labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/ juin / 2014  -janeiro/junho 2014

 

Le tableau contrasté des études de genre sur le cinéma en France.

Geneviève Sellier

 

Résumé

Cet article présente un état des lieux des études de genre sur le cinéma en France, depuis une dizaine d’années. Bilan contrasté qui fait apparaître l’engagement de nombreux jeunes chercheurs et la pertinence de travaux qui renouvellent profondément non seulement l’approche du cinéma (français en particulier) mais aussi les corpus (bien au-delà du panthéon cinéphilique). Mais malgré cet élargissement de l’horizon de la recherche, on observe que les adversaires de ces approches genrées qui se recrutent aussi bien à l’université que dans les institutions cinéphiliques publiques et privées, ne désarment pas, se comportant comme les défenseurs d’une forteresse assiégée, celle de la cinéphilie auteuriste et formaliste, qui se construit dans une posture de distinction où le masculin est une norme non questionnée.

Mots-clés : cinéma, genre,France

 

 

Je précise tout d’abord que je n’emploierai pas le terme « féministe », bien qu’il recouvre historiquement les orientations de recherche que je présente ici, pour ne pas prêter le flanc aux accusations de « militantisme » de certains universitaires hostiles aux études de genre… Mais j’éviterai l’emploi du terme « féministe » pour une autre raison : les recherches que je présente explorent la dimension genrée des productions culturelles que sont les films, c’est-à-dire des constructions sociales de la différence des sexes : les hommes et les femmes, le masculin et le féminin, les orientations sexuelles, en tant que constructions socioculturelles, et non pas données de nature. Le caractère hiérarchisé de cette construction sociale sous le patriarcat explique que le masculin se donne comme une norme socioculturelle « neutre » parce que dominante, et que les féministes aient été les premier-e-s à la rendre visible. Mais une démarche scientifique doit prendre en considération cette construction dans son ensemble, et non pas seulement la partie dominée, les femmes et les minorités sexuelles.

J’ai fait à plusieurs reprises, dans des articles antérieurs, un état des lieux des avancées et des résistances françaises concernant les études de genre sur le cinéma (Sellier, 1998 ; 2000 ; 2003 ; 2005, a et b). J’y renvoie donc pour me focaliser ici sur les années 2000.

Si l’on tente de faire un état des lieux des études de genre sur le cinéma en France aujourd’hui, on constate une situation contrastée.

D’un côté, de plus en plus de jeunes chercheur-e-s s’engagent dans cette voie avec enthousiasme et détermination et produisent des travaux d’une grande qualité scientifique ; de l’autre, l’hostilité à l’égard des études de genre dans les milieux de l’université et de la cinéphilie institutionnelle (revues, institutions culturelles, etc.) n’a rien perdu de sa vigueur. Cette hostilité dépasse d’ailleurs largement le milieu de la cinéphilie savante (voir les récentes polémiques sur la « théorie du genre » alimentées par les organisateurs de « La Manif pour tous »), même si elle a des traits spécifiques dans ce milieu.

Comment comprendre ce double phénomène ?

 

A – Etat des lieux des recherches « féministes » françaises

Essayons tout d’abord de faire un état des lieux des recherches les plus récentes.

Depuis la publication de La Drôle de guerre des sexes du cinéma français (1930-1956) (Burch & Sellier, 1996), les études féministes sur le cinéma sont restées très minoritaires en France, le plus souvent ignorées ou stigmatisées tant par les universitaires que par les critiques. Il faut attendre une nouvelle génération de chercheur-e-s une quinzaine d’années plus tard pour que la situation change un peu…

L’ouvrage de Noël Burch De la beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs (2007) est inclassable, parce qu’il regroupe des essais écrits et quelquefois publiés au cours des décennies précédentes sur des sujets variés – le modernisme, la cinéphilie française, le cinéma d’auteur, le cinéma hollywoodien classique –, mais avec un point de vue qui relève largement des études de genre. Ce chercheur français d’origine américaine tente d’articuler une réflexion sur les spécificités culturelles françaises et américaines et la dimension genrée de ces deux cultures, dans une perspective critique. D’une érudition impressionnante, cet ouvrage montre que le cinéma, tant en France qu’aux Etats-Unis, n’est pas un univers à part, mais hérite de traditions culturelles profondément marquées dans les deux sociétés par la spécificité des rapports sociaux de sexe.

Les thèses publiées ou soutenues, les ouvrages collectifs ou individuels publiés depuis une dizaine d’années en France dans une perspective genrée, concernent le plus souvent un genre cinématographique, un-e ou des acteurs/trices, une période, plus rarement un-e auteur-e, dans une perspective le plus souvent socioculturelle et historique. Le paysage français des études féministes sur le cinéma est donc sensiblement différent du paysage américain, très marqué par la psychanalyse et les théories queer.

Au carrefour des gender studies, des star studies et des cultural studies, les recherches françaises récentes visent d’abord à proposer une autre approche du cinéma français, qui a non seulement pour effet de renouveler le regard sur les œuvres mais aussi d’élargir considérablement les corpus étudiés, bien au-delà du panthéon des « auteurs » de la cinéphilie savante.

1– Approches genrées des auteurs.

Ce domaine est sans doute actuellement le moins développé en France, à cause de la persistante domination des approches « auteuristes » où le commentaire vise à entretenir un culte plutôt qu’à développer un point de vue critique. Dans la mesure où la notion idéologique d’« auteur » renvoie dans le contexte de la cinéphilie dominante à une instance transcendante, échappant aux déterminations sociales, qu’elles soient de classe ou de genre, l’approche genrée des auteurs apparaît comme une démarche iconoclaste, d’autant plus que le caractère « ontologiquement » masculin de l’auteur est perçu dans ce contexte comme un modèle universel. Ce sont les femmes qui sont des cas particuliers.

J’ai tenté dans mon ouvrage sur la Nouvelle Vague (2005) d’explorer le contexte historique et socioculturel de la naissance en France du cinéma « d’auteur » au tournant des années 1960 et d’analyser les premiers films de ces « auteurs » en montrant l’ambivalence de la construction genrée des représentations filmiques qu’ils proposent, et la modernité artistique qu’ils revendiquent comme une tradition culturelle où le créateur masculin fait la démonstration de sa capacité à maîtriser le monde et les femmes. Analyse critique de ce moment fondateur du cinéma « d’auteur » qu’est la Nouvelle Vague, l’ouvrage a été largement ignoré en France quand il n’a pas fait l’objet d’une franche hostilité, ce qui indique la persistance du règne sans partage de la cinéphilie auteuriste, tant dans les milieux universitaires que dans l’élite cultivée. En revanche sa traduction en anglais dès 2008 par Kristin Ross, universitaire renommée, auteure entre autres d’un ouvrage remarquable sur la culture française au tournant des années 60 (1997), indique que l’approche genrée de la Nouvelle Vague n’est pas tabou de l’autre côté de l’Atlantique.

Quelques jeunes chercheurs utilisent en France l’apport des gender studies et des cultural studies, pour explorer une œuvre, comme Mehdi Derfoufi dans sa thèse sur l’esthétique de l’altérité dans quatre films de David Lean, Le Pont de la rivière Kwai (1957),  Lawrence d’Arabie (1962), La Fille de Ryan (1970) et La Route des Indes (1984), qui utilise également les post-colonial studies pour analyser les films dans le contexte de la fin de l’Empire britannique : la situation coloniale est montrée comme entraînant ou favorisant une déstabilisation des normes sexuées. On comprend aussi pourquoi ce cinéaste profondément politique ne fait pas l’objet d’un culte auteuriste en France.

Pour les mêmes raisons – le culte de l’auteur au masculin –, la recherche sur les femmes cinéastes (dans une perspective genrée) est très peu développée en France. Brigitte Rollet, qui a publié successivement en anglais un ouvrage sur Colline Serreau (1998), puis avec Carrie Tarr un ouvrage de synthèse sur les femmes cinéastes en France (2001), est l’auteure d’un ouvrage à paraître en français sur Jacqueline Audry (2014), qui utilise toutes les archives privées et publiques disponibles pour documenter la carrière et les films de cette cinéaste, ; « l’oubli » dont elle a été victime, n’est pas seulement lié à son appartenance au « cinéma de qualité » stigmatisé par la cinéphilie issue des Cahiers du cinéma, mais aussi aux thématiques qu’elle traite, le désir d’émancipation sociale et sexuelle des femmes, et aux genres populaires « féminins » qu’elle pratique (le film à costumes, les adaptations littéraires). Le recours en particulier aux archives de l’INA (radio et télévision) permet à Brigitte Rollet de dessiner le portrait d’une femme hors normes pour son époque, amie de Simone de Beauvoir, très consciente des enjeux de son travail et de sa place de femme dans un métier d’homme.

C’est dans le champ des études brésiliennes qu’on trouve la seule tentative d’analyse genrée du cinéma « d’auteur », avec la thèse d’Alberto da Silva sur deux cinéastes, un homme et une femme, qui ont fait des films pendant la dictature (1960-1980), Arnaldo Jabor et Ana Carolina. La thèse (qui sera sans doute publiée prochainement) examine les modèles masculins et féminins proposés par ces films, entre archaïsme et modernité.

Mais l’approche genrée implique le plus souvent de remettre en cause la notion même d’auteur-e, dans la mesure où les films sont le résultat d’un processus de création collectif, qui passe par de multiples filtres, dont celui des stars et des genres.

2– Approches genrées des stars

Prenons quelques exemples. L’ouvrage de Gwenaëlle Le Gras sur Catherine Deneuve (2010), réécriture de sa thèse soutenue à Caen en 2007 sous la direction de Geneviève Sellier, explore un large corpus de films depuis le début des années 1960 jusqu’à nos jours, à la fois cinéma d’auteur et cinéma de genre (comédie, policier, drame, film historique), et les discours médiatiques qui ont accompagné sa carrière ; cet ensemble de sources permet de comprendre la construction de l’image de cette star entre classicisme et modernité, et son évolution dans le contexte de la société française, marquée par le mouvement féministe puis par un back-clash : la durée exceptionnelle de sa carrière est directement liée aux traits contradictoires de sa persona, depuis Les Parapluies de Cherbourg jusqu’à Place Vendôme et Un conte de Noël, en passant par Belle de jour, Le Sauvage et Le Dernier métro, entre froideur et passion, beauté « intemporelle » et engagement féministe. Inspiré des travaux de Richard Dyer sur les star studies, ce travail met en lumière à la fois les spécificités du star-système français entre cinéma de genre et cinéma d’auteur, et les spécificités de la société française en termes de normes sexuées.

On trouve dans l’ouvrage de Delphine Chedaleux, également tiré de sa thèse soutenue à Bordeaux 3 en 2011 sous la direction de Geneviève Sellier, une autre façon d’étudier les acteurs dans une perspective genrée : à travers l’étude de quelques jeunes premiers et jeunes premières phares du cinéma de l’Occupation, ce travail tente de mettre en évidence les spécificités de cette période très particulière en termes de normes sexuées, compte-tenu de la double contrainte de l’idéologie pétainiste et de la censure allemande. Paradoxalement, à un moment où une vision particulièrement réactionnaire des rôles sexués tente de s’imposer, cette étude met en lumière la nouveauté des figures féminines (surtout) et masculines qui trouvent le succès pendant cette courte période : Micheline Presle, Odette Joyeux, Marie Déa, Madeleine Sologne et Jean Marais dessinent un paysage aux antipodes de l’idéologie tant nazie que vichyste et suggèrent au contraire que le cinéma est le lieu privilégié d’une résistance aux normes sexuées pendant cette période.

Enfin, au carrefour des travaux sur les acteurs et sur les auteurs, on peut mentionner la thèse de Yves Uro (soutenue à Paris 3 en 2012 sous la direction de Raphaëlle Moine mais non publiée) intitulée « Les actrices de Sacha Guitry » qui étudie la carrière et l’image de huit actrices « fétiches » du cinéma de Guitry, pour montrer comment celles-ci ont structuré l’œuvre du « maître », mais aussi comment elles ont été construites par cette œuvre. Même si les instruments théoriques utilisés dans cette thèse ne relèvent pas explicitement des gender studies, l’accent qui est mis sur des parcours de femme dans la France du début du 20e siècle face aux formes qu’y prend la domination masculine.

Yves Uro est également l’auteur d’une monographie sur Pauline Carton (2009), actrice de composition trop souvent réduite à ses rôles de bonne à tout faire, dont il montre l’étendue du répertoire et ses consonances avec l’époque du point de vue des normes socio-sexuées.

Enfin l’ouvrage collectif édité sous la direction de Gwenaëlle Le Gras et Delphine Chedaleux (2012) associe l’approche genrée des acteurs/trices et des genres : on y trouve des contributions sur Eddie Constantine, Jeanne Moreau, Annie Girardot, Odette Joyeux, Jean Marais, Gérard Philipe, Danièle Delorme, Danielle Darrieux, Fernandel, Pauline Carton, Saturnin Fabre, Edwige Feuillère qui ont en commun d’analyser la construction genrée de ces images d’acteur et d’actrice à l’intérieur d’un cadre générique : le policier, le film à costumes et la comédie, les genres les plus populaires du cinéma français d’avant la Nouvelle Vague.

3– Approches genrées des genres

D’autres travaux sur le cinéma français proposent une approche genrée des genres, comme la thèse récemment soutenue (2013, Paris 3, sous la direction de Raphaëlle Moine) de Thomas Pillard sur le film noir français entre 1946 et 1960. Dans cette période d’après-guerre où la « guerre des sexes » fait rage, ce travail met en évidence la dimension réactionnaire et masculiniste du « réalisme noir », qui se construit contre l’American way of life, perçu comme une menace contre l’identité (masculine) nationale, à travers la société de consommation « féminine » qu’il promeut. Ce genre exprime la nostalgie d’une homo-socialité masculine connotée comme typiquement française et manifeste une misogynie sans vergogne. Là encore, l’approche genrée montre sa capacité à renouveler profondément la doxa critique en inscrivant un large corpus de films dans le contexte de son époque.

Hélène Fiche dans sa thèse en voie d’achèvement, « Construction et déconstruction des rapports sociaux de sexe dans les films français à succès, 1968-1982 » (Paris 1, sous la co-direction de Pascal Ory et Geneviève Sellier), mobilise également un corpus important de films sur plus d’une décennie pour faire émerger des représentations dominantes des rapports et des identités sexuées, qui passent par les genres et les acteurs et actrices populaires de la période. En choisissant une période clé de la société française du point de vue de l’émancipation des femmes, ce travail vise à mesurer comment le cinéma grand public réagit à ces mouvements sociaux, et quels acteurs et actrices incarnent la prise en compte ou la dénégation de ces changements.

Ce type de recherche qui s’appuie sur un corpus de films « à succès » présente aussi l’intérêt de remettre en cause l’image de la période construite par la cinéphilie savante, en prenant en compte la réception.

En dehors du domaine français, le cinéma « mainstream » est aussi au cœur de la thèse de Pascale Fakry (soutenue en 2011 à Paris 3, sous la direction de Raphaëlle Moine, non publiée) sur le film d’horreur hollywoodien au féminin. Elle dégage, en privilégiant les films qui ont fait événement, trois types de personnages féminins – l’héroïne/victime, la victime/monstre et la victime/héroïne – , et des sous-genres (le woman’s horror film, le slasher, l’action/horror) dont l’émergence et le déclin correspondent à la fois à des logiques internes (hybridité générique, élargissement du public) et à des problématiques sociales (la deuxième vague féministe des années 1970, le backlash des années 1980, le girl power des années 1990-2000, le post-féminisme).

4– Approches genrées de la réception

C’est pour mettre en place un nouveau paradigme dans la recherche française – non plus l’étude esthétique des auteurs du panthéon cinéphilique, mais l’étude en contexte du cinéma populaire – que s’est construit le programme de recherche financé par l’Agence Nationale pour la Recherche pour une durée de trois ans (2012-2014), co-dirigé par Geneviève Sellier et Raphaëlle Moine, intitulé « Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d’après-guerre (1945-1958) » et qui mobilisent une douzaine de chercheur-e-s, jeunes et confirmés, français et étrangers, pour explorer un corpus de films populaires (au sens du box-office) et leur réception dans les magazines populaires spécialisés. La dimension genrée de ces recherches concerne à la fois l’étude des stars de la période (Fernandel, Jean Marais, Luis Mariano, Gérard Philipe, Daniel Gélin, Bourvil, Edith Piaf, Edwige Feuillère, Brigitte Bardot, Michèle Morgan), l’étude des genres (opérette, biopic, genres « masculins », mélodrame, film rock, adaptation), l’étude des publics (la dimension genrée du courrier des lecteurs des magazines populaires ; la place du cinéma dans les périodiques féminins catholiques). Toutes ces recherches sont ou seront publiées dans des numéros spéciaux de revues (Théorème, Sites, Studies in French Cinema) et dans plusieurs ouvrages collectifs (La Dispute, Nouveau Monde éditions) et individuels (BFI) en 2014 et 2015.

Alors que le caractère exclusivement masculin de la cinéphilie savante n’a jamais été analysé d’un point de vue genré par les historiens qui l’ont explorée (Gauthier, 1999 ; de Baecque, 2003), les recherches sur la cinéphilie populaire telle qu’on peut en trouver des traces dans le courrier des lecteurs des magazines spécialisés comme Cinémonde (1928-1970) font émerger une parole féminine (Sellier, 2009) où l’amour pour les acteurs/trices débouche sur une expertise ordinaire (Leveratto, 2000) qui ne sépare pas le rapport éthique et le rapport esthétique (Bourdieu, 1979) aux films.

L’utilisation des magazines populaires comme source pour étudier la réception genrée des films montre sa pertinence dans la thèse d’Evelyne Coutel (Paris 4, 2014, sous la direction de Nancy Berthier) sur la réception de Greta Garbo dans l’Espagne de l’entre-deux-guerres : à travers cette étude de cas, elle explore à la fois l’utilisation de cette image de star dans les débats sur l’émancipation des femmes, et les enjeux genrés de l’émergence d’une cinéphilie savante masculine qui va faire des stars et de leur public féminin le mauvais objet par excellence.

5 – Approches genrées de la fiction télévisée

La séparation étanche entre création cinématographique et télévisuelle est une spécificité française : il s’agit d’isoler une culture d’élite qui ne soit pas « contaminée » par la culture de masse. Mais cette distinction (au sens de Bourdieu), bien qu’elle soit entretenue en France au niveau législatif et institutionnel (le cinéma et la télévision ne sont pas financés par les mêmes instances), est très discutable dès lors qu’on analyse les représentations : en effet la fiction télévisée, qui est vue aujourd’hui en France par un public beaucoup plus nombreux que la fiction cinématographique (on sait que le cinéma a quasiment disparu des tranches horaires les plus fréquentées des grilles télévisuelles), joue le même rôle de construction et de transmission des normes socio-sexuées que le cinéma à l’époque où il était le loisir culturel principal des Français (entre les années 1930 et les années 1960). Il serait donc artificiel d’exclure les travaux sur la fiction télévisée dans le cadre de cet article.

Brigitte Rollet a été pionnière dans ce champ avec son ouvrage (2007) sur les représentations de l’homosexualité dans la fiction télévisée française entre 1995 – les débats sur le PACS – et 2005, où elle montre que si les homosexuel-le-s gagnent en visibilité pendant cette période, le regard sur eux reste hétéro-normé.

Taline Karamanoukian a soutenu en 2011 une thèse (Bordeaux 3, sous la direction de Geneviève Sellier) sur les figures de « femme moderne » dans les feuilletons télévisés français entre 1963 et 1973, au moment où les questions d'émancipation féminine émergent dans la sphère publique et médiatique, et où la télévision devient le premier loisir populaire. Ces fictions sérielles sont en phase avec les conceptions dominantes des normes sexuées et contribuent à leur élaboration. Cependant, elles s'adressent prioritairement aux femmes et doivent par conséquent tenir compte de leurs aspirations et de leur vécu. Entre respect des normes socio-sexuées et prise en compte des nouvelles réalités sociales, elles sont le lieu d'expression d'un féminisme populaire, travaillant à construire une version acceptable, pour la société de l'époque, de l'émancipation féminine.

C’est dans le même esprit que Noël Burch et Geneviève Sellier poursuivent leur analyse des représentations des rapports hommes/femmes dans les fictions audiovisuelles grand public, en proposant un ouvrage (2014) qui explore un corpus large de téléfilms unitaires produits pour les télévisions hertziennes entre 1995 et 2010, et diffusés en prime time, pour constater que ces productions destinées à un public majoritairement féminin, sont aux antipodes du cinéma d’auteur, du point de vue des normes genrées : les personnages y sont majoritairement des femmes adultes, qui travaillent et ont des enfants, dont les téléfilms racontent les conflits qu’elles vivent, aux prises avec les impératifs contradictoires que leur impose la société, entre séduction, maternité et accomplissement professionnel. Ecriture transparente, genres « féminins » (mélodrame, film historique, comédie romantique, adaptation littéraire), inscription des destins individuels dans un contexte social, ces téléfilms sont les héritiers du cinéma populaire d’avant la Nouvelle Vague, mais témoignent d’une sorte de « féminisme populaire » à mettre en relation avec le public qui les regarde : en France, la télévision a l’obligation, contrairement au cinéma, de prendre en compte son public, via les mesures d’audience.

 

B – Les résistances persistantes aux études de genre dans les études cinématographiques françaises

Malgré la multiplication de travaux rigoureux et innovants, les résistances persistantes aux approches genrées du cinéma en France s’expliquent par plusieurs facteurs, certains spécifiques aux études cinématographiques et d’autres non.

D’une part la cinéphilie savante continue à être le cadre culturel dans lequel évoluent les études cinématographiques françaises (Burch et Sellier, 1998). Le tournant des cultural studies, qui consiste à prendre en compte aussi les productions culturelles de masse et les usages ordinaires de ces productions, n’a toujours pas eu lieu. Le paradigme dominant reste celui de l’approche esthétique d’un auteur ou d’une œuvre : beaucoup de thèses proposent encore l’étude de l’œuvre d’un auteur ou même d’un seul film, considéré comme un chef d’œuvre, en disséquant savamment les éléments formels de l’œuvre, sans prendre en compte son contexte socioculturel de production et de réception. Les recherches sur des cinéastes contemporains visent à actualiser le panthéon, en utilisant les critères de distinction de la culture cultivée, telle qu’elle a été analysée par Pierre Bourdieu (1979) : « subversion » des codes narratifs, écriture visible, hermétisme, etc.

Dans cette optique, les études de genre sont perçues comme iconoclastes, dans la mesure où elles mettent en évidence l’impact des déterminations sociales sur la création, ce qui va à l’encontre d’une vision romantique et idéalisée de la création comme transcendante. Or, la plupart des films du panthéon cinéphilique, dont les auteurs sont des hommes cinéastes, sont analysables aussi comme l’expression de la domination masculine et/ou patriarcale, certes d’une façon souvent ambivalente et complexe, mais cela fait partie des déterminations sociales auxquelles tous les créateurs sont soumis, comme leur public.

Les hommes qui, majoritairement, règnent jusqu’à aujourd’hui sur les études cinématographiques françaises (et sur les institutions cinéphiliques), sont aveugles à ces déterminations de genre, d’autant plus qu’elles confortent leur place et leur légitimité.

Or le système universitaire français pratique un recrutement largement incestueux : ce sont les professeurs en poste qui forment les comités de sélection destinés à recruter leurs successeurs, sans qu’aucune règle ne vienne proscrire le népotisme ni le localisme. Dans ces conditions, les jeunes chercheurs qui ont choisi une approche minoritaire, souvent contestée par les tenants de l’orthodoxie, auront le plus grand mal à trouver leur place au sein de l’université.

Ce système est renforcé paradoxalement par le statut public et gratuit de l’université française : en effet, comme les étudiants payent des droits d’inscription dérisoires, au regard des pratiques américaines ou britanniques, ils n’ont pas voix au chapitre pour le choix des savoirs qu’on leur enseigne : l’expérience montre que les étudiants sont très réceptifs aux études de genre, parce que cette approche met en jeu des questions personnelles et politiques qui les concernent tous. Mais cela ne suffit pas pour que soient recrutés des enseignants capables de les enseigner. Dans l’université française, la loi de l’offre et de la demande n’existe pas, pour le meilleur et pour le pire !

De plus, le féminisme est perçu en France dans les milieux cultivés comme une menace, un excès, une importation américaine, celle de la « guerre des sexes », qui viendrait perturber la sociabilité mixte uniquement traversée par des logiques de séduction réciproque dont la France serait porteuse depuis des temps immémoriaux – en tout cas depuis l’Ancien Régime (Ozouf, 1995). Ce positionnement est largement intériorisé par les femmes françaises, en particulier dans les milieux cultivés, y compris parce que, en tant que femmes, pour être acceptées dans l’université, qui était jusqu’à une date récente un domaine réservé aux hommes, elles doivent témoigner de leur adhésion pleine et entière aux valeurs de ce milieu, en particulier celle de « l’universel masculin », l’idée que les « grands hommes » sont la mesure de l’humain. Toute contestation de cette « vérité » se paye d’un prix élevé en termes de carrière et de reconnaissance.

Au-delà de l’université, mais en synergie avec elle, les milieux de la cinéphilie institutionnelle (les revues, les festivals, le Centre National de la Cinématographie, la Cinémathèque française, etc.) se font les relais de cette idéologie, comme en ont témoigné en 2012 la polémique autour du Festival de Cannes, qui n’a accordé depuis sa création en 1946 qu’une fois la Palme d’or à une femme cinéaste (Jane Campion en 1993), ou le numéro spécial des Cahiers du Cinéma (n° 681 septembre 2012) en réponse (sous forme de dénégation) à cette polémique. Résistances qui s’expriment à nouveau dans le même périodique à propos de l’enseignement du cinéma (n°698, mars 2014). L’autre revue cinéphilique historique, Positif (n° 636, février 2014), n’est pas en reste, avec une descente en flammes de l’ouvrage collectif sur les genres et les acteurs du cinéma français, accusé « d’inquisition féministe » !

De la même façon, la Cinémathèque française exclut systématiquement de la liste des « experts » auxquels elle fait appel pour commenter les films, tous les universitaires peu ou prou dans la mouvance des études de genre ou des cultural studies.

Ces résistances se manifestent aussi par le refus de la plupart des femmes cinéastes françaises de se revendiquer comme féministe ou même comme femme ! Elles aussi ont intériorisé la conception de l’artiste qui transcende les déterminations sociales, et sentent plus ou moins consciemment ce qu’a de stigmatisant dans ce métier devenu prestigieux, d’être une femme. Un récent documentaire (2013) produit par Julie Gayet pour Canal+ témoigne de cette posture de dénégation des femmes cinéastes, qui récusent l’idée d’une spécificité de leur vision, mais reconnaissent que les difficultés qu’elles ont rencontrées ont souvent à voir avec leur genre…

Pour finir sur une note plus optimiste, signalons une initiative de l’association féministe « Le Deuxième regard », qui a fait signer en octobre 2013 par la ministre des Droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filipetti, la présidente d’Arte France, Véronique Cayla, et la présidente du CNC, Frédérique Bredin, une Charte pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans le secteur du cinéma.

Les signataires s’engagent à :

1)     sexuer leurs statistiques

2)      favoriser la représentation proportionnelle des femmes et des hommes dans leurs instances

3)     encourager les projets qui subvertissent les stéréotypes sexués

4)     sensibiliser leurs équipes à la parité et à la lutte contre les stéréotypes

5)     appliquer l’égalité salariale.

Cette initiative témoigne d’un réel changement de climat politique, à mettre en relation avec la présence de femmes en nombre conséquent dans la haute fonction publique et parmi l’exécutif ; il reste à espérer que les citoyen-ne-s s’empareront de cette Charte pour faire reculer les nombreuses résistances de la société civile, en particulier dans l’élite cultivée.

 

 

Bibliographie

Baecque, Antoine de. 2003. Cinéphilie. Invention d'un regard, Histoire d'une culture. Paris : éditions Fayard, coll. « Histoire Pensée ».

Bourdieu, Pierre. 1979. La distinction. Critique sociale du jugement. Paris : éditions de Minuit. Coll. « Le sens commun ».

Burch, Noël. 2007. De la beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs. Paris : L’Harmattan.

Burch, Noël et Geneviève Sellier. 1996. La Drôle de guerre des sexes du cinéma français (1930-1956). Paris : Nathan, Coll. « Fac ».

Burch, Noël et Geneviève Sellier. 1998. « Cinéphilie et masculinité », Iris. Revue de théorie de l’image et du son n°26 (automne).

Burch, Noël et Geneviève Sellier. 2014. Inconnue de tous… sauf du public. Quinze de fiction télévisée française 1995-2010. Paris : Le Bord de l’eau/ Ina.

Chedaleux, Delphine. 2014. Jeunes premiers et jeunes premières sur les écrans de l’Occupation (France, 1940-1944). Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Cinéma(s) ».

Chedaleux, Delphine & Gwénaëlle Le Gras (dir.). 2012. Genres et acteurs du cinéma français (1930-1960). Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll « Le Spectaculaire ».

CINEPOP50. 2012-2014. « Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d’après-guerre 1945-1958 », Programme de recherche ANR sous la responsabilité de Geneviève Sellier. http://cinepop50.u-bordeaux3.fr/

Coutel, Evelyne. 2014. « Les stars et la cinéphilie dans la culture cinématographique espagnole au début du XXe siècle : le cas Garbo ». Thèse sous la direction de Nancy Berthier, Université Paris 4 Sorbonne.

Da Silva, Alberto. 2010. « Archaïsmes et modernité : les contradictions des modèles féminins et masculins dans le cinéma brésilien de la dictature. Un regard sur les films d'Ana Carolina et Arnaldo Jabor ». Thèse sous la direction de Maria Graciete Besse, Université Paris 4 Sorbonne.

Derfoufi, Mehdi. 2012. « Esthétique de l’altérité dans le cinéma de David Lean, du Pont de la Rivière Kwaï à La Route des Indes – 1957-1984 ». Thèse sous la direction de Giusy Pisano, Université de Marne-la-vallée.

Cahiers du Cinéma, n° 681 septembre 2012.

Cahiers du Cinéma, n°698, mars 2014.

Charte pour l'égalité hommes-femmes dans le secteur du cinéma, initiée par l'association Le Deuxième Regard, paraphée le 10 octobre par Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, et Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes.

Fakhry, Pascale. 2011. « Le film d'horreur hollywoodien au féminin : une étude du genre et de ses personnages principaux féminins à partir des années 1970 ». Thèse sous la direction de Raphaëlle Moine, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.

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notice biographique

Geneviève Sellier est Professeure en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne ; spécialiste de l’analyse genrée des représentations filmiques, elle a publié notamment Jean Grémillon, le cinéma est à vous (Klincksieck, 1989), La Drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956, avec Noël Burch (Nathan, 1996 ; réed. 2005 Armand Colin) ; La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier  (CNRS éditions, 2005) ; Le Cinéma au prisme des rapports de sexe, avec Noël Burch (Vrin, 2009) ; Ignorée de tous… sauf du publie : quinze ans de fiction télévisée française, avec Noël Burch.(Ina/Le Bord de l’eau, 2014). Elle est membre de l’Institut Universitaire de France.

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/ juin / 2014  -janeiro/junho 2014