Labrys
estudos feministas/ études féministes
agosto/dezembro 2005 -août/ décembre 2005

 

Le corps féminin entre bannissement et déification

une lecture socio- anthropologique de la prose camerounaise

Cécile Dolisane- Ebossè

Résumé :

Cet article vise à montrer que le corps féminin considéré comme une énigme a toujours été l’objet de plusieurs spéculations depuis les temps immémoriaux et le roman camerounais qui est le miroir de sa société reflète cette vision des choses. Cette esthétique à prédominance masculine la présente tantôt comme une déesse tant comme une tentatrice aux charmes ensorcelants. Conception renforcée par l ‘immixtion des religions révélées et l’administration coloniale. Les femmes- écrivains peignent une réelle identité féminine qu’elles trouvent dans la libération totale de ce corps jadis confisqué par la société patriarcale.

INTRODUCTION

L’ambiguïté des rapports sociaux de sexe qui se caractérise par l’exclusion et l’intégration de la femme à la fois a laissé une porte ouverte à une série de polémiques sur l’existence du matriarcat originel au sein même des féministes qui pourtant, devraient en être flattées. Or, plusieurs mythes contradictoires sur l’unité fondamentale de la vie tendent à montrer que la femme régnait en maître absolu dans les temps mythiques et qu’elle aurait abandonné son pouvoir à cause de son inclination à la débauche et au chaos. Pour d’aucuns, l’ampleur de la tâche était telle qu’elle dut l’abandonner à l’agressivité masculine(mythe Ouldémé), d’autres, enfin estiment qu’elle a sollicité une divinité androgyne qui est une fusion d’éléments mâles et femelles pour aboutir à une interpénétration des genres, mieux, à une certaine altérité (mythe Bambara du Mali).

Mais dans cette ambivalence des récits mythiques, une ossature se dessine en filigrane : la femme est indéfinissable et insaisissable. Elle reste la grande énigme et toutes ces hypothèses approximatives n’offrent guère une herméneutique féminine plausible. Car elle est le symbole de la Création, entretient le mystère « du don de la vie » et par conséquent, fait peur à la gent masculine. Autrement dit, cette idéologie dominante a fondé sa subordination  par la manipulation1.

Présentée tantôt comme une déesse bienfaitrice, tantôt comme une diablesse, la femme du roman n’a pas failli à cette harmonie des contraires. La dichotomie systématique engendrée par la société patriarcale en  créant deux pôles nodaux : le bien et le mal laisse présager l’importance de la trace restante du pouvoir mythique d’une part, et des appréhensions phalliques de cette survivance d’autre part.

Mais la question qui se pose ici est celle de savoir comment la femme en tant que valeur primordiale peut faire rejaillir ces pouvoirs enfouis en elle pour devenir sujet historique? Quels moyens possède- t- elle encore pour susciter une dynamique socio- politique fiable? Enfin, quel impact peut avoir cette symbolique dans le devenir de la femme africaine et partant, dans l’édification de la société africaine en ce millénaire naissant ?

La rigueur épistémologique dans une recherche de cette envergure exige une lecture plurielle des textes. Ainsi, la grille socio- anthropologique étayée par Anthropo- logiques de Georges Balandier nous serait d’un grand secours pour explorer les récits mythiques, les contradictions et conflits inhérents à l’existence même de la société pour en décoder les symboles ainsi que sa nature évolutive. Ensuite, la socio- critique nous servira de charpente parce qu’elle nous recentrera dans l’esthétique littéraire camerounaise qui est notre cadre de référence. Ce qui ne nous empêchera pas, à titre comparatif, d’évoquer d’autres auteurs négro- africains afin de donner plus d’acuité et une certaine épaisseur à notre analyse.

Pour mener à bien notre étude, nous organiserons notre argumentaire autour de trois grands pôles : d’abord, nous présenterons la femme dans les croyances traditionnelles, c’est- à- dire sa dimension mythique. Puis, nous essayerons de montrer les influences néfastes des structures patriarcales, religieuses et traditionnelles sur le beau sexe. En dernier ressort, nous projetterons «la moitié du ciel» dans une dynamique révolutionnaire comme un genre fécondant et une continuité agissante.

I-    La femme et les croyances ancestrales

1. LA FEMME DANS L’UNIVERS SOCIOCULTUREL DE LA COTE CAMEROUNAISE

La littérature négro-africaine insère le surnaturel dans sa structure romanesque soit pour créer le merveilleux soit pour reconstruire un monde mis à mal par les laideurs de la vie mais aussi pour diffuser les us et coutumes car selon Lylian Kesteloot toute littérature est avant tout la manifestation d’une culture. En ce qui concerne la fiction camerounaise, la figure de proue de l’inscription mythique reste Werewere Liking, une créatrice hors pair et un touche- à- tout de génie qui a opté non sans raison pour l’écriture rituelle. De Elle sera de jaspe et de corail  à l’Amour- Cent- Vies, la femme est considérée comme « l’atome primordial »(88). Elle est alors à la l’origine de la création du monde. Selon la légende de Soo narrée dans Elle sera de jaspe et de corail, elle aurait découvert le feu de la connaissance qu’elle a ensuite délaissé par naïveté puisqu’elle eut peur de sa trouvaille. C’est dire qu’elle peut se montrer irresponsable et parfois complaisante, d’où ce penchant pour le désordre et le chaos2.(81-82)

Ensuite, elle possédait les forces surnaturelles qu’elle transmettait par des correspondances invisibles à son fils. C’est le cas de Madjo de L’amour cent-vies, la grand- mère légendaire, la mère de Gol, la femme en or qui a accouché d’un enfant androgyne « Roumben », le messie des hommes.  L’aura féminine atteint son paroxysme lorsque la mère de Soundjata, Sogolon Kedjou surnommée la femme- buffle dans le même ouvrage insufflera de l’énergie à son fils pour diriger son peuple. Cette Mère- Dieu est incontestablement le pilier et  l’héritière des secrets de l’univers «l’arc-en-ciel», le roi, Soundjata, symbole du patriarche n’étant qu’un grand esprit qui sort du ventre d’une grande femme.

De ce fait, elle détient des pratiques et des pouvoirs que l’homme a du mal à cerner et comme tout ce qui est inexplicable est forcément magique, la femme pèche par ses multiples vertus et talents en tant que permanence.

Enfin, les cultes des ancêtres féminins quasi impressionnants dans les récits témoignent que la femme a régné sur la terre dans les temps reculés. Ces personnages mystiques sont exemplifiés par Nuit- noire, la voix mystérieuse de l’Ancêtre dans Elle sera de jaspe et de corail qui propage l'énergie régénératrice et la prospérité. Symbole de vie, elle revigore la terre, la femme identifiée à la l’eau remplit le rôle de la mère purificatrice.

Ces pratiques divinatoires venues du fond des âges exhumées et revisitées par Werewere Liking visent à redonner à la femme son rôle de sauveur de l’humanité puisqu’elle la peuple et l’engendre. La maternité étant ce qui rend la femme sacrée, notre écrivain essaie de célébrer la déesse- mère, fière d’être éternelle, grande, noble et généreuse :

Je suis[la femme] qui ne saurait se contenter d’une côte masculine pour EtreJe suis la Matrice- Mère où sont en gestation et les Idées et les Formes et le souffle de vie afin que tout soit parce que je suis

Et tout est

Je suis femme des hommes et des femmes qui viennent de la femme (Jaspe, 93)

La profondeur significative alliée à la beauté de ces vers dégagent les senteurs sublimes et un vent d’éternité. Ils prouvent que la femme tire son pouvoir, nous voulons dire, ses dons  prophétie, de soigner, de mettre au monde dans son grand atout : son corps : un haut lieu, un site magique qui fait d’elle un être redoutable. Elle est le fondement «l’esprit- ancêtre » et un lien continuel entre le passé qui l’habite et le futur vers lequel elle se projette sans cesse en tant que sujet mouvant. En clair, l’homme n’est qu’un être subsidiaire qui profite des faiblesses féminines pour la duper. Selon les mythes, il a pu la plier complètement en confisquant sa sexualité et son corps et depuis ce temps « ses désirs confondus à ceux de la femme ne sont plus que des désirs de clinquant, de chiffons, de bouffes, de pauvres désirs de chiennes en chaleur trop facilement satisfaites pour la première chiffe molle venue. »(81)

Au demeurant, la femme est l’initiatrice de la connaissance et lorsqu’elle concevait des formes «l’homme ruminait en fauve »(81). Avec ses dons mystérieux, elle étale le désir d’aider, de cueillir les graines de la vie, de s’adresser aux dieux pour intercéder auprès des ancêtres et de s’entretenir avec l’avenir, c’est pour cela qu’elle aspire à l’idéal et inspire l’homme.

Cet enseignement tiré de la légende de l’homme accapareur signifie que la femme a progressivement mis en place le pouvoir masculin. Les mâles par la ruse ont légitimé «un pouvoir sur les femmes et par les femmes » (Balandier,15). La légende du «chant-roman» de Werewere Liking ressemble par certains aspects aux récits Nord- camerounais mais aussi au rituel des Mevungu des femmes beti du sud- Cameroun où les femmes se montrent expertes dans le maniement des outils sacrés. Consolidée par la légende des Baruya de la Nouvelle- Guinée selon laquelle la femme aurait découvert l’arc et la flûte lors des stages initiatiques, cette démonstration renvoie incontestablement à la thèse du renversement fondateur ou du retournement symbolique.

En effet, chaque peuple ayant une histoire qui lui est propre, la grille socio- anthropologique nous a permis d’établir des corrélations entre l’écriture de Werewere Liking et les faits sociaux. Mais nous a-t-elle pour autant livré la clé de la domination masculine? Pour tout dire, il s’avère probable que le savoir- faire féminin dans le maniement des outils sacrés doublé de sa force fécondante auraient donné des fureurs aux hommes, la femme se trouvant alors du côté de la nature, des plantes, en bref, de la vie et l’homme du côté de la guerre, de la force brute, pire de la violence.

2.LA FEMME GUERISSEUSE TRADITIONNELLE

Le pouvoir des femmes surtout celui des mères dans la littérature camerounaise reflète celui de la société réelle dans la mesure où même dans la fiction, Elles s’impliquaient dans la vie socioculturelle du village.

Chez les bamiléké à l’Ouest du pays par exemple, elles sont réputées être de grandes guérisseuses malgré le développement de la médecine moderne. Ces femmes d’obédience traditionnelle sont également des devineresses et rien ne pouvait se passer sans leur consentement. C’est sous cette obédience que Lydie Dooh- Bunya dans la brise du jour présente une multitude de personnes âgées. Il s’agit de Maa Wanga, Tante Fidi et «la femme à la pipe » qui sont pétries de vertus ancestrales.

D’entrée de jeu, Tante Fidi voue un culte mystique à la nature. Elle traite à base de plantes médicinales qu’elle manipule et maîtrise à merveille. Cette vieille dame est une source intarissable de dons que les ancêtres lui ont transmis afin qu’elle participe à l’harmonie qu’elle régénère. Elle venait tous les matins remettre une mixture à base de plantes au grand-père de Zinnia, l’héroïne du roman pour soigner ses rhumatismes.

Mieux encore, Maa Wanga, initiée aux pouvoirs d’essence naturelle et surnaturelle a des procédés thérapeutiques en étroite osmose avec les forces cosmogoniques. Autant, elle peut guérir les maladies psychiques en enlevant les mauvais sorts autant elle peut soigner les maladies physiques.  Zinnia fait l’éloge de la sagesse de cette mystérieuse voisine due aux multiples expériences dans les choses de la vie comme le rituel mortuaire.  A titre illustratif, lors de la mort de son grand-père, elle prodiguait des conseils pour la protection des enfants contre le malheur et ils furent scrupuleusement suivis. Une fois de plus, elle mit son savoir- faire au service de la communauté :

«Prenez le pagne que portait le défunt le jour de sa mort, ordonne-t-elle. Déchirez- en  quelques lambeaux. Autour des reins de Zinnia, de son frère et de sa sœur, à même la peau, attachez l’un de ces lambeaux. Ce contact avec quelque chose qui lui a appartenu aidera les pauvres petits à survivre. » (99)

Ces manies, à première vue, obsolètes pour les nouvelles générations africaines revêtent une importance capitale aux yeux de la sage-femme. Elles dévoilent ses multiples talents et sa richesse culturelle tout en lui conférant le rôle indéniable de la gardienne des valeurs temporelles. Voilà qui nous amène à constater qu’elle était également une accoucheuse et une matrone hors pair. Cette science qui découlait de ses propres expertises certifiait l’efficacité des soins qu’elle prescrivait. Rien qu’en touchant les parties malades du corps, ses mains magiques véhiculait une énergie indicible qui, de manière étrange, faisait disparaître la douleur. Elle pouvait également vérifier si la jeune fille était encore vierge par sa fameuse «technique de l’œuf.»33 L’héroïne- narratrice fut elle-même auscultée par la dite dame lorsque sa mère prise de doute de ses agissements voulait en être certaine. Elle ne se prive pas de nous faire part de la nomenclature de ses connaissances :

« Maa Wanga était l’accoucheuse exceptionnelle sollicitée par tout le village ; la soigneuse hors pair qui, en quelques heures, sans coup férir, enrayait toute fièvre puerpérale. Elle soignait la conjonctivite, les entorses, les lumbagos et la sinusite. Elle débarrassait même des vers intestinaux(…) »(201)

Ces femmes fortement rattachées aux valeurs du passé, aux valeurs premières de la terre- mère ont acquis une solide réputation en la matière par leur nature «instinctuelle » qui les prédisposait à saisir les phénomènes biologiques. Ce n’est donc pas un acte gratuit si l’auteur insère ces détails de portée symbolique majeure dans sa narration. On note remarquablement l’influence de la nature sur l’être humain sommée de l’hégémonie féminine dans la pharmacopée traditionnelle et son rattachement à certaines croyances dites primitives.

Sans nulle doute, c’est une véritable littérature écologique que notre militante des droits des femmes tente d’esquisser ici. Elle donne la priorité aux valeurs ancestrales qu’elle entend pérenniser. Elle regrette que ce savoir si précieux soit jeté aux calendes grecques. Vu la dégradation de la qualité de vie subséquente aux effets nocifs de la pollution et des produits chimiques sur l’organisme, ces pratiques millénaristes peuvent être d’un grand secours pour la sauvegarde de la planète.

Au reste, la femme est le socle fondamental, c’est- à- dire la gardienne des traditions. Pour cela, elle est enracinement et, par conséquent, la meilleure protectrice de l’environnement. Toute l’histoire de l’humanité le démontre. Autant la terre, à l’image de la mère, est la mamelle nourricière, autant le pouvoir des herbes et des écorces est assimilé à celui de la femme, la fertilité tellurique vibrant en symbiose avec la fécondité des êtres vivants. Cette prééminence dans la maîtrise de la grande thérapie accroît sa force vitale et renforce le prestige féminin en tant que muraille protectrice de l’humanité et sel de la terre. Ceci explique-t-il son penchant pour le mysticisme? En tout cas, on lui prête également une capacité de nuisance.

3. LA SORCIERE : SOCLE DES VALEURS SPIRITUELLES

            La logique binaire qui entoure l’inscription des femmes dans le roman camerounais illustre des figures antithétiques, la femme étant aussi bien la pierre philosophale que l’incarnation de la mort. Ainsi, la femme aux «quatre yeux »4 est une éminence dans les croyances religieuses à l’instar de «l’Ekalé, les prêtresses Jengu chez les dwala du littoral camerounais. Dans le même ordre d’idées, la sorcière de la fiction est la reine de la nuit, temps par excellence des pratiques mystiques, où les forces occultes entrent en communication. Elle est le dépositaire de la vie spirituelle du village. En d’autres termes, elle manipule les fétiches, les éléments hétéroclites aux fonctions complexes.

D’ailleurs, il n’y a pas que dans les sociétés africaines où elles sont évoquées. Du moyen âge jusqu'au XVIIIème siècle, elles ont été pourchassées dans toute l’Europe en tant que responsables des mauvais sorts donc facteurs de déstabilisation de la société nous apprend Gérard Leleu dans la Mâle- Peur. Mais cette distorsion sémantique a délibérément des soubassements idéologiques car les prêtres nient les pouvoirs ancestraux et partant, ceux des sorcières pour ne pas faire place au paganisme, tandis qu’en Afrique et dans sa diaspora, sa perception est restée intacte jusqu'à la pénétration européenne, c’est- à- dire, celle de la femme sage qui possède certains dons magiques mais qui ne sont pas forcément maléfiques. Pendant, la persécution de Tituba accusée de sorcellerie à Salem, l’héroïne de Maryse Condé dans Moi Tituba, sorcière noire… affirme que ce mot doit être contextualisée. Il prend des connotations diverses selon les communautés.

De sa prison, elle atteste : «La «sorcière» si nous devons employer ce mot, corrige, redresse, console, guérit… » (Condé, 152) . Cette définition fort judicieuse nous permet d’éclairer et de distinguer les deux conceptions du monde, les deux philosophies : d’une part, la croyance aux forces mythico- religieuses de l’animisme et d’autre part, le monothéisme des religions révélées qui rejette la sacralité des puissances cosmogoniques.

La sorcière la plus célèbre dans Le fils d’Agatha Moudio de F. Bebey est une vraie énigme. Elle inspire concomitamment de la considération et la peur. Mère Mauvais- Regard comme son nom l’indique est mystère et puissance à la fois. On lui prête des choses étranges. Décrite à l’aube des indépendances, on lui donne une connotation malfaisante. Son action est alors discriminatoire puisqu’on l’accuse d’être responsable de la stérilité des femmes de Bonakwan. Elle suscite dès lors l’antipathie dans cette bourgade de Douala et symbolise à n’en pas douter, le chaos et la destruction. Parlant de sa mauvaise réputation, elle avoue ceci à Fanny, la nouvelle mariée : «Ma fille on m’accuse parfois d’avoir un mauvais regard pour les femmes de ce village. Mais je te prie de me croire que toi, je te regarde d’un très bel œil depuis que tu es venue chez nous. »(123)

En outre, elle assure la protection de Fanny comme son héritière en lui offrant une calebasse sacrée et en purifiant son sang. Non seulement celle-ci échappe à la stérilité, elle lui promet également la prospérité puis l’intronise en future reine de la nuit. « Il faut à présent que je te purifie le sang, car je veux que ton chemin dans la vie reste toujours propre, afin que tu marches sans aucune crainte. »(137)

Femme superstitieuse, ses rêves sont considérés comme des signes prémonitoires et sont toujours pris au sérieux. En tant que prédictrice et ensorceleuse des plus redoutées, elle paraît  de toute évidence être la gardienne de la vie et de la mort, donc, dépositaire de l’avenir. A vrai dire, la vieille sorcière se sert de la peur qu’inspire ses pouvoirs surnaturels pour impressionner son entourage. Elle décide du bonheur et des malheurs des couples. Elle dément ne pas être une sorcière mais en même temps elle se trahit en disant avoir un pouvoir plus grand «que ce crapaud ventru du songe». La dextérité avec laquelle elle agit dans l’obscurité si elle provoque des frayeurs inouïes justifie également le fait qu’elle agit en reine dans la manipulation d’invisibles fils pour diriger l’univers mystique. En opérant entre le sacré et le profane dans un mouvement oscillatoire, elle est, en tout état de cause, au- dessus de la vie humaine : c’est un vrai démiurge.

En définitive, toutes ces vieilles femmes du roman camerounais sont sages et intuitives. Loin des préjugés séculaires, elles sont garantes de la tradition orale et respectent les lois cosmiques. Elles ne sont guère méchantes mais se montrent conservatrices et autoritaires. Maa Médi et mère Mauvais- Regard sont particulièrement intransigeantes envers leurs remplaçantes. Cette tension permanente qui sévit entre les rapports hommes –femmes montre que pour cette subordonnée incertaine, la sorcellerie était une forme de révolution souterraine, une réponse subversive cinglante contre la violence des lois phallocentriques qui jetèrent le discrédit sur ces détentrices de la science.

Et c’est encore G. Leleu qui a le mieux observé le stratagème masculin : « [ les structures religieuses et traditionnelles] s’attaquent aux seuls moyens dont la femme dispose pour exister face à l’homme : sa fécondité, son pouvoir de donner la vie, sa capacité de soulager, sa connaissance des plantes et de la nature. En un mot, sa magie. »(186)

Cette tactique subtile de la répression de sa sexualité qui n’est, en réalité, qu’un bras de fer entre les hommes et les femmes est finalement due à la peur de l’homme de perdre le pouvoir. Ce contrôle intangible de la femme par la société phallique a- t- il subi des modifications avec la pénétration européenne en Afrique ?

II- Le protestantisme et l’identité sexuelle dans l’état postcolonial

1. LA SEXUALITE FEMININE PROHIBEE

Si le christianisme a permis à la femme africaine d’accéder, à bien des égards, à la modernité dans ce sens qu’elle avait accès à l’instruction et que les premières écoles étaient des privées confessionnelles, son statut n’avait pas évolué outre mesure. Car l’école était dirigée par des religieuses austères qui lui apprenaient son futur rôle d’épouse et de mère, c’est- à- dire quelques rudiments de la langue française et de l’économie domestique. En réalité, la religion chrétienne et son jacobinisme aidant, renforça la misogynie et tous les préjugés sur le sexe féminin. Le sexe était tabou.

Ce qui allait de pair avec la virginité obligatoire et le bannissement des filles- mères. Avec ces méthodes hautement répressives et parfois inhumaines, la liberté féminine fut constamment bafouée et les filles furent l’objet de dénigrement et leur sexe avili. Par la complicité de l’église et des institutions traditionnelles, le corps féminin fut humilié dans son intégrité pour être enfin confisqué par l’homme le maître tout- puissant puisqu’il était devenu le chef de famille. Partant de là, il fallait qu’ elle réponde aux critères de la femme idéale voulus par l’homme : la femme chaste et pure. A l’opposée, elle perturbe l’ordre des choses et ne pouvait être qu’un suppôt de Satan ayant des accointances avec le diable : une anormale, une hystérique ou une folle.

2. LA VIRGINITE : LA PURETE DU CORPS

Francis Bebey dans le fils d’Agatha Moudio et Lydie Dooh- Bunya avec la brise du jour dressent excellemment le portrait féminin de la société coloniale. Tous les deux étant protestants, ils traduisent en quelque sorte l’esprit du protestantisme puritain qui influençait ces contrées.

Les relations sexuelles y sont considérées comme un sacrilège, une infamie. Le corps de Zinnia, dans un langage très subtil, est sanctifié par sa grand-mère. Moulée dans le puritanisme, celle-ci  reprend de manière quasi mécanique les schémas et les préceptes de la dite doctrine. Elle met sa petite- fille en garde contre tout écart d’attitude qui pourrait la faire succomber au mal. «Ma fille, dit-elle ton corps est un temple ne laisse personne le profaner(…)» (107) Ces métaphores divines connotent l’éducation chaste que la grand-mère recommande à sa petite Zinnia avec des mots à peine voilés.

Le rejet du corps est tel qu’aucun dialogue sur l’éducation sexuelle n’est prévu entre les mères et les filles. En conséquence, l’adolescente ne sait quoi faire de ses menstrues et comment se protéger. Ces derniers étant vus comme impurs dans le paradigme chrétien, il est malsain d’aborder ces questions taboues, contrairement à l’éducation traditionnelle où les jeunes filles étaient prises en charge pendant un certain temps par les femmes âgées dotées d’expériences qui les initiaient à l’exploration de leur corps. Malheureusement, « ces cases de femmes », lieux d’initiation féminine furent abolies. Noyée dans l’obscurantisme, Zinnia nous dévoile qu’ « elle n’était jamais tomber sur un ouvrage parlant des menstruations. Sur ce chapitre, ses lumières étaient à la dimension de lumignons. » (101) Pendant ce temps, sa grand-mère lui donnait des conseils empiriques codés afin qu’elle redouble de vigilance vis- à- vis des hommes.

3. LE DRAME DE LA FILLE-MERE

Ayant perdu sa mère très tôt, la jeune Delphine dans le même roman n’eut pas la chance d’être protégée par les proches parents. Visiblement, il lui manquait les structures d’encadrement fiables. Livrée à elle-même, elle fut violée par une bande de délinquants et se retrouva enceinte. Elle devint alors un paria de la société car c’était un acte abominable et une inconduite manifeste tant la virginité est une distinction pour la famille. Il fallait donc catégoriquement isoler l’adolescente- mère tenue pour immorale. C’est ainsi que l’orpheline fut rejetée par son propre frère qui la prenait pour une malpropre. Vivant dans la solitude, elle se culpabilisait sans cesse, sa vie étant devenue un vrai cauchemar. Au moment où elle avait un besoin intense de soutien moral, l’indésirable se confia à Zinnia sa meilleure amie :

« Personne ne se prive de me faire sentir mon indignité et la magnanimité de ceux qui, au lieu de me jeter dehors avec mon bâtard comme je l’aurais mérité, ont condescendu à nous garder auprès d’eux. Si tu surprenais l’œil furibond de ton cousin quand j’ouvre la bouche pour me mêler à la conversation, tu commencerais à évaluer l’étendue de mon désarroi. »(259)

Il faut dire que l’église chrétienne, en voulant sévèrement contrôler la sexualité féminine, conforta la coercition de l’adolescente- mère. C’est ainsi que le père de famille qui se hasardait à reconnaître un enfant de père inconnu était excommunié par le pouvoir ecclésiastique, son but étant d’accentuer la pudeur et la chasteté tout en freinant l’amour excessif pour les enfants.

Sans prendre l’ampleur de la chasse aux sorcières moyenâgeuse sus- évoquée, les prêtres se livraient presque avec la même énergie à pourchasser ces mères précoces. Cet immoralisme exacerbé par le christianisme a été scrupuleusement suivi par les populations côtières d’où est issue L. Dooh-Bunya.

4. LA SEDUCTRICE ET LA PUTAIN

Ces survivances religieuses de la femme diabolique transparaissent sous la plume de Francis Bebey. Maa Médi dans Le fils d’Agatha Moudio est convaincue qu’avec tous les cadeaux qu’Agatha fille souillée pour s’être livrée aux Blancs, offre à son fils, ce dernier est déjà envoûté par ses sortilèges. Cette séductrice irrésistible qui se pare de plus beaux bijoux se remarque par ses toilettes provocantes et ses tenues extravagantes. Plus, elle affiche sa sensualité plus, elle est maudite d’autant plus qu’on pensait généralement que «l’extraordinaire beauté de cette créature de Satan masquait tout le mal qu’elle savait déjà faire(…) elle connaît déjà l’homme. » (18) Son libertinage excessif faisait d’elle, l’objet des quolibets et des calomnies dans tout le village. 

Si Agatha est le diable en personne, c’est parce que naturellement la femme est une courtisane. En voulant tout le temps plaire, elle devient progressivement une tentatrice qui ruse avec ses charmes pour parvenir à ses fins, en un mot, à hisser sa puissance. Ces images mystificatrices sur la femme sont largement répandues et étayées par les mythes bibliques dont le catéchiste de Nkool dans le roi Albert d’Effidi dispense les enseignements :

«Ce n’est les jours d’aujourd’hui qui sont criminels, c’est le diable, par l’entreprise de la femme. Pauvre femme. Si elle s’était seulement contentée de croquer sa pomme, toute seule dans son coin, au moins la moitié de l’humanité serait restée plongée dans le bonheur éternel du paradis terrestre.»(168)

 

Cette parodie des préceptes bibliques bien que colorée d’humour condamne la femme en la rendant responsable du chaos originel. Simultanément, elle est corroborée par la sociologue camerounaise Paulette Songué qui atteste que la prostitution serait éternelle car liée à la nature même de la femme qui veut plaire et séduire. Pour la société patriarcale, elle est donc fatalement volage et lascive, toute femme étant une putain en puissance. Quoi qu’il en soit, elle traduit une typologie de visages féminins peu glorieux et trahit les antagonismes entre le masculin et le féminin. La femme est, du reste, source de conflits et de discordes, en conséquence de quoi, elle est à l’origine du désordre social5.

5. LA FEMME INFIDELE

Au demeurant, gloutonne et insatiable, elle est une moitié dangereuse, car elle pousse l’homme dans le précipice. Encline aux plaisirs simples, elle a des réactions enfantines et presque imprévisibles parce qu'elle est changeante. La femme est attirée par tout ce qui brille sans esprit critique, à l’instar de toutes les filles qui n’ont d’yeux que pour Bikounou le galant homme de Nkool en espérant le voir devenir Président de la République. C’est la raison pour laquelle le narrateur du roi Albert d’Effidi raconte les histoires des femmes infidèles extraites des chansons enfantines et des comptines venues du fond des âges apparemment burlesques et ludiques mais lourdes de signification dans la mesure où elles laissent planer l’attachement excessif de la femme aux biens matériels et sa propension à la fourberie. La plaisanterie sous-jacente dévoilerait la misogynie de l’église chrétienne :

L’enfant étant dans le ventre de la mère que Satan rôde autour. Or voici que la mère se rend au marché, à la ville(…). Elle aime les robes, les beaux foulards, les belles chaussures, comme si elle était une femme blanche. Mais l’argent pour acheter toutes ces choses-là, où est-il ? N’oublie pas que Satan ne guette que de pareils moments. Il murmure à l’oreille de la femme : « Si tu veux ce foulard, essaie donc de satisfaire le vendeur ! Si tu veux cette robe qui te fait tant envie, essaie donc de satisfaire le vendeur, et tu verras la robe sera à toi…(167-8)

De fait, on relève un penchant pour la supercherie qui laisse penser qu’il ne faut pas entièrement faire confiance à la femme à cause de sa duplicité naturelle. En d’autres termes, Francis Bebey ne fait que rappeler, avec le cynisme qui caractérise parfois son discours, les méfaits de la société de consommation dont la femme est la première cible. En toute lucidité, il exploite savamment les préceptes évangéliques en les manipulant à sa guise.

En fin de compte, la fiction romanesque présente le féminin comme un genre fort ambigu : infidèle et vulnérable, exposé à la société matérialiste. Cette esthétique est loin d’encenser la femme, elle reste largement tributaire des préjugés masculins. Aussi peut- on affirmer que ses insinuations humoristiques semblent assez confuses. Elles consolident l’image du côté pervers du sexe faible. Pour finir, ce jeu de Francis Bebey rend sa position sur l’émancipation féminine très énigmatique6.

Or, il est de bonne guerre que la meilleure stratégie pour affaiblir son ennemi c’est de ternir son image. C’est ainsi qu’en l’accablant de tous les maux allant de la femme puérile à la femme- marchandise ; de la femme tentation à la femme- chose, la femme disgracieuse vient confirmer la vision négative de la femme. Toutefois, ces préjugés qui tournent majoritairement autour de son sexe ne cachent- ils pas une sorcière édifiante, cette diablesse prodigieuse qui fouine dans les lieux interdits : sa sexualité afin de recréer une contre- mythologie capable d’équilibrer le monde?

III- La résurgence des pouvoirs ancestraux de la femme et les procéders comiques

1. LE CORPS FEMININ ET L’HUMOUR DES ROMANCIERS CAMEROUNAIS

La dénonciation de l’hypocrisie religieuse constitue la première contre- culture subversive qui amène les auteurs à démystifier la supercherie des structures patriarcales. Dans ce sens, les romanciers camerounais tels que Francis Bebey, Mongo Beti et Ferdinand Oyono utilisent les procéders comiques pour atténuer le tragique de sa situation, c’est- à- dire sa diabolisation. Si Mongo Beti utilise l’ironie et la satire comme armes redoutables pour combattre les forces aliénantes, Francis Bebey excelle dans l’humour et la parodie. Ces procéders sous-tendus par le rire permettent de désamorcer une crise profonde sans force ni violence tout en laissant aux lecteurs le soin d’apprécier la beauté du texte7.

D’entrée de jeu, notre poète- compositeur met en lumière l’expression du corps par le biais des chants et des danses jadis interdites parce que trop lascives et à visées pornographiques. Or, ces danses de la pure tradition africaine sont effectuées par deux filles de Nkool et la démonstration majestueuse est faite un dimanche devant les nonnes et le père Bonsot visiblement admiratif bien que gêné par des gestes permissifs. Ces moments de communion par la chaleur des corps démontre le pouvoir féminin de fascination mais aussi son potentiel créateur dans sa capacité à donner du plaisir, à détendre l’atmosphère atrophiée des lois trop rigides. Le narrateur du roi Albert d’Effidi prend le loisir de décrire  magistralement ces moments d’apothéose extatique.

(…) Buste provoquant, l’exhibition de Nani et Kalé fut la plus sensationnelle, au milieu des cris d’admiration et des encouragements grâce auxquels les gestes et les mouvements chorégraphiques se montrèrent de plus en plus osés. Les deux nonnes assises cachèrent les yeux pour ne pas voir le spectacle. Le père Bonsot lui-même se montra un peu gêné lorsque les deux danseuses étoiles, pointèrent leurs seins nus dans sa direction, tandis que les fesses à peines couvertes décrivaient des épures d’un érotisme certain. » (35)

Cette démonstration spectaculaire loin d’être un sacrilège reflète précisément la vie à travers la magie du rythme laquelle vie n’est mouvement que grâce à la femme, nous voulons dire, au grand bonheur de son corps libéré. C’est ainsi qu’en focalisant les descriptions dans les parties les plus sensibles liées à l’intimité, le narrateur laisse deviner que le sexe fait partie du quotidien et que la dimension corporelle ne saurait être oblitérée au risque de procéder à un masochisme. Propos que corrobore G. Leleu lorsqu’il affirme que «contrairement à ce que pense la religion, l’érotisme n’est pas un sacrilège, (…) c’est une activité admirable et hautement morale. »( La mâle- Peur,261)

La soi- disant profanation des lieux saints par les chorégraphies en apparence infâmes tente par un élan naturel cher à notre auteur d’allier le sacré et le profane : cette symbiose parfaite dont l’homme a vivement besoin. En même temps, ce poète- prosateur  récuse ce manichéisme réducteur et remet en cause l’hypocrisie de la fameuse mission civilisatrice.

En outre, il tourne en dérision l’intrépidité de la morale chrétienne sur ces histoires sordides d’infidélité et d’adultère. Car n’oublions pas que dans cet univers, on «lapidait les femmes adultères » nous rappelle Hester, dans Moi tituba sorcière…, emprisonnée pour ce motif(Condé, 155). Ce climat nauséeux aurait abouti au chaos, n’eut été le rire de Francis Bebey. Albert dans le roi Albert d’Effidi, en allant chercher son épouse soupçonnée d’avoir des liaisons avec le galant Bikounou, surprit un autre couple par méprise. Pendant la débandade, le pagne de Nomo, l’homme à qui on prêta des locaux pour ces sombres besognes se défit. Au lieu de dramatiser cette situation, on assiste plutôt à une véritable farce théâtrale puisque la recherche de Nani a permis de découvrir les liaisons clandestines d’Antoinette et Nomo. Ce fut un imbroglio tant l’adultère féminin est intolérable dans la société traditionnelle.  Avec la joie d’avoir manqué cet affront, Nomo concède :

«Avoue que nous avons eu de la chance, tout de même, dit- il enfin, en riant très fort, lui aussi. Car imagine donc la situation si quelque villageois m’avait vu tout nu sur la véranda à ce moment là ! … Ah ce pagne… et puis cette porte ! »(154)

En réalité, Francis Bebey déconstruit un schéma classique utopique du «péché de la chair ». Il se moque de l’adultère et des relations entre couples. C’est dire qu’il faut apprendre à tout relativiser parce qu’il n’y a pas de relation parfaite. Il en ressort qu’il essaie de démystifier le sexe. Son compatriote Mongo Beti ne s’éloigne guère de cette analyse dans la mesure où dans Mission terminée l’épouse Niam, la femme infidèle fut pardonnée et le conflit éradiqué. Pour expliquer cette tolérance, le narrateur nous informe que «les séances de coucheries qu’on appelle adultère en Europe- un bien grand mot- sans laisser les gens tout à fait indifférents, ne déchaînent guère des passions mauvaises. » (20)

Mais ces attitudes jugées irrévérencieuses par la société masculine ne sont plus uniquement dénoncées par les romanciers, elles sont délibérément décrites par les femmes écrivains qui veulent de plus en plus s’approprier la gouvernance de leur corps en dissociant  le corps biologique : la reproduction du corps en tant que sujet de sa sexualité. Elles mettent alors la libération du corps au centre de leur préoccupation en se montrant furieuses, déterminées, prolixes et libertines. Elles constituent une menace pour l’homme tant leurs méthodes sont provoquantes et leurs attitudes de plus en plus déviantes.

2. LA FEMME ET LA MYSTIQUE REVOLUTIONNAIRE

Aujourd’hui la sagesse féminine doit s’échiner à trouver des voies et moyens pour faire émerger les forces d’antan pour qu’elle redevienne sujet historique, en d’autres termes, maîtresse de son corps. Aussi pourra-t-elle décider, s’orienter et se fixer des objectifs. Pour cela, il lui faut une liberté créatrice qui ne peut provenir d’une rupture, d’une contre- mythologie, mieux de la subversion pour profondément déstabiliser le statu quo.

La fougue qui se dégage de ses propos révèle l’ambition d’une femme meurtrie qui prend le contre- pied des images traditionnelles. En se vengeant, elle transforme les valeurs féminines en une puissance irradiante, en un symbole de liberté. Car être ne suffit pas, il faut être autre. Elle émet alors de fortes radiations déconstructives pour que triomphe un nouveau discours salvateur. Elle devient une force dévastatrice et se pose en actrice de l’univers.  Dès lors, ses responsabilités dépassent le cadre des maternités doucereuses qui lui sont naturellement dévolues. Elle met en branle tous les éléments qui font d’elle la matrice fondamentale : l’enracinement avec son corollaire la symbiose avec les forces cosmogoniques.

La femme retrouve son statut d’antan et s’arrache par là- même du joug patriarcal. Il s’agit tout simplement d’une praxis historique. Car tout état de soumission sécrète en lui-même des marques d’insubordination, comme l’affirme l’auteur de Anthropo- logiques «toutes les sociétés et ensemble sont contraintes au mouvement et au- delà à la mutation. » (Balandier, (17et 40) La femme serait, dans ce cas, un être incertain, capable de poser des actes anti- sociaux et a- normaux. Cette grande inconnue réserverait toujours des surprises d’autant plus qu’elle est constamment soumise aux temporalités processuelles et toujours agissantes.

Ces turbulentes d’autrefois sont donc vaillamment remplacées ou métaphorisées par la mystique révolutionnaire des sorcières modernes. C’est dire qu’il y a homologie entre la symbolique des sorcières jadis redoutées et la dynamique de changement. Aussi, la démarche subversive d’Agatha dans sa liberté sexuelle s’inscrit dans la pure tradition des sorcières modernes, elle veut librement disposer de son corps. Car elle affirme sa personnalité à travers son identité féminine pleinement assumée.

En second lieu, Werewere Liking à travers le personnage de la grande guerrière en se montre anti- conformiste. Elle dévie les responsabilités féminines vers les sphères dites masculines et choisit l’union libre en dehors des contraintes maritales. Dans l’Amour- cent- vies, la fille du pays de Do, Sogolon Kedjou veut préserver son identité et n’entend pas s’aliéner « elle jura de ne point se marier.» (41) Aussi méprise- t-elle «les travaux ménagers qui faisaient la valeur d’une femme.» (41-42) De ce fait, elle réclame ses droits en optant pour la provocation.

Seule la femme mystérieuse, hors de commun, serait capable de résoudre l’énigme du féminin tant elle sent, agit et prend des risques.

Dans le même registre,  son admiration pour les métiers virils comme celui de chasseur rehausse les qualités de la rebelle qui s’insurge contre les principes et les conventions saugrenues de la société mâle en dénonçant l’égoïsme masculin et se montrant misandre. 

Une scène ahurissante détourna définitivement la grande chasseresse de la gent masculine. Une femelle en grossesse avait des difficultés à mettre bas mais le mâle se montra indifférent en se livrant aux ébats orgastiques avec d’autres femelles. Inassouvi, il s’abattit de manière impitoyable sur la parturiente en douleur. C’est alors qu’elle s’en prit violemment au buffle mâle et l’éventra littéralement. Cette femme héroïque protégea les valeurs de la vie au détriment des forces assujettissantes. Grâce au courage, elle est capable d’établir la justice et d’organiser l’architecture humaine. Un lien étroit s’établit entre les libertés humaines et la libération sexuelle. A vrai dire, la femme révolutionnaire acquiert une valeur transhistorique et omnitemporelle, c’est qui fait dire à Werewere Liking que:

Pour être forme force

Pour devenir volume figure rocher marbre

Il faut la femme

Le liant consolideur

Dieu est femme et la femme le sait

Et la femme le tait

[…]

Voici pourquoi l’homme a peur de la femme

Et tient tant à la première place sur terre…

Les Idées sont des éléments- esprits qui prennent forme

Dans le corps de la femme (45)

3. LA REAPPROPRIATION DU CORPS PAR LES ROMANCIERES

Incontestablement, ces figures revendicatrices prônent l'action. Elles mettent un point d’honneur à sensibiliser la femme à se lancer dans le combat en utilisant un ton caustique, une hargne qui traduit la volonté farouche de transformer sa malédiction en une conscience historique. Pour cela, la créatrice moderne effectue un sursaut vers l’inconnu. Elle tente d’explorer les confins de la nature humaine, à percer l’énigme féminine voulant ainsi laisser une cicatrice sur cette terre. C’est la raison pour laquelle les personnages féminins veulent absolument tenir un journal. L’acte d’écrire est en lui-même subversion et «trans-formation.» Il signifie, pour la femme, se définir efficacement en tant qu’actrice de son histoire susceptible de mettre en valeur ses compétences et confirmer ses performances88. L’éducation féminine réveille alors la conscience d’être femme. Elle est la clé de sa libération puisqu’elle l’arrache des démons de l’obscurantisme pour lui donner plus d’assise au monde grâce à l’ouverture d’esprit et à la distance critique.

En effet, elles exigent une révolution corporelle à travers une écriture originale, celui du corps. Le corps coupable, victime, maintenu dans l’invisibilité accède à la liberté par la création du corps- langage laquelle innovation se mue ensuite en corps- sexualité puisque la femme saura choisir entre le désir qu’elle éprouve d’avoir une estime de soi : une sexualité épanouie et son élan de générosité de donner la vie : la maternité.

Dans cette lancée, les multiples prostituées de l’œuvre de Calixthe Beyala très peu discrètes au flux verbal impressionnant n’entendent guère étouffer leurs désirs. Toutes sont des personnages marginaux, entêtés et turbulents qui veulent affronter le masculin dans son espace de prédilection : les zones taboues. Ils utilisent un langage cru et obscène. Notre guerrière provoque une révolution féminine en détruisant de l’intérieur un système dominant. Ces femmes à poigne veulent reconquérir une parcelle de leur puissance. Ce désir d’autonomie signifie d’emblée avoir une prise sur le monde concret. La réhabilitation du plaisir leur permettra d’agir sur l’avenir et d’organiser leur destinée. En plus clair, c’est une reconquête des pouvoirs magiques : sa sexualité et sa maternité.  On comprend  aisément qu’une prostituée de Seul le diable le savait se montre très impérative, en ces termes «je veux mon corps !»(15)

En définitive, l’énigme féminine est sans doute politique, la subversion étant une force perturbatrice, symboliquement cela s’entend, une autre stratégie d’utiliser le pouvoir des sorcières. Les rituels féminins peuvent être interprétés aujourd’hui comme la revalorisation de la sexualité et la nature. Partant de là, la femme pourra fonder un contre- pouvoir et mener une insurrection contre les forces phalliques qui l’annihilent et assassinent son génie créateur. De la sorte, la femme du troisième millénaire doit revisiter le passé, réinventer la tradition matriarcale et exhumer le culte du corps et l’amour de la nature afin d’impulser les énergies créatrices pour mieux s’orienter vers l’avenir. « Les grands arbres enfoncent d’abord profondément leurs racines au sol avant de s’élever majestueusement au ciel… » (L’Amour, 59) Cette consécration sera alors sa renaissance. Et voilà, la sorcière régénérée, ressuscitée, sa mission étant de redonner une âme à un monde en déperdition, miné par la violence. En un mot, elle doit humaniser le monde.

CONCLUSION

Au bout de cette analyse, nous pouvons dire la femme est la grande inconnue de ce millénaire, car elle regorge de potentialités qu’elle-même a du mal à imaginer la portée. C’est la raison pour laquelle il lui faut mener un combat âpre mais solidaire de manière à «transformer les crises en sournoises latences et les urgences en instances. »(40) Les images véhiculées par la littérature camerounaise étant corrélatives à celles projetées par la dite société, elles restent éminemment contradictoires. La femme ancestrale de L. Dooh- Bunya possède des pouvoirs incommensurables de guérison et vibre en symbiose avec la nature. Elle est le socle des valeurs temporelles tandis qu’Agatha de F. Bebey incarne le diable en personne parce qu’elle affiche une liberté sexuelle. C’est la fille des temps modernes encline à la débauche et bercée par les illusions de la luxure. Parallèlement, mère Mauvais- Regard règne en méchante sorcière et veuille sur le destin des femmes qu’elle peut soit priver d’enfants soit protéger selon son gré. Elle est la gardienne des valeurs spirituelles, en d’autres termes, la fondatrice d’ordre, source de fécondité et génératrice de vie et de mort. C’est la femme telle qu’elle est perçue par la société. Elle inspire paradoxalement admiration et crainte à la fois.

Mais cette image est largement redevable à la pénétration européenne surtout à la morale chrétienne avec sa conception dichotomique (du bien et mal) de la femme comme venant de la côte de l’homme. Cette vision androcentrique née de la logique binaire s’oppose diamétralement à celle des romancières africaines qui adoptent l’esthétique holistique négro-africaine : un triptyque où les éléments sont un tout indissociable, c’est- à- dire se complètent mutuellement. Ce prisme ternaire ( la vie, la mort et la renaissance) qui sous-tend cette stratégie novatrice et révolutionnaire vise à réécrire l’histoire. Les Africaines veulent restructurer le monde à l’image du «féminin primordial». En l’occurrence, Sogolon Kedjou, la femme légendaire et héroïque du passé et du futur de l’Amour- cent- vies est investie d’une mission noble : sauver l’humanité. Werewere Liking avec son écriture rituelle arbore une nouvelle politique de l’écriture, c’est- à- dire la révolution par le langage. De même, Le discours provoquant et le lexique cru des prostituées particulièrement excitées aux méthodes lascives de Calixthe Beyala participent de la même essence : la récupération du corps et partant, des prérogatives perdues.

Dotée d’un pouvoir incontrôlable, la femme est capable de désordre (contestation) à chaque instant face à une puissance masculine en pleine décrépitude dont l’édifice s’effiloche chaque jour peu à peu. La théorie féministe émergera dans sa capacité à contourner lois coercitives sans passer par la violence en puisant ses outils conceptuels dans les fonctions vitales dont ce genre a la charge (l’écriture du corps) pour l’insérer dans le mouvement. Mieux encore, les références épiques et mythiques permettront aux féministes de bâtir une épistémologie qui jouit de la connaissance et du respect des valeurs enrichissantes du passé pour se forger des utopies. C’est dire qu’elles doivent bâtir leur théorie sur la trace restante ou la survivance de ses dons magiques de «sorcière». Symboliquement, elles doivent insister et prendre en compte les éléments «subversifs » tels que l’éducation, la création, le pouvoir décisionnel et la liberté sexuelle susceptibles d’éradiquer les causes de subordination féminine pour la projeter dans le futur. De la femme (mythique) ancestrale dotée d’une énergie recréatrice, l’on retrouve encore la femme (mythique) en tant que «pro-jet ». Cet enracinement dans l’ouverture formera alors une boucle, la femme étant le commencement et la fin. On débouche finalement sur la re-naissance. Toute vie étant dynamisme et la femme incarnant la mobilité par excellence, l’ambiguïté féminine ne serait-elle pas tout simplement un besoin d’éternité ? Qu’est- ce à dire sinon que l’humanité est en quête de la Femme Eternelle!

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

I. Les œuvres de référence

Bebey, F.      Le fils d’Agatha Moudio, Yaoundé, CLE, 1967.

----------         Le roi Albert d’Effidi, Yaoundé, CLE, 1976.

Beti, Mongo Mission Terminée, Paris, Buchet/Chastel, 1958.

Beyala, C.     Seul le diable le savait, Paris, Pré aux Clers, 1990.

Werewere Liking, Elle sera de jaspe et de corail (journal d’une misovire…), Paris, l’Harmattan, 1983.

----------------------  L’Amour- Cent-Vies, Paris, Publisud, 1988.

II. Les ouvrages critiques

Balandier, G. Anthropo-logiques, Paris, PUF, 1974.

Collectif        Femmes du Cameroun, Paris, Karthala, ORSTOM, 1985.

Condé, M.     Moi Tituba sorcière noire de…, Paris, Mercure de France,1986.

Leleu G.        La mâle- peur, Paris, Edit. J’ai lu, 1994.

Rosny E. de    Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1972.


 

 

1 Tous ces mythes sont tirés des travaux de G. Balandier, Anthropo- logiques, Paris, PUF,1974 et du Collectif Femmes du Cameroun, Paris, Karthala,1985.

2 Pour Werewere Liking la femme n’a jamais réellement pris son pouvoir au sérieux c’est pourtant elle qui a trouvé les feux des dieux mais eut peur d’elle- même. Elle se montre parfois très complaisante vis- à- vis du sexe masculin. Cette opinion coïncide avec le mythe de la naissance d’Aguedzavernda révélé par Véronique de Colombel in Femmes du Cameroun, op. cit., P.227.

3 Elle consiste à faire glisser un œuf dans le vagin de la jeune fille afin de vérifier si elle est encore pucelle.

4 Eric de Rosny prêtre jésuite qui a travaillé sur la sorcellerie en pays dwala dans les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1972 nous dévoile la signification des «quatre yeux » : deux du jour du monde profane et deux de la nuit, pour les fonctions occultes.

5 Deux villages : Effidi et Nkool se sont battus pour Nani la maîtresse présumée de Bikounou qui, finalement fut attribuée à Albert à cause de sa fortune. Ce qui, bien évidemment, était une humiliation pour les gens de Nkool.

6 Lorsqu’Albert cherchait son épouse, une chansonnette insolite sur l’infidélité féminine résonnait dans la case des voisins et le narrateur du roi Albert d’Effidi nous apprend que c’est au moment où Nani entrait que, par pure coïncidence, la chanson disait « Pauvre mari ne va pas la croire, elle ment, elle ment… » p. 158.

7 Cécile Dolisane « L’image de la femme dans la littérature camerounaise », thèse N. Régime, Université de Toulouse II, 1998,p.138.

8 L’instruction et l’accès aux connaissances sont synonymes de puissance.  L’écriture permet de laisser des empreintes, de marquer le monde. Aussi Tituba dans Moi Tituba sorcière noire… déplore son ignorance alors que la misovire de Elle sera de jaspe et de corail s’octroie des responsabilités énormes, celles d’écrire un journal d’or de bord d’une vie de chien. Tituba en féministe inconsciente regrette que ce soit uniquement les hommes qui nous assomment de leur prose. C’est une révolutionnaire qui veut un modèle de société gouvernée par les femmes. »p. 160.    


Note biographique

Dr Cécile Dolisane-Ebossè est spécialiste des littératures africaines et antillaises et Assistante département de Français de L’ENS Yaoundé

Labrys
estudos feministas/ études féministes
agosto/dezembro 2005 -août/ décembre 2005