labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2013  -julho / dezembro 2013

 

 

État patriarcal et féminicides au Mexique

Marie France Labrecque

Résumé

Des féminicides se produisent partout dans le monde. Des femmes sont assassinées pour le simple fait qu’elles sont des femmes et, surtout, au Mexique et ailleurs, ces crimes restent impunis. Parce que les femmes assassinées proviennent de milieux défavorisés, leur mort est accueillie par les autorités judiciaires et politiques avec indifférence voire avec mépris. Comme de nombreuses études l’ont montré pour le cas paradigmatique de Ciudad Juárez, la chaîne de responsabilités pour la mort de ces femmes et pour l’impunité dont jouissent les assassins dépasse largement ces derniers. Dans cet article, je tenterai de montrer que l’un des facteurs explicatifs des féminicides et surtout de l’impunité qui continue de les caractériser réside dans le patriarcat en tant que système et en tant que pratique.

Mots-clé: féminicides, Ciudad Juarez, impunité, patriarcat

 

 

Plus de vingt ans ont passé depuis que l’activiste féministe Esther Chavez a commencé à alerter systématiquement les autorités au sujet d’assassinats de femmes dans sa ville, Ciudad Juárez (voir la carte à la fin de l’article). Non seulement ces assassinats lui semblaient suivre un modèle particulier mais surtout aucun coupable crédible n'était appréhendé et encore moins puni. Les inquiétudes d’Esther et des familles des femmes et des jeunes filles assassinées ont peu à peu trouvé écho auprès des organisations de défense des droits humains tant sur le plan national, comme la Commission nationale des droits humains (CNDH), qu’international, comme le Comité des droits humains des Nations Unies ou encore Amnistie Internationale

. Alors que des groupes s’organisaient pour dénoncer ce qui, dès le milieu des années 1990, allait être connu sous le nom de féminicide, et que la question était portée par des groupes féministes au Mexique, aux États-Unis, en Europe et même au Canada [1] l’État mexicain restait plutôt silencieux. Des représentants de cet État, tel notamment le gouverneur de l’État de Chihuahua où est située la ville de Juárez, Francisco Barrio Terrazas (1992-1998), s’employaient plutôt à minimiser la situation en affirmant que le taux d’assassinats de femmes était normal ou encore que les femmes assassinées avaient en quelque sorte couru après leur sort. Qu’en est-il aujourd’hui en 2013 des féminicides à Ciudad Juárez? Qu’en est-il de cette tragédie qui a coûté la vie à près de 1500 femmes, seulement dans cette ville, durant ces vingt dernières années? Qu’en est-il de l’attitude de l’État mexicain qui a été maintes fois interpellé pour mettre fin non seulement aux assassinats mais aussi à l’impunité qui les a accompagnés? Enfin, qu’en est-il au juste des féminicides au Mexique?

Pour répondre à ces questions, je m’emploierai d’abord à définir ce que j’entends par féminicide tout en soulevant les débats qui ont accompagné la diffusion du terme au Mexique et ailleurs dans le monde. Je tenterai de brosser un tableau des féminicides dans ce pays en recourant à quelques données statistiques sur leur fréquence mais aussi aux interprétations qui ont été offertes par la recherche sociale sur le sujet. Je retiens particulièrement les interprétations qui tiennent compte de la façon dont les dynamiques sociales se manifestent à différents niveaux – ceux de l’État, des institutions, de la société civile, des individus – et se croisent entre elles. L’objectif de ma démarche est de faire le lien entre le patriarcat et l’impunité généralisée s’agissant des féminicides dans ce pays. Je veux faire ressortir le fait que l’État mexicain est un État patriarcal et que sa configuration repose en grande partie sur la violence en général et sur la violence institutionnelle, particulièrement à l’endroit des femmes. Autrement, comment expliquer qu’en vingt ans de dénonciation active des féminicides et de certaines avancées remarquables sur le plan des législations pour punir la violence féminicide et la contrer, non seulement moins de 10 % des crimes ont été résolus[2] mais aussi que les féminicides n’ont cessé de se multiplier dans ce pays?

 

Les féminicides : débats autour de définitions et d’usages

En général, du moins dans les pays hispanophones et francophones, le terme féminicide s’est imposé aux dépens de celui de fémicide, dans une large mesure parce que ce dernier terme tend à restreindre la définition à celle d’homicides de femmes, suggérant une symétrie avec les homicides d’hommes. Pourtant, les auteures qui, pour la première fois l’ont diffusé, avaient une définition très englobante :

Le fémicide représente le point extrême d’un continuum de terreur antiféminin et inclut une ample variété d’abus verbaux et physiques, tels que le viol, la torture, l’esclavage sexuel (particulièrement la prostitution), les abus sexuels incestueux ou au sein de la famille, les raclées physiques et émotionnelles, le harcèlement sexuel (…), les mutilations génitales (…), les opérations gynécologiques inutiles, l’hétérosexualité forcée, la stérilisation forcée, la maternité forcée […], la psychochirurgie, la privation de nourriture chez les femmes dans certaines cultures, la chirurgie plastique et autres mutilations au nom de la beauté. Chaque fois que ces formes de terrorisme ont la mort comme résultat, ces abus se transforment en fémicides (Caputi et Russell, 1992 : 15 cité dans Segato 2008 : 36)[3].

En d’autres termes, le fémicide est l’assassinat de femmes et de filles parce qu’elles sont des femmes. Les assassinats de femmes sont donc davantage que des homicides de femmes. C’est ce que l’anthropologue et ancienne députée du Parti de la révolution démocratique (PRD) de 2003 à 2006, Marcela Lagarde, va faire ressortir avec sa définition du féminicide :

Le féminicide est une des formes extrêmes de violence de genre ; il s’agit d’un ensemble d’actions misogynes contre les femmes impliquant une violation de leurs droits humains, représentant une attaque à leur sécurité, et mettant leur vie en danger. Sa forme ultime est le meurtre des petites filles et des femmes. Le féminicide peut se produire parce que les autorités insouciantes, négligentes ou encore de collusion avec les assaillants font preuve de violence institutionnelle contre les femmes en entravant leur accès à la justice, contribuant ainsi à l’impunité. Le féminicide est le résultat de la dégradation de la séparation de la justice et du pouvoir là où l’État est incapable de garantir le respect de la vie des femmes ou des droits humains, là où il n’est ni à la hauteur de la loi ni capable de la faire respecter, de poursuivre et d’administrer la justice, et de prévenir et éradiquer la violence qui le cause. Le féminicide est un crime d’État (Marcela Lagarde y de los Ríos, 2010 : xxiii).

La mise en cause de l’État constitue le cœur de cette définition et c’est en ce sens qu’elle va plus loin que celle du fémicide. Elle inclut également la violence féminicide, celle qui touche d’autres contextes dans lesquels les femmes perdent la vie. Ainsi, on peut mentionner la mort prématurée des femmes en raison d’omission de la part de l’État dans ses champs de responsabilité comme, par exemple, celui de la mortalité maternelle. En somme, on peut parler de violence féminicide dans toutes les circonstances où la mort des femmes découle de l’insécurité, de la négligence et du déficit de développement et de démocratie.

Sur un plan théorique et de façon générale, on peut distinguer le féminicide de l’assassinat de femmes. C’est ce qu’a fait Julia Monárrez, chercheuse du Colegio de la Frontera Norte et activiste. Elle a également distingué des catégories au sein du féminicide de la façon suivante : 1. Le féminicide intime – un terme qu’elle considère plus approprié et qui évite le détournement de sens qui se produit lorsqu’on parle de violence domestique, de violence intrafamiliale ou encore du fameux « crime passionnel »; 2. Le féminicide en raison d’occupations stigmatisées – travailler dans des bars ou des boîtes de nuit, comme danseuse, serveuse ou se prostituer ; 3. Le féminicide sexuel systémique : il correspond en général à l’idée qui circule sur les meurtres de femmes à Ciudad Juárez, soit le fait que ces femmes et ces filles ont été violées, torturées, mutilées, tuées. On l’appelle parfois « crime sexuel » (Monárrez Fragoso 2009 : 10).

Monárrez passe ensuite à la description de ce qui n’est pas nécessairement féminicide en abordant la question de la violence communautaire, dont les sous-catégories incluent les assassinats : 1) dus à la violence juvénile ; 2) par vengeance ou bagarre ; 3) liés au vol ; 4) liés au narcotrafic ou au crime organisé ; 5) par imprudence. Dans tous ces cas, les femmes ne sont pas visées spécifiquement en tant que femmes, quoique les agresseurs soient en général des hommes. Par exemple, dans le cas de la violence juvénile, on fait référence à des groupes de jeunes dans lesquels il y a des jeunes filles qui s’affrontent pour une raison ou une autre et qui, pendant la bagarre, sont victimes tout comme les jeunes hommes.

Quoi qu’il en soit de cette distinction entre féminicide et assassinats de femmes, et comme le pose très clairement Monárrez, il revient à l’État et aux institutions chargées de l’intégrité et de la sécurité de les prévenir, les sanctionner et les éradiquer. Sur le plan pratique d’ailleurs, l’expérience très récente au Mexique-même montre que l’État fait une utilisation opportuniste de ces catégories et tend à considérer que seul le féminicide sexuel systémique fait partie de la définition des féminicides. Haney signale en effet que la déclinaison des féminicides en différentes catégories a permis aux autorités de réduire le nombre des féminicides à 21,5 % de tous les meurtres de femmes dans l’État de Chihuahua depuis 1993.

Les autorités ont affirmé que la plupart des autres meurtres étaient liés au fait que les femmes avaient couru des risques en s’adonnant à des occupations stigmatisées. Quant à celles qui étaient mortes aux mains de leur conjoint, il s’agissait, toujours aux yeux des autorités, du domaine privé (Haney 2012 : 244). L’État cherche donc à minimiser l’importance des féminicides et à se soustraire de l’obligation de réparation auprès des familles de victimes. Certes tous les meurtres de femmes commis dans le monde ne sont pas des féminicides. Par contre, et comme je m’efforcerai de le montrer, dans un pays comme le Mexique où sévit une situation de violence structurelle avérée, on peut certainement affirmer que l’État n’est pas en mesure d’assurer la sécurité des femmes que ce soit à l’intérieur de leur foyer comme dans les lieux publics. Par conséquent, il est pertinent d’élargir le plus possible la définition du féminicide pour inclure la très grande majorité des assassinats de femmes, sinon leur totalité.

Un des arguments souvent servis par les détracteurs de l’utilisation large du terme féminicide (ou même de son utilisation tout court) et par les anti-féministes au Mexique est que, en termes absolus, les hommes meurent bien davantage que les femmes aux mains des assassins et qu’il n’y a pas lieu de souligner quelque spécificité que ce soit quant à la mort violente des femmes. Il y a donc là une guerre des chiffres qui, si elle ne résiste pas à l’analyse des facteurs sociaux et culturels qui sont différemment à l’œuvre dans la mort des unes et des autres, ne convainc pas les détracteurs. Récemment toutefois, ONU-femmes s’est livrée à une analyse systématique qui a tenu compte à la fois des assassinats d’hommes et de femmes au Mexique de 1985 à 2010 (ONU-Mujeres 2012). L’organisme a pu démontrer qu’effectivement les femmes et les hommes sont inégaux jusque dans la mort. Bien que davantage d’hommes que de femmes meurent de façon violente, les raisons pour lesquelles les uns et les autres sont assassinés diffèrent largement, premièrement parce que ce sont des hommes qui tuent des femmes et non l’inverse et, deuxièmement, parce que les hommes ne sont en général pas assassinés pour le simple fait qu’ils sont des hommes.

ONU-femmes s’est basé sur le nombre de décès de femmes assassinées entre les années 1985 et 2010. La justification de cette approche, dans les termes mêmes de l’organisme est la suivante : « Aux fins de ce travail, comme première approche du féminicide, on a pris en compte les décès de femmes résultant présumément d'homicide à partir des statistiques de la population et de l’état civil relatives à la mortalité. Ces données ont un niveau de qualité homogène d’un État à l’autre et, à ce jour, ce sont les plus adéquates en ce qui a trait à l’information sur la victime » (ONU-Mujeres 2012 :22). ONU-femmes a ensuite comparé systématiquement ces données avec celles concernant les décès d’hommes résultant présumément d’homicides, une comparaison effectuée à partir de plusieurs facteurs.

En d’autres termes, ONU-femmes s’efforce de mettre fin à la guerre des chiffres tout en faisant abstraction des différentes catégories de féminicides mais tout en adhérant au concept de violence féminicide tel que véhiculé notamment par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CoIDH) et inscrite au sein de la Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violence (LGAFVLV). Cette loi, sur laquelle je reviendrai dans la dernière section de cet article, fut émise par l’État mexicain en 2007, suite à l’ensemble des représentations faites par les organisations nationales et internationales, de même que par les groupes de la société civile, surtout sur la base du cas paradigmatique des féminicides de Ciudad Juárez. Dans les lignes qui suivent, je me pencherai sur ce cas tout en en faisant ressortir la spécificité. 

 

Les féminicides de Ciudad Juárez : contexte et spécificité

Le cas des féminicides de Ciudad Juárez est sans aucun doute le plus documenté dans le monde. Par contre, il est loin d’être le pire. Une intéressante note de recherche de l’institut Small Arms Survey montre qu’il y a environ 66 000 femmes et filles assassinées dans le monde chaque année, ce qui représente environ 17 % du total des homicides. En fait, il y en a probablement beaucoup plus puisque les données ne sont pas accessibles dans grand nombre de pays, particulièrement les pays africains et du Moyen orient de même que plusieurs pays de l’Asie. Un taux de 3 homicides de femmes par 100 000 femmes est considéré comme élevé. Or, le Mexique, avec une moyenne de 2,5 par 100 000 entre 2004 et 2009 ne fait pas partie du répertoire des 25 pays les pires relativement aux féminicides, les quatre premiers étant le El Salvador, la Jamaïque, le Guatemala et l’Afrique du sud. Par contre, comme l’institut le fait remarquer, les variations régionales au sein d’un même pays peuvent être trompeuses puisqu’en 2009 le taux de féminicide à Ciudad Juárez était de 19 pour 100 000 femmes (Small Arms Survey 2012 : 1-3). Une telle variation nécessite évidemment des analyses plus fines qui, effectivement, ont été fournies dans le cas de cette ville.

Entre 1993 et mars 2013 inclusivement, soit depuis que des féministes comme Esther Chavez que j’ai mentionnée en ouverture de cet article ont commencé à tenir des registres des assassinats de femmes, on compte quelque 1441 femmes et filles assassinées (Monárrez Fragoso et Cervera Gómez 2013 : 7). Le cadavre de certaines d’entre elles a été retrouvé sur des terrains vagues ou encore dans le désert entourant la ville, avec des signes de torture, des mutilations et sévices sexuels innommables. Plusieurs caractéristiques contribuent à faire de cette ville un lieu particulier : 1) elle est située à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, ce qui a contribué, historiquement, à en faire une ville de passage; sa situation est avantageuse en termes de marché industriel et commercial (y compris le marché de la drogue puisque les États-Unis abritent le plus haut nombre de consommateurs au monde); 2) elle est un des plus anciens sites du Mexique quant aux industries maquiladoras (industries de sous-traitance et d’assemblage fonctionnant avec des capitaux internationaux) qui, dès le milieu des années 1960, ont requis de la main d’œuvre féminine en abondance, ce qui a occasionné une convergence de jeunes migrantes venues de l’intérieur de l’État et du pays vers cette ville; 3) depuis le milieu des années 1990, elle abrite un important cartel de la drogue qui a vu peu à peu ses prérogatives menacées par d’autres cartels émergents à partir des années 2000; 4) à partir de 2008 particulièrement, le gouvernement fédéral a déployé les forces armées dans cette ville pour tenter de démanteler ledit cartel.

Cette mesure a déclenché un carnage sans précédent non seulement dans cette ville mais aussi dans l’État de Chihuahua auquel elle appartient de même que dans différentes régions sensibles du pays. Par exemple, si l’on prend 2010 comme année de référence, le taux d’homicide dans un pays comme les États-Unis était de 4,7 pour 100 000 habitants (Archibold, 2013). Or, au Mexique, la même année, alors qu’on connaissait un taux de 23 homicides pour 100 000 habitants, ce taux dans l’État de Chihuahua était de 182 pour 100 000 habitants (INEGI, 2013). À Ciudad Juárez même, le taux d’assassinats de femmes était de 41 pour 100 000 habitants (OSCC, s.d.).

Ainsi, des 1441 femmes et filles assassinées entre 1993 et 2013, 501 le furent entre 1993 et 2007, soit en 14 ans, ce qui signifie une moyenne de 33,4 féminicides par année, alors que 940 l’ont été en six ans seulement, soit entre 2008 et 2013, une moyenne annuelle de 187 (Monárrez Fragoso et Cervera Gómez 2013 : 10)[4].

Ciudad Juárez est une ville de plus d’un million et demi d’habitants, avec une population de souche plutôt conservatrice qui a toujours vu d’un mauvais œil l’affluence d’immigrants dans ses murs. Il s’agit d’une ville qui est le siège de plusieurs institutions d’éducation supérieure telle l’Université autonome de Ciudad Juárez de même que le Colegio de la Frontera Norte (COLEF) qui est une université comptant plusieurs campus étalés le long de la frontière. Cette ville constitue un milieu dynamique y compris sur le plan de la recherche, de l’intervention et même de la militance, plusieurs chercheuses et chercheurs, à la fois activistes, se consacrent à l’étude des féminicides. Il n’est donc pas étonnant que le cas de Ciudad Juárez soit l’un des plus documentés de tous les sites où se produisent des féminicides.

Alors que les féminicides dans les autres États du pays commencent à peine à mobiliser les chercheuses et les chercheurs, à Ciudad Juárez on a pu relier les changements dans la division sexuelle du travail tels qu’ils se présentent dans les maquiladoras requérant davantage de main d’œuvre féminine que masculine, du moins dans les premières années, aux changements plus larges de la division internationale du travail, à la montée du pouvoir des corporations internationales de même qu’aux changements dans la division sexuelle du travail et dans les représentations symboliques relatives aux femmes (Wright 2006).

Dans un contexte de néolibéralisme et de dérégulation, certaines de ces corporations sont devenues si puissantes qu’elles se considèrent au-dessus des lois des pays dans lesquels elles opèrent, augmentant ainsi les risques et les niveaux d’impunité pour la population en général et les femmes en particulier. On a ainsi pu élucider, au moins théoriquement, la chaîne de responsabilité qui relie les individus qui commettent les crimes aux corporations internationales tant légales (dans le cas des compagnies industrielles) qu’illégales (dans le cas des cartels de la drogue) et à l’État.

On a ainsi pu démontrer qu’à Ciudad Juárez, au-delà du fait que les femmes y ont été assassinées parce qu’elles étaient des femmes, les féminicides se produisent, et surtout continuent de se produire, grâce à une collusion tacite entre tous ces acteurs. Il en est ressorti une responsabilité première de l’État mexicain qui, en n’identifiant pas les coupables ou en ne les punissant pas, par complicité, corruption, incompétence ou ineptie, entretenait l’impunité. Malgré cette responsabilité première, la spécificité des féminicides de Ciudad Juárez ne serait pas la même sans la présence des maquiladoras et des cartels de la drogue. La configuration des féminicides dans les autres États du Mexique qui présentent d’autres caractéristiques reste donc à élucider si on veut prendre des mesures plus efficaces pour les éradiquer.

Il existe certainement des travaux académiques sur les féminicides qui se sont produits dans les États autres que le Chihuahua. Malgré mes recherches toutefois, je n’ai pu en repérer que sur les féminicides s’étant produits dans l’Estado de México et dans l’État d’Oaxaca. Il s’agit respectivement de travaux de Nelson Arteaga Botello et Jimena Valdés Figueroa (2010) dans le premier cas et de Patricia M. Martin (2010) dans le deuxième cas. Arteaga et Valdés estiment que les féminicides sont une négation de la subjectivité des femmes et une affirmation de celle des hommes. Pour ces deux auteurs, la prise en compte du contexte social équivaut à retracer les changements dans les rapports entre les femmes et les hommes et leur reconfiguration. Quant à Martin, elle met en relation la forme de citoyenneté des femmes et les formes de violence auxquelles elles sont confrontées. La nature inégale et fragmentée de la citoyenneté des femmes dans l’État d’Oaxaca y favoriserait dans une large mesure les féminicides.

En fait, les conclusions de ces auteurs pourraient s’appliquer à n’importe quel féminicide où qu’il se produise. Par exemple, dans l’Estado de México, n’y aurait-il pas un lien à faire entre le fait que l’État est contigu à la ville de Mexico, une des plus grandes métropoles au monde? Est-ce que le fait qu’il s’agisse d’un des plus anciens États expulseurs de migrantes et de migrants vers la ville de Mexico et vers les États-Unis n’est pas significatif en soi? De même, en ce qui concerne l’État d’Oaxaca, ne pourrait-il pas y avoir un lien entre les féminicides et le fait qu’il s’agisse d’un des États avec le nombre le plus élevé d’Autochtones de toute la République?

Comme le précise Claudia Lozano qui s’est intéressée aux féminicides en Argentine, il faut tenir compte d’au moins quatre aspects si l’on veut comprendre les dynamiques spécifiques qui les sous-tendent : 1) la dimension spatiale des sites où ils se produisent – la proximité ou l’éloignement des lieux de pouvoir, les réseaux, etc, peuvent jouer;  2) l’événement lui-même – chaque crime étant unique – et les acteurs impliqués au sens restreint comme au sens large; 3) la signification culturelle du féminicide – celui-ci ne se produisant pas dans un vacuum culturel mais s’enracinant plutôt dans un système de communication pouvant remonter à la conquête, la colonisation, les luttes de pouvoir; et 4) l’accumulation du capital, autrement dit la configuration économique et le rôle des corporations de toutes sortes (Lozano 2012 : 684-685).

Malgré l’intérêt que présentent les analyses des auteurs qui ont traité des féminicides au Mexique et ailleurs, il reste donc, à mon avis, à faire le lien avec les contextes précis dans lesquels se sont produits les féminicides pour bien en comprendre la spécificité. La recherche d’ONU-femmes a montré que, contrairement à ce qu’on pense en général, les féminicides au Mexique ne sont pas un phénomène généralisé mais bien localisé – ce qui milite encore davantage pour la prise en compte des contextes locaux. En 2010, plus du quart de tous les féminicides au pays se sont produits dans cinq municipios (communes) au pays : Ciudad Juárez (État de Chihuahua), Tijuana (Baja California), Chihuahua (Chihuahua), Culiacán (Sinaloa) et Ecatepec de Morelos (Estado de México) (ONU-Mujeres 2012 : 53). Cette localisation n’est sans doute pas l’effet du hasard.

Il est primordial d’éviter d’homogénéiser les féminicides et par là-même d’essentialiser les femmes les ayant subis. En attendant des analyses plus approfondies dans ces sites précis, il reste fort à dire sur les facteurs transversaux qui caractérisent le phénomène. L’un d’entre eux se situe dans la configuration particulière des rapports entre les femmes et les hommes dans ce pays, une configuration qui m’incite à introduire la notion d’État patriarcal sur laquelle je m’arrêterai dans les lignes qui suivent.

L’État mexicain : État patriarcal

Selon Graciela Hierro :

"[...]Le patriarcat est une structure de violence qui s’institutionnalise dans la famille, se consolide dans la société civile et se légitime dans l’État. Sous ce système, les femmes ne sont pas reconnues comme des personnes pas plus que comme citoyennes autonomes et sujettes de droits […]. Le pouvoir patriarcal se maintient et se perpétue par le biais de la violence de genre (…) et sa finalité est de conserver l’autorité et le contrôle du collectif féminin tout en s’appuyant sur divers mécanismes qui nous sont familiers, depuis la division du travail et la double journée, jusqu’à la violence physique et la mort (Hierro 2004 :126).

L’intérêt de cette définition réside dans le caractère transversal attribué au patriarcat qui serait présent au sein de la famille, dans la société et dans l’État. Pour plusieurs anthropologues, et même pour certaines féministes, l’utilisation de ce terme pour décrire la société contemporaine n’est toutefois pas adéquate, premièrement parce qu’il n’aurait pas été suffisamment étayé sur le plan théorique, deuxièmement parce qu’il s’agirait d’un anachronisme et troisièmement parce qu’il ne rend pas suffisamment compte de la diversité des situations de domination, autrement dit le concept a des connotations d’universalisme. Ces critiques ne tiennent toutefois pas compte du fait que le concept contemporain de patriarcat s’est affranchi en très grande partie des rapports de parenté, de la famille et de l’ancrage affectif qui étaient au cœur de sa définition classique. La domination et la prégnance du pouvoir masculin d’une part et la subordination des femmes qui caractérisaient le patriarcat classique d’autre part sont toujours présentes. En ce sens, le patriarcat désigne :

"[…] des organisations sociales qui privilégient les mâles et dans lesquelles les hommes en tant que groupe dominent les femmes en tant que groupe, à la fois structurellement et idéologiquement – des organisations hiérarchiques variables au gré de l’histoire et de l’espace social. Il y a des systèmes patriarcaux sur le plan macro (bureaucraties, gouvernement, loi, marché, religion), et il y a des rapports patriarcaux sur le plan micro (interactions, familles, organisation, comportement normé entre intimes) "(Hunnicutt, 2009 : 557). 

Autrement dit, on peut parler de l’État patriarcal selon différents degrés d’abstraction et distinguer les systèmes patriarcaux des pratiques patriarcales (Walby 1989 : 214). En effet, au niveau le plus abstrait, les systèmes patriarcaux correspondent à un ensemble de rapports sociaux qui, en s’articulant avec d’autres types de rapports (comme par exemple, des rapports capitalistes), contribuent à la configuration de l’État proprement dit. Quant aux pratiques patriarcales, elles désignent des rapports s'exerçant à partir des institutions et entre les individus eux-mêmes. Concrètement, le patriarcat de l’État est enchâssé dans la procédure et s’exerce à travers elle – on peut penser aux agences de l’État, aux lois, aux règlements, à la bureaucratie et aux fonctionnaires. Le patriarcat de l’État sévit indépendamment du sexe des personnes qui le servent. En somme, tout autant que l’ordre de genre des sociétés occidentales, l’État est indéniablement, hors de tout doute, patriarcal parce qu’il privilégie les hommes par rapport aux femmes (Fox,  1988; Stean, 1998). Les hommes retirent en effet un avantage du patriarcat – c’est le patriarcal dividend –, pas seulement en termes de revenus mais aussi et notamment en ce qui a trait à l’autorité, au respect, à la sécurité dont ils jouissent, et au contrôle qu’ils ont sur leur propre vie (Connell 1990; 1998).

Si l’on s’entend pour dire que le patriarcat est un système de domination dans lequel prévaut le pouvoir des hommes sur les femmes, il est plausible que cette domination, étant donné les inégalités de genre, s’exerce à l’égard des femmes à travers la violence. Il s’agit ici de la violence de genre et en fait, elle se situe au cœur même de la définition de l’État patriarcal. La violence de genre prendra différentes formes selon qu’elle est exercée en vertu du patriarcat comme système ou en tant que pratique. Les différentes formes de violence que peuvent subir les femmes sont interreliées : ainsi une femme ayant subi une violence physique devra éventuellement affronter cette autre forme de violence que lui imposera un système judiciaire conçu dans un contexte d’idéologie masculine et, comme nous le verrons, c’est précisément ce qui se produit à Ciudad Juárez.

Dans un tel contexte, les femmes sont désavantagées sur plusieurs points, surtout si elles sont issues des classes populaires. Il importe aussi de rappeler que les systèmes patriarcaux sont liés à d’autres systèmes de domination, d’autres systèmes hiérarchiques tels que la classe, le genre, la race, l’âge, notamment. Selon leur situation dans ces systèmes hiérarchiques, les femmes seront différemment sujettes à un phénomène tel que la violence (Hunnicutt, 2009 : 563, 565). On sait en effet que la très grande majorité des femmes assassinées à Ciudad Juárez sont de condition modeste[5]; on sait également que leurs proches survivants qui osent réclamer que justice soit faite sont traités avec mépris par les autorités. La décision du président mexicain Enrique Peña Nieto en juin 2013 de ne pas recevoir des mamans de victimes avant 2015, prétextant que son agenda était plein, constitue un exemple probant de ce mépris (Zamora Márquez 2013).

L’État patriarcal mexicain a toutefois été sur la sellette internationale au sujet de la violence à l’égard des femmes incluant les féminicides dans ce pays. Entre janvier 2002 et juillet 2012 en effet, le Mexique a fait l’objet de pas moins de 27 recommandations et observations de la part d’organismes internationaux, surtout différentes instances des Nations Unies. La plus récente de ces interpellations, consignées dans un rapport du Comité sur l’application par le Mexique de la CEDEF (Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes), en date du 27 juillet 2012 signale qu’

« [i]l continue à se produire dans ce pays des situations de violence à l’égard des femmes, qui témoignent de résistances tant structurelles qu’institutionnelles, qui devraient être redressées pour rendre les droits humains des femmes complètement effectifs» (ONU-Mujeres 2012 : 128).

Sur les féminicides à Ciudad Juárez spécifiquement, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CoIDH) a rendu le 16 novembre 2009 un jugement non équivoque sur le « Cas González et autres (« champ de coton ») vs Mexique ». Il s’agit du cas de trois jeunes femmes dont les corps ont été retrouvés en 2001 sur un terrain vague de la ville, connu sous le nom de « champ de coton ». La CoIDH a jugé que l’État mexicain a violé les droits à la vie, à l’intégrité et à la liberté personnelle, à la non-discrimination ainsi qu’à l’accès à la justice et à la protection judiciaire des trois femmes – droits consacrés dans les traités internationaux, particulièrement la Convention Belém do Pará.

Elle indique aussi que l’État mexicain n’a pas satisfait aux garanties à fournir aux enfants (deux d’entre ces femmes étant mineures au moment de la mort). Le jugement précise qu’elles ont été victimes d’homicides pour des raisons de genre, dans un contexte de violence contre les femmes à Ciudad Juárez. Il y est stipulé, notamment, que les autorités du pays devaient publier cette sentence dans de Journal officiel de la fédération et dans deux médias de communication à grand tirage, reconnaître publiquement les faits, ériger un mémorial aux victimes, indemniser les proches, leur fournir de l’aide psychologique, créer une banque de données des féminicides et sanctionner les fonctionnaires et autorités qui ont fait preuve de négligence au cours des enquêtes (NHRC, 2012). En somme, l’État mexicain est considéré comme responsable. La CoIDH a donné un délai à l’État mexicain pour prendre les mesures imposées mais celui-ci n’y a pas entièrement satisfait, même à ce jour. L’impunité persiste et les femmes continuent de mourir, assassinées.

 

Les pratiques patriarcales et la violence institutionnelle

Malgré la désinvolture de l’État mexicain devant les rappels à l’ordre des organisations internationales et malgré son manque de volonté politique pour mettre fin aux féminicides et à l’impunité ambiante, on ne peut nier qu’il y a des avancées remarquables. L’une d’entre elles est la Loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violence (LGAFVLV), une autre étant l’inclusion du crime de féminicide dans un certain nombre de codes pénaux au pays. Mais, comme je l’évoquerai dans les lignes qui suivent, les progrès ne sont pas encore venus à bout des pratiques patriarcales et de la violence institutionnelle.

La LGAFVLV a été promulguée en février 2007. Cette loi a commencé à prendre forme dans le sillage des actions des organisations de la société civile face aux féminicides de Ciudad Juárez. Ces actions furent entendues et reprises par Marcela Lagarde, alors députée du PRD et responsable de la Commission spéciale pour connaître et faire le suivi des enquêtes relatives aux féminicides dans la République du Mexique (connue sous le nom de Commission spéciale du féminicide) de la Chambre des députés de la LIXe législature (2003-2006). Dans le cadre de cette commission, Marcela Lagarde a entrepris une enquête visant à établir le nombre d’assassinats de femmes dans toute la république pour l’année 2004.

Elle s’est rendue compte qu’un grand nombre de Bureaux du procureur général (ministère de la Justice) de chacun des États ne possédait pas de système officiel de compilation de l’information qui permettrait de déterminer avec exactitude l’ampleur du phénomène et les circonstances exactes des crimes. On a d’ailleurs pu conclure que les ministères de la Justice pêchaient par omission, négligence ou encore par manque de systématisation. Parmi les multiples dispositions de la Loi se trouve notamment la constitution d’une banque nationale de cas, en plus de la constitution d’un système national pour prévenir, suivre, punir et éradiquer les agressions contre les femmes. À ce jour, la banque nationale n’est pas complètement opérationnelle et le système national souffre d’un sous-financement qui l’empêche de fonctionner correctement.

Une autre avancée remarquable réside dans le fait que progressivement depuis 2010 le  féminicide a été défini comme un crime dans le code pénal d’une vingtaine d’États et dans le code pénal fédéral en 2012. Dans ce dernier notamment, l’article 325 stipule que le crime de féminicide entraîne des peines de prison de 40 à 60 ans. Il y a toutefois encore fort à faire pour harmoniser la législation des lois contre la violence dans tout le pays, tel que  l’ONU n’a cessé de le demander - il est d’ailleurs à espérer que la réforme constitutionnelle de 2011, qui place les traités internationaux de droits humains au plus haut niveau, contribue à cette harmonisation. Pour l’instant, dans une dizaine d’États du pays – il en compte 32 si on inclut le district fédéral – , on considère que l’ « infidélité conjugale », l’ « honneur », ou l’ « émotion violente » sont des facteurs atténuants, ce qui fait dire à ONU-femmes que nous nous retrouvons « face à un contexte dans lequel la violence contre les femmes est agréée par l’État » (ONU-Mujeres 2012 : 36). La situation n’est pas banale dans un pays où 39,7 % des femmes de 15 ans et plus auraient subi des situations de violence telles que des insultes, des abus, de l’extorsion, du harcèlement, des menaces ou autres agressions à caractère sexuel, tant dans des lieux publics que privés (ONU-Mujeres 2012: 69).

Des facteurs structurels sont indéniablement à l’œuvre pour limiter la portée des mesures pour enrayer les féminicides et mettre fin à l’impunité. Le patriarcat comme système se trouve au cœur de ces facteurs et il contribue à entretenir les stéréotypes et les inégalités de genre. Il s’insinue d’ailleurs dans les représentations des femmes. Ainsi : « (…) des enquêtes montrent que 8,5 % des femmes du pays croient que leur mari a le droit d’utiliser la force physique pour les corriger lorsqu’elles ne remplissent pas leurs obligations. De plus, 11 % croient qu’une épouse doit obligatoirement avoir des relations sexuelles avec son mari, même contre sa propre volonté » (Frias, 2010 : 542).

Ces stéréotypes sont transversaux dans la société mexicaine et se traduisent par des pratiques patriarcales chez les personnes censées appliquer la loi. Un incident troublant a d’ailleurs eu lieu au courant de l’année 2012. Des activistes ont découvert que Carlos Castresana, juge de la cour suprême d’Espagne et recruté par le gouvernement mexicain comme expert dans la reprise de l’enquête relative aux féminicides du champ de coton, avait été dénoncé par son ex-femme pour cause de violence familiale. Le cas a quelque peu divisé les activistes puisque Castresana avait appuyé la dénonciation des féminicides au moins dès 2004 et, pour cette raison, était respecté par plusieurs d’entre elles. La solution semble avoir été que Castresana n’a pas été officiellement écarté de l’enquête mais qu’il a suggéré les noms d’autres experts qui sont aujourd’hui à pied d’œuvre (Lagunes Huerta 2012). Quoi qu’il en soit, cette fois à l’interne, c’est-à-dire sur le plan national, l’Institut Equis Justicia para las Mujeres a trouvé que 66 % des juges n’ont pas une connaissance adéquate des lois en faveur des femmes – et encore moins des instruments internationaux de droits humains des femmes – et qu’ils continuent d’émettre des jugements basés sur des stéréotypes (García Martínez 2013a).

Parmi les stéréotypes, on a ceux qui attribuent les disparitions de femmes et de filles au fait que ces dernières sont seulement allées rejoindre leur petit ami ou encore qu’elles ont décidé tout simplement de changer d’ambiance. Or les disparitions atteignent des sommets inédits : entre janvier 2011 et juin 2012, l’Observatoire citoyen national du féminicide signale qu’on a enregistré 3976 disparitions de femmes dans 15 États du pays – sans compter, bien évidemment, celles qui ne sont pas rapportées (García Martínez 2013b). Même devant cette situation, l’alerte « ambre », qui autoriserait le déclenchement d’une recherche immédiate, n’est pas mise en fonction. Dans l’État de Chihuahua, les disparitions de femmes et de filles ont augmenté de 900 % durant les six dernières années (NHRC  2012). Cela a une incidence sur les féminicides d’autant plus que des recherches à Ciudad Juárez montrent que les disparitions suivent le même pattern (Monárrez Fragoso et Cervera Gómez 2013 : 17). Les disparitions de femmes et de filles sont très certainement à mettre en relation avec la traite des personnes. Tout comme pour la drogue, les États-Unis en sont la principale destination. D’ailleurs, le Mexique occupe le deuxième rang mondial après la Thaïlande en ce qui a trait à ce sinistre négoce (Reyes 2013).

Oui, il y a des avancées juridiques en ce qui concerne les lois pour contrer la violence et les féminicides mais un appareil institutionnel même sophistiqué ne sert pas à grand-chose si les préjugés continuent d’habiter les personnes censées le faire fonctionner. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que les femmes, en plus d’avoir subi de la violence physique de leur vivant, subissent, avec leur entourage, de la violence institutionnelle jusqu’après leur mort. Il s’agit ici d’une revictimisation des femmes. Pourtant la violence institutionnelle est clairement définie dans l’article 18 de la LGAFVLV :

Ce sont les actes ou les omissions des serviteurs publics de quelque ordre de gouvernement que ce soit qui discriminent ou ont pour objectif de retarder, freiner ou empêcher la jouissance ou l’exercice des droits humains des femmes de même que leur accès à la jouissance des politiques publiques destinées à prévenir, traiter, investiguer, sanctionner et éradiquer les différents types de violence (ONU-Mujeres 2012 : 78).

Sur le plan de la prévention, le portrait n’est pas plus reluisant. Dernièrement, dans l’Estado de México, devant une recrudescence de féminicides, les organisations de la société civile, tel que prévu au chapitre 5 de la LGAFAVLV (INM 2007), ont réclamé que l’État émette « l’alerte de violence de genre », une demande qui n’a pas été agréée.  Devant cette négation de l’État, le représentant d’Amnesty International au Mexique a affirmé en juillet 2013 qu’il s’agissait là d’ « une tentative pour minimiser une situation qui a atteint une dimension épidémique » (Camacho Servín 2013). En somme, en dépit des changements légaux, la violence féminicide continue à n’avoir que peu d’importance pour le pouvoir en place et on peut affirmer, avec Haney, que « la structure d’impunité qui persiste à ce jour constitue le legs historique d’une citoyenneté dépendante » (Haney 2012 : 244).

 

Conclusion

Tant que les stéréotypes prévaudront dans la société mexicaine et que l’impunité continuera de sévir, on peut s’attendre à ce que les féminicides non seulement continuent de se produire mais aussi qu’ils augmentent, se répandent et se reconfigurent. Certes l’État de Chihuahua, et en son sein, la ville de Juárez, ont attiré l’attention nationale et internationale sur les féminicides au pays. Par contre, si l’on reprend les chiffres fournis par ONU-femmes pour les années 1985-2010, ce sont les États de Guerrero, Oaxaca, Michoacán, Nayarit et Estado de México qui ont occupé le plus longtemps les premiers rangs des féminicides au pays.  En fait, c’est dans l’Estado de México, un État immédiatement voisin de la ville de Mexico, que l’on retrouve le plus haut taux de féminicides tout au long de ces années. Ce taux a été de 126 % plus haut que le taux national de nombreuses années et même de 200 % en 1999. L’État de Chihuahua n’a commencé à occuper le premier rang des féminicides qu’à partir de 2008, lors de la guerre contre le narcotrafic (ONU-Mujeres 2012 : 124). En 2010, le quart de tous les féminicides commis au Mexique se concentraient dans le Chihuahua – surtout à Ciudad Juárez (ONU-Mujeres 2012 : 30).

Il est évident que les féminicides ne sont pas un phénomène sui generis; ils constituent également le point extrême d’un continuum de violences contre les femmes et comportent des caractéristiques différentes de celles qui s’exercent à l’encontre des hommes. On ne pourra les enrayer qu’en reconnaissant et en traitant ce continuum qui, malgré des caractéristiques transversales qui tiennent du patriarcat, se déploie différemment selon les contextes sociaux. Ciudad Juárez et le Mexique sont loin d’avoir le monopole des féminicides et de l’impunité.

Sur ce point précisément, en tant que féministe canadienne, il m’importe de mentionner que mon intérêt pour la dénonciation des féminicides au Mexique ne tient nullement d’une rhétorique de sauvetage des « pauvres femmes du Sud ». Des féminicides se produisent aussi dans mon pays, particulièrement à l’endroit de femmes autochtones et il est tout aussi nécessaire et urgent de les dénoncer. Depuis une trentaine d’années en effet, on compte quelque 580 cas de femmes assassinées ou disparues, et la plupart de ces crimes ne sont pas résolus. Cette situation est dénoncée par différentes organisations dont l’Association des femmes autochtones du Canada, Amnesty International, Human Rights Watch, de même que le Conseil des droits humains de l’ONU.

En fait, le taux d’homicides chez les femmes autochtones du Canada est sept fois plus élevé que chez les femmes non-autochtones. D’une façon très similaire à ce qui se passe au Mexique, une des excuses des autorités judiciaires et gouvernementales pour ne pas bouger réside dans l’absence de statistiques officielles sur ces cas (Hansen 2013). En 2005, le gouvernement fédéral avait attribué un fonds de 10 millions de dollars pour la campagne « Nos sœurs par l’esprit » lancée par l’Association des femmes autochtones du Canada de concert avec les Églises unies et anglicanes, et vouée à la recherche et l’éducation autour des disparitions de femmes et à la constitution d’une banque de données. Or en 2010, le gouvernement a non seulement décidé de retirer son appui à cette campagne mais aussi a transféré les fonds à la police, et il s’acharne maintenant à refuser qu’il y ait une enquête nationale sur les meurtres et les disparitions de femmes autochtones. La situation est telle que même le Conseil de l’Association du Barreau canadien dénonce la banalisation sociale et systémique de la violence faite aux femmes autochtones et réclame cette enquête nationale (CBA 2013).

L’État canadien est certes un État de droits, il n’en comporte pas moins certaines caractéristiques patriarcales héritées des siècles antérieurs. La plupart des Premières nations du Canada sont encore régies par la Loi sur les Indiens émise en 1867. Bien que les articles discriminatoires[6] à l’égard des femmes aient été amendés, l’esprit de la loi continue de planer au-dessus de ces dernières de sorte que leur vie semble valoir moins que celle de leurs consoeurs non-autochtones. Malgré les spécificités indéniables des situations des unes et des autres, il y a probablement davantage de similitudes que de différences entre les féminicides des femmes mexicaines et des femmes autochtones du Canada.

 

Notice biographique

Marie France Labrecque est professeure émérite de l’Université Laval et associée au Département d’anthropologie de cette université, à Québec, Canada. Ses recherches se sont déroulées en Colombie, au Mexique et au Mali, et portent sur les dynamiques de développement et d’équité de genre. Elle s’intéresse également aux droits des femmes et aux questions de justice sociale dont, notamment, celles concernant les féminicides.


 

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Carte du Mexique

 

 

 

Source : http://lahistoriadeldia.files.wordpress.com/2012/06/mc3a9xico-mapa-polc3adtico.jpg


  notes

[1] Je fais partie du Comité québécois de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez depuis 2003. En 2004, particulièrement, notre comité a fait un séjour dans cette ville et à Mexico où il s’est livré à une série d’entrevues et de rencontres qui ont donné lieu à un rapport qu’on trouvera en ligne : http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1094. Le présent article n’est toutefois pas basé sur ce matériel mais bien sur des sources documentaires de toutes sortes que je recueille depuis 1999, date du premier de mes trois courts séjours à Ciudad Juárez. D’ailleurs, bien qu’il soit inédit, cet article reprend quelques définitions de base – notamment sur le féminicide et le patriarcat – tel que discutées dans Labrecque 2012.

[2] Amnesty International affirme que, de façon générale, durant le mandat du président Felipe Calderón (2006-2012), le système de justice criminelle a été lourdement déficient, quelque 98 % de tous les crimes restant impunis (Amnesty International, 2013 : 177).

[3] J’ai moi-même traduit les citations originales en espagnol ou en anglais tout au long de cet article.

[4] Il est clair que les féminicides à Ciudad Juárez ont augmenté proportionnellement à celle des hommes à la faveur de la violence sociale particulièrement à partir de 2009. Cependant, comme ONU-femmes l’a observé pour l’ensemble du pays en comparant systématiquement les variations dans les taux d’homicides de femmes et d’hommes au pays depuis 1985 et avant que ne se déclenche la violence sociale, les taux d’homicides d’hommes « présentent une plus grande élasticité à la baisse que ceux des femmes ». Autrement dit, « la violence létale à l’égard des femmes semble avoir un substrat culturel plus solide que la violence homicide en général (…) » (ONU-Mujeres 2012 : 120)

[5] Julia Monárrez et Luis Cervera du COLEF, utilisant des techniques géo-statistiques, ont pu mettre en relation des unités spatiales et la fréquence des féminicides à Ciudad Juárez. Ils ont trouvé une forte corrélation entre la pauvreté (telle que mesurée par des indicateurs économiques) et les féminicides. Ils affirment que : « La ségrégation spatiale est un facteur déterminant pour la compréhension de la violence à Ciudad Juárez » (Monárrez Fragoso et Cervera Gómez 2013 :15).

[6] Ces articles faisaient perdre le statut « indien » aux femmes autochtones qui épousaient un non autochtone alors qu’à l’inverse, une femme non-autochtone épousant un homme « indien » gagnait ce statut. Les articles en question ont été amendés en 1985 et en 2010.

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2013  -julho / dezembro 2013