groupements officiels d’artistes qui se forment durant la Révolution pour mener une réforme en profondeur de l’espace de production des arts, je n’ai trouvé aucun débat autour de la possibilité d’interdire l’accès des femmes au Salon ou aux ateliers de formation : la question n’est jamais posée. L’exclusion des femmes du monde de l’art est loin d’être une évidence. En revanche, la stigmatisation des peintres de « genres mineurs » (considérés comme superficiels, c’est-à-dire « aristocratiques ») et leur exclusion des instances représentatives sont régulièrement à l’ordre du jour, en particulièrement sous la Terreur. Mais dans ce groupe, à cette époque, il y a alors davantage d’hommes que de femmes.

La situation du monde de l’art change progressivement après la chute de Napoléon en 1815 et le retour des Bourbons sur le trône de France. A partir de là en effet, et pour le dire vite, le monde des beaux-arts connaît une profonde féminisation[7]. Parce que la peinture a été si profondément associée au pouvoir durant la période révolutionnaire, elle voit son prestige terni au moment de la Restauration, au profit de la littérature qui domine désormais les arts. A partir des années 1815-1820, ce sont désormais les hommes de lettres qui lancent les modes et les controverses (la « bataille romantique », par exemple). Jusque dans les années 1840, la peinture apparaît « à la traîne » de la littérature : elle représente des sujets tirés de romans à la mode, s’intéresse à l’Angleterre et à l’Espagne dans la foulée des écrivains. En outre, le développement de la presse fait émerger une nouvelle activité dans le monde de l’art : la critique, qui jusque là était essentiellement pratiquée par des peintres, souvent anonymes. Au début du XIXe siècle, les peintres sont progressivement dépossédés du discours sur leurs propres œuvres, et l’importance de l’exposition dans les carrières les rend totalement dépendants des critiques et des journalistes, qui bâtissent et entretiennent des réputations.

La féminisation de la peinture n’est pas que symbolique : elle est, en quelque sorte, également matérielle, tout simplement parce que, même si la grande majorité des peintres sont des hommes, le nombre de femmes qui la pratiquent à un niveau professionnel n’a jamais été aussi haut. Au début de la Monarchie de Juillet, c’est environ un peintre sur cinq qui est une femme. Les plasticiennes bénéficient alors de conditions privilégiées, par rapport au reste de la société, pour exercer leur profession : la peinture est alors le seul secteur à l’époque où hommes et femmes touchent une rémunération équivalente pour un travail équivalent ; les plasticiennes jouissent d’une liberté de déplacement dans des lieux de travail mixtes (les musées, les ateliers…) que l’on trouve rarement dans la société de cette époque ; enfin, à une époque où les années de formation sonts essentielles pour les artistes dans la mesure où elles conditionnent une grande partie du reste de leur carrière, le fait que les ateliers de formation les plus prestigieux sont alors les mêmes pour les hommes et pour les femmes est un élément crucial pour comprendre le desserrement des contraintes liées au sexe qui marque cette période dans le monde de l’art. Finalement, à une époque où les études supérieures leur sont encore inaccessibles, la profession de peintre s’impose clairement comme la plus honorable et la plus prestigieuse accessible aux femmes.

Ainsi, dans cet espace symboliquement dominé, « féminisé », les femmes jouissent d’une sorte de d’allègement des contraintes et des limitations que l’appartenance au sexe féminin implique alors dans le reste de la société. Tandis qu’en littérature, les « femmes de lettres » et autres « bas bleus » deviennent des repoussoirs du début du XIXe siècle,  les peintres femmes sont, elles, relativement, sinon totalement épargnées. En fait, l’image de la peintre est si usuelle qu’on la retrouve régulièrement dans les gravures de mode dans les années 1820-1830.

Cette situation, néanmoins, est temporaire. Elle change en fait assez rapidement sous l’effet de plusieurs facteurs, liés à l’évolution de la perception du travail des femmes, qui change après la proclamation, en 1848, du suffrage universel masculin fondé sur le droit au travail ; au sein du monde de l’art lui-même, un groupe de peintres se politisent et tentent de « reviriliser » la peinture en s’alliant d’ailleurs avec des critiques et des hommes de lettres, pour sortir des sentiers académiques. Dans ce monde de l’art qui se fixe au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les conventions qui fondaient le monde de l’art changent progressivement au profit d’une autre logique – celle du marché et des avant-gardes. Les types de formations et les types de carrières ouvertes aux hommes et aux femmes se différencient : les plasticiennes se trouvent reléguées dans des positions disqualifiées – la professionnalisation ne concerne peu à peu que les artistes issues de milieux modestes, leurs consoeurs nées dans les classes privilégiées sont de plus en plus cantonnées à un amateurisme de bon aloi.

Cela ne veut pourtant pas dire que les femmes disparaissent du monde de l’art : le changement a lieu au niveau symbolique, au niveau des discours, des représentations, des schèmes de classification et de perception. Mais il est important de noter que les plasticiennes sont toujours aussi nombreuses proportionnellement aux hommes à la fin du Second Empire. L’évolution, toutefois, est frappante lorsqu’on s’intéresse à leurs conditions de formation et de travail (qui évoluent dans le sens d’une moindre mixité, d’une restriction de la liberté de déplacement, d’un cantonnement dans les genres mineurs, etc.), ou bien à la reconnaissance dont elles bénéficient au Salon. Alors que dans les années 1820-30, 6% des hommes et 6% des femmes qui exposent sont honorés d’une médaille, on constate que, dans les années 1860-70, ce sont toujours 6% des hommes mais moins d’1% des femmes qui sont distingués à l’issue du Salon.

A l’issue de cette recherche il m’est ainsi apparu que, à quelques exceptions près, les ouvrages traitant de l’histoire des plasticiennes se limitent bien souvent à la démonstration selon laquelle les femmes ont été capables de « faire de l’art ». La plupart de ces ouvrages omettent, par conséquent, de resituer cette production artistique non seulement dans le cadre général du monde de l’art de son époque, mais aussi dans le temps long de l’histoire. En restant dans un régime de la justification fondé sur une dialectique de la réhabilitation, ces travaux contribuent, paradoxalement, à maintenir les plasticiennes en dehors d’une histoire ou d’une sociologie d’un monde de l’art dynamique, semblable à tout espace social, c’est-à-dire dans lequel les artistes hommes et femmes existent, en pratiques, à travers la combinaison d’une multiplicité d’identités, fondées certes sur le sexe, mais aussi sur l’appartenance générationnelle, la classe sociale, l’origine géographique, le type d’éducation reçue, l’insertion dans certains réseaux, la politisation, et bien d’autres éléments encore.

Autrement dit, faute d’une utilisation efficace du genre comme grille de lecture, l’histoire des créatrices a trop souvent négligé l’étude des enjeux et les luttes qui traversent tant l’espace social que l’espace de production culturelle, et qui définissent les choix, les relations, le travail des artistes femmes autant, sinon plus, que le sexe. Sans la distance qu’un tel cadre d’analyse induit, il apparaît effectivement impossible de saisir la place et le statut qu’ont pu effectivement occuper les femmes dans le monde de l’art à un moment et en lieu donnés, ainsi que la variabilité dans le temps et dans l’espace (tant géographique que social) de cette place et de ce statut qui sont forcément étroitement liées aux configurations du monde de l’art lui-même.

C’est pourquoi, suivant les suggestions de Joan W. Scott, le genre fut, dans cette recherche, non pas un simple outil conceptuel, mais une démarche, une « catégorie d’analyse » (pour reprendre la formule de Scott), c’est-à-dire un ensemble de questionnements systématiques et une incitation à penser en termes de processus – de permanences mais aussi de luttes et de hiérarchies évolutives. Le genre invite ainsi à un aller-retour permanent non seulement entre masculin et féminin, mais aussi entre l’expérience concrète des artistes et la mise au jour des schèmes de domination, dont il convient de voir comment ils s’articulent avec les représentations collectives. En cela, afin d’éviter de considérer les artistes (qu’ils soient hommes ou femmes) au miroir déformant de l’exceptionnalité, il fallait « mettre au jour le fonctionnement souvent silencieux et caché du genre » (Scott 1988, pp.26-27) comme élément fondamental de la structure sociale.

 

Bibliographie :

Bargel Lucie, Eric Fassin, Stéphane Latté, 2007, « Usages sociologiques et usages sociaux du genre. Le travail des interprétations », Sociétés et représentations, n°24, pp.59-77

Becker Howard, 1982, Arts Worlds, Berkeley, University of California Press.

Boltanski, Luc, 1975 « Pouvoir et impuissance : projet intellectuel et sexualité dans le journal d’Amiel », Actes de la recherche en sciences sociales, n°5-6, pp.80-108

Butler Judith, Eric Fassin et Joan W. Scott, 2007, « Pour ne pas en finir avec le ‘genre’ », Sociétés et représentations, n°24, pp.285-306

Collovald, Annie, 1988, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales, n°73, pp.29-40.

Daune-Richard, Anne-Marie et Anne-Marie Devreux, 1992, « Rapports sociaux de sexe et conceptualisation sociologique », Recherches féministes, vol. 5, n°2, pp.7-30.

Miceli, Sergio, 1975 « Division du travail entre les sexes et division du travail de domination. Une étude clinique des anatoliens au Brésil », Actes de la recherche en sciences sociales, n°5-6, pp.162-182

Scott, Joan W. 1986, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review, vol. 91, n°5, pp.1053-1075, trad. fr. « Genre, une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n°37-38, printemps 1988, pp.125-151.

Scott, Joan W. 2009, Théorie critique de l’histoire, Paris, Fayard

Scott, Joan W. 1988, Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press.

Sofio, Séverine, 2008, « Les vertus de la reproduction. Les peintres copistes en France dans la première moitié du XIXe siècle », Travail, genre et sociétés, n°19, pp. 23-39

Sofio, Séverine, 2009, « L’art ne s’apprend pas aux dépens des mœurs ! » Construction du champ de l’art, genre et professionnalisation des artistes (1789-1848), thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, sous la direction de Frédérique Matonti.

 


  note biographique:

Séverine Sofio est sociologue, membre de l'équipe Culture et Sociétés Urbaines du CRESPPA (CNRS-Paris 8). Elle travaille à une sociologie historique des artistes hommes et femmes aux XVIIIe et XIXe siècles. Spécialiste des arts visuels et du genre, elle a coordonné (avec P. Molinier et P.-E. Yavuz) le numéro « Féminisme, genre et valeur de l’art » des Cahiers du genre (n°43, 2007), et a contribué à traduire en français plusieurs textes fondamentaux de l’histoire de l’art féministe (Griselda Pollock, Abigail Solomon-Godeau, Patricia Mainardi, etc.)

 

 


[1] Ce texte est issu d’une communication donnée à l’occasion de la journée d’étude Actualités du genre. Autour de – et avec – Joan Scott qui s’est tenue à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris, le 5 octobre 2011.

[2] Pour un retour critique sur la notion de genre et sur sa réception, cf. Butler, Fassin, Scott 2007.

[3] Pour un exemple d’usage des « ressources du genre » (par opposition aux « contraintes du sexe »), cf. Bargel, Fassin, Latté 2007.

[4] Le genre a de nombreuses définitions, parfois contradictoires, ce qui ne facilite pas sa compréhension et son usage. Pour cette raison, et afin de savoir de quoi l’on parle, il est toujours nécessaire d’en rappeler la définition. Néanmoins, pour alléger le texte, je ne préciserai plus que le concept de genre dont je parle ici est celui qui a été défini par Scott dans son article de 1986.

[5] Faute de temps, je ne reviens pas ici sur le détail des méthodes et des sources que j’ai employées pour ce travail. On en trouvera des éléments dans Sofio 2008.

[6] Les chiffres donnés dans ce texte sont tirés de ma thèse (Sofio 2009).

[7] Sur la féminisation sociale, voir Miceli 1975 et Boltanski 1975 à propos des écrivains.

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