labrys,études féministes

numéro spécial, septembre 2003

 

Le désir théophanique chez Monique Wittig

 

 

Marie-Jo Bonnet

 

 

« J/e tairais ton nom adorable. Tel est l’interdit qui m/a été fait, ainsi soit-il. J/e dirai seulement comment tu viens m/e chercher jusqu’au fond de l’enfer ». Le corps lesbien

 

            Je vais certainement en déconcerter plus d’une en abordant l’œuvre de Monique Wittig dans le registre du désir théophanique. D’abord parce que Monique Wittig s’est toujours déclarée athée, adepte du matérialisme lesbien et que si son oeuvre est hantée par des déesses, ce sont celles de la mythologie grecque, et non celles d’une quelconque spiritualité féminine. Ensuite parce que du désir, Monique Wittig n’en parle pratiquement jamais sous la forme d’un désir d’union avec la femme aimée. Dans le Brouillon pour un Dictionnaire des Amantes, écrit avec Sande Zeig, le désir est définit comme quelque chose de mystérieux que l’on ne peut percer. Même Le Corps lesbien, paru en 1973, et qui clôt la trilogie pronominale [1] inaugurée en 1964, avec L’opoponax (Prix Médicis) et Les Guérillères (1969), ignore la problématique du désir. Peut-être parce que son oeuvre se veut politique et que l’attention est tournée vers le corps définit comme territoire à se réapproprier. L’on peut dire ainsi que si le désir procède d’un déplacement dans l’espace entre deux territoires ouverts, la politique définie par Monique Wittig s’apparente plus à la territorialisation de la lesbienne en oppositions aux tentatives de destruction des frontières homo - hétéro amorcées au MLF dans les années 1970.

Nous sommes donc ici dans une situation encore plus paradoxale que chez Simone de Beauvoir. Car si la philosophe existentialiste a intériorisé la norme sexuelle, elle n’en a pas pour autant intégré l’interdit sensuel. Elle peut donc avoir des relations sexuelles avec des femmes tout en trouvant l’hétérosexualité beaucoup plus gratifiante philosophiquement (sans parler du crédit social...). Chez Monique Wittig, les oppositions sont poussées à leur paroxysme. Nous ne sommes plus dans la série d’oppositions paradigmatiques masculin / féminin, sujet / objet, actif / passif, qui structure son analyse de l’oppression des femmes, mais dans une autre série d’oppositions qui se déclinent en hommes / femmes, maître / esclave, nature / culture. De plus, elles se font face tels deux blocs fermés sans aucune possibilité de rencontre ou d’articulation entre eux en dehors d’une domination absolue de l’un sur l’autre. Bien sûr la pensée structuraliste des année soixante est passée par là avec l’anthropologie de Claude Lévis-Strauss, la psychanalyse de Jacques Lacan, la sémiotique, le matérialisme, le marxisme. Mais ces références, si vivantes au début du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), agissent chez Wittig comme les repoussoirs d’une pensée qui cherche à fonder le nouveau règne politique de la lesbienne. Pour Monique Wittig, une lesbienne est une personne d’un troisième type qui a échappé au « deuxième sexe », c’est-à-dire à la domination de l’homme sur la femme. Le seul espoir de sortir de cet esclavage programmé par la nature (à l’image de celui des noirs...) est de devenir lesbienne. Je ne caricature pas une pensée qui s’appuie sur des oppositions bloquées dans des « noyaux de nature » qui interdisent leur dialectisation, voir leur métamorphose. Le lesbianisme politique de Monique Wittig ne connaît pas l’histoire ni la théorie de l’évolution. Il est basé sur l’opposition nature / culture qui gouverne l’opposition hétérosexualité / homosexualité et la verrouille. Dès lors que l’hétérosexualité contient un « noyau de nature », elle résiste à la culture, pense-t-elle, et ne peut donc évoluer. Dans « La pensée straight », rédigée en 1978 pour une conférence aux Etats Unis, Monique Wittig écrit : « Bien qu’on ait admis ces dernières années qu’il n’y a pas de nature, que tout est culture il reste au sein de cette culture un noyau de nature qui résiste à l’examen, une relation qui revêt un caractère d’inéluctabilité dans la culture comme dans la nature c’est la relation hétérosexuelle ou relation obligatoire entre “l’homme” et la “femme” » [2] .

            On voit donc que Monique Wittig se situe dans l’orbite constructiviste héritière de Simone de Beauvoir qui s’est principalement développée dans les universités américaines. S’il reste un noyau de nature dans la relation hétérosexuelle, cela veut dire que la relation homosexuelle n’est pas naturelle. Elle est culturelle, construite par les rapports sociaux et les choix politiques. J’emploie le mot choix mais je ne devrais pas, car une autre caractéristique de sa pensée théorique est l’absence de choix. Que l’on soit dans la “nature” ou dans la “culture”, le sujet femme ne dispose pas d’espace propre où elle pourrait faire des choix. Elle vit sous le règne de la domination totalitaire de la nature (l’hétérosexualité) que la lesbienne ne conjure que dans la mesure où, par la magie du politique, elle se construit un territoire gouverné par la seule culture. Le problème pour Monique Wittig n’est donc pas la visibilité du désir lesbien dans la Cité, mais la construction d’un territoire du langage où le sujet femme pourrait se constituer « une » (« la » lesbienne) sans être menacée par le clivage consécutif à la domination masculine, ou à la « pensée straight », comme elle l’appellera plus tard en élargissant la domination à l’hétérosexualité, hommes et femmes.

L’attention est donc mise sur le « je », mais ce n’est pas un sujet sensuel avide de tout voir, de tout comprendre et de tout consommer. C’est un sujet tenté par l’envol vers le soleil en un élan théophanique qui lui permettrait de quitter l’enfer de la domination et de l’esclavage. Le fait que Monique Wittig soit écrivaine, poète et théoricienne a certainement déterminé l’orientation théo-phanique de son désir. Et j’entends par théophanique « celle qui montre dieu » selon l’étymologie de Théophane, surnom qu’elle prendra avant de s’installer définitivement aux Etats-Unis. Elle se bat avec et dans le langage plus que partout ailleurs. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un impact « politique » sur de nombreuses lesbiennes tentées par le séparatisme et ce que les américaines du nord ont appelé le lesbianisme radical.

Si les idées de Monique Wittig sont restées marginales en France, ce n’est pas le cas en Amérique du Nord où elle jouit depuis les années 1980 d’une aura tout à fait particulière de pionnière et d’avant gardiste. Contrairement à la France où la diffusion de son oeuvre théorique a été problématique, elle est étudiée dans les universités, admirée, critiquée et sert de modèle à un courant homosexuel qui aspire à un pouvoir plus grand. Curieusement, ce les gays l’ont remise à la mode en France en l’invitant en 1997 au colloque organisé au Centre G. Pompidou de Beaubourg durant l’Européen Gay Pride. Invitation cohérente, après tout, puisque le séparatisme lesbien conceptualisé par Monique Wittig peut être considéré comme la version féminine du communautarisme gay, à une différence près cependant, c’est que si les gays se séparent volontiers des hétérosexuels et des féministes lesbiennes universalistes, les lesbiennes radicales se limitent aux hétérosexuels des deux sexes.

On assiste donc en France ces dernières années à une redistribution des alliances entre les gays communautaristes et les lesbiennes radicales. Les ennemis d’hier se retrouvent « objectivement » sur les mêmes positions défensives. Si on y ajoute les théoriciennes du courant queer qui se sont reconnues de la figure de la lesbienne avant gardiste d’un monde où il n’y aurait ni sexes, ni genres, on comprend que les queers se soient emparées de l’ancienne co-fondatrice du MLF pour en faire la figure tutélaire de leur mouvement. En 2001, elles ont organisé le premier colloque à Paris qui lui était entièrement consacrée, et ce, un an et demi avant sa mort qui eut lieu en janvier 2003.

Je souhaiterais examiner ici les mécanismes du désir théophanique qui part d’une théorie du sujet clivé femme pour aboutir à la lesbienne « qui n’est pas une femme » parce qu’elle est au-delà des sexes. Le caractère absolu de cette vision s’accorde bien aux visées théophaniques de l’écrivaine. Et le fait qu’elle ait intéressé de nombreuses femmes est le signe que ce désir d’absolu n’est pas mort. Malheureusement, il s’agit ici d’un absolu dévoyé par les présupposés matérialistes en ce qu’il sépare, au lieu de rélier, en un clivage radical et irrémédiable du sujet femme, d’abord, mis en scène dans Le Corps lesbien au moyen d’un artifice typographique qui consiste à écrire je par j/e, clivage ainsi que les pronoms personnels et possessifs comme m/a, m/on. Puis entre la « classe des femmes » et la « classe des hommes », pensée à partir de l’opposition maître (homme blanc) / esclave (noir - femme ). Et enfin à l’opposition hétérosexualité / « la » lesbienne C’est donc un absolu totalitaire qui écarte une partie pour exalter l’autre.

Que l’on circule dans les textes poétiques ou dans les textes théoriques, c’est la même structure de pensée qui se manifeste. Les textes théoriques éclairent les romans tout en les rendant intelligibles et l’on peut dire qu’en vingt ans Monique Wittig a parcouru un chemin d’une rigoureuse cohérence. Je dis en vingt ans car l’essentiel de son oeuvre s’est élaborée entre L’opoponax (1964) et Virgile non (1985, éditions de Minuit). Le Brouillon pour un dictionnaire des Amantes, co-écrit avec Zande Zeig date de 1975 (Ed. Grasset), et « Paris-la-politique » paraîtra en 1985 dans le n°4 de Vlasta. Entre temps il y a les deux principaux textes théoriques qui ont eu un si grand retentissement sur les théoriciennes américaines et françaises du séparatisme et radicalisme lesbien, à savoir : « La pensée straight », paru dans Questions féministes n°7 (1980) et « On ne naît pas femme », écrit en 1979 pour un colloque à New York sur le thème : 30 ans après le Deuxième sexe. Ce texte paraîtra en France dans Questions féministes n°8 [3] . Les éditions ultérieures de textes parus aux États-Unis et en France reprendront les textes de ces années-là avec quelques autres dans la même veine.

Avant d’analyser les conséquences du clivage dans le poétique wittigienne, j’aimerais dire quelques mots sur Monique Wittig que j’ai bien connue à Paris entre 1971 et 1975-76, date de son départ définitif aux États-Unis. Elle fut la première femme qui m’adressa la parole quand je débarquais au MLF un soir de février 1971. Je ne connaissais personne et j‘avais retrouvé le groupe devant l’Institut Catholique où elles étaient venues boycotter la conférence du professeur Lejeune contre l’avortement. Monique vit tout de suite que j’étais une nouvelle. Elle m’invita à la rejoindre au café avec ses amies et me donna les premières adresses de femmes habitant près de chez moi.

Je la revis quelques jours plus tard, chez elle où avait lieu une des premières réunions de lesbiennes du MLF, à la suite de la scission avec le groupe homosexualité qui se réunissait chez Antoinette Fouque. Sur la porte on lisait « female only ». J’entrais timidement. Le parquet était peint en blanc. Il y avait des affiches au mur, des livres, plein de livres, des fleurs, un hamac qui prenait une bonne largueur de la pièce, et dans la chambre du fond une trentaine de femmes assises par terre et sur le lit. Elles parlèrent de leur vie passée, de la répression familiale, de la clandestinité et ce fut pour moi une soirée inoubliable.

Plus tard, c’est elle qui me fit découvrir les femmes du passé, les Amazones, l’histoire de Vlasta, de Jeanne Hachette défendant Beauvais à la tête d’une armée de femmes. Elle me montra dans de vieux dictionnaires qu’elle collectionnait les noms de femmes dont je n’avais jamais entendu parler durant mes études. D’une certaine manière, c’est elle qui m’a ouvert le champ de l’histoire des femmes, car j’avais un peu plus de vingt ans et ne pouvais soupçonner alors que je consacrerais ma thèse d’histoire à l’étude de l’amour entre femmes. J’aimais l’entendre déployer devant mes yeux incrédules ses visions fabuleuses de femmes victorieuses. Il flottait autour d’elle une sorte de parfum d’asphodèle fait de gentillesse et de poésie qui la rendait très attachante.

Elle aimait être écoutée, entendue, reconnue, et souffrait de ne pas être reconnue à sa juste valeur dans le mouvement, pensait-elle. Très sensible, elle n’aimait pas les conflits, bien qu’avec Christine Delphy elle se soit opposée à l’anti-féminisme d’Antoinette Fouque en fondant dès novembre 1970 le groupe des Féministes Révolutionnaires d’inspiration matérialiste. Elle préférait cependant que les femmes s’unissent, à l’image des Guérillères qui disaient : « Redoutez la dispersion. Restez jointes comme les caractères d’un livre. Ne quittez pas le recueil » (p. 82). La nécessité de s’unir entre femmes était très importante pour elle, et je dois dire que c’est à son contact que s’est forgée en moi la foi dans ce « nous les femmes » qui déployait alors si puissante énergie.

Mais pour moi, elle était plus une visionnaire qu’une femme d’action. Elle semblait flotter dans son rêve, ne comprenant pas pourquoi les femmes n’étaient pas plus unies contre une société qui était si lente à changer. Très tôt, elle s’inquiéta de ce que les lesbiennes ne soient pas plus visibles dans le MLF. Mais elle ne venait pas pour autant aux réunions du FHAR ni à celles des Gouines Rouges que nous avions fondé au printemps 1971 pour nous différencier des gays. Quand les Gouines Rouges se dispersèrent comme une vague dans le sable, elle tenta une nouvelle mobilisation. Fin 1974, elle proposa de créer un Front Lesbien.

C’était l’époque où la question identitaire s’était déplacée de l’opposition homos / hétéros au champ culturel que nous investissions dans tous les domaines. Le cinéma, avec l’organisation du premier festival de films de femmes Musidora, l’écriture avec la publication dans les Temps Modernes d’un numéro spécial « Les Femmes s’entêtent », l’histoire, la littérature, la psychanalyse, les spiritualités nouvelles, etc. Monique essuya d’abord un échec en proposant à la rencontre de Compiègne de transformer le MLF en mouvement des lesbiennes féministes. Puis à la suite de la Conférence internationale de Francfort réunie en novembre 1974 pour envisager la riposte féministe à l’année internationale « de la » femme, elle nous fit part de son projet de fonder un Front Lesbien comme il en existait en Allemagne et dans certains pays d’Europe du Nord. J’adhérais à cette idée et nous lançâmes les premières réunions au Glife. Mais Monique ne vint presque pas aux réunions, et comme nous avions besoin d’elle parce que nous étions jeunes, inexpérimentées et que nous n’arrivions pas à définir l’identité et les objectifs du groupe, les réunions s’arrêtèrent au bout de quelque temps, faute de guérillères.

Un jour, Monique nous demanda de l’appeler désormais Théophane, qui devint Théo. Elle commençait à organiser son départ pour les États-Unis afin d’y rejoindre son amante Zande. Je la voyais de moins en moins et un jour de 1975 je ne la revis plus du tout. C’est ainsi que Monique disparut de ma vie sans que nous soyons revues lors de ses séjours estivaux à Paris, pour parler de nos livres ou du développement du féminisme. Je me tins à l’écart de la crise qui déchira Questions Féministes.

D’abord parce que j’étais occupée par ma thèse, mais surtout parce que je n’étais pas du tout d’accord avec l’évolution des choses et notamment la dissociation prônée par les lesbiennes radicales entre les hétérosexuelles et le lesbianisme dit politique. Je ne reconnaissais plus la Monique que j’avais appréciée au mouvement et qui avait marqué mes années de formation. Elle était devenue une sorte d’étrangère enfermée dans sa tour d’ivoire tandis que je me refusais à approfondir les causes de cet éloignement. Je préférais rester sur l’impression que m’avaient faites Les Guérillères, mettant de côté les textes suivants comme si je ne voulais pas voir en face ce qui pourtant était évident : je ne me reconnaissais ni la politique de clivage lesbiennes / hétérosexuelles conçue comme stratégie de visibilité des lesbiennes dans la « société mâle ». Ni dans la vision matérialiste féministe de Christine Delphy qui revenait selon moi à occulter les lesbiennes comme chair de nos désirs et sujets transcendants.

Que s’était-il donc passé pour que la guérillère soucieuse de l’union entre toutes les femmes des années 1970 devienne une séparatiste sept ans plus tard. C’était pourtant bien elle qui avait écrit : « Elles disent, prends ton temps, considère cette nouvelle espèce qui cherche un nouveau langage. Un grand vent balaie la terre. Le soleil va se lever. Les oiseaux ne chantent pas encore. Les couleurs lilas et violet du ciel s’éclaircissent. Elles disent, par quoi vas-tu commencer ? » [4] .

  Le commencement n’avait-il donc pas eu lieu ? Ce qui expliquerait le passage du sujet collectif (« elles ») des Guérillères au « je » du Corps lesbien. Mais un je clivé qui initie une vision mortifère d’un corps-matière voué à la décomposition parce que l’esprit ne l’irrigue pas comme le sang de la vie. Dans le texte de présentation du livre, Monique Wittig expliquait ainsi son intention : « Je comme sujet générique féminin ne peut qu’entrer par effraction dans un langage qui lui est étranger car tout ce qui est humain (masculin) lui est étranger, l’humain n’étant pas féminin grammaticalement parlant mais il ou, ils. (...) ». Est-ce à dire que le sujet femme n’a pas d’identité dans la langue, devant utiliser celle des maîtres pour s’exprimer. Plus loin, elle explicite sa pensée :

« Je qui écrit est à chaque mot étrangère à sa propre écriture puisque ce je se sert d’un langage qui lui est étranger, je fais une expérience qui lui est étrangère puisque ce je ne peut pas être un écrivain. (...). J/e est l’indice de cette expérience vécue déchirante qu’est m/on écriture, de cette coupure en deux qu’est à travers l’écriture l’exercice d’un langage qui ne me constitue pas comme sujet ».

 Ainsi, ce qui s’annonçait comme un artifice typographique révèle le problème d’un sujet femme aux prises avec un langage qui ne lui appartient pas. Position étonnante pour une écrivaine puisqu’elle affirme ainsi ne pas pouvoir endosser un point de vue personnel. Ce n’est donc pas un espace de parole qui manque au sujet lesbien pour s’exprimer. C’est le langage lui-même qui fait défaut dès lors qu’il ne fonde pas le sujet femme en tant que sujet parlant universel. La domination masculine est omniprésente, absolue, consubstantielle au système hétérosexuel dont on ne peut s’évader que par l’homosexualité. Pas par la pratique d’écriture.

            Les premières phrases du Corps Lesbien sont terribles:

« Dans cette géhenne dorée adorée noire fais tes adieux m/a très belle m/a très forte m/a très indomptable m/a très savante m/a très féroce m/a très douce m/a plus aimée, à ce qu’elles nomment l’affection la tendresse ou le gracieux abandon. Ce qui a cours ici, pas une ne l’ignore, n’a pas de nom pour l’heure, qu’elles le cherchent si elle y tiennent absolument, qu’elles se livrent à un assaut de belles rivalités, ce dont j/e m/e désintéresse assez complètement tandis que toi tu peux à voix de sirène supplier quelqu’une aux genoux brillants de te venir en aide ». [5] .

Comment ne pas entendre le mot haine dans celui géhenne ? Et comment ne pas s’en étonner quand on sait qu’au moment où elle écrit ce livre le MLF n’en est qu’à ses premiers commencements. S’y sent-elle rejetée et méprisée parce qu’elle est lesbienne, suggérant du coup que le MLF ne sort pas les lesbiennes de la problématique Baudelairienne des « femmes damnées ». A moins que ce mot issu du vocabulaire religieux, synonyme d’enfer, ne soit révélateur d’une lesbophobie intériorisée de manière destructrice par une écrivaine aspirant au lever du soleil et qui se retrouve au MLF comme si rien n’avait changé.

La géhenne est le lieu des réprouvée dont le châtiment consiste à être privés éternellement de la vue de dieu. Ainsi parle Théo venant chercher son amante dans l’enfer mais qui se trouve emportée dans une description sans fin du corps dévoré et de sa décomposition. Ainsi, le livre ne vise plus la construction d’un corps collectif (« elles disent ») que l’on assemblerait comme les lettres dans le corps du texte. Il prend acte de son démembrement sous l’effet de la haine. La suite de ces premières lignes laisse émerger des pulsions sadiques orales que l’auteur ne peut plus contrôler :

 « Mais tu le sais, pas une ne pourra y tenir à te voir les yeux révulsés les paupières découpées tes intestins jaunes fumant étalés dans le creux de tes mains ta langue crachée hors de ta bouche les longs filets verts de ta bile coulant sur tes seins (....) ton sang tes artères tes veines tes habitacles caves tes organes tes nerfs leur éclatement leur jaillissement la mort la lente décomposition la puanteur la dévoration par les vers ton crâne ouvert, tout lui sera également insupportable » (p. 7).

« Pas une » ne pourra y tenir, écrit-elle. A commencer par la narratrice elle-même qui devient le jouet de fantasmes de dévoration et d’autodestruction jusqu’à la fin du livre. Si on a pu voir dans ces scènes un imaginaire érotique d’un genre nouveau, l’avant dernier fragment du livre apporte la clé de cette fantasmatique destructrice, me semble-t-il. La narratrice est entraînée jusqu’au soleil par Luisante Félise dans un envol qui s’interromps par leur chute, un peu à la manière d’Icare. Est-ce l’image d’une solitude immense de la créatrice féministe confrontée au désir théophanique de voler de ses propres ailes dans un monde qui stigmatise les lesbiennes et qui se brûle les ailes.

 Si le dernier texte « Paris-la-politique » ne dira pas autre chose, je devais admettre cependant que nous n’avions pas vécu la même chose au MLF. Alors qu’il m’ouvrait une nouvelle espérance dans le devenir des femmes, il semblait avoir été pour Monique une expérience de l’enfer qui lui avait inspiré cette fable désespérée, sorte d’anti-guérillères ou s’exhibait l’envers sombre et douloureux de son utopie visionnaire. Cependant, le MLF ne pouvait pas être le seul responsable de cette chute dans la mer. Le clivage devait lui préexister et il semblait abusif d’attribuer son départ aux Etats Unis au seul fait que les lesbiennes n’étaient pas reconnues dans le mouvement. Beaucoup d’hétérosexuelles diraient même le contraire, se plaignant de la trop forte présence des lesbiennes qui pouvait aller jusqu’à imposer un idéal de libération indissociable du passage à l’acte homosexuel. C’est autre chose qui avait mené Monique du sujet collectif uni au sujet personnel clivé, et cette autre chose se trouvait dans son oeuvre.

Le corps du MLF, le langage de l’écrivaine. Là est certainement le noeud. Remarquons d’abord que chez Wittig, le corps n’est pas la chair mais ce qui est mortel en tant que matière vouée à la destruction. Contrairement à la conception chrétienne de la chair, il n’y a aucun espoir de résurrection, même par le biais de la relation amoureuse. Le corps est en quelque sorte détaché du verbe, voir étranger au verbe et l’on peut dire que le commencement auquel aspire Wittig dans Les Guérillères n’est pas celui d’un verbe qui ouvrirait l’accès à la parole, la lumière et la vie comme dans l’Évangile de Jean qui s’ouvre par ces mots:

            « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. (...) En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes ; et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. (...) Et le Verbe est devenu chair, et il a séjourné parmi nous » (Jean 1, 1-15)

En tant que lesbienne matérialiste marxiste qui pense le sujet après « la mort de Dieu », du lieu de la géhenne, le commencement pour Wittig serait idéalement celui de la naissance de la lesbienne féministe. Comme le dit Elaine Marks, « Dieu est mort, la lesbienne féministe est née » [6] . Mais en fait de commencement, celui-si s’avère être un moment introuvable, quelque chose qui pourrait venir mais ne le peut pas du fait que le langage est un attribut de la Loi patriarcale, pas du sujet créateur. Dans Les Guérillères, on trouve une conception du langage qui ne laisse aucune place à la liberté intérieure et à l’échange de la parole entre sujets clivés ou non.

            « Elles disent le langage que tu parles est fait de signes qui à proprement parler désignent ce qu’ils se sont appropriés. Ce sur quoi ils n’ont pas fondu comme des rapaces aux yeux multiples, cela n’apparaît pas dans le langage que tu parles. Cela se manifeste dans l’intervalle que les maîtres n’ont pas pu combler avec leurs mots de propriétaires et de possesseurs, cela peut se chercher dans la lacune, dans tout ce qui n’est pas la continuité de leurs discours, dans le zéro, le O, le cercle parfait que tu inventes pour les emprisonner et pour les vaincre » (p. 164).

Autrement dit l’espace qui reste aux femmes est celui de l’intervalle, de la lacune, du zéro, du cercle. Mais même cet intervalle ne peut mettre un terme à la domination des hommes sur les femmes, comme nous le verrons par la suite, il aboutit au cercle et à l’enfermement des ennemis dans le cercle. Disons que le maître est momentanément circonscrit dans la fiction, mais il n’est pas vaincu dans le réel. Car, nous explique la narratrice au début de ce petit chapitre, le problème de cette dépossession réside dans l’origine même du langage :

            « Elles disent, malheureuse, ils t’ont chassée du monde des signes, et cependant ils t’ont donnée des noms, ils t’ont appelée esclave, toi malheureuse esclave. Comme des maîtres ils ont exercé leur droit de maître. Ils écrivent de ce droit de donner des noms qu’il va si loin que l’on peut considérer l’origine du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. (...) Elles disent le langage que tu parles t’empoisonne la glotte la langue le palais les lèvres. Elles disent le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent » (p. 162).

Voilà une bien curieuse théorie de l’origine des langues qui l’assimile à un acte d’autorité donnant la mort. Pour Monique Wittig, le langage n’est pas un instrument de libération du sujet parlant. Non seulement il empoisonne, mais il tue. Est-ce un aveu d’impuissance de la part d’une écrivaine qui se ferme toute action possible sur le réel au moyen du verbe créateur. Une impuissance radicale, car la théorie d’une domination originaire écarte l’hypothèse d’un temps du pré-verbal où le nourrisson absorbe le monde et communique avec sa mère par l’intermédiaire des sensations du corps. Chez Monique Wittig l’origine du langage est constitutive de la Loi, « acte d’autorité émanant de ceux qui dominent ». Elle n’est pas le cri de la passion, comme chez Rousseau, ni le véhicule d’une langue maternelle qui serait antérieure à la loi paternelle.

On se demande même si la langue maternelle existe tant est écartée l’idée d’une langue inscrite dans le corps comme dans l’inconscient, qui participerait à la construction du sujet parlant dans ses relations avec les objets, la nature et les personnes qui l’entourent. On s’aperçoit donc que le clivage du pronom personnel n’est pas une conséquence d’une expérience au MLF qui aurait été mal vécue. Il préexiste à cette expérience collective et s’est probablement trouvé renforcé par elle. Ou par autre chose qui existait avant et que nous ne pouvons approcher faute d’éléments biographiques. La créatrice nous livre quand même des pistes du côté du signifiant avec le titre de son livre Virgile, non, notamment, qui m’évoque le nom de sa sœur Gille. Sa naissance a du susciter un refus catégorique assez inconscient qui fait retour dans la littérature, refus doublé du fait qu’elle était une fille, et non une vir, virgo, Virgile.... Vir Gille non dit la sœur aînée expulsée de la dyade maternelle où il n’était pas besoin de se parler pour contempler le lever du soleil.

La question de l’origine est aussi posée dans une part importante de son oeuvre de fiction où la narratrice s’identifie aux archétypes de la mythologie grecque tels qu’Artémis et les Amazones. Il semblerait qu’elle ne soit pas issue d’un homme et d’une femme, comme le commun des mortels, mais du mythe, de la fiction et de la fable. « C’est notre fiction qui nous constitue », a-t-elle écrit dans la présentation du Corps Lesbien. Elle est donc mère d’Artémis et des Amazones, nous donnant ainsi la clé de ce qui empêche le sujet parlant de se construire dans le réel, à travers la confrontation aux autres femmes et hommes. Car si le sujet est enfant de la fiction, il s’ensuit une autonomie croissante de la fiction qui contamine les textes théoriques censés expliquer le réel en termes politiques. Par exemple, il est frappant de voir la ressemblance entre la déesse Artémis, mise en scène dans les premiers textes, et la figure de « la lesbienne » que l’on trouve dans les textes des années 1980.

En tant qu’archétype de la déesse vierge, c’est à dire de la femme qui n’appartient à aucun homme, Artémis appartient au même monde que la lesbienne, le modèle initial de femmes vivant sur leur « îlots » de culture propre ayant fusionné dans celui de la lesbienne qui acquière une fonction quasi essentialiste en tant qu’au-delà des premier et deuxième sexes. En effet, pour Wittig la lesbienne est l’avant garde d’un troisième genre qui a échappé au sort du « deuxième sexe » et à la domination absolue par la classe hommes. Le « concept de lesbienne » dira-t-elle,

« est le seul que je connaissance qui est au-delà des catégories de sexe (femme et homme), parce que les sociétés lesbiennes ne sont pas basées sur l’oppression des femmes et parce que le sujet désigné (la lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement » [7] .

Elle est une vierge indomptée par l’homme, Artémis en personne ayant échappé à l’appropriation masculine (elle est donc « vierge »).

La notion de virginité fonctionne inconsciemment dans les textes théoriques car pour avoir droit au titre de lesbienne, il est important qu’ellee ne soit pas contaminée par la domination masculine, ni par le statut d’esclave qui caractérise la condition féminine dans le cadre hétérosexuel. « Notre but n’est pas la disparition du lesbianisme, qui fournit la seule forme sociale où nous pouvons vivre, dit encore Monique Wittig dans ce même texte, mais la destruction de l’hétérosexualité. Le système politique basé sur l’oppression des femmes, qui produit le corps de pensée de la différence des sexes pour expliquer l’oppression des femmes ».

  On voit donc que pour Wittig, la libération des femmes (c’est-à-dire le féminisme universaliste défendu par Christine Delphy dans Nouvelles Questions Féministes) et la pensée de la différence des sexes (Antoinette Fouque, Luce Irigaray, Hélène Cixous, etc.), est sans issue. Il lui reste « la destruction de l’hétérosexualité » c’est à dire un terrain totalement vierge où elle est sûre d’y figurer comme pionnière et mère de la lesbienne féministe. Il lui faut donc construire ce nouveau territoire vierge de toute domination masculine. Et c’est ainsi que le clivage interne au sujet femme (elle / il) se déplace sur l’opposition « politique » hétérosexualité / homosexualité, sans quitter pour autant l’imaginaire de la géhenne comme on va le voir en analysant les dernières séquences du Corps Lesbien.

Disons d’abord que les rapports entre le sujet de l’énonciation (j/e) et son amante sont particulièrement tendus tout au long du récit. Nommée tour à tour  mon « adorée noire », ma « très douce », mon « inique » ou mon « inquisitrice », elle se bat avec le sujet d’énonciation, la quitte, la retrouve, se fait dévorer ou mange ses organes tant et si bien qu’à la fin du texte le sujet clivé se retrouve avec un corps littéralement consumé :

« ... Sous l’effet de la combustion intense quelques organes essentiels m/on foie m/es poumons m/on coeur se pétrifient brutalement entamant une chute (...). M/es yeux sur un plateau à toi présentés sont, dis-tu, délectables. M/es cheveux tombés par touffes se collent dans ta gorge t’étouffant, j/e m/e dissous j/e m/e défais j/e m/e consume m/a malheureuse maîtresse tu m/e consommes avec trop de précipitation » (p. 185).

            C’est alors que Luisante Félise l’entraîne vers le soleil en un envol qui retraverse le mythe d’Icare en jouant inconsciemment sur les signifiants île (il) et ailes (elles) : « Là où le soleil peut faire fondre des ailes de cire tu m//entraînes Luisante Félise dans le tremblant voyage que tu entreprends avec quelque témérité. Il ne t’a pas suffi de m/e transformer en machine volante deux paires d’ailes fixées à m/es épaules, et en effet j/e vole

(...) Ainsi tu m//encourages par tes paroles tes baisers ta salive de miel dans m/bouche parfois à redoubler d’efforts pour m//éloigner de l’île. Malgré tout j/e faiblis, j/e ne sais pas quand ça va devenir fatal. A midi peut-être, quand m/a gorge exposée m/a peau brûlée par le soleil. j/e suis à bout de forces m/a très noire de te porter entre m/es bras. Ou bien à l’heure de la sieste quand elles toutes sont visibles couchées dans les pinèdes pleines d’ombre tandis que j/e lutte avec toi contre les lois de la pesanteur. J//ai commencé à fondre (...). Mais tu ne peux pas m/e retenir. Au lieu de m//élever à présent j/e descends jambes jointes. M/es bras te lâchent. Pas un de ces aigles à l’oeil dit-on torve, ne vient te soutenir. M/oi d’abord il se trouve, j/e tombe à la renverse m/es ailes brisée toi m/e suivant de près la tête la première elles toutes très loin au-dessous regardant la chute la plus irrémédiable qui soit, fassent les déesses que j/e sois que tu sois à même d’entendre leurs cris atteignant la mer » (p. 186).

Dans le mythe grec, les ailes d’Icare ont été fabriquées par Dédale pour sortir du labyrinthe dans lequel Minos l’avait enfermé avec son fils Icare. Mais rempli d’orgueil, Icare monte trop haut dans le ciel, ses ailes fondent à l’approche du soleil et il est précipité dans la mer. Il n’est pas inutile de savoir que la mère d’Icare est une esclave de Minos, élément qui a probablement favorisé l’identification à ce mythe. Car le premier article que Monique Wittig a écrit dans L’Idiot International d’avril 1970 sous le titre « Combat pour la libération de la femme » commençait par la définition des mots serf, serve, servitude tout en parsemant le texte de citations d’Engels, de l’Agence Chine Nouvelle, Bobby Seale, Geneviève Texier et Andrée Michel. Il contenait en germe les idées qu’elle développera dix ans plus tard dans les textes politiques sur la « classe des femmes » et le fait que « Nous sommes la classe la plus anciennement opprimée » (p. 13).

Autre élément qui a probablement favorisé le recours au mythe d’Icare pour décrire la chute du sujet clivé, c’est l’orgueil d’Icare. On dirait aujourd’hui qu’en s’identifiant au héros qui voulait à la fois s’éloigner de l’île et voles jusqu’au soleil, le sujet d’énonciation du Corps lesbien est victime d’une inflation psychique qui aboutit fatalement à la chute dans la mer, c’est-à-dire à la dissolution de la personnalité individuelle dans l’inconscient collectif. On remarquera d’ailleurs que ce sont les deux femmes qui tombent, et pas seulement la narratrice dont les ailes ont fondu.

Ces dernières me font penser à la sculpture de Camille Claudel Persée et la Gorgone, où l’on voit Persée, le héros solaire brandissant victorieusement la tête de la Gorgone entourée de serpents qu’il vient de trancher tandis que son corps gît à ses pieds, ses immenses ailes repliés tel un oiseau qui ne volera plus. Or la tête de la Gorgone est un autoportrait de Camille Claudel, témoignant ainsi de sa propre division intérieure entre un féminin terrorisant et un masculin héroïque devenu l’ennemi de la sculptrice.

Dans Le Corps lesbien les deux femmes tombent ensemble au milieu des cris des autres femmes. Aucune n’est victorieuse, ce qui me fait penser que l’inflation psychique a eu complètement raison du sujet, ne permettant pas même à un des éléments clivés de survivre. Faut-il chercher cette défaite dans le rejet conscient du masculin qui n’en est pas moins omniprésent puisque les femmes vivent sur des  îles. C’est probablement là où ce qui s’est passé au MLF a pu jouer un rôle non négligeable dans le processus de dissolution de la conscience individuelle dans la psyché collective des femmes en révolte contre le pouvoir mâle. La structure non mixte du mouvement, et le fait que nous y vivions des moments de fusion énergétique absolument inédits, a dû favoriser cette fusion du « je » dans le « nous » (qui est vécue comme une expérience de démembrement dans Le Corps Lesbien).

Il a d’ailleurs mené pas mal d’entre nous au sentiment d’être portée par une force toute puissante capable de renverser des siècles de domination patriarcale. Le Corps lesbien est imprégné de cette aspiration titanesque qui se termine tragiquement par « la chute la plus irrémédiable qui soit ». Intuition de la créatrice qui « sait » que cette toute puissance ne lui appartient pas en propre mais relève du collectif ? Le happy end du dernier fragment qui met en scène la narratrice revenue sur une île pour y chercher sa « rayonnante » à travers une assemblée de femmes ne sauve pas l’impression que ces « ailes » sont une chimère, une illusion voire une fiction.

Comme l’écrit Jung : « L’identification avec la psyché collective confère un sentiment de valeur générale quasi universelle, ce que nous appelions plus haut « la ressemblance à Dieu ») qui conduit à ne pas voir la psyché personnelle différente des proches, à en faire abstraction et à passer outre. Le sentiment de détenir une valeur, une vérité universelles émane spontanément de l’universalité de la psyché collective; une attitude, une optique collective présupposent naturellement chez l’autre et les autres la même psyché collective. Cela entraîne de la part du sujet un refus catégorique, une véritable impossibilité d’apercevoir les différences individuelles et aussi les différences au sein même de la psyché collective, comme par exemple les différences de race [8] . Et je pourrais ajouter ici les différences à l’intérieur des sexes.

Est-ce ce processus qui a mené Monique Wittig à choisir le surnom de Théophane. Celui qui montre dieu, Théo, « tu es haut », qui remplace les « ailes » fondues et se met au service d’une aspiration véritablement théophanique. La chute aurait-elle été évitée si l’écrivaine avait assumé son individualité de créatrice en acceptant de voler sans elles ? Probablement pas, car les ambitions de toute puissance ne peuvent coexister avec une théorie de l’origine du langage qui exclue les femmes de l’élaboration de la langue. On ne peut à la fois penser que « Je se sert d’un langage qui lui est étranger » (voir ennemi), et vouloir être reconnue comme écrivaine marquant son temps.

C’est là où sa théorie du langage montre son aspect destructeur pour la créatrice elle-même dont la fonction est de symboliser en s’appuyant sur l’énergie du sujet désirant plutôt que de parler de clivages et de séparations. Étymologiquement symboliser signifie jeter ensemble, faire se rencontrer deux choses ou une chose et un mot, un signifié et un signifiant. Or si le symbole manque, c’est qu’une séparation est intervenue, remarque Marie Balmary une séparation (dia-bolique). « Diabolos voulant dire littéralement qui désunit. D’où proviennent les sens de médisance et de calomnie (diabolè) » [9] .. Lesquels, nous le verront dans les textes théoriques, prendront une importance considérable au point d’engendrer une « oppression des discours » beaucoup plus forte que l’oppression patriarcale ...

L’activité symbolique à l’œuvre dans l’exercice du langage articule deux registres. Elle ne les clives pas, comme le fait Monique avec le sujet femme d’abord, puis dans le domaine des pratiques sexuelles en séparant les lesbiennes et les hétérosexuelles en deux camps irréconciliables. Mais il faut reconnaître à la créatrice d’avoir pressenti le problème en terminant le livre sur la chute du sujet d’énonciation. Elle sait que si elle continue de s’élever jusqu’au ciel avec pour seul moyen de transport les « elles » en cire de la fiction, elle va tomber de haut. Elle a certainement écrit son texte la nuit, en état de médiumnité semi consciente qui la rend étrangère à ce qu’elle sait d’elle-même. Elle écrira plus tard qu’elle a rompu avec la psychanalyse, et probablement avec l’écoute de l’inconscient, si fort pourtant chez elle et si productif quand il alimente les textes poétiques.

Mais je dirais que la philosophie matérialiste à laquelle elle se réfère dans les textes théoriques la prive des gardes fous de la poésie où l’inconscient surgit à travers le travail du signifiant, tout en la figeant dans un modèle de pensée qui renforce le clivage intérieure entre la guerre des classes et la fin de l’histoire. N’opérant aucune différenciation entre les membres d’une même classe, qu’elle soit celle des hommes ou des femmes, elle va dans le sens de l’inflation, à la poursuite d’ennemis imaginaires qu’elle doit combattre d’arrache pied. Son identification à la lesbienne la coupe des liens vivants avec l’Autre et avec soi-même. Car dans l’affrontement d’une classe contre une autre classe il n’y a plus de place pour l’individualité, le sujet, et à fortiori le singulier sujet lesbien.

C’est d’ailleurs l’angoissant constat que dresse la théoricienne de « On ne naît pas femme » en disant : « La question du sujet individuel est historiquement une difficulté pour tout le monde ». Or le marxisme ne veut rien entendre à propos du sujet, reconnaît-elle. Ce qui ne l’empêche pas de se maintenir dans un « matérialisme lesbien » qui réduit le sujet femme à sa position de victime d’un système d’appropriation masculin au pouvoir absolu. Le moi n’étant plus assez fort pour supporter la pression collective d’un côté, et son désir de « ressemblance avec dieu » de l’autre, le sujet de l’énonciation n’a d’autre solution pour sortir du labyrinthe que l’envol, la chimère, l’illusion, la fiction. Que pourrait-elle faire d’autre dans un labyrinthe qui ignore le fil d’Ariane, la porte intérieure et le combat avec le Minotaure. Il eut fallu affronter son masculin intérieur (le Minotaure ?) au lieu de le voir en dictateur du langage.

La théoricienne n’écoutera pas l’avertissement de la créatrice. Le moi croit avoir édifié une forteresse politique stable d’où il ne peut plus chuter. Mais l’ennemi resurgit là même où la créatrice croyait l’avoir circonscrit dans la fiction : dans le discours de la normalité, cette fois-ci. C’est « La pensée straight », ou pensée de l’hétérosexualité, « straight » signifiant en anglais « droit, juste, en ordre ». Dans ce texte imprégné d’une dangereuse tendance à la simplification, Monique Wittig systématise sa conception de l’origine du langage en annexant le langage au politique. « La question du langage » est « un champ politique important où ce qui se joue c’est le pouvoir », écrit-elle [10] .

Ceci énoncé, elle conteste la capacité des langages de la modernité à pouvoir dire quelque chose sur le sujet. Le langage symbolique parce qu’il est « extrêmement pauvre et essentiellement lacunaire »; la psychanalyse, qui suppose que les homosexuels sont malades; et le structuralisme et le discours des sciences humaines. En effet, poursuit-elle, « la prise de conscience de l’état de chose générale » a amené les opprimées à rompre le contrat analytique parce que le problème « n’est qu’on est malade ou a soigner, c’est qu’on a un ennemi ». Un diabolos, donc, qui opère surtout dans les discours baptisés « pensée straight ». « Les discours qui nous oppriment tout particulièrement nous lesbiennes féministes et hommes homosexuels et qui prennent pour acquis que ce qui fonde la société, toute société c’est l’hétérosexualité, ces discours nous nient toute possibilité de créer nos propres catégories. Ils nous empêchent de parler ». « Leur action sur nous est féroce ». « Leur tyrannie sur nos personnes physiques et mentales est incessante » (p. 48).

On remarquera au passage que les hommes homosexuels ont rejoint les lesbiennes féministes. Ils ne font donc plus partie de la classe des hommes. On se demande par quel miracle ! Il n’en reste pas moins que la fusion entre l’imaginaire et le réel nourrit un ennemi intérieur d’autant plus incontrôlable que ce discours a un réel « pouvoir d’oppression matérielle ». Non seulement il n’est pas divorcé du réel, « il est lui-même réel ». D’où son danger, car après l’intimidation, c’est le harcèlement, la peur, les ordres donnés, toute une réalité qui martèle ces mots « tu n’as pas le droit à la parole » (p. 49). « Ils nous ordonnent de rester dans les rangs ... nous met au pas... fait appel à la peur ».

Mais pourquoi les écouter, direz-vous ? Parce que justement « s’ils ont du pouvoir c’est que ce sont des concepts qui nous touchent de près ». De beaucoup plus près, apparemment, que les femmes dont la caractéristique, qui sera formalisée dans « On ne naît pas femme » est justement d’être « hors d’atteinte ». « Un trait de l’oppression lesbienne consiste dans le fait que les femmes nous sont hors d’atteinte, car elles appartiennent aux hommes. Ainsi une lesbienne doit être quelque chose d’autre, ni femme ni homme, un produit de la société et non un produit de la nature » [11] .

La logique du raisonnement laisse pantois. Nous sommes en fait devant un syllogisme, un raisonnement purement formel où on explique que si la lesbienne est un produit de la société et non de la nature, et si les femmes appartiennent aux hommes dans la nature, la lesbienne est ni homme ni femme. La société produisant des anti-produits, en quelque sorte, des genres manufacturés selon des critères d’auto construction miraculeusement vierges des « noyaux de nature » hétérosexuelle. Au naturalisme des sexes, Monique Wittig oppose la standardisation de la culture à la mode américaine. Il va de soi que les hétérosexuelles restent hétérosexuelles à vie, les lesbiennes idem, car l’idée qu’une hétérosexuelle puisse tomber amoureuse d’une autre hétérosexuelle ne semble pas avoir été prévu dans le programme culturel.

Chacune est ainsi classifiée, étiquetée, rangée, comme au XIXe siècle lorsque les médecins de la sexualité se sont mis en tête de maîtriser la complexité du vivant. Un classement indispensable dans l’économie wittigienne de résistance à la lesbophobie. En effet, plus les femmes sont « hors d’atteinte » des lesbiennes, plus la menace que fait peser la pensée straight sur l’inexistence des lesbiennes « nous touche de près ». Car le réel de Monique Wittig n’est pas composé d’êtres humains aux motivations changeantes, souvent contradictoires, et qui ne savent pas toujours ce qu’ils veulent ni comment identifier leurs désirs. Son réel est composé des « catégories du langage », c’est-à-dire un univers du discours qui ne connaît ni rachat, ni rédemption.

            « Je suis sûre qu’une transformation économique et politique ne dédramatisera pas ces catégories de langage. Rachète-t-on nègre ? Rachète-t-on négresse ? Rachète-t-on esclave ? En quoi femme est-il différent ? Va-t-on continuer à écrire blanc, maître, homme ? La transformation des rapports économiques ne suffit pas. Il nous faut opérer une transformation politique des concepts clé c’est-à-dire les concepts qui sont stratégiques pour nous. Car il y a un autre ordre de matérialité qui est celui du langage. Il y a un autre champ politique où tout ce qui touche au langage, à la science et à la pensée renvoie à la personne en tant que subjectivité. Et nous ne pouvons plus le laisser au pouvoir de la pensée straight ou pensée de la domination » (p. 51).

Le langage est un enjeu de pouvoir, il n’est pas un instrument de liberté accessible à tous les sujets parlants. On comprend que la pensée straight ait le caractère de l’injonction, du commandement, de l’obligation propre à un surmoi implacable qui ne se contente pas de mettre la mère hors d’atteinte de sa fille, d’ordonner les processus inconscients, mais de placer sa proie sous un odieux chantage : « tu seras hétérosexuel(le) ou tu ne seras pas » (p. 50). On peut se demander pourquoi ce chantage a une telle force de conviction sur une créatrice qui dispose des moyens de s’exprimer et qui a prouvé dans le passé que ses livres pouvaient toucher beaucoup de gens.

Peut-être justement parce qu’elle aspire à « devenir quelqu’un en dépit de l’oppression » (cf. « On ne naît pas femme »). Mais en a-t-elle vraiment le droit ? Du point de vue de la pensée straight, certainement pas. Et du point de vue de la psyché collective féministe où toutes les femmes étaient vouées à l’anonymat au début du mouvement, encore moins. Seul un lesbianisme radical lui permet de flirter avec dieu, tout en prétendant le tuer, se donnant ainsi l’illusion d’échapper à son conflit interne entre sa solidarité féministe avec les femmes opprimées et un profond désir de sortir de l’anonymat par ses livres, en se distinguant des autres comme le soleil de la lune. C’est un conflit insoluble dans le cadre du matérialisme lesbien athée. Pour en sortir, Monique Wittig invente une catégorie à laquelle personne n’avait pensé avant elle : la lesbienne qui n’est pas une femme.

Voilà le danger écarté. Elle n’est plus confrontée aux reproches de sa conscience féministe et peut ambitionner sa propre théophanie. Sauf que l’histoire l’attend au tournant, et par un tour de passe passe imprévisible la théorie queer américaine va se greffer sur ce raisonnement délirant. La lesbienne n’est pas une femme, les gays ne sont pas des hommes, les transgenre n’ont pas sexe et les transsexuels se baladent d’un sexe à l’autre.

 Cette victoire de « la » lesbienne sur le surmoi féministe n’en gardera pas moins un goût amer, comme le montre son dernier texte « Paris-la-politique » publié en 1985 dans la revue Vlasta. Il s’agit d’une allégorie où l’auteur se fait l’interprète de son désenchantement autour du féminisme. Paris-la-politique c’est son expérience au MLF durant les années 1970-1975. Ce n’est plus la géhenne, cette fois-ci, mais les « judas » le « carnaval », les « baudruches », comme si l’auteur, je dirais presque l’Hauteur, méprisait de loin, et avec une amertume non feinte, ce qu’hier elle avait adoré. Mais comme le surmoi a été désarmé, Monique Wittig ose terminer son texte sur le rêve secret qui l’habitait depuis le commencement « s’il y eut jamais un commencement ». :

« Je regarde le fumier sur lequel je réside depuis des années se transformer en roses comme dans le Miracle de Genet. Somme toute elles ne m’ont exposée que dans la gloire et l’éclat de leur amour absolu. Je suis aimée par les plus redoutables judas de la ville et il ne me manque plus que quelques crachats sur les joues pour faire bonne mesure et me faire briller tout à fait (car la salive brille et la morve l’urine les larmes la cyprine) (...)            Enfin  je m’enfonce dans la chair végétale que j’ai si souvent rêvé de tenir en masse contre ma peau...            Les vociférations que j’entends de très loin m’atteignent avec le vent comme autant d’hommages d’amour. Mon corps me refuse tout service et me efforts démesurés paraissent multiplier les liens qui me retiennent au sol. (...) Avec une telle perturbation du sens il ne me reste plus qu’à voir dans ces judas splendides les guérillères que j’ai jadis chantées » [12] .

            Adieu donc Monique. Que déesse te garde en ton « voyage sans fin » qui s’est terminé aux États Unis le 3 janvier 2003...

25 juin 2003

Note Biographique

Marie-Jo Bonnet, docteur en historie (université de Paris VII), spécialiste d'histoire culturelle, écrivaine et conférencière. Membre du Mouvement de Libération des Femmes dès 1971, elle a fait sa thèse sur l'histoire des relations amoureuses entre les femmes à l'université de Paris VII (1979), publiée  une première fois en 1981 puis rééditée "Les relations amoureuses entre les femmes du XVIè au XXè siècle", Éditions Odile Jacob, 1995 (rééditée en poche en 2001),- Autres publications : "Les Deux Amies, essai sur le couple de femmes dans l'art",Ed. Blanche, 2000, et de nombreux articles en France et à l'étranger sur l'art et ses sujets de recherche dans La Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, les revues Clio, Esprit, Les Temps Modernes, etc.. Elle vient de terminer un livre : "Qu'est-ce qu'une femme désire quand elle désire une femme ?" (à paraître début 2004 chez Odile Jacob) et un "Guide des femmes artistes dans les musées de France". Elle prépare un livre sur "Les femmes dans l'art" pour les éditions La Martinière.

 



[1] expression de Namascar Shakini qui a fait sa thèse aux Etats Unis sur Le Corps Lesbien.

[2] M. Wittig, « La pensée straight », Questions féministes n°7, février 1980, pp. 45-53, réédité dans un recueil d’article qui porte ce titre, chez Pol, 2000.

[3] Je renvoie à la chrono-bilio établie par Marie-Hélène Bourcier (malgré quelques oublis) dans Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes, autour de l’oeuvre politique, théorique et littéraire de Monique Wittig, colloque sous la direction de M.H. Bourcier et S. Robichon, éd. Gaies et lesbiennes, 2002. Voir aussi la thèse de Catherine Ecarnot, L’écriture poétique de Wittig (1999) parue à L’Harmattan en 2002, et celle de Dominique Bourque, Vers une théorie du contre-texte ; la subversion formelle dans l’oeuvre de Monique Wittig, 2000, Université d’Ottawa.

[4] M. Wittig, Les Guérillères, Les Ed. de Minuit, 1969, p. 189.

[5] M. Wittig, Le corps lesbien, Les Ed. de Minuit, 1973, p. 7.

[6] E. Marks, Homosexualities and French literature, Cornell University Press, cité par Catherine Ecarnot, « Pourquoi j’ai écrit ma thèse sur les fictions de Monique Wittig », Lesbia magazine n° 222, mars 2003, p. 29.

[7] M. Wittig, « On ne nait pas femme », 1979.

[8] Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Folio, p. 72.

[9] M. Balmary, L’homme aux statues, op. Cit., p.22.

[10] M. Wittig, « La pensée straight », Questions Féministes n° 7, 1980, p. 47.

[11] M. Wittig, « On ne nait pas femme », op. cit.

[12] M. Wittig, Paris-la-politique et autres histoires, Pol, 1999, p. 48-49.

labrys,études féministes

numéro spécial, septembre 2003