Labrys Pour une nouvelle économie du sujet : valorisation de la petite fille et dynamique relationnelle dans Un gâteau aux smarties (2003) de Jocelyne Légaré et Julia Duchastel[1] Isabelle Boisclair
Résumé Le présent article propose une lecture d’Un gâteau aux smarties (2003), un livre composé du dialogue entre le texte d’une mère et les photographies de sa fille. L’analyse montre que l’oeuvre produit une nouvelle façon d’envisager le sujet, lui reconnaissant une valeur même dans sa petitesse, contre les valeurs hégémoniques consacrant le « grand ». Il ressort que la prise en compte de la petitesse, de l’enfance, mais également de la dimension relationnelle, performative et réflexive de l’identité recadre le sujet, laissant place à une plus grande diversité – où même la petite fille, en tant que sujet, trouve sa place. « “J’attends une fille”, dit la jeune femme d’un air ravi. Il lui était culturellement possible de penser que naturellement rien n’est plus joyeux que de donner naissance à une fille. Désirer une fille et l’affirmer bien fort était un phénomène récent quoique circonscrit à une infime partie du globe. Ailleurs et encore, les filles étaient une source d’humiliation pour les pères, encombrement et sous-produit de l’humanité » Nicole Brossard, « Œuvre de chair et métonymies » Selon le jeu des valeurs symboliques en cours dans le monde occidental, une grande valeur est accordée au « grand homme » et ses corollaires : le monument, le pérenne, le stable, le définitif, l’Un – le masculin, la Fin – la mort, signifiants convoquant l’important, le sérieux. Le jeu oppose axiologiquement à ces valeurs celles de « la petite fille » et ses corollaires : la broutille, l’éphémère, l’instable, le passager, l’autre – le féminin, le commencement. Les valeurs sont extrinsèques aux objets – de même qu’aux signifiants qui ne sont là que pour les véhiculer. Elles sont produites par les sujets qui aménagent les dispositifs et formulent les discours les instituant. Et ces sujets sont sexués. Historiquement configurée par une subjectivité masculine[2], cette axiologie est bouleversée depuis quelques décennies par l’expression de subjectivités féminines qui s’attachent, dans une visée de rééquilibrage, à faire bouger ces valeurs, que ce soit par des mouvements qui atténuent celles reliées au masculin ou qui valorisent celles liées au féminin ou encore qui dissocient sexe, genre et valeur, faisant éclater l’arbitraire de ces associations. Ces mouvements affectent non seulement les valeurs symboliques mais également les partitions identitaires qui en découlent – partitions selon lesquelles les hommes sont chargés d’interpréter le masculin et les femmes le féminin, principes supposés leur être infus. Or, l’on perçoit désormais la part performative de l’identité en même temps que son caractère relationnel. « Le sujet s’institue par le processus d’identification. Un tel concept vient rappeler que l’identité du sujet ne se constitue pas de façon autonome, mais qu’elle se fonde d’une relation originaire, constitutive, à l’identité d’un autre sujet » (Lamizet, 2002 : 100). L’identité de sexe/genre du sujet résulte elle aussi d’un dynamique relationnelle. Si auparavant (ou encore de nos jours, dans d’autres contrées), comme nous le rappelle la citation de Nicole Brossard placée en exergue, le sujet féminin apprenait très tôt qu’il avait une valeur moindre que celle du sujet masculin, les réécritures féminines rompent aujourd’hui avec cette économie en conférant plus de valeur à l’enfant-fille. Ces deux problématiques conjuguées, la réévaluation du féminin et la prise en compte de la dimension relationnelle aussi bien que performative de l’identité placardent la scène de réécriture des partitions identitaires féminines. C’est précisément au déploiement identitaire d’une petite fille que donne lieu Un gâteau aux smarties. Si la question du commencement, associée au féminin, occupe surtout le discours, celle de la dynamique relationnelle résonne autant dans le discours que sur le texte auquel elle donne forme[3]. On verra en effet que cette dynamique est manifestée par l’intersubjectivité, l’intertextualité et l’intermédialité, provoquant des phénomènes de répercussion, notamment via la mécanique de l’écho. Inédit, ce discours fait entendre la mère laissant à la fille la place pour qu’elle se fasse elle-même, alors que les discours maternels du passé, relayant l’idéologie patriarcale, tendaient à enfermer la petite fille dans des rôles prédéfinis et restreints – pour ne pas dire contraints. Cet objet – on verra bientôt pourquoi je ne peux dire : ce texte – cet objet, suscité par une fille, écrit par sa mère, et mis en images par la fille, inscrit l’identité dans un dynamique relationnelle, ici plus spécifiquement celle définie par la dyade mère-fille, mais pas seulement : l’identité y est aussi mise en relation avec les expériences, avec les artéfacts culturels, avec le lieu et le temps, avec le monde. Cet objet est tout entier consacré au caractère processuel de l’identité, toujours négociée, échangée, dialoguée, établie relationnellement : « je suis sa mère, elle est ma fille » (55) énonce la mère. À la relation dyadique s’ajoute ici un tiers, en l’occurrence la lectrice, destinataire de l’énoncé (sinon ce serait « Je suis ta mère, tu es ma fille »); l’identité apparaît ainsi non seulement négociée entre sujets, mais également, pour une part, offerte en représentation – représentation dont même le caractère strictement potentiel serait constitutif (Goffman, 1973). Cet objet dit et montre l'effet nécessairement récursif, nécessairement transformateur de l’une et de l’autre dans l’établissement identitaire, tout autant qu'il est prestation offerte au regard de l'autre. Un gâteau aux smarties est un objet hybride; ni roman, ni essai, ni journal intime, ni biographie … Fabriqué par Jocelyne Légaré et sa fille Julia Duchastel et publié en 2003 aux Éditions du passage (désormais GS suivi du numéro de page), l’objet est constitué du texte de la mère et des images photographiques de la fille. Mais c’est plus complexe que cela. Car le premier texte est une note liminaire d’un peu plus de 3 pages écrite par Julia, la fille. La jeune femme de 18 ans[4] évoque son enfance, son parcours identitaire. Bien que ce texte ouvre le recueil, il n’occupe pas la position initiale dans la diachronie de l’écriture : « maintenant que ma mère a terminé son récit, je le lis et le relis, et à chaque lecture je ressens une émotion, elle est là en moi qui m’habite » (GS, 7); le texte de la mère qui suit ce court texte le précède donc dans la chronologie, puisque le texte de la fille est réaction à la lecture du texte de la mère. L’écho rebondit ici plusieurs fois entre le texte de la mère et de la fille, et il est dit clairement que cet échange est transformateur : « à chaque lecture je ressens une émotion » (GS, 7). La fin – l’apothéose / le commencement – l’anonyme[5] Évoquant L’Origine du monde de Gustave Courbet et un autre tableau du même peintre, L’enterrement à Ornans qui l’avoisinerait au Musée d’Orsay, la fille associe « L’origine et la fin » (GS, 8), qui sont ainsi posées comme bornes de la réflexion, comme sujet du livre et de l’échange dialogique entre la mère et la fille. Si cette double question primordiale de l’origine et de la fin a déjà été discutée, elle le fut davantage par des hommes, « éminents », que par … une jeune fille de 18 ans et sa mère échangeant autour de la genèse de leur propre parcours identitaire. Et l’intérêt des hommes aurait porté davantage, selon la fille, sur la finalité des choses : « l’histoire de la fin, me semble-t-il, a fasciné le genre masculin plus que le recommencement. Comme s’il était plus intéressant et surtout plus facile de deviner ce qui vient après la vie. Le commencement, histoire de ventre de femmes, c’est plus compliqué. […] L’histoire du commencement est peut-être celle de la femme avec un grand F. » (GS, 8). Ici, deux femmes – avec des petits f – se proposent de faire l’histoire du commencement ou plutôt une histoire du commencement, leur histoire de co-engendrement : si la mère engendre l’enfant, c’est l’enfant qui fait la mère[6]. La jeune femme introduit d’abord la lectrice[7] à son travail photographique, dont le produit est présenté en dialogue avec le texte de la mère dans sa dernière partie. Elle explique qu’il repose sur sa « quête d’identité » (GS, 8) et, plus elle y pense, dit-elle, ce travail photographique serait « rattaché à cette histoire de commencement » (GS, 8). Tout en s’interrogeant sur « les repères spatio-temporels de l’Histoire » (GS, 9), elle dit être davantage intéressée à ses propres « limite[s] spatiale[s] : [celles de] [s]on corps » (GS, 9). C’est justement le dialogue entre corps, temps et histoire qui assure la singularité du sujet, tout autant que son instabilité, son incomplétude, son caractère processuel. « À dix-huit ans qui suis-je? Je suis l’enfant qui, à dix ans, détestait ceux qui prétendaient ne pas se connaître, ne pas s’aimer. Je suis l’adolescente de seize ans méprisant les symbolistes et leur mal de vivre. Et je suis encore l’enfant qui regarde l'enfant. […] Dans le temps et dans l’espace, je joue » (GS, 9). Ses photographies traduisent tout à fait ce jeu avec le temps et l’espace, avec ce qu’on a été et ce qu'on est, ce processus qui modifie continuellement les contours de l’identité. La jeune femme de 18 ans se photographie en superposition de projections d’images d’elle-même plus jeune – le corps devient le support de l’image de soi-même, redoublant le moi, faisant éclater son unicité. Les effets créés par cette réfraction de soi sont nombreux : le sujet se dédouble, le sujet se regarde, le sujet projette son ombre sur lui-même (GS, 1re de couv.), le sujet dialogue avec lui-même, le sujet mange en tête à tête avec lui-même (GS, 103), le sujet s’observe jusqu’à se confondre avec lui-même. L’installation de ce dispositif autoreprésentatif provoque la mise en exergue des déplacements et des écarts identitaires, tout autant que la permanence du même. Ipséité et mêmeté sont ainsi projetés au cœur du parcours du sujet : « être moi » et « même » pouvant être contractés en « être moi-même », nonobstant le temps et l’espace qui changent, nonobstant le fait qu’on est déjà plus la même. La stabilité du sujet provient ici de son instabilité même, au sens où c’est cette instabilité qui est productive du sujet. C’est ce que traduit l’énoncé qui ferme ce premier texte : « Nous sommes du temps qui passe » (GS, 10). Le texte de la mère s’ouvre sur l’évocation de la scène de la reproduction, de la genèse d’un individu prochain : « au début, il y a toujours un homme, une femme. C’est ainsi que l’histoire commence. Puis il y a un enfant. Ici l’enfant s’appelle Julia » (GS, 13). Car bien plus que de la femme devenue mère, c’est de la fille dont il est question. Le texte produit par la mère émanerait d’ailleurs d’une demande de la fille : « À dix-huit ans je suis tout juste une adulte mais tout mon passé, tous mes souvenirs sont ceux d’une enfant et c'est ce moment de ma vie, de la vie en général que j’ai voulu préserver » (GS, 10, je souligne) nous dit la fille dans son avant-propos. On peut lire, dans l’énonciation de ce désir de préservation, la demande de collaboration adressée par la fille à la mère, en sa qualité de témoin privilégié du parcours de la fille. Le texte de la mère est récit mémoriel de la part relationnelle que cette femme, Jocelyne Légaré, a vécu dans son lien avec cette autre femme, Julia Duchastel. Son récit se situe à des lieues des épanchements lyrico-maternels saturant l’espace symbolique : « tout cela n’est pas arrivé tout seul, ni même dans le rose bonbon et l'émoi continu et joyeux de sa naissance » (GS, 42). Récit plutôt pragmatique, simple et sain de la fabrication de l'enfant, de la mise au monde, de la découverte de l'autre qui grandit à côté de soi et qui devient son propre soi. Pour raconter le devenir de sa fille, il faut nécessairement que la mère fasse des détours par son propre parcours identitaire – fulgurance de la mémoire qui fige le moment dans le temps, à l’instar de la photographie. Elle aussi relate les expériences qui l’ont faite. En cette matière, la maternité a une valeur référentielle dans le cheminement identitaire. Elle devient une balise qui sépare la vie entre un avant, un pendant et un après. Or, alors que selon la conception romantique, ce référent est sacralisé, il est ici parfois activé pour évoquer des faillites, comme lorsqu’il donne lieu au récit de la défaillance de la mère en regard des critères canoniques : « Un jour, pour son anniversaire, celui de ses seize ans, elle m’a demandé le gâteau aux smarties. Je ne savais pas le faire; c’est ma mère qui lui a fabriqué ce gâteau » (GS, 29). En même temps, et forcément peut-être, parce qu'il est cela qui n’a jamais été, le récit de la mère recèle une part critique des mythes maternels : nous les femmes, avons du mal à admettre nos pulsions agressives. Nous ne voulons parler que de notre amour. Nous mentons. À mauvais escient, sans doute. Perpétuant un mythe qui nous est cher : nous ne sommes qu'amour. Nous déchaînons de telles passions que nous avons choisi la stratégie du mensonge. Nous faisons de la politique sur le bout des lèvres, en privé et pas assez souvent (GS, 49). Poursuivant la déconstruction du mythe de l’omnipotentialité maternelle, la mère reconnaît une agentivité à la petite fille : « elle s’est mise dans mon corps pour que je la porte » (GS, 17); « elle s’est mise au monde. J’étais son instrument » (GS, 82). Puis, quittant le rivage de la mémoire, de la genèse, le récit rejoint le présent et se met à dialoguer avec les photos de la fille, qui s’immiscent dans le livre[8] : « moi je fais des cabanes et Julia a dix-huit ans. Elle a dix-huit ans de dos. De face elle vient tout juste de naître » (GS, 62- photographie : 59). Il arrive aussi, écho supplémentaire, que l’on ait accès à la voix de la fille à travers celle de la mère. Celle-ci cite en effet « cette phrase [écrite par la fille qu'elle trouve] dans ses carnets de recherche :“J’ai été nomade sans jamais me déplacer, c’est le décor qui tournait et les acteurs, beaux-pères, belles-mères, demi-frères qui défilaient » (GS, 66); l’image d’un carrousel[9] tournant autour du sujet, changeant continuellement le décor apparaît ici. Ainsi, non seulement le mouvement du sujet dans son environnement, mais le mouvement de l’environnement lui-même contribue, dans une dynamique sans fin, à faire le sujet. Et les corps, les identités qui habitent cet espace constituent des obstacles, faisant tantôt simplement écho au sujet, le renvoyant à lui-même en répercutant sa voix, tantôt le faisant dévier, le projetant ailleurs. Intersubjectivité : entre mère et fille Deux sujets en dialogue, la mère et la fille, ce dialogue occulté de la culture, où l’on rencontre bien davantage des figures duales de père et fils (« Au nom du père, du fils… » est une parole fondatrice de l’ordre culturel). Le lien mère-fille n’a semblé jusqu’à tout récemment ne tenir que dans la transmission des paroles des chansons : « ma mère, chantait toujours »… ou encore dans la transmission du trousseau, des recettes et des remèdes de bonne femme. La face cachée de la culture, invisible, et pourtant partie constitutive. En débordant de la sphère féminine privée – ce livre est publié, l’échange rendu public –, le dialogue mère-fille est désormais mieux placé pour provoquer des échos dans la culture. L’émergence d’une culture au féminin, émanant d’une subjectivité féminine, voire ici maternelle et « petitefillette »[10] demeure un élément récent dans l’univers symbolique, une entreprise non terminée, qui n’a pas réalisé encore tous ses effets, provoqué tous les échos qu’elle recèle et qui seront à même de transformer le paysage. Intertextualité : entre les « grandshommes » et la « petitefillette » Outre ce dialogue répercutant les échos intersubjectifs de la mère et de la fille, le texte répercute aussi l’écho d’autres textes. Ici Bernanos, Heidegger, Kundera, Perec, Cendrars, Char et Tournier : philosophes, poètes, écrivains, majoritairement masculins – tous de « grandshommes ». À leur côté, quelques femmes sont tout de même appelées : Simone de Beauvoir (GS, 32), Marie-Andrée Bertrand, Mélanie Klein (GS, 33), cette dernière citée dans un esprit d’opposition. Ce contraste entre la majorité masculine et la minorité féminine des interlocuteurs convoqués éclaire le caractère sexué des subjectivités ici exprimées et met en exergue l’hégémonie des référents identitaires masculins transmis par la culture. Une autre figure littéraire féminine apparaît pourtant dans le texte. Moins visible, elle se terre dans le titre d’un ouvrage cité, celui d’Hans Christian Andersen : La petite sirène et autres contes. Cette sirène est « petite » et comporte le sème « féminin », ce qui déjà installe ce paradigme « petitefillette » dans la culture. Quant à sa spécificité – sirène –, elle témoigne de l’intrusion du fictif dans le réel et, avec elle, de la potentialité imaginante de l’être humain. Sans compter que c’est là une figure qui modélise l’authenticité : « on lisait La petite sirène et on se disait qu’il ne faut pas renoncer à sa nature profonde » (GS, 35), ce qui fait écho au « être moi-même » que j’évoquais plus haut. Intermédialité : entre texte et photographies L’intermédialité est triplement effective, pourrait-on dire, puisque, d’abord, texte et photographies sont juxtaposés, puis, ensuite, les photographies fusionnent le sujet photographié en superposition à une projection de diapositive. Ces échos imagiers sont fondateurs de l’œuvre mais également de l’identité même du sujet : le discours de la mère (le texte) engendre l’histoire de la fille (les photographies), la fille ayant elle-même suscité le texte de la mère par son questionnement. Tout se passe donc comme si ces deux médias, texte et photographies, étaient des mediums métonymiques de la mère et de la fille qui auraient pour tâche de signifier leur coengendrement dialogique. Car le texte de la mère, on l’a dit, émane d’une demande préalable de la fille, et les photos actuelles de la fille, bien qu’elles soient produites par elle-même, dans un cheminement de redéfinition autonome de l’identité – ou d’autodétermination du sujet –, il faut bien voir que les premières photos, celles de la petite fille qui, projetées sur un mur, servent de toile de fond aux photos de la fille d’aujourd’hui, sont le fait de la mère, dont la position originaire dans la participation de la définition identitaire est ainsi rappelée. La mère, « lisant » la photo de la fille, traduit : « Elle en a assez d’être là, sur ce banc, dans sa robe à fleurs bleues comme des pensées. Elle en a assez dans ce musée d’être regardée, photographiée encore une fois. Pour me le dire elle tire sa langue » (GS, 72). La photo de la jeune femme apparaît être l’interface de ces deux subjectivités – elle au passé, elle au présent – qui expriment leur liens d’interdépendance aussi bien que leur autonomie. Mais l'intermédialité n’est pas seulement constitutive de la forme. Elle est également présente sous forme d’échos provenant de l'extérieur. La mère fait référence à un film de Margarethe von Trotta; celui-ci est cité pour évoquer les effets de l'expérience sur la subjectivité : « Quand elle était dedans [mon ventre] je me souviens avoir vu un film de Margarethe von Trotta : Les Années de plomb. Ce film, je l'ai vu deux fois. D’abord quand j’étais enceinte puis après la naissance de Julia. À travers ce film, vu et revu, j’ai compris que je n’avais plus les mêmes yeux » (37). Les objets culturels apparaissent ainsi être des révélateurs identitaires, révélateurs de nos déplacements subjectifs, ceux-là même qui provoquent les échos entre deux moments de soi. « Après la naissance de ma fille, j’ai revu Les Années de plomb. C’était un autre film » (GS, 40). Échos temporels et spatiaux À ces dynamiques intersubjectives, intertextuelles et intermédiales qui forment la dynamique textuelle, s’ajoutent aussi des échos jaillissant du choc entre les différentes bornes temporelles et spatiales. Il y a le temps de la mère, née en 1953, celui de la fille, née en 1982 (GS, 4e de couv.). Depuis ces naissances, plusieurs identités ont eu lieu : la mère fut jadis elle-même petite fille, puis adolescente, jeune femme, avocate, amante, puis femme accouchante, nouvelle mère, enfin cette femme d’aujourd’hui, mère d’une fille de 18 ans. Les temporalités et les âges se confondent, et avec elle l’identité, dont le caractère instable, labile, est ainsi mis en avant. Ces flux temporels sont associés à des lieux qui permettent leur condensation. Seul le maintenant du sujet écrivant n’est pas spatialisé; disons que son lieu est le texte. Tandis que les ici des photographies semblent être uniques, les ici des diapos sont multiples et de deux façon : d’abord sur le plan formel, ils représentent deux lieux : le lieu de la photographie projetée en diapositive, le lieu de la projection de cette diapositive, où est prise la deuxième photo. Ensuite sur le plan référentiel, ils font éclater le centre géographique pour le multiplier en autant de relais qui ont jalonné les déplacements de la mère et de la fille. Ce parcours, initié à Montréal, passe par le Portugal, la Pologne, l’Italie, la Tchécoslovaquie, la Tunisie (GS, 66). Avec la diversité des références intertextuelles, la multiplicité des référents géographiques surdétermine cette transculturalité qui fonde le sujet d’aujourd’hui. Une nouvelle économie du sujet
Ici, l’écho modifie le processus d’engendrement des textes dans la mesure où de même que la mère a engendré la fille, le texte engendre les photos, et de même que l’enfant engendre l'adulte, les projections des photos du passé engendrent les photos d’aujourd’hui; et ces engendrements multiples illustrent qu’il n’y a pas une seule façon d’engendrer le sens et la valeur; c’est-à-dire, donc, pas seulement la mère qui peut engendrer l'enfant, mais l'individu peut s’engendrer lui-même, s’engendre de toute façon toujours, dans son proche et lointain devenir. Ces échos intersubjectifs résultant d’une collaboration mère-fille évoquent cette question d’engendrement maternel du sujet dont je parlais plus haut; paradigme générationnel longtemps tu, au profit de l'engendrement symbolique, de l’institution du sujet, par le baptême et l’attribution du nom du père, offices qui effacent l’engendrement sémiotique, maternel, non institué. L’enfance et le maternel sont ici érigés en valeur, mais non au sens romantique du terme. Cette vision resituerait plutôt les choses dans une perspective éthique. Ces échos finissent par fonder une nouvelle économie du sujet, non plus unitaire et total mais partie d’un tout relationnel, fragmentaire, en dialogue constant avec l’autre, voire avec l’autre-moi, celui du passé, situé ailleurs. Du même coup, le sujet qui accède au discours ne répond plus à la figure légitime du sujet légitime. Car l'écho, l’intersubjectivité, le dialogue sont instaurés en valeur, contre l’idée d’émission unique, de voix d’autorité et de légitimité absolue, parole et pensée unique. Or, cette idée d’autorité et de légitimité dominante a été fondée sur l’idée de grandeur, de noblesse, de valeur; c’est précisément l’envers de ces notions qu’Un gâteau aux smarties précipite, y opposant le petit, le pluriel, l’instable, l’illégitime, le délaissé, le dérisoire, le coloré (le sérieux n’est pas coloré, il est sobre, sombre), le presque rien, voire le maternel – mais on s’en doute, pas au sens patriarcal du terme – et le petitefillette. La petite fille, forclose de l’ordre historique du monde et le grand homme, figure consacrée de la légitimité se trouvent ainsi opposés tant dans leur identité sexuelle que dans leur stature. « L’enfant, la place qu’on ne lui faisait pas, m’est apparu comme le vrai drame des fausses révolutions. Une révélation » (GS, 41). Ce travail de réappropriation identitaire accompli par la fille apparaît ainsi comme un cheminement autonome vers la légitimité. Or que soit reconnue à sa fille ce dont – selon les paradigmes fondateurs – la femme et la petite fille furent dépourvues, c’est précisément là le désir qui préoccupe la mère et qu'elle projette sur la fille : « J’ai pour elle des désirs de science, qu’on l’écoute quand elle parle, qu’on la prenne au sérieux. Qu'elle soit ce qu’elle dit, que jamais elle ne se taise par dépit, par malaise ou par honte d’être ce qu’elle est » (GS, 34). Si ici, la légitimité demeure associée à la science et au sérieux, ce qui ne redéfinit pas le paradigme traditionnel des valeurs et témoigne plutôt de la persistance des vieux schèmes, même dans leur actualisation, là, lorsque la mère ajoute : « J’avais pour elle ce désir : Qu’elle parle libre et forte » (GS : 35), elle est plus en phase avec le projet émancipateur. La quête identitaire de la petite fille, qui se tourne vers l’amont du parcours qui l’a faite, est l’anti-parcours – ou le parcours à rebours – de la consécration identitaire : la valorisation du monde de l’enfance et du commencement, dévalorisé au détriment de la fin, de l’achèvement et de la grandeur que l'on couronne et consacre habituellement. Dans cette nouvelle configuration de valeurs, le gâteau aux smarties est objet emblématique; il évoque un anniversaire enfantin qui souligne, donc, un moment mesuré du passage vital – mais, à l’échelle des valeurs légitimes, il s’agit d’un moment dérisoire, qui se situe à l’opposé de l’intronisation d’un grand homme, son installation sur un socle, sa monumentalisation symbolique : consécration suprême. On imagine que, dans cette nouvelle économie du sujet, le socle, loin d’être en marbre et prêt à recevoir quelque statue, s’apparenterait plutôt à la pierre sur laquelle est installée, à fleur d’eau, la petite sirène, dans le port de Copenhague. *** « J’affirme que la fillette est un être pensant » France Théoret, « La solitude de la pensée » « J’ai fait pour toi une histoire. Je ne savais pas faire de gâteaux » (GS, 102). La mère fait des histoires et la petite fille tire la langue sur la page couverture, contre tous les modèles normatifs. Un gâteau aux smarties relate l’expérience de l’indéfinition de soi puis l’autoconstruction[11], sa mise en forme à l'aide des différents mediums que sont le texte et la photographie, qui apparaissent ici vraiment comme mediums, comme moyens de dire et de se dire, plutôt que comme des finalités que sont les œuvres littéraires lorsqu’elles prétendent par exemple à l’achèvement générique. Le gâteau aux smarties qui donne son titre au livre en même temps qu’il valorise l’enfance dans le parcours de chacun, apparaît ainsi aussi bien être l’emblème du caractère fugitif du temps, qui nous condamne à cette indéfinition de soi, artefact symbolique d’un moment de ce complexe processus d’individuation, moment qui reste en soi, tout la vie durant, et qui fait constamment entendre son écho sur les moments ultérieurs, ceux-là même qui s’écoulent en ce moment – nous avons tous et toutes eu un gâteau d’anniversaire. Fassbinder aurait dit un jour : « Tous les moments de la vie sont merveilleux, même celui-ci »[12]. C’est tout à fait dans cet esprit de revalorisation du moment fugitif et éphémère que s’inscrit le projet d’écriture d’Un gâteau aux smarties, – du moins est-ce ainsi que je le reçois – loin, donc, de toute prétention totalisante. Références Brossard, Nicole. 1996. « Œuvre de chair et métonymies »« Œuvre de chair et métonymies », dans Femmes, corps et âmes, Montréal/Québec : XYZ/Musée de la Civilisation, p. 39-52. CASTELLS, Manuel. 1999. « La fin du patriarcat », Le pouvoir de l’identité. II. L’ère de l’information, Paris : Fayard, 169-294. Castoriadis, Cornélius. 1990. Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe III, Paris : Seuil. Duchastel, Julia et Jocelyne Légaré. 2003. Un gâteau aux smarties, Montréal : Éditions du passage, 102 p. GOFFMAN, Erving. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. Paris : Minuit, Tome 1. La présentation de soi, 251 p. ; Tome 2. Les relations en public, 371 p. HUSTON, Nancy. 1990. Journal de la création, Paris : Seuil, coll. « Libre à elles », 277 p. LAMIZET, Bernard. 2002. Politique et identité, PUL, 350 p. SAINT-MARTIN, Lori. 1999. Le Nom de la mère. Mères, filles et écriture dans la littérature québécoise au féminin, Québec : Nota bene, 331 p. SZSYGLAK, Gisèle. 2002. « Le genre et les rapports humains : une aporie circulaire », dans Nicky LE FEUVRE (numéro coord. par), « Le genre : de la catégorisation du sexe », Utinam, Revue de sociologie et d’anthropologie, n° 5, Paris : L’Harmattan, p. 267-286. THÉORET, France. 2003. « La solitude et la pensée », Tessera, « little girls/les petites filles », n° 36, p. 29-30. Notice biographiqueIsabelle Boisclair est professeure de littérature québécoise, spécialisation en écriture des femmes, à l’Université de Sherbrooke (Québec) et membre du groupe de recherche sur l’identité et ses constructions culturelles (GRICCUS). Ses recherches, prenant appui sur les théories féministes et les théories du genre, portent sur le statut du personnage féminin dans la fiction ainsi que sur l’identité sexuelle, selon une approche sociosémiotique. Elle participe également aux travaux d’édition critique de l’œuvre d’Anne Hébert. Elle a dirigé la publication de Lectures du genre (Remue-Ménage, 2002) et a publié Ouvrir la voie/x. Le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec (1960-1990) (Nota bene, 2004). Elle prépare actuellement un ouvrage collectif sur les nouvelles masculinités dans la littérature québécoise. [1] Une première version de ce texte a été présentée sous forme de communication lors d’un colloque-atelier au 72e congrès de l’ACFAS, en mai 2004. [2] C’est-à-dire par des sujets mâles identifiés comme hommes/masculins et incités à incarner, promouvoir et défendre les valeurs masculines et, par-delà, les valeurs hétérosexistes départageant clairement le masculin du féminin. [3] Dans son étude sur le rapport mère-filles dans la littérature, Lori Saint-Martin le constatait : « Réconciliation des contraires, mutualité, ouverture, double mise au monde, la réflexion autour du rapport mère-fille transforme le paysage littéraire » (Saint-Martin, 1999 : 36). [4] « À dix-huit ans je suis tout juste une adulte mais tout mon passé, tous mes souvenirs sont ceux d’une enfant et c’est ce moment de ma vie, de la vie en général que j’ai voulu préserver », écrit Julia dans son texte liminaire (GS : 10). [5] Lors de la naissance, on ne peut connaître la position qu’occupera le sujet. Sur ce plan, tous et toutes naissent dans l’anonymat le plus égalitaire, hormis bien sûr les héritiers et les héritières. [6] La reconnaissance d’un pouvoir de détermination identitaire de l’enfant sur le parent est plus rare que l’inverse (la portée déterminante du parent sur un enfant). Or, en quatrième de couverture, on peut lire ceci, qui envisage la primauté de la fille sur la mère : « Née à Montréal en 1953, Jocelyne Légaré après des études de lettres et de droit travaille dans le monde des affaires et, comme sa fille, vit à la limite du cerveau droit et du cerveau gauche » (je souligne). La posture de la fille dans la genèse du projet, celle d’initiatrice, participerait de la même reconnaissance, par la mère, de la légitimité des aspirations subjectives de la fille. [7] Incluant les lecteurs, cette tournure veut simplement mettre en avant la posture de l’auteure de l’article. [8] Des photographies petit format au centre de la page sont placées l’une à la toute première page liminaire, puis aux pages 11 (à la fin du texte écrit par la fille, « Note liminaire », p. 7 à 10), 15 et 47. À partir de la page 59 jusqu’à la page 97, les photographies, désormais pleines pages, se succèdent en page de droite. Enfin, une dernière photographie, petit format, clôt l’ouvrage à la p. 103. Le texte de la mère va de la p. 13 à la p. 102. [9] « Qui suis-je, sommes-nous, serai-je serons-nous, étais-je, étions-nous, serai-je es-tu, seras-tu et encore puisque c’est un manège » (GS, 102) écrit la mère. [10] Qualificatif qui dérive du « petitefillette » que je pose comme concept, à côté de celui de maternel, de féminin, etc. Si le « grandhomme » renvoie à l’idée de grandeur et d’importance – de sérieux –, le « petitefillette » pourrait signifier le peu, le dérisoire mais sans que ces termes ne soit connotés négativement, pas plus que les précédents positivement. [11] « L’autoconstruction d’une identité n’exprime pas une essence; elle proclame un pouvoir, par lequel les femmes telles qu’elles sont se mobilisent pour les femmes telles qu’elles veulent être » (Castells, 1999 : 243). [12] D’après les propos tenus par Hanna Schygulla dans une entrevue radiophonique, sur les ondes de Radio-Canada, il a quelques années. Labrys |