Labrys
études féministes
numéro 4
août/ décembre 2003

 

Promenade avec ma pudeur

 Anne Dao

 

 

Résumé 

Nombreux sont les regards qui me transforment en prostituée quand je me promène dans la rue où s’affirme le pouvoir pornographique. La fragilisation de ma pudeur se fait d’abord par l’insulte, à laquelle fait écho l’affiche publicitaire, celle-ci donnant à voir l’objet-femme. Cette objectivation, victoire de l’envie mortifiante sur le désir joyeux, me fait expérimenter les scissions privé/public et sujet/objet. Contre ce processus de fragmentation de l’être, le geste du recroquevillement est nécessaire à beaucoup de femmes. Pourtant, à l’obscénité et la pudibonderie qui me sont imposées, je réplique par l’impudeur féministe, c’est-à-dire la prise de conscience de l’état du monde, et par la création, où je peux enfin assumer mon corps.

Mots-clefs : pudeur, corps, féministe, pornographie

 

  Avant-propos

 

 

       Face aux discours portant plus ou moins explicitement sur la sexualité, l’opinion commune pose une double correspondance : la parole libérée et joyeuse serait détenue par les hommes et les femmes machistes, tandis que les femmes féministes seraient coincées dans une pudibonderie moralisatrice et castratrice. Il s’agira ici d’examiner le discours tenu par l’opinion commune que je reprendrai sous le « on » heideggerrien, « on » signifiant la personne telle qu’elle est figée dans la banalité et le bavardage.

En effet, pour en sortir , il faut aller au bout de ce que veulent dire et impliquent les termes de « pudeur », « pudibonderie », « impudeur » et « obscénité », ces termes si rapidement chargés du poids de l’austère moralisation qu’ils en demeurent mal connus et rejetés. Nous travaillerons sur ces termes à un double niveau mêlant nécessairement théorie et pratique : il faut comprendre le réel car ce dernier est rationnel ; nous serons exigeant –e- s dans l’observation de l’insulte, ce que d’ordinaire on  disqualifierait comme étant simplement ordurier et insensé.

La parole ordurière et le bavardage du « on » sont effectivement discours pleins de sens. Comprendre ce qui est vécu au quotidien et non dit, le sortir de la banalité qui le mortifie, c’est le prendre avec soi grâce à l’attention laquelle devient travail par le dévoilement et la déconstruction des discours qui aboutira au déplacement dynamique des termes présentés.

La problématique de cette étude se centre autour de la violence vécue au quotidien par les femmes, non pas la violence physique, évidente (quoi que celle-ci ne soit pas complètement reconnue), mais celle qui est presque imperceptible, indicible, irrecevable : comment cette violence-là se réalise-t-elle ? Par la fragilisation de la pudeur. L’étude de ce champ nécessite l’emploi du « je » , un « je » qui comprend la perception propre de l’auteure et ce qu’elle croit avoir perçu de commun dans l’expérience de nombreuses femmes. Il y a bien une correspondance entre le « je » , le « nous » et le « elles » : la scission entre le sujet et l’objet n’a pas lieu d’être, ici moins qu’ailleurs.  

 ***

               «la pudeur n’est pas une affaire de règle, pas même une affaire éthique . Et pourtant, n’atteint-on pas  un être au plus profond de son intimité quand on attente à sa pudeur. » (Brahami, 2001, p.70) 

 

              Quand je marche dans la rue, je remarque souvent la même chose :les femmes avancent d’une manière plutôt refermée, les hommes de façon ouverte et assez tendue. Les gestes et les démarches des femmes sont bien distincts de ceux des hommes. Ceci ne serait qu’une simple histoire de différence de morphologie, une différence de corps ? Probablement. Pourtant le regard lui-même diffère selon le sexe de la personne. Je les observe. La plupart des hommes que je croise n’ont de cesse de m’observer franchement, parfois longuement, alors que les femmes hésitent souvent, détournent voire baissent les yeux. Et quand elles me  regardent, toujours une distance se pose et…me repose.

              J’aime marcher dehors. J’aime regarder le ciel, les arbres, les bâtiments. Je regarde les êtres humains. Soudain le regard de certains hommes me transperce : brutal ou mielleux, il déborde de ce qui s’apparente au  désir, et m’éclabousse. Il s’accroche à moi et ne me lâche pas. Parfois les mots, toujours les mêmes, fusent : t’es belle, t’es bonne, vous êtes harmante mademoiselle, tu suces, je te baise. Souvent l’homme ne prononce aucun mot sensé, il gémit, grogne ou siffle, il chuchote quelque chose d’incompréhensible quand il passe tout près de moi, frôlant mon corps.

              A plusieurs, ils éclatent , ils crient  et me jettent au visage leur envie. Dans leurs bouches, par leurs yeux, le désir masculin est devenu insulte, et m’est agression. Cette agression à la régularité quasi quotidienne est rendue peu audible par le silence qui l’entoure : elle est tue par celles qui la subissent.

              Je marche, avançant dans la ville, et ils me montrent qu’ils ont le droit de m’insulter. Ils ont le droit de m’insulter parce que, femme dans l’espace public, cela signifie que je suis sortie du foyer, or seul cet endroit est reconnu comme espace privé pour les femmes; je suis donc littéralement femme publique, telle une prostituée. La prostituée est une femme mise en public (du latin prostituere) avant même d’être un corps que les hommes peuvent louer. Alors, moi qui suis en public, serai-je aussi une prostituée,  une femme qui, puisqu’elle se montre, se déshonore? Le but de cette étude n’est pas de rejeter les prostituées, mais d’envisager  les implications réelles de l’expression « femme publique ».

 C’est durant la nuit que la réalité devient indéniable. Une femme marchant seule sur le trottoir sera observée par tous les conducteurs qui parfois ralentissent afin de mieux jauger son corps. La nuit, les silhouettes de toutes les femmes se confondent avec celles des prostituées . Ayant le même corps que celui d’une prostituée puisque femme, une femme est comme une prostituée, donc chaque femme est une prostituée .

 

L’obscénité machiste

 

              Il semble que les hommes soient nombreux à cracher leur désir : ils aiment les mots « pute » et « salope», ils s’en gargarisent avant de les cracher aux figures féminines en public, des femmes politiques aux femmes marchant dans les rues.  Les deux insultes machistes m’envoient une image singulière de mon corps et de ma présence dans le monde. On s’intéressera surtout à la première car la seconde se résorbe en elle .

          L’image qui m’est envoyée quand l’insulte m’est adressée est l’image du corps d’une pute c’est-à-dire un corps louable et abîmable à l’envi. Ainsi, j ’ai le corps d’une femme que les hommes considèrent comme disponible en permanence. Son corps me renvoie à mon corps de femme ; cette image me heurte parce qu’elle montre, elle rend visible, regardable, évidente, une image de mon corps nu : corps qui est à moi, corps qui est moi en ce qu’il me représente dans une situation de communication avec autrui.

 Les hommes m’agressent par le fait qu’ils me montrent que, s’ils en ont envie, ils peuvent voir mon corps, nu. Telle est la violence, capitale, exercée sur ma pudeur : ils me mettent à nu en  me montrant que symboliquement, ils le voient déjà nu. Cette mise à nu ne nécessite pas le passage à la parole : certains regards sont tout aussi violents que l’injure verbale.

              L’insulte sexiste me dévoile telle que je ne suis pas. Elle viole le droit des femmes à la dignité de leur corps, elle viole ma présence autant physique que symbolique. L’insulte sexiste jette en pâture, à la vue de tout le monde, une image de mon corps. C’est en cela que ma pudeur est atteinte. La pudeur ne se pose que dans une situation de communication : dans un environnement machiste, la communication entre hommes et femmes est souvent imprégnée d’une séduction traditionnellement mise en oeuvre par les premiers, laquelle, dans le contexte de l’espace public, se réalise sous la forme de la drague  virile. Or le principe même de la drague est le non respect de la pudeur, ce qui invalide l’idée selon laquelle l’homme qui drague n’agit que par volonté de plaire. L’homme qui drague, interpelle, suit une femme dans l’espace public, le fait en espérant jouir le plus rapidement possible de son corps comme il pourrait jouir de celui d’une prostituée.

            Dès lors mon rapport aux hommes machistes se fonde sur  leur attaque de ma pudeur, la situation de communication étant centrée sur mon corps de femme. Par leur attaques, regards et adresses humiliantes, j’ai honte…d’être une femme, en ce que j’ai honte d’avoir un corps de femme. Le corps est prépondérant, en tant qu’il est  féminin : c’est bien  parce qu’ il est féminin que mon corps révèle, et non pose, un problème relatif à la pudeur. Autrement dit le féminin n’est pas obscène en soi, il est rendu obscène : c’est cette complexité qu’il s’agit de démêler ici. Par ailleurs, nous laissons ouverte la question de la pudeur masculine.

              Comme les hommes possèdent de fait l’espace public, des lieux officiellement politiques aux bars, certains estiment qu’ils sont en droit de posséder les femmes qui se situent en public. Ils les chassent à l’intérieur de cet espace, comme du gibier, quand l’envie les prend d’en posséder une, ou encore ils les dirigent hors de l’espace quand l’une d’elles se rebelle. Cependant   la première modalité est subordonnée à la deuxième: le but est d’interdire aux femmes la présence prolongée dans l’espace public et d’en contrôler l’accès, accès dont seuls les hommes profitent pleinement.

            Le véhicule et l’arme de cette chasse à double niveau est l’insulte, moyen terme entre l’interpellation mielleuse et l’agression physique ou sexuelle. Cela fonctionne très bien : les femmes fuient en silence, elles courent plus ou moins vite. C’est qu’on ne leur a pas appris à répliquer à ces hommes-là. Et puis, que leur dire : fils de pute, enculé ? Elles semblent perdre leurs moyens, mais en réalité les moyens leur manquent, car toutes les insultes étant machistes, elles visent uniquement les femmes. Elles se sauvent pour sauver leur pudeur. Lorsque sa pudeur est attaquée, le réflexe instinctif de l’humain-e est de la restaurer pour se maintenir, sinon c’est tout l’être qui s’effondre.

 La gravité de l’attentat provient de l’aspect régulier et systématique de l’agression verbale ou visuelle. Régulièrement  jaugées , draguées, interpellées, elles font comme si elles n’avaient rien entendu, elles ressentent ou simulent l’indifférence, elles sourient, elles fuient à reculons. Elles se taisent et font comme si rien ne s’était passé, mais l’attentat à la pudeur a bien eu lieu, et il se répétera, s’accomplissant par l’abolition de la parole de celle qui le subit [1] Elles courent . Nous courons pour que les voix de ceux qui brutalisent notre pudeur soient couvertes par les bruits de la ville. Mais nous sommes cernées, car les murs qui soutiennent les bâtiments sont parsemés d’images qui font écho à ces voix et ces regards. Ce que nous avons entendu de leurs bouches tordues d’un désir apparenté à la violence, nous le voyons, de loin, de près, en grand : étalé sur les affiches publicitaires, le voilà ce corps de femme prostitué.

   L’imagerie publicitaire

         L’image peinte par le langage s’est matérialisée  et démultipliée en  corps innombrables, alanguis, à demi-nus, nus. Excitant le désir sexuel des hommes, les campagnes publicitaires pourraient sembler ne s’adresser qu’à eux, comme la pornographie, faite par des hommes et pour des hommes, un  peu comme le « vous » des affiches de films, s’adressant  systématiquement aux hommes hétérosexuels, vantant le sex-appeal ou la plastique de telle ou telle actrice. Dans cette étude je considère la pornographie telle qu’elle est réalisée massivement, en tant qu’érotisation de la violence masculine, et non pas en tant qu’érotisation d’un  pouvoir  qui serait circulaire: ce dernier aspect privilégié par la théorie queer, s’il est très intéressant, l’est à un autre niveau, évoqué plus loin. Il s’agit ici de considérer les conséquences d’un mouvement écrasant, celui de la « pornotisation » des mœurs..

           Le lien est devenu de plus en plus évident depuis ces dernières années, à tel point qu’aujourd’hui on constate que la publicité est devenu un des vecteurs de la pornographie, comme en témoigne la longévité révélatrice du porno chic , état d’esprit publicitaire qui perdure depuis trois ans. Au départ, le terme pornographie signifie représentation graphique de prostituées ; telles des prostituées, en effet, les femmes offertes au regard public par les publicitaires sont censées exciter la libido masculine. 

Autrement dit, le regard public est considéré d’emblée par les publicitaires comme étant masculin, tout comme l’espace public est masculin - l’espace public est masculin, autrement dit il est de fait masculinisé, propre aux hommes, mais cela ne signifie pas que de droit seuls les hommes peuvent y avoir accès.

   Ces corps féminins sont objets d’envie seulement  et en cela  les femmes représentées ne sont pas femmes-objets, terme souvent repris avec une pointe d’ironie envers les féministes, moquerie propre au « second degré » machiste, laquelle est ridiculisation systématique du statut objectal d’un être humain de sexe féminin: ces femmes sont objets-femmes . L’inversement des termes me semble permettre la visibilisation de l’aspect objectivé de l’humanité des femmes. C’est exactement cela que la campagne pour le parfum Opium d’Yves Saint Laurent  donne à voir : une femme complètement nue, allongée est « offerte » au regard et à l’envie sexuelle. On atteint avec cette image un sommet dans la propension publicitaire à attenter à la pudeur des femmes.

Toute femme passant près de cette affiche se sent elle-même dénudée de force, aussi couverte soit elle en réalité: l’agression se fait non  pas symboliquement mais directement. Nous voyons frontalement par le pouvoir de l’imagerie publicitaire se perpétuer l’agression à soi.

 

 La  scission  à double dimension

 

  a) La  « scission »  espace privé - espace public

 

Car ce corps-là n’est pas vu seulement par les hommes, mais aussi par les femmes. Et ce corps –là, c’est le mien, parce que c’est un corps de femme :si je suis « belle », la ressemblance frôle l’assimilation, si je ne suis pas aussi « belle »,la comparaison fait de l’objet- femme publicitaire un modèle à suivre, opposé au corps de l’homme qui le regarde. La différenciation des sexes est évidente dans la publicité. Mon corps de femme devenu objet de désir en public :s’accomplit ainsi la résorption de mon espace privé dans l’espace public. Plus précisément il y a scission dans un premier temps, puis dans un deuxième temps  s’opère une fusion des deux espaces qui se traduit par leur influence réciproque.

L’espace public et l’espace privé des femmes fusionnent  car l’espace privé est formé par la manière dont on m’envisage dans l’espace public,  tout comme la perception masculine des femmes est influencée par ce qu’on lui donne à voir des femmes, avec cette facilité à la prétention permise par la distance entre les sexes :ainsi le « on » masculin s’oppose au « on » féminin. La publicité signifie d’ailleurs avant tout le caractère public de quelque chose. La publicité  rend publique une certaine vision, un certain regard porté sur les femmes. Mes yeux sont formés par le regard proxénète des publicitaires, que je le veuille ou non, à tel point qu’un jour je me surprends à avoir envie d’un de ces objets-femmes. Ce sentiment témoigne de toute l’efficacité publicitaire .

 

b) la scission sujet – objet

 

Les publicitaires nous donnent l’envie de ces corps féminins, comme d’une alléchante nourriture presque à notre portée, plus encore qu’ils ne vantent l’objet à faire vendre, comme si cette présentation des femmes importait bien plus que le commerce de cet objet-ci  la présence d’êtres humains pose moins problème que la modalité de cette présence. Si un homme peut effectivement considérer une femme comme un objet, puisqu’elle est séparée, distincte de lui, une femme ne peut se considérer elle-même comme objet, étant irréductiblement sujet,  en relation à elle-même.

Beauvoir explicite très précisément dans Le deuxième sexe cette scission sujet-objet qui constitue le déchirement propre à l’existence féminine: la femme n’est pas objet pour elle-même, elle se fait objet, elle doit se faire objet, et la tragédie réside dans la tension entre le moi - sujet  qu’elle est et le moi- objet qu’elle doit être  Ainsi dans « L’initiation sexuelle » (Beauvoir, 1949, t. 2, chapitre 3), la première pénétration vaginale est dramatique car la femme doit rester passive et subir, tandis que tout en elle la poussait, dans sa sexualité précédente, et continue de la pousser, vers l’activité sexuelle. Souvent on ne retient pas le nom de la marque de l’objet commercialisé mais les seins, la bouche, les jambes, ces morceaux de corps, ce corps féminin morcelé.

Dès lors une confusion s’opère en moi, mêlant mon moi sujet de désir et mon moi objet d’envie. Cette confusion résulte de l’ abolition de la distance entre mon être en tant qu’il est sujet et mon être tel qu’il est considéré par tous en tant qu’objet à consommer, à vendre et  à prendre : un être morcelé.  Me voilà aliénée, étrangère à moi-même. Cette abolition de la distance s’est faite par l’ébranlement de ma pudeur, cette déstructuration étant réalisée par la violence de la publicité pornographique.

  La pornographie publicitaire exerce une violence sur moi ; elle est à proprement parler viol symbolique parce qu’elle agit sur moi, contre mon désir, contre mon consentement entendu comme pleine volonté d’adhérer à ce qui m’est proposé, me contraignant à envisager mon corps d’une certaine manière, une manière objectivante, qui me détruit.

 

  La force publicitaire

 

Le discours publicitaire est unitaire et cohérent, homogène en dépit des formes multiples que constituent les campagnes publicitaires, il se résume à un refrain qui a le caractère de la litanie, au sens religieux du terme. A ce propos nous pourrions étudier le machisme dans son aspect religieux, religieux parce qu’il consiste en un sentiment ou une croyance  partagé quant à une infériorité des femmes, en un dieu masculin, dans laquelle le masculin représente le bien et le féminin incarne le mal. Plus exactement les femmes incarnent le mal  nécessaire : elles sont le mal parce qu’elles sont nécessaires [2]

Ce refrain s’adresse ainsi aux hommes, mais pour les femmes il possède un niveau supplémentaire d’interprétation en ce qu’il nous dit : « Femmes, voici ce que vous devez être : putes et salopes. Vous devez être belles, c’est ainsi que vous serez enviables. Vous n’êtes que cela. ». Dans le même temps le discours exprime le «vous devez devenir ainsi » et le « vous êtes déjà ainsi » : l’efficacité de la valeur performative du discours machiste est sans égale. Il n’est pas nécessaire de prouver l’infériorité des femmes, il suffit de la dire, de toutes les manières possibles ; la répétition rend réelle, concrète, l’infériorité .

        Litanie, refrain, écho visuel et auditif : les images publicitaires et les slogans qui les soulignent sont traversés de voix qui sont toujours les mêmes. La répétition, propre à la publicité commerciale, a une dimension spatio-temporelle :dans  l’espace les affiches sont placées stratégiquement, à des intervalles spatiaux réguliers. Elles ont également un rythme temporel particulier : chaque semaine, le même jour, elles renouvellent leur message.

A force de nous montrer les mêmes images, les mêmes femmes, les publicitaires font comme s’ils nous démontraient la véracité, la valeur de vérité générale de leur propos , mettant en œuvre un processus inductif, allant d’un fait au droit. A force de voir des filles décharnées, certaines adolescentes veulent arrêter de manger et de vivre pour que leurs corps ressemblent à ceux des  mannequins . A force de voir des corps féminins enviables en tant qu’ils sont objets-femmes, beaux, longs et fins, les hommes voudraient avoir les mêmes, et les femmes voudraient, plus ou moins confusément, être les mêmes.

Les publicitaires savent manier l’art de l’illusion et de la flatterie, ils nous tendent des images qui ont l’air de miroirs enchanteurs mais qui sont les pièces d’un puzzle, celui–ci étant position permanente mais homogène de valeurs. La publicité commerciale, la télévision, font partie du système médiatique qui est vecteur d’évaluation. Il nous faut relier cela au fait que  le genre féminin et le genre masculin sont les dépositaires fondamentaux de valeurs. Par la publicité commerciale, les valeurs s’incarnent en rôles sexués :la femme représente soit la maternité soit un aspect de la sexualité.

C’est la seconde alternative qui est devenue prééminente dans le discours publicitaire, la première, plus rare, restant la seule alternative ; on ne voit quasiment pas d’image d’une femme qui, à défaut d’être réaliste, serait positive pour les femmes : une femme forte, « active ». Or l’enjeu du discours publicitaire est énorme, car  on sait  son influence  effective sur les personnes. Les enquêtes réalisées dans cette perspective sont éloquentes : les images télévisuelles et notamment publicitaires influencent les hommes et les femmes dans leur vision du, et leur attitude avec le sexe opposé[3]

Les média ont une influence prépondérante dans le processus de différenciation des sexes, et véhiculent la scission sujet-objet qui fragilise constamment les femmes. Les femmes, et surtout les jeunes filles, notamment dans les  cités, là où la domination masculine s’exprime avec le plus de brutalité et de barbarie, là où la violence des hommes est la plus insupportable, là où s’exprime la force du machisme musulman, et  qui  en réalité pousse à bout les implications du machisme imprégnant toute la société française [4] les filles se construisent dans le conflit entre  deux niveaux de réalité : 1) l’image publicitaire des femmes où le message est «  vous devez être féminines » 2) la vie quotidienne, niveau où elles sont effectivement, c’est-à-dire en décalage avec le 1er niveau, vie quotidienne où elles doivent ressembler aux hommes à défaut d’être appelées « putes » ou « salopes ». Pute, car dans la « cité » toute  femme est une pute, elle est moins pute seulement si elle se fait homme, si elle se masculinise.  Je reviendrai plus tard sur la nécessité pour une femme de se masculiniser, de cacher son corps féminin .

Ce conflit sujet-objet est sans cesse re-véhiculé par la presse « masculine » et « féminine » : d’une part, les femmes en couverture des magazines féminins sont  placées comme modèles c’est-à-dire comme ce à quoi doit ressembler toute femme pour plaire aux hommes, elles sont femmes-modèles, femmes à être, à devenir. D’autre part, les femmes en couverture des magazines masculins sont explicitement présentées comme objets-femmes, femmes à avoir.

Les deux genres de presses sont les pans d’une seule et même idéologie. La presse féminine va montrer aux femmes comment être « belles » c’est-à-dire en langage machiste « bonnes »  tandis que  la presse masculine montre comment baiser le plus de femmes… « bonnes ». Cette dernière possède un caractère évidemment pornographique, en ce qu’on y trouve constamment une légitimation de la violence, et particulièrement du viol, à l’égard des femmes [5]

On retrouve dans certains magazines féminins le conflit sujet-objet propre au conditionnement des femmes, quand dans le même magazine on peut lire un article sur le machisme à l’école…et un dossier « laissez-le être un homme(sous-entendu un homme machiste) » . Cette scission est intenable et entretient le caractère  scindé de l’existence des femmes [6]

. On pourrait voir se dessiner entre ces deux pans, ces deux genres de presse,  un passage, allant de la beauté à la sexualité, et ce passage lui-même devient équivalence par laquelle la beauté féminine est devenue appel (littéralement sex-appeal)à la sexualité masculine androcentrée.

D’une part, la femme incarne la différence des sexes, et ceci nous renvoie au début du dix-neuvième siècle: les médecins philosophes (Roussel, Virey, Cabanis entre autres)n’envisagent pas l’homme comme un être sexué, l’homme est envisagé comme l’homme générique c’est-à-dire que l’homme représente le genre humain. Ils élaborent l’opposition entre l’homme et le genre humain d’une part et la femme d’autre part. L’homme n’est pas sexué mais la femme est ce qui est sexué. Elle est la représentation de la différence des sexes, elles est le sexe ( Fraisse, 1989 :.130-136).

D’autre part, la femme doit être belle : à l’esprit de l’homme correspond la beauté de la femme : il a accès à la perfectibilité (de son esprit), elle n’a droit qu’au perfectionnement de son corps, lequel se réalise par  le soin esthétique, afin d’être belle (. Fraisse, 1989 :136-146)

 La conséquence de cela est que la beauté est sexuée, puisqu’elle est féminine, et même elle doit rester féminine : seules les femmes doivent être belles, et prendre tout particulièrement soin de leur apparence. De là, et c’est ici que réside le glissement de la beauté à la sexualité, la beauté est sexualisée : être belle c’est être attrayante.  Par le machisme la beauté est fixée, figée dans son double aspect sexué et sexualisé, elle perd sa gratuité et sa grâce.

 Le sexe est, comme en toute logique, le lieu de la sexualité. Une femme a le devoir d’être belle,  sinon elle n’est pas femme, elle n’est pas féminine, et par là elle doit accepter d’être considérée sexuellement par les hommes machistes qui déduisent du soin qu’elle porte à son apparence une volonté d’être objet de leur envie sexuelle. A l’extrême, ils déduiront du fait qu’une femme porte une jupe, une robe, un pantalon moulant, le  fantasme d’être agressée, voire violée.  Si une femme est belle, si elle est coquette, ce serait uniquement pour exciter la libido des hommes…on comprend mieux maintenant la nécessité pour une femme de se masculiniser pour se donner des chances d’être moins agressée.

Les hommes ne reçoivent aucune contrainte à être beaux, à se faire beaux c’est-à-dire à travailler, perfectionner leur physique, à diversifier leur habillement  ni même à prendre soin de leur apparence. On retrouve cette opposition entre hommes et femmes dans la différence de traitement publicitaire des deux sexes. Cette différence tient au fait que les hommes n’ont pas à vivre le déchirement sujet-objet propre à la condition féminine : les hommes n’ont à s’affirmer que comme sujets, et cela se voit dans leur représentation par la publicité : beaucoup plus réalistes, et surtout beaucoup plus respectueuse de la pudeur humaine: jamais le corps masculin n’est étalé, morcelé, écartelé comme l’est le corps féminin. C’est même le contraire : il semble que montrer la nudité, le dénuement ou même l’aspect attrayant d’un corps masculin soit insupportablement…obscène. Il semble sacré de ne pas toucher à la pudeur masculine, et amusant de fissurer la pudeur féminine. Tandis que le corps masculin est préservé méticuleusement, placé hors d’atteinte, le corps féminin est l’objet de la violence publicitaire, ce travail s’inscrivant dans la dynamique du backlash en France (Frischer, :238-245).

 La pornographie publicitaire est littéralement propagande en ce qu’elle forme l’opinion publique afin de lui faire partager certaines idées politiques, ici la domination masculine. Elle est vectrice d’idéologie, elle est idéologie. En rien elle n’est innocente et pure création, comme s’en vantent les publicitaires. Sous couvert de faire vendre, se parant d’une certaine légitimité, d’une certaine légèreté (la justification par l’humour - le soi-disant second degré- est systématiquement avancée…mais l’insulte machiste pointe rapidement (suite aux critiques d’un slogan publicitaire selon lequel « Il a l’argent, il a la voiture, il aura la femme. », le créateur du slogan rétorquait « Les femmes qui sont choquées, c’est toutes des mal-baisées ! »( ibid.).

Les publicitaires réalisent un travail de fond idéologique qui n’est pas reconnu comme tel, et qui est donc d’autant plus efficace. On est dans l’insinuation, la suggestion, le subliminal, procédés relevant de l’imaginaire, même si le message est évident.

 De fait, si les média ne sont pas exactement les produits des mœurs (contre l’argument selon lequel les media donneraient aux gens ce qu’ils veulent) mais leur moyen de s’auto- produire, la force des media est similaire à celle des mœurs, en ce qu’elle constitue un pouvoir difficilement localisable (comment faire la part de ce qui dans notre pensée quotidienne vient des media, presse télévisée, radio, écrite, publicité, et de ce qui n’en provient pas, alors que l’on reçoit en permanence  leur influence ?)et, donc, un pouvoir que nous pouvons difficilement contrebalancer.

En conséquence, la force des media relève de la même opacité que celle qui maintient les mœurs. Je parlais de litanie plus haut : l’aspect religieux se rattache à la force des mœurs par son aspect opaque et symbolique d’où émerge le caractère sacré, intouchable de la différenciation des sexes. Précisément, la publicité est l’outil de formation de l’imaginaire  des mœurs, cet imaginaire étant fondé sur  la différence des sexes, elle-même reposant sur une altérité du féminin qui serait absolue.

Mais l’altérité à laquelle les hommes tiennent tant est infériorité, l’altérité est en fait condition du pouvoir des hommes : ce n’est pas l’altérité en soi qui est considérée, mais l’aspect d’infériorité qu’elle comporte -et qu’elle pourrait ne pas comporter (Fraisse, 1989 :330 à 335).

Il y a politisation du terme « altérité ». On songe ici à la  peur de l’asexuation présente en même temps qu’est née la démocratie en France, c’est-à-dire au moment où la société a commencé à affirmer l’égalité, et l’identité entre les personnes : selon les hommes de la Révolution française, si l’altérité  disparaissait, alors la sexualité n’aurait plus lieu d’être, laissant place à la rivalité : la femme doit donc rester l’autre… de la modernité, et en cela elle est sa condition. Cette fixation de la différence des sexes aboutit à leur séparation durant le dix-neuvième siècle.

Le même procédé est aujourd’hui à l’œuvre : tout est bon pour exagérer la différence entre les sexes, comme si celle-ci, déjà là, naturelle, n’était pas suffisante. Pourquoi n’est-elle pas suffisante ? L’enjeu de cette question est le pouvoir, notion fondamentale; il faut différenciation permanente des sexes à l’avantage des hommes, pour réaffirmer la domination masculine mise en œuvre contre le privilège des femmes. Le retour de bâton, le backlash, en œuvre depuis le début des années 90, procèdent de la même dynamique, semble aller s’aggravant, avec la pornotisation de l’espace public, et, du coup, de l’espace privé.

Les publicitaires ont tout loisir de faire comme bon leur semble : ils ne sont plus contrôlés depuis longtemps : depuis 1993, « la capacité d’intervention [des organismes de contrôle de la publicité] a été réduite à portion congrue …Alors qu’auparavant le CSA et le BVP contrôlaient la publicité en amont, c’est-à-dire à partir d’un story board, les interventions se situent maintenant en aval, sur des spots intégralement terminés et qu’il est quasi impossible de rectifier compte tenu des coûts.

Hier encore ces institutions statuaient à partir d’un code déontologique très strict. Basé sur l’obligation de respecter la dignité de la personne humaine et d’éviter les discriminations sexuelles, il n’autorisait l’emploi de la nudité féminine qu’à condition qu’elle soit clairement justifiée par une relation de causalité avec le produit. » (Frischer,1997: 245-246). Je remarque qu’à l’époque où ce livre paraît, en ce qui concerne la représentation des rôles sexués par la publicité, il est surtout question de la maternité comme seule possibilité pour une femme d’exister et d’être heureuse ; la pornotisation n’a pas encore amorcé son mouvement. Pourtant, face à une puissance aussi énorme, un contre-pouvoir devrait s’affirmer.

Les dégâts de la représentation sociale des femmes sur les femmes, et surtout les jeunes filles, sont inquiétants pour leur avenir, et donc, pour l’avenir de l’humanité.

 

Peut-on perdre sa pudeur ?

 

       Quand j’étais adolescente, j’ai vu un documentaire sur l’holocauste des juifs par les nazis, dans lequel une scène m’a singulièrement marquée. Elle se passait à l’entrée d’un camp de concentration. Des militaires ordonnaient aux femmes et aux hommes de se déshabiller, et de rester ainsi, complètement nus, groupés. Cette scène où je voyais les femmes et les hommes de tous âges entièrement nus m’a marquée en ce qu’une étape décisive dans leur déshumanisation avait été franchie : la déshumanisation résidait dans leur mise à nu contrainte, devant tout le monde. Leurs corps semblaient alors sans plus aucune défense contre le monde extérieur.

Ces personnes avaient l’air extraordinairement fragilisées, leur nudité les faisait ressembler à de tristes animaux, autrement dit des non-humains, des sous-humains.  Leur fragilité était insoutenable. En mettant leurs corps à nu, on a abîmé leurs âmes, parce qu’on a refusé leur pudeur. Comme si la distance entre leurs âmes et leurs corps n’existait plus. Complètement à nu, ils étaient à la merci des autres qui souriaient.

         L’autre qui sourit, se moquant de mon malaise, noie ma pudeur dans un rire, ce tourbillon du ridicule qui entraîne la lente dilution et l’affaiblissement de soi. Je me débats, à la fois regardée comme s’ils me déshabillaient, et rendue invisible. On ne me reconnaît pas telle que je suis, telle que je veux sembler. Ils veulent s’approprier mon apparence qui ainsi m’échappe, or je ne suis pas ce qu’ils veulent que je soie. Ainsi, le caractère public, la publicité, de ma présence au monde semble bien être celui d’une prostituée.

Le discours de la publicité est si prégnant qu’il aboutit à la fragmentation de  ma pudeur et de mon être. Je marche dans cette rue, deux jeunes hommes me fixent en souriant d’un air salace et méprisant, mon regard cherche à les éviter, il fuit vers autre chose, il se pose ailleurs, mais ici et là les images publiques de femmes me renvoient une image de ce que les deux hommes voient de moi, et je sens comme une vague énorme qui émiette et  fragmente tout mon être, toute ma pudeur,  avec des sourires, tout autour de moi, sourires moqueurs de ces hommes et sourires des femmes à la beauté figée, presque irréelle tant elle semble absurde.  Morcelée, je ne sais que faire.

 La première des choses qui s’impose à moi est le retour au foyer, le retour chez soi qui serait retour à soi, le chez soi devenant lieu de réintégration de soi et donc de sa pudeur. Si mon humanité, mon appartenance au genre humain, ne peut m’assurer le respect de ma pudeur parce que je suis femme, les murs de mon foyer devraient le pouvoir. Si je ne peux me promener sereinement sans que ma pudeur soit attentée, alors je rentre chez moi.

Les femmes rentrent au foyer, re-prenant la place que l’idéologie machiste leur destine. Dehors il y a des hommes qui me font me méfier de tous les hommes, et cette méfiance m’épuise comme elle épuise les autres femmes. Alors je reste chez moi. Et j’apprends à ne pas sortir sans adopter de mesures de protection qui sont autant de tentatives de protection de ma pudeur, déjà fragilisée par le simple fait de devoir la protéger.

 

L’oscillation entre pudibonderie et obscénité

 

Les femmes marchent rapidement, ne flânent pas, elles  ne peuvent prendre le temps que lorsqu’elles promènent leur chien-ne. Souvent elles marchent timidement, le regard timoré. Le recroquevillement est le mouvement directeur de l’ensemble de leurs gestes: assises elles croisent les jambes, debout elles croisent les bras, en mouvement elles se font petites, discrètes, silencieuses . Le recroquevillement permet de protéger, de maintenir leur pudeur : il s’agit de créer un vêtement, une barrière entre eux et elles, tout en se distinguant de ces  femmes-là sur les affiches.

Une différenciation entre les femmes apparaît, re-formation de la scission double sujet-objet: les femmes sur les affiches s’ouvrent au monde de manière putassière, celles dans la rue ne peuvent être exubérantes de quelle que manière que ce soit sans être insultées et doivent donc se fermer au monde : ainsi, à l’interpellation, ou à l’insulte, la femme ne doit pas s’affirmer comme sujet et répliquer, mais au contraire elle doit se taire, faire preuve de son statut d’objet par le silence que l’on dit consentant. Et si elle réplique, elle risque de subir la tentative de réaffirmation de son statut d’objet par l’agresseur, par la réitération de l’insulte, ou l’agression physique, jusqu’à ce qu’elle se taise et accepte.

 Le recroquevillement, ce  voile sur les gestes, se fait nécessaire pour matérialiser, rendre visible leur pudeur mise à mal à chaque coin de rue. Il faut installer un voile pour qu’ils les laissent tranquilles, pour qu’au moins ils fassent semblant de les respecter. Là s’exerce la pudibonderie, cette exagération, cette affectation de la pudeur. Le port du voile souvent prôné par la religion musulmane est l’aboutissement ultime du recroquevillement, dans toute son absurdité: elles se cachent, elles camouflent leur présence au monde pour qu’ils les laissent tranquilles, sous de faux airs de respect. Car ce semblant soulage les femmes. Il est symptomatique du backlash que les jeunes filles de culture musulmane soient aujourd’hui beaucoup plus nombreuses à porter le voile qu’il y a quelques années, et même, certaines jeunes filles de culture familiale non musulmane couvrent leur tête dans le seul but d’être laissées tranquilles par les garçons.

On ne se recroqueville qu’en se courbant. Les filles doivent s’habiller en garçons ; la jupe révèle le statut de prostituée  parce qu’elle est vêtement féminin. Les filles doivent dissimuler leur corps de femme, et c’est en faisant cela que se réalise la pudibonderie, parce que le corps d’une femme est considéré comme obscène de fait. Le phénomène est évident dans les cités où règne la haine du féminin: on l’a dit plus haut : une fille doit ne pas ressembler à une femme si elle veut être laissée tranquille.

Plus elle ressemblera à un garçon,  moins il y aura de risques d’être agressée, de là à dire qu’une fille habillée de vêtements féminins (jupe, chaussures à talons etc) cherche à être agressée, violée (car ses vêtement sont les signes de ce qui pousse au viol ), le pas est franchi allègrement en permanence.

Il faut ressembler à ce qui a été d’emblée posé comme le même, l’homme viril, et refuser l’autre inférieure, la femme car la femme est non homme, catalyseur d’envie sexuelle hypervirile, catalyseur du viol. Les femmes sont dans la tradition machiste considérées comme soit obscènes soit pudibondes, putes ou mamans, salopes ou coincées, mais le machisme poussé à bout depuis de nombreuses années rend caduque l’alternative au profit de la généralisation : toute femme est pute. Donc, une fille doit soit se masculiniser, soit s’effacer c’est-à-dire effacer sa présence au monde, si elle veut amoindrir les risques d’être traitée en pute -risque qui comporte le viol collectif, négligemment appelé « tournante », qui fait des jeunes filles en lambeaux des « ultraviolées ». Dans les salles de classe des cités, les filles qui vont au tableau enfilent leurs manteaux afin de ne pas être insultées par les garçons qui les  matent.

Le corps des femmes est soit camouflé, sous le voile musulman ou sous les vêtements « neutres » c’est-à-dire masculins(pantalon, couleurs sombres), soit exhibé, dénudé d’une manière toujours provocante, par les publicitaires et les pornophiles.  La jeune fille, portant le voile, ou en jogging, ou en jupe, attend le bus, et l’abribus est tapissé d’une affiche publicitaire pour une marque de lingerie, dont le slogan est « La lingerie à partager » :  l’objet-femme-modèle offert est excitant  et  provocant.

La provocation est, au sens propre, l’incitation à la violence, le caractère de ce qui excite la violence : une femme est provocante en ce qu’elle suscite l’envie et la violence chez un homme. De là, on considère qu’ un homme qui est violent, qui a violé une femme a été provoqué par sa féminité. Ca n’est pas le vêtement   pousse-au-viol   qui « déclenche » la décision de violer, c’est bel et bien le fait d’être femme qui est le catalyseur du viol: n’importe quel vêtement est prétexte au viol tant qu’il est porté par une femme.

 La jeune femme violée par son moniteur de conduite, en Italie il y a quelques années, a vu sa plainte refusée par les instances judiciaires pour le motif suivant : cette jeune femme portait un jeans, mais, étant donné que l’on ne peut enlever un jeans sans le consentement de la personne qui le porte, il n’y a pas eu de viol. Les femmes violées mentent. La jupe n’est qu’un prétexte  parmi d’autres mais il comporte une évidence : pour  la plupart des hommes la jupe est indéniablement appel à la sexualité- réduite dans la pensée androcentrée à la pénétration phallique- donc, pour certains, appel au viol.

Autrement dit  si je montre ma féminité, alors je suis assimilée à une pute : mon corps est disponible puisque consentement et disponibilité sont identifiés. Finalement peu importe mon consentement puisque avant tout ils me voient comme disponible sexuellement. Je suis considérée comme une prostituée, et si nous examinons plus loin encore les implications de cette réalité, se pose-t-on la question du consentement (et donc du risque permanent du viol) des prostituées ?

Cela semble une évidence à l’opinion commune: comme elles sont par moments disponibles sexuellement moyennant argent, on en déduit qu’ elles sont disponibles en tout temps, leur consentement et leur refus sont indifférents au monde.  Porter une jupe équivaut à chercher à être violée selon la pensée machiste laquelle unit la volonté d’une femme et le viol, comme s’il était possible de vouloir être violée[7].

Ainsi, être habillée en femme est provocant en soi. D’où l’implication éclairante : être une femme est provocant. Tel qu’il est considéré, le féminin est provocant de fait, la femme par sa présence auprès de l’homme est la cause de la violence éventuelle de ce dernier. Le féminin s’il se montre est provocant ; s’il se cache , l’est moins. Ainsi, la pudibonderie féminine a pour but de diminuer la violence masculine, laquelle serait  due aux femmes.

Pourtant, quels que soient les efforts d’une femme faits pour dissimuler sa féminité, elle sera toujours obscène de par son corps puisqu’il est irréductiblement , irrémédiablement pourrait-on dire, féminin. L’oscillation est cercle qui enferme les femmes. Aussi masculinisée ou timorée que peut sembler une femme, elle  reste femme , et donc, fondamentalement, obscène.  La femme doit porter le poids de l’obscénité, doit incarner à la fois la pudibonderie et l’obscénité.

Ce qui est obscène est ce qui est féminin, en premier lieu le sexe réel des femmes, qui incarne l’oscillation circulaire entre pudibonderie et obscénité. On réduit le sexe féminin au vagin, celui-ci étant perçu négativement par rapport au pénis (le sexe féminin = le vagin = le pénis inversé) ; on oublie de considérer la vulve et le clitoris. Le pénis est catalyseur d’orgueil, tandis que la vulve est devenue inversement objet de honte.

 On aurait presque l’impression que les femmes n’ont pas de sexe : le vagin serait un pénis par défaut, les femmes n’auraient pas de vrai sexe, c’est-à-dire un sexe aussi visible que celui de l’homme puisque seul le vagin est considéré, elles n’auraient donc pas de sexualité autonome. La femme qui parle de son sexe est obscène, mais les femmes en n’osant pas parler de leur sexe, penchent vers la pudibonderie.

Finalement, c’est parce qu’il semble si différent du sexe masculin que le sexe féminin est obscène. L’obscénité du féminin s’accompagne de son opacité : les hommes ne connaissent pas bien le sexe des femmes, et elles-mêmes le connaissent peu, enfoui qu’il est sous les références au pénis, constantes et omniprésentes : le discours performatif du machisme agit comme une castration. 

Entre ces deux pôles, de l’obscénité à l’opacité, le féminin reste incompréhensible puisqu’il est refusé ; il devient alors mystérieux ou terrifiant. Informe, il est déformé, reformé par la pudibonderie. Les femmes incarneraient le sexe et la sexualité, mais on ne considère pas proprement leur sexe ; le sexe n’aurait pas de sexe, ni de sexualité autre que celle qui vise, symboliquement ou non, à la reproduction en tant que cette dernière est effectivement considérée comme appropriation du privilège des femmes et comme leur domination par la société masculine.

Les hommes ont le droit à l’exubérance, et en même temps au respect de leur pudeur. Les femmes n’ont pas le droit de s’extérioriser et elles n’ont pas le droit au respect de leur pudeur. Il est dans les mœurs que les femmes n’ont pas droit à l’affirmation de leur intimité, pas droit au respect de leur pudeur, tout en ayant le devoir de la pudibonderie.

 

Religion et pornographie

 

Il semble y avoir dans la religion et la pornographie la même oscillation entre pudibonderie et obscénité .

1) Dans la religion telle qu’elle est pratiquée traditionnellement nous trouvons l’origine de la scission mère-prostituée. Dans la religion chrétienne le modèle féminin à imiter est Marie, en tant qu’elle est  mère de Jésus. Or, on remarque que Marie est appelée Vierge Marie, en d’autres termes elle est Vierge Mère, ou mère vierge : Marie, le modèle  féminin qui règne sur les imaginaires de l’humanité christianisée, est une mère vierge .

Or, comment est-ce possible de devenir  enceinte, et d’accoucher, tout en étant  vierge, tout en gardant un hymen intact, c’est-à-dire en n’ayant pas pris un pénis dans son vagin ? Ceci est impossible. Certes  on pourrait arguer de l’aspect miraculeux de la virginité de Marie, mais il reste que la Mère Vierge est l’idéal de féminité présent à l’esprit  des femmes et des hommes réel-le-s.

Pour une femme vraie il est infaisable d’être une mère vierge, et dans cette infaisabilité se dessine  le conflit originel, le conflit premier, qui symbolise la condition de la femme comme  conflit permanent. Marie a nécessairement vécu la pénétration sexuelle : par conséquent, elle est pute (www. feminista.com vol.4, n°5,).  La vérité est qu’il n’y a pas de mère vierge, que toutes les mères ont eu des rapports sexuels avec des hommes, même et avant toutes Marie ; par conséquent, mêmes les mères sont des putes: « motherhood rests upon whoredom », la maternité repose sur la putasserie.

  2)A première vue, seules les prostituées-femmes sont présentes sur la scène pornographique, ce qui permettrait de faire perdurer les divisions mère-prostituée, pudibonderie -obscénité.

Mais dans la pornographie le cercle ne se fait plus entre pudibonderie et obscénité ; il forme une clôture qui cerne  les femmes, en les engluant dans l’obscénité. Ici, la femme est présente au monde comme prostituée, comme femme qui est utilisable par tous les hommes qui ont envie d’elle. La confusion évoquée plus haut entre le consentement et la disponibilité est en effet totale. De fait le terme « consentement » a deux significations :

 1) le consentement est adhésion active, pleine, à quelque chose   

 2) le consentement est cession, soumission à la force de l’autre

 Dans les cas de viol, le consentement de la femme violée (le fameux « elle était consentante ») allégué par celui ou ceux qui l’ont violée relève de la 2ème signification . On peut alors envisager le glissement opéré par la pensée  machiste, allant du consentement (au 1er sens) sexuel d’une femme à sa disponibilité (conséquence du 2ème sens) sexuelle, qui est nécessairement totale, permanente, sans répit, dépendante du bon vouloir des hommes qui veulent user du corps féminin : la femme est esclave sexuelle. La pornographie est le lieu du traitement de l’objet-femme : on voit dans les films pornographiques comment est traité l’objet-femme montré dans la publicité et suggéré par les regards machistes. L’ extension du terme « prostituée » à toutes les femmes absorbe l’alternative  mère/prostituée .

Les femmes sont divisées en catégories nommées sur les jaquettes des K7, ou sur les rayons des vidéoclubs, selon la couleur de la peau, des cheveux, l’âge, la classe sociale, la morphologie, etc, des « actrices ». La prostituée enceinte a un statut  singulier : elle est «  the Queen of  the Sluts « (ibid.), la Reine des Putes, puisqu’elle incarne la fusion ultime de l’alternative traditionnelle.  Finalement, les mères sont des putes et les putes sont des mères.

C’est de la « libération sexuelle » que vient la transformation de l’alternative, libération sexuelle qui n’en a pas été une, au contraire, puisqu’elle est devenue enchaînement sexuel à des normes activées par la pornographie.  La pornographie montre qu’aucune femme ne méritant le respect, toutes doivent être traitées comme des objets-femmes. L’hypocrisie de l’alternative maman-femme respectable et respectée/ putain-femme à ne pas respecter se maintient tandis  que la généralisation semble l’avoir emporté dans l’opinion commune; c’est là une des incohérences du discours machiste.

La pute est objet en ce que les hommes la prennent selon leur envie, elle ne sert qu’à être baisée, elle est « fuckstation whore ». L’objet-femme est pris, possédé, mais puisque l’objet en question est femme et par là, possède  une parenté avec l’être humain, en ce qu’elle est le sous-homme par excellence, il s’établit une relation affective entre l’homme qui la prend en objet et elle. Il y a communication verbale et non-verbale ; même si la femme est déjà dominée puisqu’elle est sous-homme, c’est parce qu’elle est vivante qu’apparaît la nécessité de réaffirmer la position de chacun-e.

La relation est relation de domination, domination figée du  côté masculin: l’homme domine la femme, ce sous-homme. Ce discours de domination brutale, violente est constamment à l’œuvre dans les revues « masculines » et dans la langue machiste. On se trouve ainsi dans un processus permanent  de réaffirmation du pouvoir, car jamais le pouvoir viril ne semble être assez  fort, comme le suggère de manière édifiante cette chanson de corps de garde :

 

         A la tienne Etienne, à la tienne mon gars !

>         Sans ces garces de femmes, nous serions tous des frères !

         A la tienne Etienne, à la tienne mon gars !

         Sans ces garces de femmes, nous serions tous des rois !

 

On trouve ici l’illustration d’une utopie machiste, un lieu sans femmes, entièrement viril, où chaque homme serait roi, détenteur d’un pouvoir à la fois absolu et également partagé : nous voici renvoyé-e-s à l’idéal égalitaire masculin de la démocratie né avec la Révolution française. Cette utopie exprime particulièrement bien la contradiction fondamentale de la pensée machiste, celle de viser à l’annihilation - disparition de celles sans lesquelles les hommes n’existeraient pas, cette contradiction même fortifiant la crispation propre à la volonté obsessionnelle de fixation du pouvoir viril, contre le pouvoir reproductif féminin. 

 

  Le sacrifice de la pudeur féminine 

 

L’objet-femme est le corollaire de la logique de sacrifice pesant sur la condition des femmes ; plus encore, l’objet-femme doit être sacrifié de manière ultime, par le viol, la torture, la mort. La femme doit être sacrifiée et doit se sacrifier ; on remarque, dans la perspective de la scission sujet-objet, que pour une femme le verbe doit être réalisé par le sujet (elle-même), et en même temps, un autre agent (un homme, la société) doit réaliser le verbe sur elle.

 Dans la pornographie  le corps féminin est l’objet à sacrifier sexuellement, c’est-à-dire, intimement . La femme offerte dans la publicité pour le parfum Opium est une femme sacrifiée : d’une blancheur fantomatique, elle s’abandonne et/ou (on ne sait plus où est la frontière, s’il y en a une) est abandonnée, se donne à voir et/ou est donnée à voir, elle se sacrifie : celle qui est considérée comme  « l’Origine du monde » doit être  sacrifiée car tout est (confusément) de sa faute. Etant sacrifiée elle sacrifie la pudeur des femmes : son obscénité rend les femmes obscènes. Cela fonctionne en ondes circulaires.

Le beau corps féminin est un corps mortifié. On voit en permanence dans les films à « grand public » les femmes belles être, un peu ou beaucoup, maltraitées, violées ou tuées. Dans « Eyes Wide Shut » de Kubrick par exemple, le phénomène est évident : on ne retient des personnages féminins secondaires que la beauté plastique et la mort.

Dans le château, les quelques femmes (dont on comprend plus tard qu’elles sont probablement des  prostituées)sont de  beaux corps quasi nus et sans tête. Une belle femme meurt, une autre se sacrifie/est sacrifiée pour sauver le personnage principal, une jeune fille souriante est prostituée par son père. On voit le beau corps de la  femme morte à la morgue.   Il y a comme une logique processuelle qui fait de la beauté féminine une beauté figée (puisque sexuée et sexualisée) dont le destin est de mourir sacrifiée. Or, les femmes doivent être belles. Elles doivent être belles et elles seront sacrifiées.

La pornographie mortifie les femmes, elles gangrène leur corps en faisant de chaque membre un lieu sexualisé et  violable, un terrain de pénétration (« Nasal sex. When her three holes become tiresome, pack the nasal passage. A little snot helps a big prick go a long way » (Hustler magazine, cité par Grussendorf). : la pornographie est la nécrose des femmes. A cette nécrose c’est par l’amputation du corps féminin que l’on  croit remédier, en le dissimulant.

 « La » femme est une île, une terre, à conquérir, plus ou moins accessible, si possible  vierge: « la » femme est  terrain de jeu pour les hommes. « La » femme est objectivée en permanence et c’est en cela que se forme le terreau fertile du fascisme, puisque celui-ci repose sur l’objectivation et l’instrumentalisation de l’humanité. La pornographie  est fascisante : elle conditionne ceux qui regardent ses produits à mépriser et à jouir de la dégradation et la souffrance de l’humanité .

On ne sait pas que les nazis ont inondé la Pologne de pornographie comme outil d’abrutissement du peuple : « [La pornographie] aliène. Elle isole. Cette fonction d’isolement a été bien comprise par les Nazis, passés maîtres dans l’art de la propagande. Lors de l’invasion de la Pologne, ils inondèrent le pays de pornographie afin de retarder le plus possible la constitution de groupes de résistants » (Poulin, :27). Le machisme, qui cautionne plus ou moins consciemment le viol, la torture et le sacrifice des femmes est  l’idéologie-croyance fascisante la plus répandue. La condition insupportable de millions de femmes dans les pays musulmans, montre, en dépit de l’indifférence mondiale à leur égard, à quel degré de mépris pour l’humanité  une nation se trouve.

 De fait, l’obscénité pornographique encercle les femmes  puisque la pornographie  trace les limites normatives au-delà desquelles les femmes ne doivent pas s’aventurer. Au contraire, elles doivent évoluer selon les modèles pornographiques  en vigueur : au sein même de l’obscène les femmes n’ont plus que le rôle de pute à jouer. Selon les tenants machistes de la « libération sexuelle », une actrice de « X » est une femme libérée.

Par conséquent, une femme doit agir sexuellement comme  une actrice de « X ». Elle pousse ainsi à bout les implications de la scission sujet-objet : la sexualité féminine est formée par la  contrainte, et donc, le viol est le paradigme de cette sexualité pornographique, en acte chez les jeunes filles et les jeunes femmes. Cette sexualité est déstructuration de leur rapport au plaisir, déstructuration de leur sexualité et de leur intimité.

 

Le viol  

La modalité parfaite de la relation de domination est le viol. La gravité du viol réside dans l’appropriation de l’esprit et du corps de la femme par un autre, cette appropriation produit le doute quant à la volonté de celle qui est violée : elle ne peut pas saisir clairement que sa volonté est piratée par quelqu’un d’autre, contre lequel elle ne peut pas grand chose puisque le rapport de force a tourné  en sa défaveur. Je ne m’attarde pas sur le viol en tant qu’il est l’ultime appropriation psychique et physique de soi par l’autre (appropriation par laquelle le violeur ne prend pas une femme de force, mais la force à le prendre dans son corps)mais je le considère ici en tant qu’attentat à la pudeur, ce qui se réalise en même temps que l’appropriation.

Le fait que ce crime ait autrefois été classé comme attentat à la pudeur est en effet éclairant pour mon propos : le viol est attentat à la pudeur en ce qu’il est pénétration forcée d’un corps, ce corps qui est à la fois barrière et ouverture au monde, corps qui est protégé par, et protection de, la pudeur. Au contraire de l’intention qui faisait du viol non un crime mais un simple attentat à la pudeur, je suggère de considérer le viol comme le pire crime qui soit parce qu’entre autres il est attentat à, crime contre, la pudeur.

Le sexe est la partie corporelle où le plaisir peut être physiologiquement le plus fort, de telle sorte  qu’il est devenu difficilement acceptable pour la société et qu’il a fallu le réduire à la fonction de procréation et le couvrir de honte, en l’occurrence chez les femmes. Le sexe devient alors le lieu emblématique de la pudeur, et prétexte à pudibonderie : le sexe des femmes est si obscène qu’il faut taire son caractère indépendant du pénis et de l’enfant. Cet endroit où le plaisir est singulièrement fort, indécent, nécessite une intimité pour que le plaisir puisse se réaliser.

 La sexualité nécessite l’intimité. Avec une personne que je désire, je vais au-delà de ma pudeur à mesure que mon intimité avec elle se crée, je la porte avec moi, je jouis de l’intimité qui existe avec l’autre. L’homme qui viole une femme jette sur la pudeur de la victime  une lumière extrêmement brutale et la saccage. L’intimité de la femme violée est mise  à la disposition du violeur, elle est désintimisée, vidée d’elle-même. Or cette intimité est bien le lieu où se joue l’équilibre de la personne entre le monde intérieur et le monde extérieur, le corps incarnant cette frontière.

Aujourd’hui le viol n’est toujours pas reconnu dans sa réalité, avec ceci de propre au viol qu’il est le seul crime pour lequel la culpabilité retombe sur la victime, et non sur le bourreau. On retrouve ici la caractéristique de l’attentat à la pudeur qui fait culpabiliser celle ou celui qui en est victime, et lui coupe la parole. Il faut probablement  relier le refus obstiné de cette reconnaissance de la gravité du viol au refus de reconnaître aux femmes le droit à la pudeur, à l’intimité, à la volonté subjective, irréductible à la volonté des autres.

Les femmes ne sont pas pleinement reconnues comme sujets, et cette absence de reconnaissance s’exprime par l’absence de respect de la pudeur des femmes. Nous l’avons vu plus haut : le consentement d’une femme n’est pas pris en compte, seul importe le fait qu’elle soit présente au monde. De là, le viol se situe bien dans la logique de destruction de la pudeur féminine, destruction et affirmation de la non-existence de la pudeur.

Un exemple : la société refuse le droit à la pudeur d’une femme qui invite un homme chez elle et qui refuse un rapport sexuel qu’il lui propose. S’il la viole, et si elle porte plainte, il y a peu de chances pour que sa plainte soit entendue : en effet, les mœurs estimeront qu’elle n’aurait pas dû l’inviter chez elle si elle refusait tout rapport sexuel (si elle ne voulait pas être violée pourrions-nous entendre). La femme doit se montrer pudibonde et refuser d’inviter l’homme à prendre un verre et converser, elle n’ a pas le droit de refuser un rapport sexuel si elle n’a pas été pudibonde : elle n’a pas le droit à la pudeur. Elle doit accepter le rapport sexuel, c’est « bien fait pour elle » si elle a été violée, « ça lui apprendra »…la pudibonderie.

Contrairement à ce que proclament les machistes hypocrites qui aiment à fantasmer certaines femmes sur un piédestal, les femmes ne sont pas sacrées, puisqu’elles n’ont pas le droit absolu au respect, au contraire : elles sont les objets de la profanation légitime.  

  Que faire ?

 

        Comment sauver sa pudeur ? Certaines se promènent visage et corps voilés (au sens figuré ou propre), d’autres se complaisent dans l’obscénité qui les enferme, comme pour la dépasser mais elles savent au fond que rien n’y fait, qu’à force de jouer avec sa pudeur une femme toujours en est victime -les femmes n’ont pas vraiment le droit de jouer- et pourtant c’est bien de ce statut permanent de victime dont elles ont honte, et dont elles voudraient se débarrasser.  Il est honteux d’être une victime, il est honteux d’être une femme.

Il ne semble pas y avoir d’autre solution que d’aller au bout de ce qu’implique ce statut qui transpire du corps féminin, alors elles se font une apparence presque aussi machiste, presque aussi misogyne que celle des hommes. Elles se renient et trouvent la force pervertie de se moquer d’elles-mêmes et de leurs sœurs devenues ennemies.

 

  L’audace féministe

 

D’autres encore s’en vont hors des sentiers battus, transformant la promenade en quête. Pourquoi en est-il ainsi ? se demande une jeune fille agressée dans sa pudeur. La réponse est longue à trouver, un voyage n’y suffit pas. Il faut s’engager dans la quête d’une réponse et pour cela il faut trouver l’audace d’aller là où tout le monde crache. Ici commence le cheminement féministe, dans la volonté de savoir pourquoi les choses sont telles quelles  entre les hommes et les femmes. Etre une femme féministe consiste fondamentalement dans le fait de savoir être audacieuse afin de revendiquer sa pudeur, car l’un des buts est le droit à l’intimité, et le respect de ce droit.

Où se trouve la pudeur des femmes ? Où se trouve ma pudeur de femme ? Toujours là, elle est fragilisée, presque annihilée. Comment la reconstituer sûrement ? La scission sujet-objet est opérante en moi, je ne peux le nier, aussi grands puissent être mes efforts. La question peut alors devenir : comment se construire quand on est sans cesse rendue destructible? Continuer de se construire nécessite de s’inscrire dans une logique de résilience, c’est-à-dire de capacité à affirmer positivement son identité malgré les agressions ou traumatismes.

 Ici être résiliente équivaudrait à valoriser positivement sa « féminité »,son appartenance au sexe féminin, son existence avec un sexe et un corps de femme. Le passage du général au particulier subjectif semble nécessaire . Je suis obligée de dire « je » si je veux retrouver ma pudeur. Il me semble trop souvent que le regard masculin ne voie qu’un morceau de moi, morceau d’humain, de femme, de chair, or je veux être considérée pleinement comme sujet.

Dire « je » c’est me reconstituer ; je ne suis plus morceau de femme, je suis femme avec son vécu, entière et lucide. Et c’est ici qu’apparaît une impudeur particulière : l’impudeur propre au discours féministe lorsqu’il est tenu par des femmes. En tant que femme, mon expérience du monde est différente de l’expérience masculine qui se dit universelle parce qu’elle serait neutre ; dire mon expérience c’est me poser face à l’expérience et au discours masculins et donc, s’opposer à eux, autrement dit, dans ce contexte, s’en distinguer, et se distinguer de quelque chose revient à mettre en question l’ évidence première de cette chose.

Dire mon expérience du monde est essentiellement choquant, difficilement compréhensible et acceptable pour les autres qui pensent au masculin « neutre ». Quand je féminise la langue en ajoutant les « e » manquants, je gêne. Quand je dis que la sexualité est androcentrée, et que je le prouve en rendant visible l’obsession de la pénétration, je choque. Quand je parle de la sexualité, je donne à voir ma perception de la sexualité, donc une part de mon intimité : et comme celle-ci est féminine dans sa réalité et sa quotidienneté, elle semble obscène.

 Il est frappant de constater que la mise en question et la dénonciation de la situation globale des femmes par rapport aux hommes se trouve constamment en butte à des remarques quant à la sexualité, à la vie intime des femmes qui mettent en œuvre ce questionnement. Après la parution du Deuxième sexe, François Mauriac écrivait à Jean Cau « désormais nous savons tout du vagin de votre patronne». On ne peut qu’être interloqué-e par le caractère absolument violent et réducteur de cette phrase après avoir lu l’œuvre magistrale dans laquelle Beauvoir parvient  à « décrire le fond commun sur lequel s’enlève toute existence féminine singulière ». Mauriac sous-entendait que le fait d’avoir mis en lumière l’expérience féminine valait à Beauvoir d’être traiter de prostituée, de par l’aspect public de cette mise en lumière.

En effet lire Le deuxième sexe est choquant, il y a (encore) là une obscénité particulière, celle de parler de la féminité telle qu’elle est réellement vécue, loin des fantasmes de toutes sortes et du mensonge traditionnel, loin du flou artificiel de la pudibonderie, au sein de la condition des femmes dans ce qu’elle a de plus tragiquement réel : c’est la mise à jour de cette tragédie quotidienne, dans tous ses détails, qui est considérée comme obscène.

Dans l’énonciation, c’est le détail qui fait l’obscénité, on l’a vu plus haut . A l’impudeur particulière de la pensée féministe les machistes répondent par une obscénité  qui voudrait couvrir la première mais celle-ci l’excède, fondamentale, permanente, omniprésente, indéniable bien que sans cesse refoulée. On réplique par l’insulte obscène (« hystériques », « mal-baisées » , etc.) à celles qui dévoilent le réel des femmes.

Etre une femme féministe, c’est s’exposer en voulant explicitement assumer sa présence au monde, en revendiquant son accès au monde et le contrôle de cet accès et de cette présence par soi-même. Une contradiction semble émerger :il s’agit de demander le respect à la pudeur, tout en étant d’emblée impudique. Si je demande que ma sexualité féminine soit considérée, cela implique que j’expose mon intimité, que je soie impudique.

 Etre féministe semble alors être indissociable du fait d’être impudique, créant la gêne, l’embarras voire la colère. Il s’agit de se montrer, de montrer, et de rendre visible ce qui jamais n’est perçu autrement que sur le mode de la plaisanterie suggestive et elliptique, plaisanterie dont la fonction est de maintenir le flou de la féminité (« l’éternel féminin »), et d’affirmer le pouvoir évident de la masculinité. Le discours féministe tenu par une femme frise sans cesse une sorte d’obscénité aux yeux de ceux et celles qui sont gênés par lui. Une femme féministe est impudique, à la différence d’un homme féministe. Elle révèle l’injustice qu’elle-même vit au jour le jour, intimement, tandis que lui s’engage positivement contre cette injustice.

Cette sorte d’impudeur renvoie à une autre sorte d’impudeur, celle qui est propre au « féminin » que nous avons vue plus haut. L’aversion envers les femmes féministes révèlent la misogynie fondamentale, constitutive de la société en ce que cette dernière s’est structurée par la domination masculine: la revendication féministe  choque quand elle est exprimée par une femme, elle étonne quand c’est un homme. Pour les hommes, et dans une moindre mesure (problématique)pour les femmes, le féminin donc est obscène en soi, en ce qu’il est autre oscillant entre opacité et obscénité.

 Ce qui est autre risque d’être choquant, et par là, frise l’obscène , or dans notre cadre cognitif androcentré et misogyne il n’y a rien de plus autre que le féminin : le  « verrouillage mental »   créé par le machisme et la misogynie dans la cognition empêche la pensée, philosophique en l’occurrence,  de progresser avec cohérence (Le Sexe du savoir,Michèle Le Doeuff, 1998) .

Le discours féministe est obscène (sens 1)parce qu’il met en lumière l’autre qui devrait rester opaque et obscène(sens 2). Si je rends aux mots la réalité féminine qu’ils (re)couvrent, je mets en lumière l’obscénisation du féminin : mon chien est une chienne (en anglais : my dog is a bitch); la salope donne à voir quelque chose de bien plus obscène que le salaud, et une femme pourrait être directeur.

Une des différences premières est la différence des sexes, si radicale qu’elle est à la fois murmurée et exacerbée. Murmurée  parce que rares sont les philosophes  qui osent s’avancer explicitement à interroger, examiner, questionner avec exigence le donné sexué du monde et de l’être humain. Exacerbée parce que les sociétés ont tenté de construire deux mondes comme il y a deux sexes, l’un dominant l’autre, dans une logique de fixation des corps à leur sexe.

En fin de compte cette obscénité féministe n’en est pas vraiment une, ce qui ressemblait à de l’obscénité dans le féminisme  est audace : l’audace féminine et féministe est perçue comme obscène, car son « obscénité » est politique : le féminisme est on ne peut plus subversif. Je rends honneur à Constance Pipelet(dont le nom sera transformé en un désobligeant adjectif visant logiquement les femmes) qui exhortait, qui continue d’exhorter les femmes, avec son «osons ! »  que j’entends plein d’appréhension, de joie et surtout d’espoir. Un plaisir certain, bien que mélangé, est éprouvé à être audacieuse.

 

De l’étude, des arts, la carrière est ouverte ;

           Osons y pénétrer.

 

Oser apprendre, oser connaître, oser créer selon Pipelet (Fraisse,1989 :84).. L’exhortation sera reprise par les féministes du dix-neuvième siècle, et je continue de la faire mienne. Les deux passages qui suivent sont deux ouvertures à la réflexion, déjà existante ou à venir.

 L’art

 

Oser  dire, faire, croire. Oser montrer ma réalité de femme. L’art fait par des femmes   est souvent  impudique :  les oeuvres  de nombreuses artistes suggèrent leur expérience féminine du monde (Grosenick, 2001 et Phelan, 2001, dont je cite quelques extraits) L’art est en effet un moyen particulièrement bien choisi afin d’exprimer son expérience propre et  de donner à penser. La phrase de Elke Krystufek s’inscrit à juste titre dans notre réflexion :

«  Why does everybody think that women are debasing themselves when we expose the conditions of our own debasement ? ». Certaines artistes comme Valie Export, Carolee Schneeman, Hannah Wilke donnent à penser sur le fait de vivre avec un corps féminin :. A propos de cette dernière je songe à « S.O.S. Starification Objet Series »(1974-1982), série d’autoportraits dans lesquels son corps est couvert de «stigmates de chewing-gum imitant des vagins, montrant que, comme la nudité, le corps exposé aux regards concupiscents est entièrement sexualisé, mais aussi est corps qui peut être blessé et scarifié », et à la série «So Help Me Hannah »(1978) où sa nudité et l’arme qu’elle tient sont confrontées dans notre imaginaire.

D’autres  artistes dépeignent leur vécu particulier : Frida Kahlo, particulièrement émouvante  dans « Henri Ford Hospital o La cama volando »en 1932 et « La columna rota » en 1944, entre autres tableaux. D’autres encore vont très loin dans l’engagement artistique en montrant l’implication des modèles esthétiques féminins en tant qu’ils sont glorifiés par les artistes masculins : Orlan a fait filmer les interventions chirurgicales qui devaient faire d’elle la synthèse vivante de ces modèles, une « caricature de la tradition esthétique idéale » dans une démarche où en Galatée elle réalise sur elle-même ce que Pygmalion voulait faire.

L’aspect sacrificiel conscient de soi de nombreuses artistes (Orlan, Gina Pane) est évident : elles font de leur corps le lieu de leurs expériences, lieu de travail, pour éveiller les spectateurs et spectatrices. L’audace de certaines artistes frise souvent la mise en péril de soi .Avec l’art est rendue manifeste la revendication au droit à la pudeur et au droit à une impudeur tenant de cette obscénité que l’on trouve dans la dénonciation du machisme : l’engagement artistique, en ce qu’il relève du choix volontaire, semble permettre une réappropriation (donc le contrôle par soi)de son corps et de la manière dont il est perçu par la société.

L’art fait par les femmes est souvent très subversif, et  peu reconnu par le monde de l’art établi, presque intégralement masculin. « Do women have to be naked to get into the Metropolitan Museum ? » la question des Guerilla Girls[8] Au sein même d’un  niveau que l’on aurait pu considérer comme lieu où toute audace est légitime, les instances de reconnaissance des artistes refusent encore le déploiement de la subversion féminine.

L’audace consiste entre autres à éclairer les tenants de la réalité que l’on nous propose. La pornographie est devenue la réalité normative de la sexualité, le refuser revient à prendre le risque d’être traité-e de  moralisatrice . Pourtant, autre chose est possible ; autre et mieux que la réduction pornographique, réduction de la sexualité à une ensemble de « pratiques » régies par la contrainte violente sur les femmes et l’obsession de la domination masculine.

 

L’érotisme contre la pornographie ?

 

        La pornographie comme média parfait de l’idéologie machiste, pousse la pudeur des femmes à la ruine, et cet ébranlement rend impossible ce qui est proprement érotique. L’érotisme nécessite la pudeur, et le droit à la pudeur, des femmes comme des hommes, parce que dans la pornographie, la femme se perd dans son objectivation et l’homme se perd dans l’hypervirilité. La pornographie n’est pas révélatrice d’une quelconque libération sexuelle, bien au contraire, elle est enfermement, lieu où l’excitation sexuelle fonctionne en un cercle fermé liant et figeant les hommes qui utilisent comme moyens de cette excitation les objets-femmes.

Le désir sexuel naît du mystère, lui-même procédant de l’altérité: plus précisément le désir authentique accepte et recherche le mystère qui traverse et entoure l’autre. Le respect de l’intimité est indispensable pour que puisse s’épanouir la sexualité. Nous nous sommes surtout intéressées ici aux relations à soi dans le domaine public, auquel s’oppose l’espace privé. Le privé est politique, en ce que notre individualité et nos rapports interpersonnels sont sous-tendus par des tendances sociales de pouvoir, puisque personne ne peut prétendre échapper complètement à sa situation sexuelle, sociale et culturelle.

 La domination masculine est là, entre un homme et une femme, plus ou moins brutalement ou subrepticement. Cependant, ce qui caractérise mes rapports avec les autres dans l’espace privé consiste en la possibilité d’une intimité qui fait percevoir les choses autrement  : dans la relation amoureuse, désirante, qui lie une femme et un homme, nous pourrons trouver de l’impudeur dans l’érotisme et de la pudeur dans la pornographie qu’ils perçoivent, cette perception révélant la plasticité du champ sémantique de la pudeur et de l’obscénité, car une dynamique est à l’œuvre qui rend fuyants ces termes à l’approche d’une définition et qui se déplacent avec la tentative d’une compréhension.

Nous nous trouvons dans une situation dialectique, où  la pudeur renvoie à l’impudeur et à l’obscène dans un mouvement permanent de re-précision et de  distanciation. Un problème se pose alors quant à la légitimité d’une  classification érotisme-lieu de respect de la pudeur / pornographie-lieu de l’obscène parce que cette distinction trouverait rapidement des limites, dues à la plasticité des termes. Or, le privé est politique :au sein même d’une intimité partagée, les regards ne peuvent échapper à l’imaginaire pornographique qui détruit les femmes. Pourrions-nous alors envisager une pornographie qui ne nous objectiverait pas ?

C’est le problème fondamental de l’aptitude du langage à exprimer une réalité  qui émerge ici : on a vu avec les insultes que la langue est machiste. Face à la difficulté de toute entreprise révolutionnaire la réappropriation de certains termes et de la réalité qu’ils signifiaient offre une possibilité ; ainsi, une certaine pornographie se réclame du féminisme. Dans quelle mesure la pornographie et le féminisme sont-ils compatibles, sachant que les deux termes sont multiformes ? Nous rejoindrions la théorie queer en posant la circularité du pouvoir comme caractéristique essentielle d’une pornographie  féministe. Mais cette appropriation, ce geste positivant, doit se faire en gardant à l’esprit que la majorité des productions pornographiques sont inacceptables au vu des conséquences qu’elles génèrent.

                                       * * *

 

Revendiquer l’accès au monde c’est donc revendiquer le respect de ma pudeur par les autres, par tous les hommes, qui se situent en même temps que moi dans le monde : la pudeur a donc bien une dimension éthique, même si elle ne s’y réduit pas, même si elle l’excède. La pudeur recoupe l’éthique ; à celle-ci j’attache l’authenticité vivante, le contraire d’une morne  austérité. L’attentat à la pudeur se fait par l’abolition de la parole, donc pour réintégrer ma pudeur je retrouve la parole et la rend publique même si cette publicité-ci me rend en quelques sorte  impudique aux yeux de tous et toutes.

Etre une femme féministe c’est partir à la recherche du respect de sa pudeur et de sa dignité d’être humain ; sa liberté. Cela nécessite le dépassement de ce qui est considéré comme impudique, obscène, dépassement de l’opinion morale (propre aux mœurs), publique, par mon opinion qui ne se fait que par ma réflexion, c’est-à-dire le retour de ma pensée, de ma subjectivité, sur elle-même. Telle est la difficulté presque insurmontable du féminisme : les deux niveaux des lois et des mœurs sont difficilement saisissables en ce que d’une part les lois ne peuvent être assurées si les mœurs ne les soutiennent pas, et d’autre part, les mœurs sont parcourues et imprégnées d’un rapport conflictuel au féminin, rapport tendant au refus pourtant infaisable.

Le féminisme est-il contre-nature, contre la nature du corps social qui serait antiféminine et antiféministe ? On retrouve ici le glissement entre nature et culture propre à la question de la différence des sexes : on ne pourrait rien  faire contre la misogynie, comme si elle était intrinsèque à la société. Or la société n’est pas naturellement mais  structurellement misogyne, et elle l’est parce qu’il y a domination masculine.

Etre féministe consiste alors en un cheminement vertigineux parce qu’extrêmement solitaire, d’une solitude résultant de l’atomisation caractéristique de la condition féminine, atomisation qui se retrouve dans le mouvement féministe et qui affaiblit la portée de ses impulsions. Cette réalité pose avec une acuité singulière une question fondamentale, celle de l’héritage et de sa transmission, dans cette dimension même  où la filiation est sans cesse érodée par les forces de la société.

 Ce cheminement, je le mène alors dans la structure de la société, dans ses lieux les plus opaques et les plus repliés sur eux-mêmes. Ce cheminement  est aussi quête , dont l’objet est sans cesse empêché par la force des mœurs et les manques des lois, pourtant il résiste, il demeure, fragile et sublime : ce but est le bonheur entre les sexes. Toujours présent à mon esprit et dans mon cœur, il a la puissance de l’idéal, mais aussi l’irréalité de l’utopie, alors ma lucidité face au monde effectif me pousse à vouloir au moins une chose, qui est la conscience de mon mouvement continu vers la liberté, mouvement qui me porte à la fois à assumer et à surplomber le monde.

Il est de mon devoir, en tant qu’être humain c’est-à-dire digne et bel, d’être féministe. C’est l’espoir  qui me pousse à avancer, à poursuivre cette marche irrégulière ; me projetant dans l’avenir, il me fait actualiser ma liberté, et par là, il éclaire enfin tout ce qui a déjà été fait par les femmes libres qui m’ont précédée. L’espoir est-il « ce qui nous rend indestructibles », comme l’écrit Ernest Bloch dans L’esprit de l’utopie ? Située dans le monde, j’existe fragilisée, destructible mais forte. Et, oui, je tiens l’espoir en moi, peu importe sous quelle modalité :  cela reste d’autant plus mystérieux que c’est bien l’espoir lui-même qui est, à proprement parler, indestructible, lieu d’échos entre les actions actuelles, passées , et à venir.

 

 

références

Brahami, Frédéric, 2001 (« Les lois et les mœurs dans le scepticisme moderne », Cahiers Philosophiques de Strasbourg, STRASBOURG, TOME 11,VRIN

 Beauvoir, Simone. Le deuxième sexe, 1949, tome 2, PARIS, GALLIMARD

Fraisse ,Geneviève  .1989. Muse de la Raison. PARIS, GALLIMARD

Dominique  Frischer. 2001. La revanche des misogynes, PARIS, ALBIN MICHEL

www. feminista.com (« Women As Wombs, Women As Holes - Abortion, Prostitution, and the Sexual Enslavement of Women », Christine Grussendorf, Feminista ! vol.4, n°5, OCTOBRE 2001

Poulin, Richard , 1993, La violence pornographique, MENS-SUR-MORGES, CABEDITA

Le Doeuff, Michèle .1998. Le Sexe du savoir,PARIS, AUBIER

 

 Grosenick, 2001 Women Artists –Femmes artistes du 20ème et 21ème-    , COLOGNE, TASCHEN

 Reckitt and Phelan. 2001. Art and Feminism, LONDON, PHAIDON

 

 

 

 

Note biographique

Anne Dao a 24 ans et termine son mémoire de maîtrise en philosophie, qui traite de la relation différence des sexes - sacrifice dans la Phénoménologie de l’esprit et les Principes de la philosophie du droit de Hegel. Elle s’intéresse avant tout à l’anthropologie, aux études de genre, aux thèmes du pouvoir et de la sexualité (“Un rapport simplement sexuel”, 2001). Elle détient un DEUG d’anglais. Elle écrit des poèmes, des nouvelles et prépare un roman.

 

 

 

 



[1]  L’ explication de Martine Morenon est capitale pour la compréhension de l’étude ici présentée, car elle éclaire l’enjeu du questionnement sur la pudeur . L’impudeur réalisée par une personne coupe la parole de celle qui la subit et lui fait porter le poids de l’impudeur ; la victime se sent ainsi fautive. Un lien fort existe entre la pudeur et la sexualité, et ce sur deux plans : le regard et la parole. La pudeur ne s’oppose pas à l’acte mais au discours sur l’acte. L’impudeur, discours explicite, vise à anéantir l’écart entre l’acte et la parole, nécessaire entre amants ; ainsi l’énonciation produit l’impudeur, et plus précisément :  dans l’énonciation, c’est le détail qui fait l’impudeur. L’espace de l’obscène est une « mise à nu sans réserve, une exposition sans mesure » (Le Hénaff ). L’acte corporel devient obscène si la parole, l’écrit ou l’image en font un objet de communication. La suggestion érotique par le verbe ou par le geste, si elle vise et atteint un être linguistique, interpelle aussi l’être sexué qu’il ne manque pas d’être ; l’offenseur s’adresse à sa réceptivité sexuelle. Il assigne dans son être sexué une personne qui ne s’est pas engagée dans cet ordre de communication ni abstraite du langage. Interpellée dans son identité sexuelle, la victime laisse inscrire en son corps tous les signifiés interdits que la langue avait pour fonction de refouler et qu’elle n’accepte pas en cet instant.

L’opposition entre la parole et le corps renvoie inéluctablement le sujet à un univers pré linguistique, dès l’instant qu’il est affecté dans son corps, dans tous les cas et quel que soit le niveau de consentement. Il y confiscation du symbolique et la victime se trouve face au non symbolique, autrement dit à l’inceste. L’impudeur génère la défaillance des chaînes de signifiants. Ces extraits proviennent du site internet de la psychologue Martine Morenon, consacré à la pudeur : http://perso.wanadoo.fr/martine.morenon/ 

[2] Selon l’anthropologue Françoise  Héritier, la pensée humaine s’est faite par la constitution de couples d’opposés, comme le chaud et le froid, le  supérieur et l’inférieur etc. La correspondance entre d’une part le masculin (assimilé au mâle) et le féminin (assimilé à la femme) et l’ensemble des couples d’oppositions  binaires s’est faite arbitrairement, selon un principe directeur, celui de la domination masculine, laquelle s’est faite par l’appropriation du pouvoir reproducteur (le « privilège »)des femmes par les hommes. Le privilège féminin a été transformé en asservissement. Selon Héritier l’accès des femmes à la contraception permet le retournement (partiel) de cette situation d’asservissement, puisqu’elle permet la réappropriation du privilège des femmes ; ce n’est pas parce qu’ une situation existe depuis très longtemps qu’elle ne peut être radicalement changée. En cela, la contraception représente une évolution fondamentale dans l’histoire de l’humanité. 

[3] 3)  « Psychologie sociale », Myers et Lamarche, Québec, Mc Graw-Hill : en 1984, l’enquête de Geis  montre que le visionnage de spots publicitaires dans lesquels les rôles sexués sont inversés (une femme rentre dans son foyer après une journée de travail, son époux lui a préparé un repas) amène les spectatrices à exprimer inhabituellement des ambitions professionnelles. Le nombre de ces spots était de 4, on peut avoir une vague idée de l’influence de la publicité sur la  perception des rôles sexués quand on sait qu’au cours de la croissance un-e personne voit 350 000 spots. En 1989 selon l’enquête de Hansen  le visionnage de vidéo-clips de rock influence le regard des spectateurs sur les femmes, considérées comme soumises et « sexuelles » après avoir vu des clips où sont présents un homme machiste et une femme « sexuellement consentante ».Les années 1980 ont été plutôt riches en publicité où les femmes étaient présentées comme ambitieuses et actives. Suite à la perte grandissante de  pouvoir du BVP, la situation s’est progressivement dégradée.

[4] La réalité quotidienne de la vie dans une cité me semble particulièrement difficile en comparaison avec le reste de la société française ; prendre conscience de cette particularité ne signifie certainement pas que je la stigmatise. Il serait temps de comprendre que la violence des « jeunes », c’est-à-dire des garçons surtout, dans les cités, a pour cause le machisme et l’hypervirilisation omniprésents dans la culture musulmane et glorifiés par la pornographie hard (dans laquelle les viols collectifs ou « gang bangs » sont les spectacles les plus prisés) consommée régulièrement par les garçons. Dans les cités, « il y a une forte population maghrébine, avec une volonté de reconstruire une forme d’état maghrébin » (Sihem, étudiante ayant vécu dans une cité, « Politis » , jeudi 23 mai 2002) et la vie quotidienne de toutes les filles, musulmanes ou non, est difficilement soutenable : agressées dès qu’elles sortent de chez elles, harcelées, interpellées, menacées, elles sont aux aguets en permanence car le danger physique et sexuel représenté et revendiqué par la plupart des garçons  est constant. En France, c’est pour les filles des cités que le machisme est le plus impitoyable.  Le mépris et l’indifférence avec lesquels on parle d’elles est typique du regard androcentré porté par la société sur ce que vivent les femmes. Traiter la violence des « jeunes » ne sera possible qu’avec la prise de conscience de sa source -la misogynie- et de la nécessité du féminisme en politique. <

[5] Les exemples révélateurs de la pornotisation de la presse sont très nombreux. Deux exemples parmi d’autres de légitimation pure et simple du viol, dans une revue « masculine »:

« Problème : elle est à 300% contre la sodomie. Faites semblant de vous tromper et prétextez ensuite que vous n’avez pas entendu ses protestations à cause de vos boules Quiès »

« Problème : elle refuse de vous faire une fellation. Les filles qui disent non aiment parfois qu’on les brusque un peu. Un bon plan domination avec poussage de tête  et petite phrase du genre « suce-moi espèce de chienne » peuvent très bien donner des résultats étonnants. »(FHM, octobre 2001)un des propos les plus fréquents dans la presse « masculine » est de dire qu’une femme qui dit non en réalité pense oui.

Un autre exemple de légitimation de la violence envers les femmes :

« « Chérie, quand tu descendras faire les courses emmène Brutus. Il a besoin de sortir, je crois qu’il a pissé dans le lit. Achète aussi un paquet de cigarillos pour René. » Comme 34% des femmes d’alcooliques, votre moitié vit dans la terreur d’être battue. Elle va donc obtempérer gentiment. Une femme bien matée est une femme heureuse. » (FHM, septembre 2001)

 

[6] Dans certains magazines destinés aux jeunes filles, le conflit est ahurissant : on a pu lire dans le magazine « 20 Ans » du mois d’août 2001 ceci :

 « Testez votre female density

Question n°6 : on a déjà essayé de vous violer  a) une fois …mais c’était pour rire

b) plusieurs fois 

c) jamais (mais pourquoi pas ?) »

[7]  Le viol est acte de pénétration avec contrainte, donc ceci implique que la volonté de la personne violée est refusée. Le  fantasme de viol éprouvé par certaines femmes ne correspond  pas à un désir d’être violée, comme aiment à le faire croire les machistes. Tout semble bon pour justifier la violence masculine, même du fond de la mauvaise foi la plus odieuse. 

[8]  Depuis 1985, les Guerilla Girls révèlent avec ironie l’exclusion des femmes opérée par le monde de l’art reconnu officiellement et dénoncent les mécanismes du marché de l’art, lors de nombreuses manifestations artistiques reste pertinente (voir les affiches, notamment «  The Advantages of Being a Woman Artist » et les objets détournés,  Women Artists, pp180-185  et www.guerrillagirls.org).

Labrys
études féministes
numéro 4
août/ décembre 2003