labrys, estudos feministas / études féministes
janeiro / julho 2005 - janvier /juillet 2005

 

Émergence et  développement des études féministes au Québec

Francine Descarries

Les études féministes

Partie prenante du mouvement des femmes contemporain, les études féministes s’inscrivent dans l’univers des sciences de l’Homme en tant que démarche critique et problématique de changement.  Elles visent une transformation en profondeur des rapports sociaux de sexe, comme de la  façon de les penser, de les dire et de les agir.  Champ pluridisciplinaire de production et de transmission des connaissances, elles s’expriment à travers de multiples voix. Elles font appel à divers modèles théoriques et méthodologiques pour mettre en lumière et analyser les effets structurants des processus sociaux sexués qui traversent toutes les dimensions du social. Aujourd’hui, les études féministes se présentent  tour à tour sous la forme de :

-         critiques épistémologiques des biais et des stéréotypes sexistes à l’oeuvre dans la          production des savoirs scientifiques et sociaux ;

-     démarches intellectuelles et scientifiques pour déconstruire les modèles théoriques dominants proposés afin d’échapper à leur cécité androcentriste et à la distorsion de leurs interprétations, mais surtout afin d’imposer le sexe/genre comme catégorie critique d’analyse : et

-   perspectives méthodologiques pour faire place à la parole et aux expériences des femmes, et favoriser l’établissement d’une base d’échanges démocratiques et complémentaires des savoirs.

-   interrogations sur l’interdépendance des différents rapports sociaux (classe, sexe, race, Nord-Sud, orientation sexuelle …), dans la production/reproduction des inégalités entre les hommes et les femmes et entre les femmes elles-mêmes,

Elles sont également :

-    écritures littéraires et expressions artistiques pour échapper à l’effacement, à l’enfermement et à l’exclusion du langage et des représentations sociales sexistes ;

-        efforts de créativité pour soustraire les femmes de l’emprise de la re-naturalisation statique et univoque du féminin, de la maternité et de la sexualité dans laquelle le patriarcat les a confinées ; et enfin,

-        analyses sociopolitiques engagées en faveur d’un idéal de démocratie, de justice sociale et de transformation des institutions reproductrices de la division et de la hiérarchie entre les sexes, sinon de  l’exclusion pure et simple des femmes.

Émergence des études féministes québécoises

Au Québec, comme dans bien d’autres milieux universitaires d’ailleurs, le mouvement des femmes est à l’origine de l’implantation des études féministes en tant que champ de savoirs institutionnalisé.  Celui-ci a été un intense ferment de la production culturelle et sociale des femmes québécoises, de même que le levier qui a permis leur entrée dans des secteurs qui leur étaient traditionnellement fermés. Ainsi, à travers sa critique sociale et ses luttes sociopolitiques, le mouvement des femmes québécois a, d’une part, favorisé l'émergence d'aspirations, de prédispositions puis d'habiletés qui ont amené des jeunes universitaires féministes, non seulement à revendiquer leurs droits à un projet professionnel, mais encore, à s’engager dans la cause des femmes sous forme d'investissement dans le développement de programmes d’études et de recherches. Au triple titre de femmes, de militantes et de chercheures, elles ont dès lors cherché à dénoncer l’androcentrisme des modèles théoriques, sociaux et scientifiques existants et à faire valoir la perspective féministe comme modèle d’analyse et problématique de changement.  

Des universitaires québécoises, mais aussi des chercheures au gouvernement et dans les centrales syndicales en viendront ainsi à associer leur pratique de recherche et de création, de même que la production et le transfert d'un savoir féministe, à un acte concret de militance pour que les femmes se reconnaissent et se pensent comme sujets.  Elles arriveront ce faisant à rendre cohérente leur double appartenance militante et universitaire sans quitter le champ de l’action politique. Les nouveaux savoirs qui en résulteront porteront la marque de la diversité des lieux disciplinaires, théoriques et sociopolitiques de leur production, alors que les militantes chercheures.

D’autre part, l’institutionnalisation des études féministes, comme champ multidisciplinaire de production de savoirs, est tributaire du fait que le mouvement des femmes québécois a, non seulement fait appel aux chercheures féministes pour alimenter sa réflexion, mais encore a utilisé et "rendu public"[1], à partir des années 1970, différentes connaissances et interprétations développées par ces dernières pour soutenir ses actions et ses revendications. Une telle dynamique s’est avérée  propice à l'arrimage des préoccupations de recherche des universitaires aux pratiques et aux besoins des militantes et des intervenantes et a favorisé les échanges de savoirs entre elles.  

Dans une université comme l’Université du Québec à Montréal (UQÀM),  une telle collaboration a pris forme dans des initiatives de recherche-action et a reçu l’aval institutionnel par la signature, en 1982, d’un protocole de partenariat entre les groupes de femmes et les chercheurs-es universitaires connu sous le nom de Protocole UQAM/Relais-femmes. Concrètement, le Protocole procure un appui institutionnel et économique à une interaction soutenue entre les membres de la communauté universitaire uqamienne et les groupes de femmes.  Depuis sa signature, plusieurs centaines de demandes ont été acheminées à l'UQAM par Relais-femmes et les groupes de femmes, membres de l'organisme, ont eu accès à diverses ressources humaines et techniques de l'Université dans le cadre d'activités d'enseignement non créditées, de recherches ou de consultations/expertises[2].

Sous diverses formes, ce mode particulier de collaboration, longtemps exclusif à l’UQAM, fait dorénavant l’objet d’ententes au sein d’autres universités québécoises. Et, malgré la présence de difficultés et de tensions bien réelles –  toujours présentes entre militance et science – l’encadrement offert par ces ententes a contribué,  au fil des ans,  à réduire de façon appréciable les clivages et les tensions qui trop souvent freinent les collaborations entre chercheures universitaires et militantes des organisations féministes. Il a aussi favorisé un partage des savoirs et des habiletés féministes qui rend possible un meilleur ancrage social de la recherche puisqu’il permet aux chercheures et chercheurs de garder un meilleur contact avec les pratiques, les besoins et les préoccupations des groupes de femmes. Cette articulation entre terrain et militance constitue, de fait, une des particularités du développement des études féministes au Québec[3].  

Les études féministes québécoises tirent également leur spécificité du double créneau d’influence, canado-américaine et française, qui a présidé à leur émergence et à leur développement. Dans la foulée de l'influence canado-américaine, des historiennes, des anthropologues, des sociologues et des intervenantes sociales, ont d'abord développé une approche militante et pragmatique des études féministes et pris conscience de l’importance d’accumuler des informations à caractère historique et factuel sur les femmes et les rapports de sexes. 

Au fil des ans, cela donnera lieu à la production d’études empiriques et statistiques entièrement dédiées à l’analyse de la situation des femmes, de même qu’à l’adoption, par un bon nombre de chercheures féministes, de  méthodologies de recherches qualitatives pour mieux cerner divers facettes de leurs expériences.  Mais, dès la fin des années 1970, la démarche féministe des chercheures québécoises sera également marquée par l'influence plus théorique et analytique de la perspective féministe française.  Dans leur sillage, l'analyse de la dynamique et de l’impact des rapports  sociaux de sexe sera entreprise avec la double intention de contribuer à l'élaboration d'une théorie féministe de la société et à une meilleure compréhension des mécanismes d’appropriation et d’oppression reconduits par les rapports de pouvoir patriarcaux.

L’impact de cette double influence est particulièrement manifeste dans la nature et la teneur des travaux québécois les plus récents.  De la première, ils retiennent souvent l'approche pragmatique, les études de cas et les interventions sur le terrain.  Des secondes, ils adoptent les préoccupations analytiques et théoriques.  Effets repérables, les études féministes au Québec se développent comme problématique d’intervention et de changement en misant sur une interaction dynamique et fructueuse entre réflexions théoriques et pratiques socio-politiques.

Ainsi, depuis près de trois décennies maintenant, les discours et les connaissances produites par les chercheures féministes  québécoises portent non seulement la marque des filiations et des ruptures qui lient ou opposent ces dernières aux différentes écoles de pensée qui ont traversé le champ des études féministes au cours de leur histoire, mais aussi, celle d'une volonté militante de changement social.  Cette  conjonction ayant comme résultat concret la production de recherches sur le vécu et l'expérience des femmes québécoises inscrites dans des cadres d'analyse qui s'inspirent, rejoignent et questionnent les dimensions plus théoriques du discours féministe contemporain et sa critique des rapports de sexe.

Appuyée sur un mouvement d'émancipation actif, la recherche féministe québécoise s'est donc développée en réponse au besoin d'appréhender la réalité des femmes dans le contexte des incitations et des contraintes de la pratique quotidienne des rapports de sexes.  Ici, comme ailleurs, ce  cheminement s'est d’abord réalisé à travers ce que Mary Colby (1978) a dénommé les "trois processus essentiels": prise de conscience, accumulation de connaissances et formulation théorique et, enfin, action. À ces trois moments, nous ajoutons pour notre part, une quatrième phase qui est celle que traverse actuellement les études féministes québécoises et qui se caractérise à la fois par la spécialisation des problématiques féministes et par une nécessaire ouverture sur une vision plus complexe et actualisée de l’entrecroisement des expériences multiples et variées des femmes  et des écarts qui se creusent entre elles.

Phases de développement des études féministes au Québec :  trois grands moments … vers une quatrième phase

Prise de conscience et questionnement des rôles de sexe sont les principales caractéristiques de la première phase du développement des études féministes au Québec. Cette phase correspond grosso modo à la période de mobilisation des Québécoises contre la discrimination.  Elle est largement traversée par la pensée féministe égalitariste et la lutte pour l’abrogation de toutes les lois et mesures préjudiciables à l’exercice de l’égalité de droits.  La recherche s’y développe sur la base d'une approche pragmatique pour répondre aux besoins exprimés pour de nouvelles connaissances. Les travaux universitaires visent la description, la compréhension et l’explicitation de la réalité de l’expérience et de l'histoire des femmes largement tues, sinon ignorées jusque-là.  

Les méthodes préconisées sont celles des sciences sociales et les études menées le sont largement en fonction d'angles et de méthodes traditionnels d'observation.  La variable « sexe » est introduite comme variable de catégorisation et la situation des femmes en regard de l’histoire, de leur participation au monde du travail, de la famille et de la vie politique y devient pour la première fois objet de recherche dans le cadre de travaux réalisés à l’instigation de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (Rapport Bird, 1972).  Malgré l’aspect relativement descriptif de ces premiers travaux, ceux-ci permettront la  déconstruction de la représentation tronquée de la société et des rapports sociaux que reproduisaient alors les sciences sociales.

La seconde phase, qui se greffe et se superpose à la première au cours des années '70, est marquée par le contexte politique plus progressiste de cette période et une volonté militante de changement qui s'accompagne d'une critique plus virulente de l'État, des institutions patriarcales et des rapports hétérosexistes. Elle favorise la diversification des modes d’appréhension et d’interprétation des rapports de sexe. Des ruptures épistémologiques sont effectuées.  La recherche devient plus critique et plus engagée au sein de l’université, des comités femmes des syndicats et même d’une instance para-gouvernementale, tel le Conseil du Statut de la femme du Québec.  

Les chercheures féministes transcendent leurs objectifs premiers d’information et de dénonciation et participent à l'élaboration ou à la redéfinition d’une théorie des rapports de sexe formulée en termes de division sexuelle du travail, de rapport de pouvoir et de reproduction sociale.  Les notions de neutralité, d'objectivité et les prétentions des sciences positivistes sont remises en cause.  Participant d’une problématique développée notamment par la revue Questions féministes puis par Nouvelles Questions féministes, les chercheures féministes s'attachent à démontrer qu'il n'est plus possible de penser le monde et de faire de la science comme avant, c'est-à-dire d'une façon qui exclut les femmes comme sujets de l'histoire et du savoir et qui évacue les catégories de sexe comme catégories critiques d'analyse.   S'accompagnant d'un rejet de la notion de complémentarité des sexes propre aux théories naturalistes, au cours de cette seconde phase, les chercheures se préoccupent aussi de développer une histoire sociétale écrite en termes de domination des groupes sociaux les uns par les autres et d’hétérosexisme

L'observation et la critique porteront sur les mécanismes de reconduction du patriarcat comme système social, de même que sur les causes matérielles et idéelles de l’hétérosexisme perverti : contrôle social des femmes, contrainte à l’hétérosexualité et à la maternité, viol, violence conjugale, prostitution et pornographie constituent, pour la première fois, des thèmes prioritaires de recherche. 

La diversification des perspectives théoriques, la multiplication des enjeux analytiques, l’intensification de la recherche-action et la spécialisation des champs de recherche constituent les traits dominants de la troisième période. La recherche féministe revêt en l’occurrence l'aspect plus fragmenté et spécialisé qui la caractérise aujourd'hui. Elle s'ouvre à de nouveaux champs d'intérêts et à de nouvelles disciplines, et réduit ses ambitions politiques. Interpellées par les thèses post-modernes, le discours déconstructionniste et les approches féministes post-coloniales et afro-américaines – pour ne nommer que celles-là -,  mais aussi par les revendications des femmes autochtones ou issues de l’immigration,  les théoriciennes féministes québécoises abandonnent l’idée d’un grand récit féministe (Maillé, 1994), d’une théorie générale des rapports de sexe : l'ambition d’unanimité autour d’un seul modèle d’interprétation qui avait été perçue jusqu'alors comme un enjeu sociopolitique important, sinon comme une nécessité, est de moins en moins recherchée et jugée socialement adéquate.

En effet, sans pour autant abandonner l’idée que le patriarcat constitue le substrat des rapports sociaux de sexe, et que ces derniers traversent l’ensemble des rapports sociaux,  les féministes québécoises prennent conscience de l'importance de pousser plus loin la réflexion sur la diversité des femmes et l'interrelation, l’entrecroisement des processus de catégorisation de sexe, de race et de classe comme principe d'organisation du social.   Les conceptions de l'égalité et de la différence se multiplient (Dagenais, 1996) à la lumière des nouvelles représentations et pratiques mises en place, tant par les hommes que par les femmes, alors que les problèmes d'éthique et du féminin sont au coeur de diverses tentatives pour élaborer une théorie du sujet féminin ou de l’identité citoyenne. 

Parmi les féministes québécoises, le « dilemme de Wollstonecraft » tel que dénommé par Pateman (1988), continue de nourrir l’ambivalence de plusieurs d’entre elles à l’égard de la définition du concept « femme » et des stratégies de libération à préconiser.  Au cœur de cette ambivalence, une question qui hante le féminisme depuis ses premiers balbutiements : l’intégration des femmes à la citoyenneté doit-elle être revendiquée au nom de leur commune appartenance à la société avec les hommes ou en tant que « femmes »? Par ailleurs, informées par les nouvelles conditions de vie des femmes québécoises et des nouveaux défis et contradictions qu'elles introduisent, de plus en plus de chercheures mettent le cap sur des thématiques relatives aux différences entre les femmes, aux  trajectoires de vie, à la monoparentalité, aux expériences de vie des femmes appartenant à des groupes minoritaires, aux nouvelles technologies de reproduction, à l'articulation famille travail, à la féminisation de la pauvreté, à la place des femmes dans les sphères politique et économique et aux mécanismes du contrôle social exercé à leur égard.     

Dans un continuum dont la complexité mais aussi la richesse découlent de la diversité et de l’interrelation des perspectives adoptées, ainsi que des oppositions observées entre celles-ci, plusieurs dossiers sont donc actuellement en débat à l’orée de cette quatrième phase des études féministes. Parmi ceux-ci nommons ceux des nouvelles configurations du discours féministe et des métamorphoses que subissent ses propositions théoriques et stratégiques sur la prostitution et/ou le travail du sexe,  la place et le sens de la différence et de la maternité, la parité, la reconnaissance économique du travail de soins, les nouvelles technologies de la reproduction,  l’homoparentalité, l’économie sociale et les effets de la mondialisation sur les femmes.

La pratique des études féministes au Québec

Lorsqu'il est question des stratégies de développement des études féministes dans les universités québécoises et de leurs perspectives d'avenir, j’ai tendance à évoquer la métaphore du verre à moitié vide ou à moitié plein, selon que mon regard se porte sur le chemin parcouru et les résultats obtenus ou sur ce qu’il reste à accomplir. Car, sans accréditer une version rose de l'histoire de l'institutionnalisation des études féministes au Québec - chaque étape, chaque projet a été réalisé avec les moyens du bord -par un groupe d’universitaires déterminées et imaginatives - il demeure que les études féministes se sont taillées une place dans la vie académique et scientifique de la plupart des universités québécoises depuis la fin des années soixante-dix.  Et il nous faut convenir, par comparaison avec certaines autres situations nationales, que leur institutionnalisation s'appuie sur des assises relativement originales et bien structurées. Il existe, en effet, au sein de la plupart de nos universités des structures reconnues qui accueillent, selon des modalités qui leur sont propres, les professeures, les chercheures et les étudiantes engagées dans le domaine des études féministes. 

À ce jour, les quatre plus actives et productives sont : en milieu anglophone montréalais, l'Institut Simone de Beauvoir de l'Université Concordia (1978) et le Centre d’études et de recherches sur les femmes de l'Université McGill (1988), et en  milieu francophone , le GREMF (Groupe de recherches et d'études multidisciplinaires féministes) de l'Université Laval à Québec, fondé en 1982-1983 par des professeures, des professionnelles et des étudiantes intéressées à l'analyse théorique et politique de la situation des femmes dans notre société et ailleurs dans le monde, et l'IREF (Institut de recherches et d'études féministes) de l'Université du Québec à Montréal (UQÀM) qui en 1990 succéda au GIERF (Groupe interdisciplinaire d’études et de recherches féministes) qui, le premier, assura à partir de 1976, la coordination et la promotion d’un enseignement féministe multidisciplinaire en milieu francophone. Ces centres et instituts ont en commun l’objectif de promouvoir l’enseignement et la recherche féministes[4], d’offrir un cadre d’accueil aux étudiantes et aux étudiants intéressés par les problématiques féministes, de créer une synergie en regroupant, au sein de leur université respective, les ressources humaines qui œuvrent dans l’enseignement et la recherche féministes et celles impliquées dans les services aux collectivités offerts aux milieux internes et externes et enfin d’assurer la diffusion et le rayonnement des études féministes sur les plans local, national et international. 

Par leur impact sur l'enseignement et la vie académique, ces centres et instituts ont favorisé le développement d'une masse critique d'étudiantes et de professeures en études féministes. Par exemple, bon an, mal an, l’IREF offre à travers ses différents programmes (concentrations de premier et de deuxième cycles, certificat ou mineure plurididisciplinaire en études féministes) une trentaine de cours qui rejoignent plus d’un millier d’étudiantes et d’étudiants provenant des différents programmes disciplinaires offerts par l’UQÀM. 

Pour sa part, la faculté de sciences sociales de l’Université Laval offre un diplôme de deuxième cycle en études féministes et le succès de son Université féministe d’été témoigne de la pertinence de mettre au programme un enseignement qui favorise l’analyse en profondeur de l’expérience des femmes et des rapports sociaux de sexe.  Initiative originale par son insertion régionale et son ouverture sur les milieux professionnels et institutionnels, il y a tout lieu de souligner la création plus récente, soit en janvier 2003, de l’Observatoire sur le développement régional et l’analyse différenciée selon les sexes à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)[5].  

Mais, tout aussi important, l'existence de telles structures de rassemblement au sein des universités permet à plusieurs féministes universitaires et aux étudiantes et étudiants intéressés par cette problématique d'éviter l'isolement professionnel et scientifique qui guette trop souvent celles qui travaillent dans le champ des études féministes.  De plus, l'accent mis sur le développement interdisciplinaire s'est avéré propice à la multiplication des axes de recherche, des thématiques et des approches méthodologiques accueillis au sein de la recherche féministe. Le nombre imposant d'étudiantes et d'étudiants ayant complété au Québec des mémoires et des thèses portant sur les femmes, les féminismes et les rapports de sexe est également un bon indicateur de la forte présence des études féministes dans nos universités québécoises. 

Enfin, les échanges stratégiques que les féministes universitaires ont pu établir avec les féministes d’État[6], au sein des gouvernements québécois et canadien,  les besoins en matière de recherche qu'elles ont relayés à partir de leurs différents ministères ou organismes, mais surtout la mise sur pied de programmes fédéral et provincial de subvention ou l'extension des programmes déjà existants au financement de la recherche féministe dans les universités a non seulement contribué à conférer une relative légitimité aux programmes d’études et aux champs de recherches féministes au cours des années 1980, mais encore a eu un impact indéniable sur l'instauration d'une tradition de recherche empirique et théorique engagée dans le milieu universitaire québécois, de même que sur le développement d'une expertise ayant comme point de départ, comme fil conducteur, la réalité des femmes et des rapports de sexe. 

Par ailleurs, l'introduction d'une pratique d'intervention féministe au sein du réseau des affaires sociales québécois a largement été tributaire du développement d'un enseignement en intervention féministe dans nos universités.  Par effet de retour, l'adoption de cette nouvelle approche par plusieurs groupes de femmes et au sein de certains services publics ou  parapublics pour traiter des problèmes de santé des femmes ou de ceux reliés à la violence notamment a forcé la consolidation et l'essor de tels programmes dans les universités. 

Certes, la présence des études et de la recherche féministes dans nos universités demeure encore marginale aujourd’hui au sein des institutions et les théories et analyses qui leur sont propres sont insuffisamment prises en compte par les paradigmes dominants des différents champs disciplinaires.  Mais il s’agit néanmoins d’une présence effective et efficace qui à l’UQAM, par exemple, a entraîné la reconnaissance officielle de l’axe études sur les femmes comme domaine d’excellence d’enseignement et de recherche au sein de cet université.  Cela étant dit, en dépit de cette relative bonne santé des études féministes dans les universités québécoises, il faut tout de même mettre ces observations en perspective et reconnaître que la situation des études et de la recherche féministes au Québec apparaît, encore aujourd'hui, relativement précaire, sinon menacée, au sein d’un champ scientifique toujours enraciné dans son "objectivité" androcentriste et "pressé" de passer à autre chose. 

La situation en demeure une de sous financement, de sous représentation des femmes au sein du corps professoral des universités, de blocage - ou de recul -  au niveau de larges secteurs d'enseignement et de recherche.  La retraite d’une première génération de professeures féministes, les difficultés à assurer leur relève dans des conditions intellectuelles et matérielles avantageuses et des pressions exercées sur les jeunes scientifiques féministes pour qu’elles  se raccrochent au « mainstream » de leur discipline, de même que le fait qu’un nombre encore trop grand de nos collègues femmes refusent de s’affirmer, individuellement et collectivement en tant que féministes, voire même en tant que femmes dans l'univers scientifique, sont autant de facteurs qui militent en faveur du verre à moitié plein ou qui se vide.

Au Québec pas plus qu'ailleurs, on ne se glorifie d'assister à un gonflement des effectifs masculins au sein de nos salles de cours ou de notre lectorat!  Des stratégies ont donc à être développées, certaines démarches, repensées ou réalignées pour trouver le "troisième souffle" dont dépend l'avenir du savoir féministe et la sauvegarde de ses acquis. Car, en dépit du dynamisme des chercheures et des étudiantes impliquées et de la qualité et de la pertinence de leur production, l'avenir de la recherche féministe passe par sa capacité à s’extraire de la périphérie, de la marge du champ scientifique pour convaincre de sa légitimité et de la compatibilité de ses approches théoriques et méthodologiques avec l’esprit scientifique.   

Peu de nos travaux ont réussi à contaminer les pensées du « mainstream » et pourtant la survie des études féministes et leur efficacité intellectuelle et sociale dans l’avenir en dépendent.   Les analyses féministes doivent parvenir à interpeller plus directement et plus systématiquement les différents modèles ou univers disciplinaires dans lesquels elles s’inscrivent – et non simplement s’interpeller entre elles - de manière à intensifier le dialogue avec les théories dominantes et les forcer à intégrer les perspectives, analyses critiques et questionnements féministes dans leur corpus de connaissances. De ce point de vue, l’enjeu devient donc ici de participer à la reconstruction de nouvelles connaissances et d'imposer, du point de vue des femmes et de leur quotidienneté, une alternative au sexisme des sciences de l'Homme.   

Bref, au sein même des études féministes les enjeux sont nombreux et de divers ordres : théorique, éthique, conjoncturel, pragmatique et stratégique.   Ces enjeux questionnent la capacité du féminisme à maintenir le caractère subversif de son ancrage dans l'analyse des rapports sociaux de sexe comme dans celle du "Nous femmes", tout en faisant place à une vision plus complexe et actualisée des écarts qui se creusent entre elles.  Se pose également la nécessité d’offrir une vision plus complexe de l’entrecroisement et du renforcement des différents rapports sociaux de division et de hiérarchie (classe, sexe, race, Nord-Sud  …), dans la reconduction des inégalités entre les hommes et les femmes et entre les femmes elles-mêmes tout comme des identités, besoins et intérêts multiples, simultanés et « sériels » des femmes pour améliorer son potentiel d'analyse des causes structurelles, culturelles et macro-économiques de l'inégalité entre les sexes et accroître ses capacités d'interprétation et d'intervention. 

Références

Colby, Mary  (1978), "Women's studies:  an inclusive concept for an inclusive field", Les Cahiers de la femme, 1, 1, 1978.

Dagenais, Huguette (1996),  Huguette Dagenais, « Science et conscience dans l’action :  la recherche féministe québécoise à l’aube de l’an 2000 », dans Science, conscience et action. 25 ans de recherche féministe au Québec, sous la dir. de Huguette Dagenais, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1996, p. 9-29.

Maillé, Chantal (1994). « Stratégies féministes et représentation politiques », Communication présentée dans le cadre du colloque Formation, recherche et édition féministes à l’Université » à l’Université fédérée de Rio de Janeiro, texte polycopié.

Pateman, Carole (1988).  The Sexual Contract, Stanford University Press.


 

[1]  Condition qui,  selon J.M.  Ziman ( Public Knowledge.  An essay  concerning the social dimension of science, 1968), est nécessaire à la production de la science.

[2]  Voir à ce sujet,  Kurtzman, Lyne, « Le défi de l’éthique en recherche-action féministe : une expérience québécoise », Labrys, études féministes,  numéro 3, janvier / juillet 2003.

[3]   Pour un bon aperçu de ce développement, on consultera avec intérêt le numéro 6, août/ décembre 2004 de la revue labrys, études féministes

[4]   Créé en 1999 afin de promouvoir la formation et la recherche féministes dans un cadre bilingue et multiculturel, l'Institut d'études des femmes de l'Université d'Ottawa, bien que situé dans la province d’Ontario, participe d’assez près aux dynamiques d’enseignement et de recherche francophones québécoises en raison de son bassin professoral et étudiant de langue française.

[5]   Pour plus d’informations sur les programmes et les services offerts par chacun des organismes  mentionnés, on consultera avec profit leur site web respectif.

[6] Dans le langage courant au Québec, l’expression « féminisme d'État » désigne le processus d'intégration par des femmes travaillant au sein de la fonction publique de préoccupations et d'actions liées à la défense des droits et des intérêts des femmes.  Les contreparties les plus positives de cette dynamique auront été de procurer au mouvement des femmes des outils d'action et de diffusion additionnels, de mettre à sa disposition des ressources gouvernementales humaines et financières et de lui ménager un accès plus direct à divers lieux de pouvoir.  Aujourd'hui sérieusement compromis par le désengagement de l'État, le maintien de tels soutiens devient enjeu de survie.

note biographique:

Francine Descarries est docteure en sociologie, de Université de Montréal. Elle est professure au Département de sociologie de Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1985 et membre du Comité Externe de direction du Fond pour la Recherche de la Condition Féminine Canada, ainsi que membre du Comité d´edition de la Fédération canadienne de Sciences Humaines et Sociales. Francne Descarries est actuellement directrice universitairede l´Alliance de Recherche IREF-Relais Femmes, qui joint plus de 25 chercheures et 20 groupes communautaires. Elle est membre fondactrice de Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM, et ses recherches se penchent sur les théories féministes, les mouvements des femmes au Québec, la maternité et l´articulation famille-travail dans l´expérience des femmes.

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