labrys, études féministes
août / décembre 2004
numéro 6

militantisme et recherche féministe au Québec

Francine Descarries

Ce numéro de la Revue Labrys est le résultat d’un double désir partagé par les éditrices.  D’une part, celui de faire traverser des frontières à une production de facture scientifique particulière et stratégiquement située afin de mieux faire connaître les expériences québécoises de collaboration entre les chercheures féministes et le mouvement des femmes, de même que les types de pratiques et d’actions transformatrices qui en découlent. D’autre part, questionner à partir de l’expérience et des parcours militants de chercheures de différentes générations et de différents milieux le couple militantisme et production de savoirs scientifiques : l’engagement et la mobilisation féministes revendiqués par les collaboratrices à ce numéro comme caractéristiques dominantes de leur pratique étant souvent perçus comme incompatibles avec la production scientifique.

Les essais réunis dans ce numéro  présentent quelques-unes des perspectives explorées par la recherche féministe en partenariat au cours des dernières années au Québec. Plusieurs de ces essais ont été élaborés à l’occasion d’une table ronde et d’ateliers organisés par l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes sur le Militantisme et la recherche féministe  dans le cadre du 3e Colloque international des recherches féministes francophones à l’Université Toulouse-Le Mirail en septembre 2002. Nous avions alors demandé à des chercheures québécoises, de générations et de milieux différents, de réfléchir sur la relation entre féminisme et militantisme à la lumière de leur propre parcours de vie ou encore à partir d’une expérience de recherche précise.

 À l’affût d’autres regards et d’expériences d’ailleurs, nous avions aussi  invité Danièle Magloire, membre d’une organisation féministe de défense des droits des femmes en Haïti, et Hedwige Peemans, co-fondatrice de l’Université des femmes de Bruxelles, à se rappeler pour nous  certains des défis qu’elles ont eu à relever pour concilier engagements féministes et parcours de carrière.    Leur contribution tout comme celles qui ont été sollicitées par la suite[1] sur différents projets en cours pour compléter le panorama offert par le présent numéro plaident en faveur d’un échange de savoirs à double sens entre chercheures et groupes de femmes et de l’établissement de lieux de concertation pour conserver à la recherche féministe le caractère subversif de ses origines.

Mais avant de céder la parole aux collaboratrices de ce numéro, il m’apparaît pertinent d’apporter quelques précisions sur le contexte scientifique et militant plus large dans lequel se déploie au Québec la pratique de recherche en partenariat entre les groupes de femmes et les chercheures féministes : pratique qui, j’en fais l’hypothèse, leur a non seulement permis d’améliorer leur capacité respective de réflexion et d’intervention, mais encore a contribué à l’instauration de politiques et de programmes sociaux à l’origine d’une évolution des rapports hommes/femmes dont on expérimente aujourd’hui les bénéfices au sein des sphères familiale et publique.

Champ pluridisciplinaire de production de savoirs engagés, les études et la recherche féministes se sont développés au Québec dans une interaction étroite et dynamique avec les finalités du mouvement des femmes.  Ceci a permis, malgré les inévitables tensions, de  minimiser les clivages qui s’instaurent trop souvent entre intellectuelles et militantes, en plus de favoriser un échange fructueux des savoirs et des habiletés.  Un tel rapprochement s'est notamment avéré propice à l'arrimage des intérêts et des objets de recherche des premières aux pratiques et aux besoins des secondes, permettant à des chercheures féministes québécoises, dans une proportion plus importantes qu’ailleurs, de garder un contact étroit avec les préoccupations et les actions des groupes de femmes.  Les collaborations qui s’ensuivront seront propices à la mise en œuvre d’une pratique soutenue de recherche en partenariat qui mobilise les chercheures féministes autour d’un double enjeu, soit : la transformation en profondeur de  la façon de penser et de dire les rapports entre les hommes et les femmes, et l’abolition des conditions sociales, économiques et politiques qui légitiment au sein de nos sociétés la perpétuation, de manière plus ou moins directe ou intense, d'un mode patriarcal d'organisation sociale et la reconduction des inégalités entre les femmes et les hommes. 

Ainsi, des femmes québécoises dans les universités, mais aussi dans des instituts de recherches, au gouvernement, dans les centrales syndicales et dans les groupes de femmes ont pu faire des études et de la recherche féministes un projet ethico-politique et intellectuel et contribuer, à partir d’une lecture socialement enracinée,  à l’élaboration d’une critique épistémologique des biais sexistes à l’oeuvre dans la production des savoirs scientifiques et sociaux.   S'appuyant sur l'innovation conceptuelle et méthodologique et revendiquant la dimension engagée de leurs pratiques de recherche, depuis plus de trois décennies maintenant, ces dernières s’efforcent de manifester des choses, des rapports  « qui n'ont pas été vus avant », de déconstruire le sens naturalisé de la différence des sexes et de donner une interprétation différente du familier, du quotidien. Ce qui implique notamment de prendre acte de l'asymétrie des sexes et de la construction sociale du genre comme fait social de base afin de déconstruire la dimension sexuée des processus sociaux à l’œuvre dans l'ensemble de la vie sociale,  de développer des modèles d'interprétation et d'observation attentifs aux effets structurants de division et de hiérarchisation inhérents aux conditions symboliques, matérielles et sociales de la reproduction des rapports sociaux de sexe et de soutenir des actions politiques conséquentes.  

Plusieurs  avancées  épistémologiques ou stratégiques dans plus d’une discipline et dans plus d’un secteur du social sont ainsi redevables de la recherche, de l’enseignement et de la militance féministes, alors que l’intervention féministe invite depuis les années ’70  des centaines de Québécoises oeuvrant dans les domaines de la santé et des services sociaux à réfléchir sur l’oppression et la discrimination subies par les femmes et à articuler leur intervention à cette réalité.

 Évidemment plusieurs interprétations  et propositions non nécessairement convergentes ont été formulées au fil des ans. Différentes stratégies politiques plus ou moins rassembleuses, selon le cas, et diverses approches d’intervention inspirées de différentes compréhension du féminisme et des rapports hommes/femmes auront été explorées et appliquées avec plus ou moins de succès,  Mais l’objectif de contrer les effets pervers d’une organisation sociale dans laquelle les places et les activités des individus sont naturalisées et hiérarchisées en fonction de leur appartenance de sexe demeure néanmoins un point de convergence entre chercheures et militantes féministes. 

A l’instar du mouvement des femmes québécois, qui est aujourd’hui un mouvement aux multiples voix, aux multiples lieux et pratiques d’intervention, le champ des études féministes en est un pluriel et multidisciplinaire.  Il est  traversé par une multitude d'objets, d'interrogations, d'approches, de méthodologies et d'enjeux.  Les théories et les approches stratégiques qui y circulent se démarquent en fonction des distinctions qu'elles opèrent dans leur conception de la division sociale des sexes.  Elles sont aussi marquées par les caractéristiques des groupes qui les formulent et leur filiation disciplinaire.  D’autant plus que depuis une dizaine d’années, l'impact des changements provoqués par le mouvement des femmes et l'évolution différenciée de la situation des femmes qui en résulte, tant localement qu'à travers le monde, ont forcé les chercheures féministes et les groupes de femmes à s'ouvrir davantage,  théoriquement et pratiquement, à la diversité parmi les femmes elles-mêmes pour offrir une vision plus complète et plus juste de leurs expériences et besoins tout comme de leur évolution au sein de la société québécoise. 

Les propositions qui en résultent ne sont nullement réductibles les unes aux autres et s’expriment à travers un large échantillonnage de pensées et d’actions sur un continuum dont les pôles se démarquent, d’une part, à la façon de dire et de traiter la bi-catégorisation sexuelle et la diversité entre les femmes elles-mêmes et, d'autre part, à l'importance accordée à la division sociale des sexes dans la lecture et l'interprétation de l’ensemble des rapports sociaux de division et de hiérarchie. 

Cependant, chercheures féministes et groupes de femmes  ambitionnent néanmoins de se réunir autour d’un mode de lecture et d’interprétation moins réducteur de la réalité des femmes pour mieux tenir compte de la complexité de leurs identités multiples et simultanées, de même que de la disparité de leurs conditions et de la sérialité de leurs positions.

Dans cette optique, leur défi majeur devient, non seulement de re-penser les rapports de sexe et de proposer un projet social inédit sur la base d'un nouveau contrat entre les femmes et les hommes , mais encore de générer, d’une part, une démarche féministe ouverte aux diversités qui ne perdrait pas pour autant sa cohésion et son pouvoir de ralliement et, d’autre part, une analyse qui prendrait en considération, à la fois, la  transversalité des rapports sociaux de sexes  dans toutes les sphères du social et leur recouvrement et interdépendance  avec les autres rapports de division et de hiérarchie,  tels l’origine ethnique, l’appartenance à des communautés autochtones, l’âge, la condition socio-économique, l’orientation sexuelle, la religion, la présence d’un handicap physique ou mental ...   

L’’institutionnalisation dans la plupart de nos universités de programmes et de structures institutionnelles qui accueillent, selon des modalités qui leur sont propres, des professeures, des chercheures et des étudiantes engagées dans le domaine des études féministes a largement contribué à leur essor et à leur productivité intellectuelle et sociale[2].

 Pourtant, malgré une situation enviable aux yeux de plusieurs, l’actuelle conjoncture inquiète chercheures et militantes féministes québécoises.  Car, non seulement, elles doivent faire faire sens de la pluralité d’interprétations, de cadres théoriques et stratégiques qui traversent le mouvement des femmes actuellement, tout comme elles doivent tenir compte des prises de paroles des jeunes femmes, des lesbiennes, des femmes autochtones, des femmes des communautés culturelles, pour ne nommer que celles-là, qui se sentent plus ou moins représentées dans les propositions féministes formulées jusqu’à maintenant; celles-ci leur apparaissant faire peu de cas de la diversité et de la mouvance des définitions identitaires et des expériences de femmes, de même que de la multiplicité de leurs attentes et besoins.  

Mais encore, les études féministes doivent faire face aux discours et pratiques qui de toutes parts remettent en cause leurs avancées, en détournent le sens, voire questionnent la pertinence, sinon la raison d’être de ce domaine d’études en tenant ses avancées à la marge du champ scientifique ou encore en banalisant les inégalités et obstacles qui subsistent. Et ceci alors même que le développement de la recherche féministe, et plus particulièrement le développement de la recherche en partenariat, se voient   menacés par le virage néo-libéral pris par un État québécois qui cherche à se désengager graduellement, mais sûrement, de son rôle de régulateur de l’économie et du social.  Il serait, en effet, pour le moins illusoire de penser pouvoir poursuivre équitablement des partenariats de recherche avec les groupes de femmes sans financement approprié puisque leur participation à toutes les étapes du processus en dépend. 

Il est donc plus nécessaire que jamais que les études féministes se fassent les championnes de la recherche en partenariat avec les groupes de femmes, car ce mode de production des connaissances est sans contredit un lieu privilégié pour réduire les tensions entre théorie et pratique et parvenir, ce faisant,  à mieux conceptualiser,  du point de vue des expériences concrètes et relationnelles des femmes, la complexité des identités et des statuts multiples et simultanés des femmes, de même que la diversité de leur position sociale, sans pour autant aboutir à un effritement autodestructeur du potentiel transformateur de la pensée féministe. 


 

[1] Parmi celles-ci se trouvent certaines contributions qui ont d’abord été présentées dans le cadre d’activités organisées par l’ARIR à Montréal.

[2] À titre d’exemple, mentionnons que l’UQAM offrait en 1972 le premier cours en études féministes dans le réseau francophone québécois et canadien. Intitulé Histoire de la condition féminine,  ce cours  - dispensé en « team teaching » par  près d'une vingtaine de professeurs-es et de chargées de cours auprès de plus de 200 étudiantes et étudiants - instaurait une tradition d’interdisciplinarité et d’innovation pédagogique qui caractérisera le développement des études féministes tant à l’UQAM que dans les autres universités francophones québécoises. En 1990, la création de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) officialisera l’importance du champ des études féministes à l’UQAM et constitue une innovation dans la vie universitaire francophone. L’IREF a pour mission de  promouvoir l’enseignement et la recherche sur les conditions de vie des femmes, le féminisme et les rapports hommes-femmes et, à ce jour, compte plus de 200 membres recrutées au sein des professeures, chargées de cours, professionnelles, étudiantes au premier cycle et aux cycles supérieurs auxquelles s’ajoutent une cinquantaine de membres associées provenant de l’extérieur de l’UQAM. Chaque année, l’IREF offre dans une perspective interdisciplinaire une trentaine de cours en études féministes qui rejoignent en moyenne, par semestre,  500 à 600 étudiantes-étudiants

 

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