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féministes La Gazette des femmes Claire Gagnon En France comme au Québec, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer la crise qui secoue les magazines féminins. « La presse féminine est lamentable ! La beauté semble redevenue le souci obsédant. Le féminisme n’est plus un combat médiatisé », nous confiait l’écrivaine Benoîte Groult, à l’occasion du numéro spécial de la Gazette des femmes sur l’état du féminisme en France et au Québec qui soulève la question : « Vaut-il mieux être femme en France ou au Québec? Match nul. » (Durand, 2002 : 30). Ici, nombreuses sont celles qui déplorent la pauvreté intellectuelle cachée sous les couvertures glacées des magazines féminins comme le fait ce commentaire entendu à l’occasion d’une table ronde[1] sur l’avenir des magazines québécois :« J’ai l’impression que les éditrices ont abdiqué leurs responsabilités en matière éditoriale. Ce n’est pas parce que nous sommes à l’ère du plaisir et du contenu léger qu’il faille arrêter de penser pour autant ! »; ou encore cette autre réflexion tout aussi éloquente d’une autre participante : « On dirait que tous les magazines s’adressent à une seule femme, dont on présume qu’elle n’est pas cultivée, n’a pas de convictions ni d’idées ». Le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (2001) a récemment enfoncé le clou avec son enquête Changements sociaux en faveur de la diversité des images corporelles, dans laquelle on dépouille le contenu des six magazines féminins les plus vendus au Québec. Résultats : non seulement la publicité y occupe 87 % du contenu, pour 13 % d’articles – une proportion qui est probablement dans la moyenne , mais 36 % de toute cette publicité porte exclusivement sur l’image corporelle. Deux obsessions y sont exposées : maigrir , toujours maigrir , et rester jeune. Comme quoi les femmes sont plus que jamais chosifiées. Un coup d’œil aux présentoirs de magazines suffit à nous en convaincre. Une exception subsiste dans ces étalages : « la Gazette des femmes », unique survivante de la presse féministe grand public au Québec. On peut dire de cette publication du Conseil du statut de la femme qu’elle est une descendante directe d’une lointaine ancêtre française. En effet, peu après l’époque d’Olympe de Gouges et à la fin de la vie de Flora Tristan, il y eut une Gazette des femmes vouée à la défense des droits civils et politiques, qui n’a vécu que deux courtes années, soit de juillet 1836 à avril 1838. Depuis sa création en 1979, la Gazette des femmes, un bimestriel de 40 pages, accompagne les Québécoises dans leurs avancées. Témoin privilégié de l’évolution de la condition féminine, ce magazine constitue un corpus de recherche d’une grande richesse. Feuilleter les quelque 140 numéros qui ont vu le jour depuis plus d’une vingtaine d’années, c’est revoir en accéléré l’histoire récente de la lutte des femmes pour l’égalité et l’indépendance. Les défis que doit relever un magazine féministe gouvernemental ne manquent pas. À commencer par un périlleux virage commercial, amorcé en 1995, dans la foulée des restrictions budgétaires. Le magazine a donc dû se frayer une place dans les kiosques et reconquérir les lectrices habituées à la gratuité… alors que bien des médias avaient déjà annoncé la mort du féminisme. Ici, il faut tout de même souligner que rares sont les gouvernements qui soutiennent un magazine féministe (les deniers publics financent les deux tiers de nos frais de production). Aujourd’hui, on peut dire pari gagné, comme en témoigne notre tirage actuel de 25 000 exemplaires; la hausse constante de notre nombre d’abonnées (17 000, soit l’équivalent du magazine Québec Science, le pendant de Science et vie en France); et surtout le rajeunissement de notre lectorat. De fait, notre dernier sondage auprès des lectrices confirme qu’il y a de la relève. Nos plus récentes abonnées (depuis cinq ans et moins) se recrutent parmi les plus jeunes : elles sont en majorité dans la vingtaine ou la trentaine (respectivement 50 % et 35 %). Voilà un bel exploit, quand on sait que le mot « féministe » correspond pour plusieurs, particulièrement chez les jeunes, à une appellation quasi honteuse ou encore à une lutte achevée et ringarde. Bonne nouvelle donc, le féminisme n’est pas mort et il y a même de la relève ! D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si notre récent sondage auprès des lectrices révèle que la chronique Tour du monde, qui présente à chaque numéro un reportage sur la réalité des femmes d’un pays étranger, remporte la faveur des jeunes (82 % des lectrices de 34 ans et moins la jugent excellente). Voilà qui confirme leur tendance à être particulièrement mobilisées par le sort des femmes ailleurs dans le monde. Un autre défi de taille attend un magazine comme la Gazette des femmes dont le contenu sous-tend une grille d’analyse féministe et témoigne d’un mouvement idéologique : celui d’intéresser le plus grand nombre possible de personnes, tout en continuant de s’adresser directement aux militantes et aux chercheuses féministes. Il s’agit d’un équilibre éditorial difficile à atteindre. Cette question est cruciale puisqu’il ne suffit pas d’interpeller les « convaincues d’avance », mais qu’il importe aussi de sensibiliser les personnes qui ne sont pas nécessairement au fait du mouvement féministe. En effet, la Gazette des femmes est l’outil de sensibilisation par excellence du Conseil du statut de la femme. Elle répond de façon centrale à sa mission d’information pour contribuer à l’évolution des mentalités, un facteur essentiel à la poursuite de l’avancement des femmes. Contrairement à d’autres véhicules d’information du Conseil, cet outil grand public permet de rejoindre un nombre important de personnes de façon régulière, d’aborder une grande variété de sujets non touchés par les avis et les recherches du Conseil, tout en informant sur les thèmes jugés prioritaires par l’organisme. Deux indicateurs tendent à démontrer que nous sommes sur la bonne voie de la conciliation de ces deux lectorats différents. Selon une récente étude de la professeure Chantal Maillé (2000), de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia de Montréal, le magazine « est cité à de très nombreuses reprises et semble très lu par les militantes des groupes de femmes qui y voient à la fois une source de renseignements et une façon de garder le contact avec les questionnements de l’heure » (Maillé, 2000). Pour la majorité des militantes interviewées sur leurs lectures féministes, c’est en effet le magazine qui est le plus souvent mentionné, surpassant les livres de nature plus théorique, les biographies et les romans à saveur féministe. En même temps qu’elle s’avère un support médiatique de premier plan auprès des groupes de femmes, la Gazette des femmes représente également une voix privilégiée pour la recherche féministe dont elle diffuse les travaux et les courants de pensée. D’ailleurs, je signale que la chronique Antennes, entièrement vouée à la diffusion de la recherche féministe et en condition féminine, arrive en tête de liste des chroniques préférées (avec un taux d’appréciation de 87.4 %). L’impact médiatique de nos dossiers indique toute la portée de notre magazine auprès d’une audience beaucoup plus large que nos habituelles abonnées. Année après année, la revue trouve un écho favorable auprès des médias, à un niveau que nous envient bien d’autres magazines. En moyenne, les journalistes mentionnent, reprennent ou approfondissent annuellement plus de 80 fois des articles de la Gazette des femmes, tout en citant la source; 70 % de ces médias, que ce soit à la radio, à la télévision ou dans les quotidiens, offrent une diffusion nationale. C’est le principe d’une pierre deux coups : parce qu’elle informe par le biais de la vulgarisation, tout en conservant une approche journalistique soulignons que la Gazette des femmes a déjà remporté une vingtaine de distinctions journalistiques qui attestent de la crédibilité de sa production , notre magazine atteint un plus large public tout en permettant un plus grand rayonnement aux chercheuses en études féministes et aux groupes de femmes. Comme les médias sont nombreux à s’approprier notre contenu pour le relancer sur la place publique, cet effet multiplicateur permet de susciter les débats et dans certains cas, de les devancer. Notre enquête sur la légalisation de la prostitution, menée il y a deux ans, a ainsi donné les éléments de réflexion qui ont aidé nos lectrices et les intervenantes du milieu à se faire une tête sur cette épineuse question qui déchire les féministes actuellement au Québec. Nous avons été les premières à lever le voile sur le visage des femmes itinérantes, une réalité complètement occultée, ainsi que sur la fin des menstruations, une tendance médicale que personne n’avait encore remise en question. Nous avons également choqué bien des lectrices en osant aborder la crise identitaire des hommes après 30 ans de féminisme actif. Parce qu’elle repose sur l’idéologie féministe, la Gazette des femmes se distingue par la constance de son propos : il y a une marge entre publier de temps à autre un article féministe, comme font les magazines féminins (que les trois quarts de la production imprimée contrediront) et se vouer totalement à la promotion des droits des femmes et à l’amélioration de leurs conditions de vie. Notre magazine se distingue aussi parce qu’il fait un pied de nez aux nouveaux diktats de la communication de masse qui régissent le marché de l’information, plus que jamais aux prises avec le phénomène de la concentration des médias. Pour les magnats de presse, le contenu est secondaire, l’important est de vendre le plus d’abonnés aux annonceurs. En rupture avec cette logique économique, la Gazette des femmes n’ouvre pas moins ses pages aux annonceurs, tout en respectant une politique de publicité non sexiste. Parce qu’elle cherche à conscientiser les lectrices plutôt que de les distraire, à susciter les débats plutôt que de les occulter, la Gazette des femmes s’avère un joyau de notre patrimoine médiatique qu’il importe de conserver intact, dans toute son intégrité. Références MAILLÉ, Chantal (2000) « Féminisme et mouvement des femmes au Québec. Un bilan complexe. », Institut Simone de Beauvoir, Globe, vol. 3, no 2, p. 98. DURAND, Monique (2002). « Vaut-il mieux être femme en France ou au Québec? Match nul. », par Gazette des femmes, septembre-octobre, volume 24, numéro 3, page 36
Claire Gagnon, Rédactrice en chef, La Gazette des femmes [1] Tenue par l’Association des éditeurs de magazines du Québec en mai 2002.
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