labrys,études féministes

numéro 3, janvier / juillet 2003

LA RELATION ENTRE FEMMES : UN LIEN IMPENSABLE ? [1]

Marie-Jo Bonnet

Résumé

Si notre culture a la plus grande difficulté à penser la relation d'amour-désir entre femmes, c'est parce que nous avons hérité d'un ordre symbolique qui l'exclut du sacré. Soit en la maintenant dans le  pré symbolique propre à la relation mère-fille, comme dans la psychanalyse, soit en la mettant hors du sacré comme dans la religion chrétienne qui a divinisé la relation père-fils.     De plus, on ne sait pas s'il faut la ranger du côté des femmes ou du côté de l'homosexualité, ce qui révèle bien l' absence d'un statut propre corrélatif à la dévalorisation de la féminintié.     Depuis le XIX siècle, la culture savante fonctionne sur une disjonction des genres et une spécularisation des femmes, à la différence de l'art qui a mis en place un "regard sensible" sur l'Eros lesbien qui lui a permis d'échapper au refoulement et à la stigmatisation du "regard intelligible" (médical, savant, etc). La disjonction entre le sensible et l'intelligible, caractéristique du regard porté par la culture savante sur la relation entre femmes, se retrouve au XXe siècle dans les oeuvres de Marcel Duchamp, Claude Cahun ou Simone de Beauvoir qui reconduisent le modèle viril, chacun à leur manière. Pour sortir de ce faux dilemme , je propose d'adopter le point de vue du sujet, du "je", par lequel nous passons d'un féminin "mis à part" aux femmes "à part entière", seules porteuses d'universel.

Mots-clefs : amour-désir entre femmes, art. ordre simbolique

 

         "J'ai rêvé parfois d'élaborer un système de connaissance humaine basé sur l'érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d'autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d'appui d'un autre monde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l'Autre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui n'est pas nous. Dans les rencontres les moins sensuelles, c'est encore dans le contact que l'émotion s'achève ou prend naissance : la main un peu répugnante de cette vielle qui me présente un placet, le front moite de mon père à l'agonie, la plaie lavée d'un blessé. Même les rapports les plus intellectuels ou les plus neutres ont lieu à travers ce système de signaux du corps (...) "

Marguerite YOURCENAR [2]

            Je ne vais parler que des femmes et je vous prie de m'en excuser, mais je ne vois pas comment faire autrement pour montrer que la mixité "affichée" de notre société repose en fait sur l'occultation du féminin et le refoulement de la relation femme/femme. Je dis repose, mais il serait plus juste de dire suppose, car comment peut-on parler de mixité quand, pour exister socialement, les femmes doivent faire acte d'allégeance à un homme ou une institution.

            Il va de soi aujourd'hui pour la doxa française que la relation femme/femme est synonyme de ghetto et appartient à la préhistoire du féminisme. Je ne parle pas seulement de l'Eros lesbien qui est frappé d'insignifiance depuis toujours par le pouvoir phallique que ce n'est même pas la peine d'en parler. Qui, d'ailleurs, écoute les lesbiennes ? Je pense à la relation mère / fille que la théorie analytique maintient dans le fusionnel pré-symbolique, confiant au Père la fonction de représentant de la Loi et de pont  vers la Cité. Ce qui signifie que les femmes doivent quitter le féminin pour accéder au Langage, et désirer les hommes pour entrer dans la Cité. Mais il y a aussi la simple relation femme/femme qui n'a aucun statut dans notre société. Par exemple, on considère comme un progrès du féminisme l'abandon de la non-mixité qui caractérisait le Mouvement de Libération des Femmes, comme si la relation femme / femme n'était pas un facteur démocratique.

Quant à l'enseignement spirituelle de la femme à la femme, il est un véritable  point aveugle du patriarcat occidental. Le monde chrétien l'a totalement banni, ne tolérant le mysticisme féminin que dans ses marges et avec la plus extrême réticence. Dans toute l'histoire de la chrétienté, trois femmes seulement ont été instituées Docteur de l'Église : Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila et Thérèse de Lisieux. Et ce, en dépit d'une parole messianique qui affirme par la bouche de l'apôtre Paul qu'"il n'est ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femelle", pour ceux qui ont revêtu le Messie  [3].

            Nous avons donc hérité d'un ordre symbolique qui a totalement exclu le sacré de la relation femme / femme en la maintenant au niveau pré-symbolique et hors du divin. On le sait, c'est la relation Père/Fils qui est au cœur du divin dans la religion chrétienne). La République s'est coulée dans le moule religieux, ce qui explique probablement pourquoi les femmes ont tant de mal à s'intégrer dans le système des représentations politiques en dépit d'une législation égalitaire censée leur donner un poids équivalent à celui des hommes. Aujourd'hui, la mixité se définit par deux aspects : la relation homme/homme (les institutions masculines d'autrefois n'ont jamais été dénoncées comme non-mixtes), et la relation homme / femme.

La relation femme / femme  reste, quant à elle, un fait isolé, clandestin, et ne dépassant pas le cadre de l'expérience intersubjective. On continue aujourd'hui à dévaloriser le mouvement associatif féministe et lesbien quand il agit dans des structures non mixtes, sans se rendre compte qu'on délégitime ainsi la relation femme/femme comme vecteur de socialisation des femmes. Il est bien oublié ce temps du M.L.F. qui a permis aux femmes de s'inscrire dans une dynamique de libération collective ne passant plus par la culture des salons, comme dans le monde aristocrate et bourgeois, ou par l'adhésion à des groupes mixtes qui ne tenaient, de toute façon, aucun compte de la parole des femmes !

            Aujourd'hui, c'est l'intégration qui est à l'ordre du jour. Une intégration dans des structures apparemment féminisées mais qui ont si peu changé dans leurs fondements, que la mixité s'apparente plus à une assimilation forcée des femmes dans le modèle masculin dominant, qu'à une véritable bi sexualisation des institutions.

            On s'en rend compte aujourd'hui à travers le courant universitaire des gender studies qui a été obligé de théoriser les rapports de sexe et de genre pour être accepté dans l'institution universitaire. En fait, il s'agit là d'une véritable régression de la pensée féministe qui accepte d'institutionnaliser une réflexion critique sur la construction des genres dans la société, en écartant de fait toute autre approche. Elle accrédite ainsi l'idée que les femmes n'ont droit de cité qu'à condition d'être en relation avec les hommes, et avec eux exclusivement. Le féminisme "identitaire" des années 1970, qui a été si créatif dans le domaine intellectuel, culturel et politique, et qui a fourni des analyses nouvelles du patriarcat  toujours opérantes, a disparu derrière une pensée critique qui explique la domination masculine sans donner l'énergie d'en sortir.

            On observe très bien ce phénomène de normalisation du modèle masculin dans le mouvement gay qui a réussi à institutionnaliser le couple homosexuel sans avoir à prendre position sur l'égalité entre les sexes, c'est à dire entre les gays et les lesbiennes. Par un curieux glissement de la différence des sexes à la différence des sexualités, il est arrivé à une notion "d'égalité sexuelle" qui n'a même plus à cacher son point de vue masculine. Ainsi, les auteurs d'un manifeste  "Pour l'égalité sexuelle", publié dans le journal Le Monde en juin  1999, peuvent-ils écrire :

"Au nom de la différence des sexes, même à gauche, on nous demande trop souvent de choisir entre les droits des femmes et les droits des gays et des lesbiennes. Pour notre part, au lieu de les opposer, nous voulons  marier les revendications du féminisme et du mouvement homosexuel [4]" ”( Le Monde,1999:17)

            N'est-ce pas ce que font les lesbiennes féministes depuis trente ans ? Mais personne,  apparemment, ne s'en est rendu compte, probablement parce qu'un tel mariage parait si naturel que ce n'est pas la peine d'en parler. Ce qui n'est pas le cas du mariage entre le droit des femmes et celui des gays, mariage de raison s'il en est, qui se fait passer pour une innovation du mouvement gay par le seul miracle du mot égalité chargé d'établir une équivalence entre les sexes et les sexualités. Et ça marche, puisque le journal Le Monde publie ce manifeste alors que les femmes ont toutes les peines du monde à accéder aux médias. N'est-ce pas le génie de la "domination masculine", comme l'appelle Pierre Bourdieu, que de remodeler sans cesse l'ordre phallique au moyen de la rivalité mimétique entre modèles masculins.

On l'a vu avec le Pacs, qu'on a présenté comme une loi d'égalité entre les couples hétérosexuels et homosexuels alors qu'il est une revendication essentiellement masculine qui se cache derrière un pseudo concept d'égalité sexuelle pour promouvoir une vision homosexuelle masculine du monde où l'Autre, en l'occurrence la femme, disparaît comme Autre pour être intégrée au modèle dit universel. La reconnaissance se fait ainsi au prix de la négation de l'altérité, ou plus exactement de la réduction de l'altérité à du spécifique, reconduisant  la "valence différentielle des sexes", comme la nomme Françoise Héritier. En se faisant passer son point de vue pour universel, l'homosexualité masculine fonctionne comme l'hétérosexualité masculine qui réduit l'Autre à du spécifique et le modèle à une norme. Ainsi, l'inscription de l'homosexualité dans un cadre juridique rénové ne change en rien la position des femmes dans un ordre symbolique où le masculin règne toujours en Maître .

            Mais il n'y a pas que les gender studies et le mouvement gay qui reconduisent une mixité fondée sur la désymbolisation de la relation femme/femme. Elle est programmée de manière plus générale par la disjonction entre l'égalité formelle telle que la définit la loi, et l'inégalité symbolique qui continue de régir nos représentations culturelles et religieuses. C'est un aspect important de la question. Je dirais même que c'est l'aspect essentiel sur lequel viennent buter les législations égalitaires. Pourquoi les femmes continuent-elles d'être moins visibles que les hommes et plus exploitées qu'eux en dépit d'une législation égalitaire a peu près complète ? Ce n'est pas seulement le poids historique qui joue? C'est parce que d'une manière générale les femmes ont moins de "valeur" que les hommes. Or ce n'est pas la loi qui permet le passage du quantitatif (l'égalité entre citoyens des deux sexes) au qualificatif (la reconnaissance du sujet). C'est ce que j'appelle l'activité symbolique.

Pour que l'égalité fonctionne, il faut que les femmes soient reconnues comme des sujets "à part entière". Or, c'est  cette "part entière" qui manque cruellement dans la Cité. Elle manque non pas aux individues, mais au système de visibilité social géré par l'Institution et qui fonctionne sur la disjonction et le spéculaire. Disjonction des genres, le masculin et le féminin sont disjoints et remixés dans le prétendu système égalitaire. Spécularisation des femmes, c'est à dire enfermement  dans un rapport en miroir avec les hommes, au sein duquel elles n'existent que regardées par eux et sont dans l'obligation de se reconnaître dans la façon dont ils les voient.

            On comprendra mieux ce mécanisme en prenant des exemples dans l'histoire de l'art, et plus précisément dans l'image artistique qui est depuis longtemps, en France en tout cas, le vecteur privilégié de la visibilité du couple de femmes. Ce phénomène m'a d'ailleurs beaucoup intriguée quand j'ai découvert le nombre considérable de tableaux et sculptures réalisés sur ce thème depuis la Renaissance (plus de trois cents, d'après mes recherches  (Bonnet, 2000) . Et c'est en étudiant l'évolution du regard des artistes sur ce que la société ne voulait pas voir, ou ne pouvait pas voir, que je me suis demandé si l'image artistique n'avait pas rempli une fonction très importante dans la désoccultation de l'Eros lesbien. C'est elle, en tout cas, qui a empêché le refoulement total du couple de femmes  dans l'inconscient collectif patriarcal; parce que l'image mène au symbole, générant une vie symbolique qui  permet de relier le connu (le modèle phallique) à l'inconnu (l'Eros féminin libre), le sensible à l'intelligible, le conscient à l'inconscient. C'est en ce sens qu'elle unit l'un à l'autre tandis que l'Institution assimile l'autre dans l'un.

            Dans ma recherche sur le couple de femmes dans l'art j'ai été frappée par le contraste entre une image artistique qui  donne une forme sensible à la relation femme/femme, et le discours savant qui prétend l'expliquer mais la nie jusque dans sa réalité anthropologique. Ce ne sont pas seulement deux mondes qui ont évolué parallèlement depuis la Renaissance. Mais deux mondes qui se sont opposé quand il s'agissait de représenter ce que j'appelle l'Eros féminin libre, c'est à dire l'Eros émancipé de la loi phallique. Ainsi, quand le discours savant définit la lesbienne comme une femme qui "contrefait" l'homme  ( Bonnet, 1995 : 48-69), l'image représente deux femmes nues enlacées. D'ailleurs, comment pourrait-elle faire autrement sans nuire à la lisibilité du sujet ou se nier elle-même puisqu'elle ne peut montrer une femme qui "imite" l'homme avec une autre femme qu'en ayant recours au code de l'hétérosexualité ou à l'artifice du godemiché ?

            Ainsi, l'image échappe de par sa nature même au problème des normes et des modèles imposés par le discours de la vérité scientifique. Car une image n'est ni vraie ni fausse comme le remarquait Godard dans les années 1970 en disant dans un de ses films : "ce n'est pas une image juste, c'est juste une image". Elle tolère les contraires et la dualité. Mieux, elle les rend visible dans le même espace sans les fusionner ou occulter l'un des termes. C'est en ce sens qu'elle est  le vecteur de la vie symbolique car elle permet à ce qui est caché ou non toléré par la conscience dominante, d'apparaître malgré tout, déjouant les mécanismes de refoulement à l’œuvre dans tout système de domination.

Ainsi, contrairement au discours savant qui inscrit l'Eros lesbien dans la mimétique phallique, le simulacre et le faux semblant, l'image le reconnaît en l'introduisant dans l'ordre de la ressemblance. L'un pose le phallique comme modèle absolu (universel). L'autre construit un espace où s'exerce notre liberté de jugement. L'un nie la femme pour instaurer un ordre au service d'un pouvoir. L'autre la montre avec sa semblable pour désigner une réalité qu'il ne faut pas oublier sous peine de tomber sous la dictature phallique de l'Un.  L'image est ainsi un espace symbolique qui relie le visible et l'invisible, la chair et l'esprit, le masculin et le féminin.

De la disjonction sensible/intelligible à la disjonction des genres

            Cette logique disjonctive propre à toute institutionnalisation est particulièrement évidente au XIXe siècle où se développe un discours médical normatif et moralisateur en contradiction totale avec les oeuvres de Courbet, Rodin ou Louise Breslau traitant du même sujet. Tandis que les médecins de l'Institut voient les lesbiennes comme des malades, des vicieuses et des perverses, les artistes les montrent comme des êtres sains, à l'éros panthéiste  et porteuses d'un idéal d'émancipation féminine qui rompt à la fois avec le modèle esthétique de beauté idéale construit par l'Académie, et avec la morale bourgeoise du mariage et de la maternité obligatoires. Le Sommeil, de Courbet (musée d'Orsay), ou Les Métamorphoses d'Ovide  de Rodin (musée Rodin), sont de géniaux démentis au prétendu savoir des hommes de science reconnus par les académies, les facultés et les institutions masculines. Mais si, aujourd'hui, nous  sommes beaucoup plus sensibles à ces oeuvres et reconnaissons leur grandeur, n'oublions pas que ce sont les textes du docteur Forel qui faisaient autorité, justifiant par la suite les plus aberrantes déviations scientifiques comme la biologisation de l'amour ou les recherches sur le gène homosexuel.

            Il y a donc bien deux logiques à l'oeuvre dans la Cité qui sont loin de travailler dans le même sens. La logique institutionnelle, qui reconnaît les hommes et les femmes selon des normes, des modèles et des lois s'appliquant à tout le monde. Et la logique symbolique qui travaille à la réunion d'éléments jugés opposés ou contradictoires, mais dont la reconnaissance est absolument nécessaire à la plénitude de la vie. C'est pourquoi la visibilité des éléments considérés comme mineurs ou secondaires telle que la relation femme/femme est essentielle, car lorsqu'elle disparaît, c'est la vie symbolique qui disparaît de la Cité, et avec elle, tout espoir de mettre en place une véritable mixité. Car l'homme ne peut pas se vouloir l'éternelle mesure de toute chose. En tout cas, quand l'image disparaît, c'est le discours des genres qui resurgit, et avec lui le danger de disjonction des sexes quand ce n'est pas l'occultation complète de la relation femme/femme.

            Duchamp nous donne un exemple intéressant de cette occultation avec sa démarche iconoclaste dont les répercutions se déploient aujourd'hui dans un large courant de l'art contemporain avec une insistance inégalée. Il se trouve que Duchamp a peint lui aussi un couple de femmes nues intitulé le Buisson. C'était au tout début de sa carrière, en 1910, à une époque où il sortait du fauvisme et n'avait pas encore conçu La Mariée ni les Machines célibataires. Le Buisson  représente donc une femme nue, debout devant un buisson, la main posée sur la tête d'une autre femme, nue elle aussi, qui est à genoux à côté d'elle. Or, loin de faire de ce tableau une oeuvre subversive sur le thème de l'initiation à l'homosexualité, Duchamp va le banaliser au point de déclarer aux  critiques qui ne pouvaient pas croire qu'un artiste tel que lui puisse traiter un tel sujet sans avoir quelque idée derrière la tête,  que l'intérêt du Buisson résidait dans le fait de lui avoir donné, "pour la première fois", "un titre non descriptif", traitant ainsi le titre comme "une couleur invisible ". (     Duchamp,  1975 : .220)

                Autrement dit, ce n'est pas le sujet qui l'intéresse, ce qui peut paraître surprenant quand on sait par ailleurs qu'il s'est fait photographier en travesti par Man Ray sous les traits de Rrose Sélavy (Eros c'est la vie) pour une "publicité" sur une bouteille de parfum intitulée "La belle haleine". Mais la disjonction entre le sujet et le titre, le signifié et le signifiant,  le monde sensible et l'intelligible, bref l'aspect iconoclaste des choses  va  bientôt  devenir son domaine propre. Certes, Duchamp s'était rendu compte qu'il ne pourrait pas rivaliser avec le génie visuel de Picasso, et d'ailleurs, logique avec lui-même, il arrêtera toute activité artistique dans les années trente.

Mais on ne peut s'empêcher de remarquer que son parti pris iconoclaste survient au moment où le couple de femmes commence à devenir un des grands thèmes de l'école de Paris, et cela en écho aux mouvements féministes qui bouleversent l'image traditionnelle de la femme. S'agit-il pour lui alors de dénier au sensible le pouvoir de désocculter l'invisible pour récupérer dans l'intelligible un pouvoir masculin contesté ? On pourrait le croire à la lecture de son célèbre aphorisme où il déclare : "arrhe est à art ce que merde est à merde, grammaticalement l'arrhe de la peinture est du genre féminin". (Duchamp,  1975 : 37)

            Cette dénonciation des rapports de l'art et de l'argent le ramène à une problématique des genres que l'on croyait dépassée. Comment, en effet, affirmer que la peinture est du genre féminin sans supposer du même coup que le peintre est du genre masculin ? Et voilà la hiérarchisation des genres qui revient au moment même où elle est dénoncée par un mouvement féministe très fort à la Belle Époque, et une pratique artistique investie de plus en plus par les femmes. La propre sœur de Duchamp, Suzanne, était peintre, et c'est à partir de 1900 que les femmes ont enfin acquis le droit d'étudier à l'École nationale des Beaux-Arts.

Ainsi, Duchamp quitte le visible par le moyen de "l'indifférence visuelle". Il  brise les idoles de l'art, mais il s'arrête au moment clé, là où il aurait dû s'engager dans la déconstruction du point de vue masculin. Le succès qu'il remporte aujourd'hui auprès de nombreux artistes qui le voient comme le père de la modernité est à mon avis très suspect car il restaure le masculin dans une position de  maîtrise conceptuelle tandis que  l'image, ou le féminin ("art de la peinture"), disparaît du visible. On voit ainsi comment ce type d'iconoclasme ouvre la voie à une nouvelle emprise  du  masculin sur l'invisible au moyen du conceptuel et de la standardisation des modèles esthétiques venus des États Unis.

Le parler neutre

            Les conséquences de cette pensée disjonctive touchent d'abord les créatrices femmes qui se voient confrontées à des impasses inouïes dès lors qu'elles cherchent à se définir en fonction de la problématique des genres. Le travail de la photographe Claude Cahun et de sa compagne Suzanne Malherbe, qui a vécu avec elle toute sa vie jusqu'à sa mort et collaboré sous le pseudonyme de Marcel Moore, est révélateur de ce désarroi qui s'exprime autant dans les autoportraits au crâne rasé que dans les textes. Ainsi, dans Aveux non avenus,  Claude Cahun écrit par exemple :

"Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S'il existait dans notre langue, on n'observerait pas ce flottement dans ma pensée. Je serais pour de bon l'abeille ouvrière ". (Cahun,  1930 :176)

            Si elle se situe par rapport aux genres, Claude Cahun ne sait plus qui elle est car elle ne peut pas s'identifier au féminin social qui est incompatible avec le statut d'artiste. Elle va donc "brouiller les cartes" en s'attaquant à l'image des genres à travers une série d'autoportraits qui vont de la déesse Hindoue au travesti masculin en passant par l'image du double et du reflet dans le miroir. Mais si ces masques sont une représentation des genres, ils n'en expriment pas moins un profond désarroi de la femme artiste qui va si loin chez Claude Cahun, que dans un collage réalisé par Suzanne Malherbe pour Aveux non avenus, on peut lire la phrase suivante entourant une série de portraits de Claude Cahun axés sur les yeux :  "Sous ce masque un autre masque. Je n'en finirai pas de soulever tous ces visages".

            On voit comment l'impossibilité de se définir dans le cadre d'une problématique des genres entraîne une confusion redoutable entre le masque et  le visage. Car confondre le rôle assigné à chaque sexe par la société selon des besoins qui changent avec le temps et l'espace, avec son visage, c'est à dire avec ce qui nous appartient en propre, et ne peut en aucun cas être celui d'un autre, est bien le signe que le regard social barre l'accès à la conscience de soi. Comment s'en étonner d'ailleurs, puisque le masculin et le féminin ne sont pas seulement des modèles culturels relatifs, mais relèvent de la persona, comme l'appelle C.G. Jung, et ne sont rien d'autre qu'une formation de compromis entre l'individu et la société, c'est-à-dire "le masque d'un assujettissement général du comportement à la coercition de la psychée collective  " (. Jung, 1964 :84 ).

             En dépit de la qualité souvent étonnante de son travail photographique, Claude Cahun n'arrive pas à saisir son propre visage, réduit à des masques, ni à mettre en place un regard autonome sur elle-même et sur sa relation avec Suzanne Malherbe. N'est-il pas étonnant, en effet,  que ces artistes homosexuelles qui ont photographié de nombreux couples hétérosexuels, comme Breton et Jacqueline Lamba, et dénoncé les clichés sur les genres, ne se soient jamais photographié ensemble, comme si elles respectaient l'interdit de se regarder entre femmes implicitement programmé par l'idéologie des rôles attachés aux genres. Elles se voient du point de vue de l'autre et n'arrivent pas à construire un espace où le regard sur soi pourrait circuler sans craindre son anéantissement.

            Dans ces conditions, le neutre ne peut pas être un dépassement des genres, comme le souhaiterait Claude Cahun, ni une position critique des genres permettant de s'en libérer. Il est le masque du masculin, quand il n'est pas l'obstacle à l'essor d'un "je" créateur capable d'assumer le point de vue interdit sur soi, et sur la relation femme / femme.           

            Le Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir[5], consacré, comme on le sait, à la déconstruction du mythe de la féminité et de la thèse antinaturaliste qui le sous-tend, nous confronte aux mêmes questions, mais résolues différemment. Certes, Beauvoir ne cherche pas le neutre, mais elle montre qu'une fois la féminité "démystifiée", les femmes n'ont d'autre référence pour penser leur identité que le modèle viril.

            Ce mécanisme est particulièrement évident dans le chapitre sur la lesbienne, où la relation femme / femme devient impensable dès lors qu'on se réfère aux codes traditionnels des genres selon lesquels l'érotisme implique la rencontre du masculin et du féminin, autrement dit la structure hétérosexuelle. Ainsi, quand Beauvoir veut expliquer le "choix sexuel" de la lesbienne, elle en arrive à des positions aberrantes, pour une femme que l'on présente comme la grande féministe de notre temps, comme d'écrire que la lesbienne est "inachevée en tant que femme, impuissante en tant qu'homme". Le paragraphe commence ainsi :

"La lesbienne pourrait facilement consentir à la perte de sa féminité si elle acquérait par là une triomphante virilité. Mais non. Elle demeure évidemment privée d'organe viril : elle peut déflorer son amie avec la main ou utiliser un pénis artificiel pour mimer la possession : elle n'en est pas moins un castrat  . (de Beauvoir,   1998:.203 .

            Une telle phrase pourrait faire sourire quand on sait que Simone de Beauvoir s'évertua toute sa vie à cacher sa bisexualité. Elle devient tragique quand l'opposition féminité/virilité sous-tend une série d'oppositions paradigmatiques actif/passif, sujet/objet qui débouchent sur ce que Beauvoir appelle "le miracle du miroir". Elle écrit :

 "Entre l'homme et la femme l'amour est un acte. (...). Entre femmes, l'amour est contemplation ; (...) la séparation est abolie, il n'y a ni lutte, ni victoire, ni défaite ; dans une exacte réciprocité chacune est à la fois le sujet et l'objet, la souveraine et l'esclave ; la dualité est complicité  ( (de Beauvoir,  1998 : 208)".

            Ce qui revient à dire que la lesbienne ne se construit pas comme sujet "séparé" dans le face à face érotique avec une femme, et qu'elle ne peut accéder à la différenciation sujet/objet dans le cadre d'une relation avec une femme. Peut-on même parler de relation humaine quand la dualité équivaut au redoublement du même ? On voit comment la dualité constitutive du sujet est déplacée de l'opposition conscient/inconscient, ou masculin/féminin, corps/esprit, etc., vers le dualisme des sexes dans lequel  le féminin devient l'emblème du négatif (passivité, femme objet, etc.) quand il n'est pas celui de leur "mutilation". D'où ce verdict implacable sur la lesbienne qui désire le féminin :

"Elle n'a pas voulu s'enfermer dans la situation de femme, elle s'emprisonne dans celle de la lesbienne. Rien ne donne une pire impression d'étroitesse d'esprit et de mutilation que ces clans de femmes affranchies » ( de Beauvoir, : 217) .

            Ce faux paradoxe est une pirouette destinée à cacher le fait que  Beauvoir ne remet pas du tout en question la virilité comme un mythe. Essentialisée, la virilité fonde la représentation de l'universalisme beauvoirien qui nie à la relation femme/femme tout pouvoir libérateur et tout statut identitaire . ( Bonnet, 1998)

 Féminin mis "à part", femmes "à part entière"

            L'intégration des femmes dans la Cité ne s'est pas réalisée selon une logique symbolique, comme cela serait nécessaire à la mise en place d'une société bi-sexuelle, mais selon une logique institutionnelle qui empêche la symbolisation de la relation femme/femme. La société est toujours le lieu d'occultation du "pôle féminin", et cela par le biais d'une institution (politique, universitaire, muséale) qui a pris de plus en plus de poids ces vingt dernières années. Même les artistes subissent cette pression, et les sculptrices, par exemple, sont encore obligées de parler d'elles au masculin pour ne pas risquer d'hypothéquer leur chance d'être reconnues comme "sculpteur à part entière".

Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples, comme cet étonnant propos entendu récemment à France Culture au sujet de Gertrude Stein et qui disait que la critique féministe américaine avait tendance à réduire  Gertrude Stein à son identité de femme, de juive et de lesbienne. Excusez du peu ; peut-être serait-elle plus augmentée  si elle était tout simplement un homme.

            Le cadre social dans lequel les femmes sont contraintes d'évoluer est encore très étroit, c'est le moins qu'on puisse dire, et l'on ne peut que s'inquiéter du pouvoir pris par l'Institution dans leur visibilité et leur intégration dans la Cité. Comme le remarquait Marie-José Mondzain,  "Celui qui a le monopole des visibilités a le pouvoir sur l'imaginaire et donc sur la vie de la pensée elle-même « .  (Mondzain, 1996 :VII).  . Aujourd'hui il s'agit d'un monopole "d'état" qui gère une crise de l'image sans précédent qui se traduit par l'éclatement de l'imaginaire commun en une multitude "d'égos", de paticularismes ou de "communitarismes", qui coexistent sans communiquer entre eux.

Les réseaux de type internet ne peuvent pas remplacer l'activité symbolique, ni la loi de l'État se substituer à la loi des sujets. Et s'il était encore nécessaire de se convaincre de la domination "spirituelle" du masculin institutionnalisé, je citerai l'interview de Dominique Bona au sujet de sa biographie de la peintre impressionniste Berthe Morisot. A la question :  "est-ce que cette biographie est une contribution au féminisme dans l'art ?", Dominique Bona répond :

"[...] je tiens [Berthe Morisot] pour une artiste à part entière, je dirais même un grand artiste, car l'utilisation du féminin est réducteur. Je suis assez pour la féminisation des noms de métiers, je trouve que c'est important que les femmes puissent être avocates et pourquoi pas écrivaines mais en revanche lorsqu'on dit une artiste, d'une certaine façon, on descend d'un cran. Un artiste, c'est toujours mieux dans l'esprit des gens . » (Bona, 2000 :16)

            C'était en décembre 2000. Et voilà pourquoi votre fille est muette....

Références

Yourcenar , Marguerite. 1974. Mémoires d'Hadrien, Gallimard, Folio

Paul, "Epitre aux Galates", 3-28., La Bible.1989. traduction André Chouraqui, Ed. Desclée de Brouwer,

Le Monde, 26 juin 1999 "signé par Act Up-Paris, Aides Fédération et Aides Île de France, Sida Info Service, SOS Homophobie et dix autres associations"

 Bonnet, Marie-Jo, 2000. Les Deux Amies, essai sur le couple de femmes dans l'art, Paris, Blanche

 Bonnet,Marie-Jo . 1995. Les relations amoureuses entre les femmes du XVIè au XXè siècle, Paris, Odile Jacob.

Duchamp, Marcel. 1975. Duchamp Du signe, Écrits, Flammarion.

Cahun, Claude .1930. Aveux non avenus, illustré d'héliogravures composées par Moore d'après les projets de l'auteur, Paris, Ed. du carrefour.

Jung, C.G. 1964. Dialectique du moi et de l'inconscient, Gallimard, Folio essais.

Bona , Dominique. 2000. "La vie n'est rien, comparée au rêve", interview par Gérard Allouche, La Gazette de l'Hôtel Drouot, n°44, 8 décembre

de Beauvoir, Simone, 1998 (1ere édition 1949) Le Deuxième Sexe, Gallimard folio,  t.2

Bonnet, Marie-.Jo. 1998. “La lesbienne dans Le Deuxième sexe : un universalisme sans universalité”, Communication au colloque "Pour une édition critique du Deuxième Sexe", Université catholique d'Eischatt, novembre. Publié aux États Unis dans Études Francophones, Université de Louisiane, Vol. XVI, n°1, 2001.

Mondzain, Marie-José.1996. “Négocier le visible”, Art Press n°216, septembre, p.VII.

notice biographique:

Marie-Jo Bonnet, historienne, écrivaine, spécialiste d'histoire culturelle, a participé au Mouvement de Libération des femmes et à l'émergence du mouvement homosexuel en 1971. Elle a publié "Les relations amoureuses entre les femmes du XVIè au XXè siècle", Editions Odile Jacob, 1995 (réédité en poche en 2001), "Les Deux Amies, essai sur le couple de femmes dans l'art", Ed. Blanche, 2000, et de nombreux articles en France et à l'étranger. Outre un "Guide des femmes artistes dans les musées de France" commencé en 1991 et à présent terminé, elle prépare un livre sur "Qu'est-ce qu'une femme désire
quand elle désire une femme ?"*



[1] publié dans "L'un et l'autre sexe", Esprit, 3-4, mars avril 2001, pp. 243-253.

[2] Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Gallimard, 1974, Folio, p.22.

[3] Paul, "Epitre aux Galates", 3-28., La Bible, traduction André Chouraqui, Ed. Desclée de Brouwer, 1989.

[4] Le Monde, 26 juin 1999, p.17, "signé par Act Up-Paris, Aides Fédération et Aides Ile de France, Sida Info Service, SOS Homophobie et dix autres associations", écrit le journal.

[5] Première édition 1949.

labrys,études féministes

numéro 3, janvier / juillet 2003