labrys,études féministes

numéro 3, janvier / juillet 2003

Résistance antillaise au féminin ?

Marie Leticee

Résumé <

La majorité de l’attention des critiques littéraires antillais se concentre pour la plupart sur la voix des auteurs masculins. Les courants littéraires tels que la Négritude, l’Antillanité et la Créolité, placent le travail des auteurs tels Aimé Césaire, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant… au premier rang du mouvement pour la « prise de conscience » de l’Antillais de langue française.  Ceci a été le cas depuis la naissance du mouvement littéraire antillais de langue française. Cependant, récemment et principalement dans la dernière décennie, certains critiques, principalement des femmes se sont intéressées à ce que les auteurs femmes des Antilles proposent.  L’analyse de travaux d’écrivains femmes d’origine franco-antillaise montrera que l’auteure des Antilles françaises possède sa propre voix et qu’aussi bien que les hommes elle a également une opinion en ce qui concerne la recherche identitaire.  Ces auteures apportent une nouvelle dimension à la littérature des Caraïbes françaises puisque aussi bien que de dépeindre leurs personnages comme à la recherche de leur « négritude » et ou de leur « antillanité », elles sont également sensible à leur voix de femmes s’affirmant indépendamment des hommes, résistant aux rôles traditionnels qui leur ont été conférés.

Mots-clefs:voix des femmes, littérature,antilles, langue française

 

Lorsque l’on considère le travail d’auteurs francophones des Antilles, particulièrement des écrivains venant d’îles telles que la Martinique et la Guadeloupe, on ne peut s’empêcher de noter que la majorité des travaux, ainsi que la majorité des critiques littéraires portent leur attention sur le travail et les réflexions des auteurs de sexe masculin.  Les courants littéraires tels que la négritude, l’antillanité et la créolité placent les travaux de Fanon, Césaire, Glissant et bien d’autres à l’avant des mouvements de prise de conscience des antillais francophones.  Quelques critiques s’intéressent maintenant seulement aux réflexions des femmes, mais le chemin vers la formation d’un mouvement critique s’intéressant à la voix féminine est encore bien long. Il semblerait qu’on ait étouffé la voix des femmes écrivains dans le domaine de la recherche identitaire.

Maryse Condé et  Simone Scharzbart sont des auteures de la Guadeloupe dont l’œuvre mérite d’être prise en considération quand il s’agit de négritude, d’antillanité et de créolité. Dans cet article, je tâcherai donc de démontrer que les femmes écrivains des Antilles françaises possède leur propre voix, tout aussi bien que leurs collègues de l'autre sexe.  Elles s'expriment dans leurs oeuvres et explorent des thèmes tout aussi valable que ceux présentés par le sexe opposé.  De plus, en tant que femmes, elle introduisent une nouvelle perspective de la littérature française, francophone et antillaise.  En décrivant des personnages en quête de leur identité, de leur négritude, de leur antillanité, de leur créolité, elles démontrent leurs sensibilité à l'expérience des femmes tentant de se définir et de s'affirmer dans leur milieu, sans pour cela dépendre des hommes.

Lire Maryse Condé et tenter d’interpréter son oeuvre, c’est faire en même temps que ses personnages, le voyage inverse du "middle passage". Voyage qui, une fois terminé, aboutit enfin au pays de l’enfance, au pays natal, à la réconciliation avec l’univers antillais qui pendant si longtemps avait été renié, voir même méprisé. Ce voyage nous fait évoluer dans l’univers enchanteresque de la diaspora noire. Nous passons en effet de l’Afrique, pleine de mystères insondables, aux mondes merveilleux des Antilles françaises et anglaises. Il arrive même que dans l’un de ses romans, nous nous retrouvions plongés au cœur de l’Amérique noire des années soixante, luttant de toutes ses forces contre ses oppresseurs.

            Parmi les nombreux thèmes que l’on retrouve d’une manière constante dans l’œuvre condéenne, on peut compter ceux de l’occulte, l’oralité, la créolité, la recherche de l’identité culturelle et du vécu féminin antillais, pour ne citer que ces derniers.  J’entends par vécu féminin, l’univers des femmes antillaises, ses relations avec son milieu et plus précisément, ses relations avec l’antillais, le Guadeloupéen en tant qu’homme.  En effet, il semblerait que les femmes antillaises, et quand je dis « antillaises » j’embrasse dans ce terme les femmes de la Guadeloupe, puisque ce sont elles dont il s’agit dans la majorité des romans condéens, n’existent qu’à travers les hommes avec qui elles sont liées, bien souvent par une sorte de lien fatal, qui les entraîne vers une perdition certaine.

            Dans cet article, je me concentrerai sur les personnages féminins de Condé dans cinq de ces romans : Hérémakhono (1976)n, La Traversée de la Mangrove(1989), la Vie Scélérate( 1987), Une Saison à Rihata(1984) et La Migration des Cœurs( 1995). J'analyserai ensuite le chef d'oeuvre littéraire de Simone Scharz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle(1972), dans le but de dégager les similarités ainsi que les différences qui ressortent de l'oeuvre de ces deux écrivains célèbres de la Guadeloupoe. 

L’intérêt de cette étude est tourné vers une étude psychologique des personnages féminins les plus importants, en essayant de mettre l’accent sur des points bien précis qui pourraient être communs à plusieurs protagonistes. 

On pourrait donner à tous ces romans de Condé le même titre : celui de son premier roman « Heremakhonon», publié en 1976.  En effet, lors de l’une de ces entrevues avec Ina Césaire, à la demande de cette dernière, Condé  apporta une interprétation très intéressante à ce titre : « Attends le bonheur ».  Here signifierait : « le bonheur » et makhonon serait la traduction de « attends » (Condé, 1979 :129). 

Heremakhonon est en fait le premier roman de cet auteur originaire de la Guadeloupe.  Véronica, le personnage principal, elle aussi Guadeloupéenne, quitte son île natale pour se réfugier en France, si l’on peut parler de la France en tant que refuge pour l’Antillais. Jugeant par ses réactions, on perçoit bientôt que la petitesse de l’île ainsi que la petitesse d’esprit qu’elle dénote chez les habitants et chez ses parents lui font horreur et l’étouffent, au point que ce voyage vers la France apparaît pour elle comme un envol vers la liberté tant espérée.  Notons en passant que telle est la réaction de bon nombre d’Antillais, mal à l’aise dans leur environnement, inconfortables dans le milieu antillais, et pour lesquels la France constituerait une sorte de terre d’asile très prometteuse.

Bien vite cependant, Véronica va déchanter et s’apercevoir que la France ne peut lui apporter la solution à ses problèmes. Son mal a une origine beaucoup plus profonde. Pourrait-elle trouver la paix en Afrique, la « terre de ses aïeux » ?  Le bonheur l’attendrait-il à l’atterrissage de ce DC 10 qui la déposera à l’aéroport de ce pays d’Afrique ?

Véronica n’est pas la seule à souffrir de ce mal inconnu. Marie-Hélène, l’héroïne du deuxième roman de Condé, Une Saison à Rihata, souffre elle aussi de cet étrange mal. Elle aussi éprouve le besoin de se dissocier de cet environnement antillais étouffant. L’île n’a pour elle aucun intérêt. Le bonheur se trouve ailleurs. Elle s’enfuira donc vers la France, « paradis de l’Antillais » à la recherche d’une vie meilleure, pour s’apercevoir bientôt que ses problèmes sont toujours les mêmes, toujours la à la hanter. L’Afrique lui apportera-t-elle le bonheur ? Rihata serait-elle son havre de paix ? Loin de son père, loin des Antilles et des Antillais ?

Un autre personnage condéen qui semblerait lui aussi souffrir du même mal est celui de Thécla, dans une œuvre intitulée : La Vie Scélérate. Thécla, tout comme Véronica et Marie-Hélène, est originaire de la Guadeloupe. Sa famille lui fait horreur. Sa mère et son père ne sont à ses yeux que des êtres grotesques, mal dans leur peau eux aussi, mais refusant de l’admettre. Pour elle aussi, la France représentera le symbole de la liberté. Loin des siens, loin de l’île. Cependant, à la différence de Véronica et de Marie-Hélène, l’Afrique ne sera pas la deuxième étape de son périple. D’autres cieux seront témoins de sa quête de liberté, de sa recherche du bonheur. Mais le trouvera-t-elle, ce bonheur pour lequel elle sacrifiera l’amour de sa mère, celui de sa propre fille, et de bien d’autres membres de son entourage qui en fait ne demanderaient qu’à l’aimer, malgré son étrange caractère ?

Dans la Traversée de la Mangrove qu’elle publie en 1989, contrairement à son habitude, condé place l’histoire toute entière à la Guadeloupe. L’œuvre met en scène plusieurs personnages féminins regroupés autour d’un seul homme. Toutes ces femmes sont à la recherche et en attente de l’amour. Leur sort n’est point enviable. Elles sont toutes malheureuses en amour et vont toutes regrouper leur espoir d’une vie meilleure autour de cet homme, de cet inconnu débarqué dans l’île, plein de mystères impénétrables.

En 1995, Condé publie : La migration des Cœurs. Ce roman ressemble beaucoup à la Traversée de la Mangrove en ce sens que l’histoire entière se déroule dans les Antilles, autour d’un seul personnage masculin : Razié, inconnu de tous, tout comme Sancher dans la traversée, sans père, ni mère, mystérieux. De lui seul cependant dépendra le sort de deux des personnage principaux du roman : Cathy et sa belle sœur Ismène.

Condé admet avoir écrit cet œuvre en l’honneur d’Emilie Bronte « Les Hauts du hurlevent ». C'est en effet un roman plein de passion et de violences étouffées où les personnages évoluent prisonniers chacun de leur propre passion,, incapables de s’échapper, condamnés à vivre une vie dont même la mort ne pourra alléger la souffrance.

En quittant la France pour se rendre en Afrique, Véronica admet qu’elle fait partie d’une nouvelle espèce d’Antillais, cette espèce qui est à la recherche de son moi. Cependant, l’Afrique qu’elle retrouve est déchirée, divisée, instable. Elle s’en va donc, n’ayant pas trouvé la réponse qu’elle voulait. En l’observant, on se rend compte qu’elle agit comme une femme libérée, bien au contrôle d’elle-même et capable de prendre ses propres décisions. Néanmoins, elle ne semble pas encore avoir accepté une certaine dimension d'elle-même: sa négritude. Dans un moment de lucidité elle réalise « si je voulais faire la paix avec moi-même…c’est chez moi que je devrais retourner. Dans ma poussière d’île (une référence à Césaire dans son oeuvre intitulée Cahier d'un retour au pays natal, qui nous entraîne à penser qu’elle pourrait être sur le chemin de l'acceptation de soi, de ses sources d'origine)... chez moi.  Cependant, elle choisit de retourner vers la France plutôt que de faire la paix avec son île. 

Cependant, en lisant l’œuvre condéenne, on ne peut s'empêcher de noter une certaine transformation.  Un certain progrès qui évolue à deux niveaux différents: le milieu et la maturité du protagoniste féminin.  Pour mieux comprendre ce développement, on devrait diviser l’œuvre de Condé en deux parties: les romans traitants de la recherche identitaire et les romans de la réconciliation avec le milieu caribbéen; l'antillanité. Ainsi, on pourrait classer Hérémaknon et La Vie Scélérate dans la première catégorie et La Traversée ainsi que La Migration des Coeurs seraient classés dans la deuxième catégorie.  J'ajouterais ici que le roman Une Saison à Rihata serait donc un roman de transition où Condé adopterait une position disons mi-figue, mi-raisin, un peu boudeuse envers l'Afrique.

La même impression se dégage lorsque l'on analyse le style littéraire de cet écrivain. La lecture de Héremakhonon et de la Vie scélérate révèle un style tout à fait comparable au style littéraire français traditionnel.  On ne pourrait dissocier Condé d'un autre auteur féminin français, de la France métropolitaine.  En effet, tout comme un bon nombre d'écrivains de sa génération, Condé semble avoir bien appris sa leçon d'histoire: "Nos ancêtres les Gaulois, habitaient des huttes en bois".  Son écriture est bien française.  Son style est bien "français, français" comme nous le dit Damas dans son poème intitulé: Hoquets:

...

Ma mère voulant d'un fils mémorandum

...

Taisez-vous!

Vous ai-je ou non dit qu'il vous fallait parler français

le français de France

le français du français

le français français

...

Par contre, le style de l'auteur est tout à fait différent dans les romans La Traversée de la Mangrove et La Migration des Coeurs.  Ces deux romans sont écrits dans un style très proche de cette tradition du style du conteur, bien connu dans la Caraïbe et dans le continent africain, surtout dans l'Afrique de l'ouest.  Dans ces romans, la même histoire est racontée par différents personnages, chacun y ajoutant son grain de sel.  Ce style reflète bien la tradition de l'oralité des cultures caribéennes.  On peut donc conclure que c'était bien l'intention de Condé d'y placer ses personnages et d'inviter ses lecteurs dans un milieu exclusivement caribéen.  [Fait intéressant et important de noter à ce point, est que Condé elle-même, à ce point de sa vie, effectue la boucle de retour et par conséquent de réconciliation avec son île]. 

Cette réflection entraîne à penser que les personnages de Véronica et de Thécla seraient en fait à la recherche de leur identité culturelle comme il est évident dans leur propos.  Par exemple, Véronica se remet toujours en question en ce qui concerne les raisons de son voyage vers l'Afrique.  Elle se demande: Qu'est-ce que je fous là? Est-ce que c'est bien cela que je recherche? C'est bien de là que nous venons? Je pourrais m'appeler Mariama ou Salamata et me tresser les cheveux... au lieu de cela, j'ai dans mon arbre généalogique, du sperme de blanc, perdu dans le vagin d'une quelconque femme noire... (1, p. 36-37). 

On retrouve beaucoup de sarcasme et aussi de la révolte dans les propos de Véronica.  Cette goutte de sang blanc dont elle parle, est à l'origine de tous ses problèmes.  A cause de cela, sa race toute entière devient une race de sangs mêlés auxquels elle attribue le qualificatif de "bâtards".  Selon elle, puisque les Antillais francophones ne peuvent être considérés en tant que noirs authentiques d'Afrique, et puisqu'ils n'appartiennent pas à la race blanche, ils ne sont donc pas de race pure, plutôt que cela, ils sont considérés comme des enfants bâtards, d'une autre union "illégitime".

Dans sa quête du bonheur, Véronica rencontre un homme politique africain, un certain ministre de la défense.  Elle espère que cet homme lui apportera la solution à ses problèmes.  Il représenterait donc l'antidote qui la guérirait de son passé.  Elle imagine qu'il détiendrait au dedans de lui la clé qui la délivrerait de son passé.  Elle se dit: "C'est donc cela que je suis venue voir. D'authentiques aristocrates. Pas des singes, petits fils et petites filles d'esclaves, dansant le menuet et regardant les autres avec dédain... Donc ce nègre a des ancêtres".  Elle tentera sa recherche identitaire par le moyen du sexe. Puisque jusqu'à présent ses amants avaient été blancs et mulâtres, ce nègre à aïeux sera son antidote. Il l'aidera à renaître.  Réussira-t-elle?  D' après Susan Andrade, "...Her preoccupation with the black body, both wounded and whole, as it is marked both in and by history is a reverberation of much of Caribbean discourse on political history".( Andrade, 1993)

Sa préoccupation par le sujet du corps noir, à la fois blessé et complet, tout comme il est marqué en même temps dans et par l'histoire est une réverbération d'une majorité du discours Caribbéen concernant l'histoire politique].  Ainsi, on pourrait avancer que Véronica est en train de rechercher la naissance de sa propre histoire, de se constituer une mémoire historique qui serait unie à la mère patrie perdue, à l'Afrique.  Cette relation sexuelle avec un noir d'Afrique est donc une forme d'acceptation d'un aspect de la négritude, donc par conséquent, le refus et le rejet de l'Europe, une forme de résistance contre les voleurs de culture.  Sa décision de se donner serait sa décision de se trouver, de se retrouver en tant que femme noire.  Y réussira-t-elle?

            Ce thème de l’acceptation de soi en tant que femme, en tant qu'antillaise, en qualité de Guadeloupéenne, est présent à travers l’œuvre de Simone Scharz Bart dans son roman Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972) .  Elle y met en valeur Télumée, une campagnarde en communion avec sa terre natale, son environnement et son milieu antillais.

            Certains pourraient penser que seul son ignorance la pousse à rester croupir en Guadeloupe, sans éducation.  Cependant, je crois qu’en comparaison avec les personnages de Condé, elle est la seule qui ait vraiment compris ce que c’était que d’être femme, d’être antillaise. Télumée est en communion avec la beauté de sa race, de son peuple qu’elle aime. Cette fierté est évidente dans la façon qu’elle décrit sa mère par exemple :

« Quand elle était assise au soleil, il y avait dans la laque noire de sa peau des reflets couleurs de bois de rose… lorsqu’elle bougeait, le sang affluait à sa peau, se mêlait à sa noirceur et des reflets lie-de-vin apparaissaient à ses pommettes ».  (Schwarz-Bart, 1972 : 32)

Dans sa façon d’utiliser les proverbes Guadeloupeens, elle exprime encore son appartenance à ce milieu en disant : Les canards et les poules se ressemblent mais les deux espèces ne vont pas ensemble sur l’eau. (Schwarz-Bart, 1972 : 111). Quand elle parle de sa grand-mère et de ses habits, de sa façon de porter son foulard sur la tête pour dire : « tout m’amuse rien ne m’attache », en faisant constamment allusion à la nature pour comparer la beauté de la femme noire, elle affirme son antillanité :

            « Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme ; il est minuscule si le cœur est petit et immense si le cœur est grand. Je n’ai jamais souffert de l’exiguïté de mon pays… si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. Pourtant,  mes ancêtres furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité. Mais je ne suis pas ici pour soupeser la tristesse du monde. A cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin… jusqu'à ce que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie "(Schwarz-Bart, 1972 :248).

            Comme le dit Glissant dans le discours antillais : Aujourd’hui l’Antillais ne renie plus la part africaine de son être ; il n’a plus, par réaction à la prôner comme exclusive. Il faut qu’il la reconnaisse. Il comprend que de toute cette histoire… est résultée une autre réalité. (Glissant, 1981 :17-18)

            Télumée a toujours compris cette réalité et à travers ce voyage que nous effectuons avec elle dans le roman, elle nous transporte avec elle, à travers de multiples périples, dans ce même jardin ou nous l’avons retrouvée au début du roman. De manière lucide, elle affirme :

« j’ai transporté ma case à l’orient et je l’ai transportée à l’occident, les vents d’est, du nord, les tempêtes m’ont assaillie et les averses m’ont délavée, mais je reste une femme sur mes deux pieds… comme je me suis débattue, d’autres se débattront et pour bien longtemps encore… mais je mourrai là, comme je suis debout, dans mon jardin, quelle joie… ((Schwarz-Bart, 1972 :248-249)

Bien que nous ne puissions affirmer que Pluie et vent soit un roman féministe, nous pouvons cependant avancer que c’est un roman féminin, écrit par une femme pour des femmes.

Les mouvements féministes français a vu son apogée dans les années 70. Il est intéressant de noter que les deux romans (Heremakhononet Pluie et vent) sont sortis de presse dans ces mêmes années.  A un moment ou les femmes affirmaient leur position dans le monde. Il va sans dire que les antillaises avaient elles aussi, le besoin de faire entendre leur voix et de faire connaître leurs revendications. 

Le roman de Scharz Bart est entièrement au sujet des femmes et de leur problèmes. Il met en évidence l’essence même de ce qu’est une femme dans le milieu antillais. Comme le dit Maryse Condé dans Parole de femmes, « on lui demande de rester la détentrice des valeurs traditionnelles et de représenter le rempart contre l’angoissante montée du modernisme alors que la société toute entière est engagée dans la course au progrès. » (Condé, 1979 : 3)

Pendant très longtemps les antillais se sont considérés comme des « bâtards culturels », déchirés entre l’Afrique et la culture française qui leur a été imposée par le moyen de l’esclavage et par l'éducation française qui leur est inculquée. Ainsi s’explique la quête identitaire chez les personnages féminins condéens qui demeurent, insatisfaites, instables, révoltées, à la recherche d’un bonheur inabordable.

Pluie et vent sur Télumée Miracle (Schwarz-Bart, 1972)  est aussi l’histoire de toute une lignée de femmes de la famille Lougandor. Le roman tout entier est au sujet de femmes cherchant le sens  de leur féminitude. La souffrance semble être le lot commun que se partagent ces femmes et surtout celui de l’héroïne principale, Télumée.  Victime d’abus verbal et physique de la part de son compagnon, et après un long séjour, frôlant la mort, entre la folie et la lucidité, elle se décide à revenir au  monde des vivants, comme elle le dit, elle se lève à nouveau, lavant sa douleur à la rivière :

            « La reine ; la reine ; qui dit qu’il n’y a rien pour moi sur la terre, qui dit pareille bêtise ?... En ce moment même j’ai lâché mon chagrin au fond de la rivière et il est en train de descendre le courant, il enveloppera un autre cœur que le mien… » ( Schwarz-Bart,  1972: 167)

Un proverbe créole dit : « femm tombé pa jinmin désespéré ». C’est la caractéristique des femmes de la lignée Lougandor ; spécialement de Toussine qui après avoir vécu tant de périples, avait été nommée « Reine sans nom » par les femmes de son village. A travers le roman, les personnages féminins paraissent de mentalité forte. Elles traversent la vie et tous ces obstacles, souffrent leur souffrance, mais s'en reviennent plus fortes encore qu’elles ne l’ont jamais été, car elles savent comme nous le dit Toussine qu’ « aussi lourds que soient les seins d’une femme, sa poitrine est toujours assez forte pour les supporter » . (24-25)

            Les femmes Lougandor triompheront toujours, c’est le sentiment que nous avons après la lecture de ce roman.  Plusieurs adjectifs sont employés pour décrire les femmes par exemple : elle a la grâce insolite du balisier rouge surgit en haute montagne ; elle est comme une belle laitue ;

"une petite hachette qui coupe du gros bois ; une gousse de vanille éclatée qui livre enfin son parfum ; une cathédrale ; un tambour à deux faces ; une rivière qui s’en va à la rencontre de l’océan de sa vie ; un caillou dans une rivière ; un fruit à pain à maturité ; elle ondule comme un filao ; rayonne comme un flamboyant , craque et gémit comme un bambou. Elle est comme une canne congo, comme une petite fleur de coco et aussi comme l’eau fraîche qui peut tuer…."

Voilà donc quelques descriptions des femmes antillaises, dans toute sa splendeur, sa force, sa fragilité et sa beauté.

            Au moment où ces romans sortent, les mouvements de libération des femmes se battent pour le droit au contrôle de naissance. Dans une œuvre intitulée : « Maternité esclave » ( 1986), l’auteur Claire Duchen écrit :

            « ...the logical choice for us is to reject motherhood as long as procreation and childcare are considered as one and the same thing. What makes motherhood unbearable are the conditions imposed on mothers in our society, obviously, not motherhood in and of itself. (Duchen, 1986)  [le choix le plus logique pour nous était de rejeter la maternité aussi longtemps que la procréation et le fait d'élever des enfants étaient considérés comme étant la même chose.  Ce qui rend la maternité insupportable, sont les conditions imposées aux mères dans notre société, pas la maternité en elle-même]

Donc en fait, les femmes revendiquaient le droit de disposer de leur propre corps. Elles voulaient décider elles-mêmes du choix d’enfanter ou pas.  Il est intéressant de noter ici que les héroïnes dans Heremakhononet Pluie et vent ont choisi de ne pas avoir d'enfant. Même Véronica qui passe de relation en relation, de déception en déception, ne parle jamais du  désir d’avoir des enfants. Comme elle le dit, « je n’enfanterai jamais » (Condé, 1976 :187).

  Lizabeth Paravisini-Gebert affirme dans son essaie "Feminism, Race, and Difference in the Works of Mayotte Capecia, Michele Lacrosil, and Jacqueline Manicom:

"Crucial aspects of the attempts by the characters in these texts to gain autonomy and control surface as a rejection of motherhood through abortion, miscarriage, and, in one case, suicide.  These women's ambivalent positions towards motherhood are depicted in these texts as an important aspect of their struggle to regain contol over their bodies." [Des aspects cruciaux des essais par les personnages dans ces textes de gagner leur autonomie et leur contrôle apparaissent comme le rejet de la maternité par le moyen de  l'avortement, des fausses-couches, et dans un cas, de suicide. Les positions ambivalentes de ces femmes envers la maternité sont représentés dans ces oeuvres comme d'importants aspect de leur lutte pour regagner le contrôle de leur propre coprs.] (Paravisini, 1992 : 72)

Véronica est ferme et déterminée. Avoir des enfants ne fait pas partie de son but dans la vie. Ce qu’elle veut, c’est retrouver ces ancêtres.  A la fin de son séjour en Afrique, elle doit cependant arriver à cette conclusion : « Dans le fond ; c’était cela. Hélas ! Mes aïeux, je ne les ai pas trouvés. Trois siècles et demi m’en avaient séparés. Ils ne me reconnaissaient pas plus que je ne les reconnaissais. »

            De la même manière, Télumée n’enfanta jamais. Elle n’en a même pas exprimé le désir. Quand l’idée d’avoir un enfant lui passe par l’esprit, elle se sent horrifiée à l’idée que ces enfant subiraient le même sort qu’elle, à savoir : trimer dans les champs de cannes des propriétaires blancs. Elle décide donc de se les garder dans ses entrailles, l’endroit le plus sûr.

            Condé décrit ce refus d’enfanter en terme non seulement de refus conscient ou inconscient des traditions dominantes, mais aussi et surtout en tant que forme de résistance et d’avertissement adressé aux hommes.

            Pour conclure, je dirai que bien que ces femmes semblent être émancipées, en contrôle, il leur manque cependant une certaine dimension. Dans le cas de Véronica, elle est dans l’illusion que la France pourrait alléger son malheur. En quittant la Guadeloupe, elle pense s’enfuir de la petitesse de l’île. Bientôt elle s’enfuit à nouveau vers l’Afrique où elle espère trouver la réponse à sa quête identitaire. Cette quête et ce dédain constant de tout ce qui a rapport à l’île, révèle une sorte de haine d’elle-même.

            Télumée est la seule à être sûre d’elle, en paix avec elle-même. Le roman se termine avec sa réflexion :

            « soleil levé, soleil couché, les journées glissent et le sable que soulève la brise enlisera ma barque, mais je mourrai là, comme je suis, debout, dans mon jardin, quelle joie !... (Schwarz-Bart, 249).

Elle a trouvé sa paix, elle s’est retrouvée. Elle  a vécu sa négritude, son antillanité. Elle est Guadeloupéenne.

Véronica nous a apporté la vérité sur la France et l’Afrique qui pendant un certain temps et pour certain étaient le lieu utopique pour l’émancipation de l’Antillais (surtout en ce qui concerne la France), et en ce qui concerne l’Afrique, nous apprenons que bien qu’il soit important pour l’antillais de refaire le contact avec son héritage africain, vivre sa négritude ne veut pas forcément dire embrasser pour autant les valeurs africaines et le milieu africain proprement dit en se les appropriant. Télumée nous fait la leçon de l’antillanité. En résistant aux valeurs françaises, en s’appropriant le milieu Guadeloupéen, en s’identifiant à ce milieu qu’on lui a appris à détester à travers l’éducation, la Guadeloupéenne fait la rupture avec la mère patrie, résistant à l'impérialisme européen, coupant ainsi le cordon ombilical qui lui permet de s’émanciper, de se trouver, de s’accepter en tant que Guadeloupéenne.

Références

            Andrade, Z. Susan. , 1993. The Nigger of the Narcissists: History, Sexuality and Intertextuality in Maryse Conde's Hérémakhonon. Callaloo, Volume 16, Issue 1 (Winter), 213-326.

Condé, Maryse.1976.  Hérémakhonon.  Paris: Union Générale d'Editions

         10/18,

_____         1984.Une Saison à Rihata. Paris. Laffont.

______     1987. La vie scélérate. Paris, Seghers.

_______ 1989. Traversée de la mangrove. Paris, Mercure.

_______  1995. La Migration des coeurs. Paris, Laffont.

_______   1979. Parole des femmes.  Essaies sur les Romancières des Antilles de langue Française. Paris: L'harmattan.

Duchen, Claire.  1986. Feminism in France: From May 68 to Mitterand.

         Routledge & Kegan Paul,

Glissant, Edouard.1981.  Le discours antillais.  Paris: Seuil,

Harris, E. Rodney, Shapiro. 1973. R. Norman, Harris, M. Fort.  Palabres, Contes et poèmes de l'Afrique noire et des Antilles, Scot, Foresman and Company, Glenview, Illinois

Paravisini-Gebert, Lizabeth.  1992. Feminism, Race, and Difference in the Works of Mayotte  Capecia, Michele Lacrosil, and Jacqueline Manicom Callaloo, Volume 15, Issue 1, The literature of Guadeloupe and Martinique, Winter, 66-74

Schwarz-Bart, Simone.  1972. Pluie et vent sur Télumée Miracle.         Paris: Seuil.

Biographie

Dr Marie LETICEE est Professeur Assistant à l’université de la Floride Centrale (UCF) situé à Orlando en Floride.  Elle y enseigne le français, la littérature francophone et la littérature antillaise.  Elle a publié entre autre une traduction d’une série de poèmes écrits par des poètes Haitiens « A folio of Writing from la Revue Indigène » publié avec Dr. Meehan dans Callaloo,  ainsi qu’un article intitulé Négritude, Antillanité and Feminism in Women Writers of the French Caribbean.

Dr. Léticée possède un doctorat en Education Multiculturelle de UCF, une Maîtrise de Français de USF et une Maîtrise d’anglais de l’université de Paris VII.  Elle est aussi Directrice Adjointe du Doyen du Département de Langues Étrangères ainsi que la coordinatrice du programme de français de première et deuxième année.

 

labrys,études féministes

numéro 3, janvier / juillet 2003