labrys,études féministes

numéro spécial, septembre 2003

 

Lire Wittig: Un souvenir personnel

 

Diane Griffin Crowder

 

 

            Lire Wittig 1975.  C’est l’hiver B Madison, dans l’état de Wisconsin, tout au nord des États Unis.  Moi, enfante du sud, je souffre dans le neige, le froid.  Avec d’autres étudiantes doctorales et quelques profs, je suis en train de créer un programme d’études féministes B l’université et de proposer le premier cours féministe dans le département de français.  Un après-midi, nous discutons les lectures pour ce cours– « Les femmes écrivains en traduction »– et quelqu’un suggère Les GuérillPres, qui venait de sortir en anglais.  Je ne connaissais pas l’œuvre de Monique Wittig, et j’ai demandé d’emprunter un exemplaire. 

Je rentre chez moi, crevante de froid et de fatigue, et je me mets B lire ce bouquin avec sa couverture qui rappelle le Douanier Rousseau.  J’entre dans ce monde si étrange, cette tribu primitive des premières pages.  Mon cafard disparaît.  Je me vois sous le soleil, au marché plein de fruits, ou nageant dans cette mer qui entoure ces îles verdoyantes, ou B la fLte oj toutes boivent des boissons colorées.  Les listes des mots–épices, fruits, fleurs– me transportent loin de la nuit noir, avec leur abondance, une richesse sensuelle B laquelle mon corps répond viscéralement. Mais ma formation de critique littéraire me fait noter aussi les petites indications que cette utopie ne manque pas de violence.  Il y a des corps, des morts aussi.

Pendant les jours suivants, je lis le livre dans mes rares moments libres.  Je me émerveille B ce style si surdéterminé, oj toute une philosophie (d’homme) peut Lêtre évoquée par une phrase, pour ensuite Lêtre rejetée avec un rire fou.  Lacan, Lévi-Strauss, Freud, ne méritent mLme pas d’Lêtre nommés.  Je me sens forte, agressive, et triomphale avec ces guérillPres qui utilisent les outils des maîtres pour les vaincre.  Je rôde les couloirs de l’université en choisissant lesquels des hommes je voudrais tuer, torturer.  Disparus la neige, l’hiver, le vent meurtrier. Je deviens, pour une semaine, l’Amazone vengeresse contre cette civilisation construite sur les philosophies de ces Grecs anciens qui, eux, étaient fiers de leur conquête des forces féminines.  Je pleure avec Alexandra Olontai sur les mortes dans cette guerre si longue, si sauvage, qui a duré depuis toujours, mais dont Wittig a osé imaginer une fin.  Elle m’inspirait B imaginer qu’un jour, moi, aussi, je pourrais voir la fin des maux que cause l’oppression des femmes.

Maintenant, presque 30 ans plus tard, j’ai relu et j’ai enseigné Les GuérillPres maintes fois.  Je le connais presque par cœur.  Je l’ai analysé en détail en classe, dans des articles, dans des colloques.  Mais chaque fois que je le relis, je ressens encore l’exaltation, la rage, la sensualité, et la tragédie de la guerre dont ni Wittig ni moi ne verront la fin.

Lire Wittig, 1978.  Jeune professeur B une petite université dans un village B la campagne d’Iowa, encore au nord des États Unis (mLme neige, mLme froid qu’B Madison, mais sans les bars, les restaurants, les cinémas, la grande communauté lesbienne qui rendaient Madison vivable), je voyage B New York pour la réunion annuelle de l’MLA (Association des Langues Modernes).  Monique Wittig va donner une conférence.  La directrice de ma thPse de doctorat, qui l’avait rencontrée quand Wittig est venue aux États Unis  avec Sande Zeig, a promis de me la présenter.   J’ai lu toute l’œuvre de Wittig, qui va devenir l’objet de mes recherches. Je vais B la salle énorme oj elle va parler.  Elle est pleine B  craquer bien avant l’heure annoncée.  Impossible de trouver ma directrice dans cette foule!  On introduit Wittig, si petite sur la scPne B l’autre bout de la salle.  Elle parle en anglais, avec son fort accent français qui est déformé par le micro.  Son texte est une premiPre version de “La pensée straight.” Elle l’a dédiée aux lesbiennes américaines.  Je dois faire un effort pour l’entendre, la comprendre.  Avec le reste des auditeurs, je suis étonnée par sa conclusion devenue si célPbre: “Les lesbiennes ne sont pas des femmes.”  C’était, dans le contexte américain de ce temps-lB, littéralement incompréhensible.  Le féminisme lesbien était, pour nous, dominé par une définition de la lesbienne comme “a woman-loving woman”– une femme qui aime les femmes.  Moi-mLme, je me suis identifiée comme lesbienne seulement un an plus tôt, et c’était B travers l’idéologie du féminisme lesbien que je me définissait.  Aimer les femmes, c’était non seulement dans le sens érotique et romantique, mais aussi important, dans le sens de vouloir transformer le monde pour que les femmes ne soient plus opprimées.  Que les lesbiennes ne soient pas des femmes confondait toute cette philosophie.  Il peut sembler ridicule maintenant que cette idée a été incorporée dans plusieurs féminismes, mais B l’époque je sentais que Wittig était insensée– elle ne faisait pas de sens.

Après, je l’ai attendue dans le couloir, et j’ai osé me présenter, malgré la foule qui l’entourait.  Elle m’a parlé pendant quelques minutes avant de se tourner vers les autres qui voulaient son attention.  Je me souviens de la gentillesse dans son ton.  Quand enfin j’ai parlé B ma directrice, elle m’a encouragé d’écrire B Wittig avec mes questions.  C’était le début d’une amitié qui m’est trPs chPre.

           

Lire Wittig 1979.  Suite B ce rencontre bref B New York, j’ai proposé le nom de Wittig B celle qui organisait les conférences B mon université.  A ma grande surprise, ma collègue a trouvé l’argent, et Wittig a accepté de venir ici, au fin fond du Midwest.  Je ne me rappelle plus pourquoi, mais on a décidé que Wittig resterait chez moi pendant sa visite.  On ne peut pas imaginer combien j’étais nerveuse.  L’auteure que j’admirais le plus allait venir chez moi, parler devant mes collègues dont beaucoup trouvait le féminisme trop radical, sans parler du lesbianisme de Wittig.

La conférence était “On ne naît pas femme” en une première version anglaise.  La salle était pleine, et les auditeurs attentifs. A la fin, Wittig a accepté des questions.  Je me rappelle qu’un de mes étudiants, un jeune homme qui était en train d’accepter sa propre homosexualité, a voulu poser une question, mais il a commencé en français avec “Madame Wittig.”  Wittig l’a interrompu en disant qu’elle n’était pas “Madame” et il a recommencé avec “Mademoiselle Wittig...” Encore elle lui a coupé la parole pour remarquer que cette salutation n’était pas acceptable non plus, parce que les deux reflétaient un état civil déterminé par le mariage.  Le pauvre, confondu mais voulant Lêtre respectueux, lui a demandé comment il devait l’appeler.  Riant, elle lui a dit de l’appeler Monique, ou Wittig.  Il a enfin pu balbutier sa question, B laquelle elle a répondu trPs poliment. (Ce jeune homme est maintenant membre du corps diplomatique des États Unis, ouvertement gai, et servant dans des pays francophones, accompagné par son amant.)

Après la conférence et un déjeuner avec des collègues, qui étaient tous éblouis par ses idées, Wittig est allée s’asseoir sur le tapis qui sert comme lieu de rencontre pour nos étudiants, et elle a passé une heure B parler avec celles et ceux qui sont venus.  En dépit de la naïveté et mLme l’ignorance de certaines questions,  elle gardait toujours un ton sympathique, respectueux de son interlocuteur.  Quand enfin nous nous retrouvions chez moi, elle s’est reposée un peu, et puis elle a insisté qu’elle préparerait le dîner.  Elle a grillé les côtelettes de porc avec des grains de cumin et du persil– une recette que j’appelle encore « côtes de porc Monique Wittig ».  Nous avons parlé jusqu’au petit matin, buvant du vin, fumant, riant, détendues.  Moi, je devais enseigner le matin, mais je ne voulais pas me coucher de peur de manquer un moment de cette conversation.  Je l’interrogeais sur tout ce qui m’avait confondu dans ses textes, et B un moment donné, en réponse B une question sur Les GuérillPres, elle m’a demandé si j’avais mon exemplaire.  Je lui ai donné le texte français en Éditions de Minuit, et pendant une heure elle tournait les pages, écrivant dans les marges les noms d’auteurs qui avaient inspiré certains passages, et me racontant comment elle l’avait écrit.  Quel moment magique!  Après son départ, j’ai relu le livre avec une nouvelle appréciation du génie qui avait pu mettre tant d’idées radicales dans un texte si compacte et si beau.

Lire Wittig 1981.  De retour B Madison cet été,  j’assiste B un séminaire, “ The Problematics of  'l'écriture féminine' from Colette to Cixous," dirigé par la célèbre critique Germaine Brée.  A cet époque, on parlait beaucoup de l’écriture féminine et, aux États Unis, dans les cercles féministes académiques, les noms de Cixous, Irigaray, et Kristeva faisaient fétiche.  Je me souviens de réunions de l’MLA nationale et l’MLA du Midwest (connue pour la floraison de recherches féministes et lesbiennes dans la région) oj ces trois noms dominaient toute la discussion.  Cixous, Kristeva, et  Irigaray B elles seules étaient vues comme LE féminisme français.  Je me rappelle avoir fait de nombreuses interventions pour dire qu’il y avait d’autres féminismes français et que l’appel B la “différence” représentait un danger.  Mais la “différence” et le “féminin”étaient B la mode.  A mon avis, c’était parce que le féminisme, devant l’assaut de l’extr.Pme droite et l’élection de Reagan et les Républicains en 1980, cherchait une position politique qui serait plus acceptable dans un climat conservateur. 

Wittig, comme toujours, avait devancé le mouvement américain.  Brouillon pour un dictionnaire des amantes, sorti en 1975 et co-écrit avec son amante américaine Sande Zeig, déjàB posait comme danger le culte des “MPres”– qui représentent la différence et les philosophies de la Trinité Cixous-Kristeva-Irigaray– en contraste avec les vraies héroVnes de l’histoire/Histoire, les Amazones.  Mon projet pour le séminaire était d’examiner du point de vue stylistique et politique le contraste entre les théories et les écritures de Wittig et Cixous.  Sachant que j’avais déjàB fait une étude soigneuse de Wittig, Brée m’a demandé de faire un long exposé pour le séminaire, ce qui m’a donné l’occasion de relire toute l’œuvre de Wittig en mLme temps que je lisait et discutait avec mes collègues le développement des idées sur l’écriture et les femmes B travers le 20e siècle.  Les commentaires de Brée et mes camarades m’ont stimulée B une étude stylistique beaucoup plus approfondie.  Bien que j’aie toujours beaucoup aimé le langage, je m’intéressais plus aux théories de Wittig, mais cette re-lecture, et surtout le contraste avec Cixous, m’a fait apprécier plus profondément le lien entre le style et la philosophie.  Le résultat de mes efforts est l’article publié dans un numéro de Contemporary Literature dédié aux articles des membres du séminaire.  Je le considère un de mes articles les plus perspicaces et approfondis, et c’est grâce aux conversations que j’ai eues avec Brée et mes collègues.

Lire Wittig 1984.  Après beaucoup d´efforts, je réussis B établir un programme d’études féministes B mon université, malgré une crise financière.  Je viens d’Lêtre titularisée et enfin je peux partir en année sabbatique.  Je vais aller en France pour la première fois depuis 1971!  Je veux faire la connaissance de féministes, et j’écris B Wittig pour lui demander une lettre d’introduction et des noms de ses connaissances dans le mouvement.  Elle ne répond pas, et la date de mon départ s’approche.  J’avais des réservations B l’Hôtel Henri IV, célèbre pour le prix bas et la pauvreté des chambres. Je téléphone enfin B Wittig quelques jours avant mon départ.  Elle est pressée, mais elle me dit qu’elle avait déjàB informé ses copines de mon arrivée et qu’elles attendaient un coup de téléphone dPs que je serai B Paris.  Elle a “tout arrangé.”

J’arrive àParis et àla chambre misérable de l’hôtel.  C’est un peu tard pour téléphoner B une étrangère, et je passe une mauvaise nuit.  Le matin, je téléphone et on me dit que le déjeuner pour me recevoir aura lieu dans deux heures!  On me donne une adresse et des directions.  Je suis totalement confondue (un déjeuner?  pour me recevoir?) mais je me dépLche, je trouve la maison, je monte au 6e étage.  On ouvre la porte, et voilB, réunies autour d’une table, le collectif qui publiait Questions féministes.  Elles se présentent: Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Monique Plaza, Noëlle Bisseret Moreau, et d’autres.  Elles m’accueillent chaleureusement– Wittig leur avait demandé de faire tout pour m’aider avec mes recherches.  A la fin d’un déjeuner rempli de discussions brillantes de leur part, et d’éblouissement d’Lêtre avec elles de ma part, quelqu’une a demandé chez qui je devais rester cette semaine.  Je ne comprenais pas, et je leur ai dit que j’avais réservé une chambre.  On a rit, et puis une m’a dit que Wittig leur avait demandé de m’héberger aussi, et tout était déjàB arrangé.  On a déterminé que je devais rester chez Françoise Francioli la premiPre semaine, et on lui a téléphoné pour prendre rendez-vous chez elle le soir.  Mathieu et Guillaumin m’ont dit qu’elles viendraient me chercher B l’hôtel et on dînerait ensemble avant de me conduire chez Françoise.  Quelle introduction!  Mais c’était typique de Wittig, que j’avais rencontrée seulement deux fois, et de ce groupe, de me traiter comme une amie bien aimée.  Mon amitié avec certaines de ces théoriciennes brillantes dure maintenant depuis presque vingt ans, mais mon souvenir de ce premier déjeuner reste encore clair.

Pendant ce séjour, j’ai fait la connaissance de Suzette Robichon (Triton), alors une des éditrices de la revue Vlasta.  Elles préparaient un numéro Wittig, et m’a invité B écrire quelque chose.  Elles devaient publier le texte français de sa nouvelle piPce de théâtre, Le Voyage constant, comme supplément.  J’ai df retourner aux États Unis avant la publication, mais  Suzette m’a envoyé un exemplaire et c’est alors que j’ai lu la piPce pour la premiPre fois.  La technique de prendre les textes canoniques de la civilisation occidentale et de les “lesbieniser” pour transformer cette société avait été employée par Wittig dans Les GuérillPres, Le corps lesbien et Brouillon pour un dictionnaire des amantes, mais la piPce représentait la première fois qu’elle a pris un seul texte, Don Quixote, et l’a récrit de cette maniPre.  Malheureusement, je n’étais plus B Paris pour la représentation de la piPce, montée par Sande Zeig.  J’ai également manqué la première représentation, qui avait lieu en anglais dans l’état de New York.  Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai pu voir une vidéo de la production parisienne au Centre Simone de Beauvoir.  C’était éblouissante !  Malheureusement, le Centre Simone de Beauvoir a cessé d’exister peu de temps après et Wittig m’a dit en 2001 que le seul exemplaire de la vidéo a été perdu.

           

Lire Wittig 1985.  Enfin, un nouveau roman de Wittig apparaît--Virgile, non sort chez Minuit.  C’est la première de ses œuvres dans laquelle tout se passe aux États-Unis, et c’est inévitable qu’elle ait choisi San Francisco, qui est non seulement la ville la plus connue pour sa grande communauté gaie/lesbienne, mais aussi une ville qu’elle connaît bien après avoir habité longtemps pas loin de là.  Ce roman m’a touché autant que Les Guérillères, mais d’une toute autre façon.  L’enfer hétérosexuel y est peint d’un ton noir—parfois avec un humour mordant, parfois avec un désespoir profond, mais toujours noir.  Loin de nous les guérillères triomphales, ou même les Amazones en train de gagner leur lutte avec les Mères de Brouillon pour un dictionnaire des amantes ! Dans ce remaniement de Dante, le personnage « Wittig » suit son guide Manastabal, plus dure que le doux Virgile, qui n’aurait pas pu supporter un enfer où les âmes torturées n’ont rien fait pour mériter leur damnation.  Le bar lesbien où elles se reposent parfois des horreurs de la vie de tous les jours n’est qu’un havre temporaire, rempli de lesbiens- marronnes, affamées, hors-la-loi.  Et le paradis, avec ses Dykes on Bikes (lesbiennes à moto qui de tradition devancent le défilé de Gay Pride à San Francisco) et son souper collectif dans les collines qui entourent la ville, est difficile à atteindre. 

Je trouve que ce roman est bien plus pessimiste que les autres.  En 1985, les États-Unis subissaient depuis 5 ans le régime de Reagan et l’extrême droite, le SIDA tuait les hommes gais par milliers, le mouvement féministe était déchiré par des débats internes, et l’enfer n’était que trop présent devant nos yeux.  Mais il fallait la vision tranchante de Wittig pour « défamiliariser » l’horreur quotidienne et la rendre plus clair.  C’est aussi son choix de Dante qui révèle son génie, en lui permettant de créer le personnage de Wittig—naïve, rebelle, impatiente, souvent une dure juge de ces pauvres âmes damnées, trop vite à proposer des solutions faciles.  Cette Wittig-là est toutes celles qui, dans les années 60-70, croyaient qu’abolir le sexisme et l’hétérosexisme serait vite fait, et qui se trouvaient aux années 80 bouche bée devant la répression de la droite.  Je dois dire que Virgile, non est devenu le livre que je préfère de Wittig, mais je peux comprendre pourquoi il reste relativement le moins étudié de toute son œuvre.  Ses leçons profondes (et profondément vraies) résistent à une interprétation optimiste.

Lire Wittig 1986-87.  J’ai pris une année de congé de Cornell College pour enseigner à Smith College, une université pour femmes au Massachussetts.  Avec mon amante et nos chats, je me suis installée dans une belle maison dans les montagnes.  À Smith, j’ai fait la connaissance de plusieures critiques littéraires qui travaillaient aussi sur la littérature lesbienne, dont Marilyn Schuster et Anne Jones, et des collègues en études féministes.  A la fin de cette année, mon amante et moi sommes allées à Montréal pour la foire international de livres féministes.  J’ai pu renouer mon amitié avec Louise Turcotte, Suzette Robichon (Triton) qui avait émigrée au Québec, et Nicole-Claude Mathieu qui donnait une conférence pendant la foire.  Louise,  Nicole-Claude, et la critique littéraire Pascale Noizet sont aussi venues nous rendre visite au Massachusetts.  Pendant cette année, dans des conversations avec toutes ces femmes brillantes, j’ai appris de nouvelles façons à re-lire Wittig, et à enseigner ses œuvres dans un cours d’étudiantes, sans hommes.  Il m’est impossible aujourd’hui de préciser exactement ce que j’ai appris, tant ces conversations ont inspiré ma pensée et se sont intégrées à ma manière de voir l’œuvre de Wittig.  Je remercie chaleureusement toutes celles qui m’ont donné leurs aperçus.

Lire Wittig 1992.  J’avais lu tous les articles de Wittig quand ils sont sortis dans les années 70-80, ou en français dans Questions féministes, ou en anglais dans Feminist Issues, journal américain fondé pour traduire les articles de Questions féministes.  Mais la publication en 1992 des essais dans un livre, The Straight Mind and other essays avec une introduction de Louise Turcotte et une avant-note de Wittig, était un bon moment pour les relire dans ce nouveau contexte.  En plus, ce livre a introduit les essais à un public américain (et international) qui n’avait pas accès à des journaux relativement difficiles à trouver.  J’ai été frappée en les relisant par la cohérence de sa pensée à travers les années, par la clarté et l’économie de sa présentation des idées les plus originales et donc les plus susceptibles à la mécompréhension.  C’était aussi plus claire que, comme dans ses romans, l’auteure des essais devient plus pessimiste sur la possibilité que sa vision d’un monde sans genre se voit dans notre vie.  La juxtaposition des essais « philosophiques/politiques » et les essais sur son œuvre littéraire révèle aussi les liens entre les deux et illumine des aspects de son style.

J’ai décidé de célébrer cette  publication en essayant d’obtenir de l’argent pour inviter Wittig à retourner à Cornell College.  On a réussi à l´avoir et elle est venue ici en hiver.  Sa conférence était sur Proust, et sa thèse était que, loin d’être marginale ou une transformation des hommes gais, les lesbiennes dans A la recherche du temps perdu sont centrales à «  l’homosexualisation » de l’universel que Proust réussit dans son œuvre.  Comme toujours, je me trouvais stupéfaite par l’originalité de son interprétation, et par son style en apparence si simple mais qui propose des idées si complexes.  Après la conférence, elle est venue dîner chez moi avec des collègues, et nous avons parlé jusqu’à tard dans la nuit. 

Sa visite avait un autre effet inattendu—elle renforçait la visibilité des gais et lesbiennes dans notre faculté.  Depuis des années, mon collègue et  grand ami, Stephen Lacey, et moi avions travaillé pour créer un atmosphère où des profs gais/lesbiennes seraient confortables, et vers la fin des années 1980, nous avons réussi à engager un nombre croissant de jeunes collègues.  En 1992, l’université était en train de discuter une politique de non-discrimination envers les homosexuel(le)s, et je crois que la visite de Wittig  nous a encouragé à demander plus fortement ce changement, qui a été approuvé peu après.

Lire Wittig 1994.  On m’a invitée à participer à une session sur Wittig au colloque d’études françaises de l’Université de Kentucky.  Wittig allait donner une lecture pour terminer la session.   La session était un succès, mais les auditeurs sont venus surtout pour écouter Wittig.  Elle a commencé en disant qu’elle avait toujours hésité à écrire de la fiction en anglais, mais elle avait enfin décidé d’écrire un conte qu’elle appelait « The Girl. »  Elle a expliqué que la narration était inspirée des grands films noirs des années 1940, et que le narrateur, qui est obsédé(e) d’une jeune belle femme, n’est jamais nommé(e)—nous voyons seulement ce qu’il/elle voit.  Elle a lu avec beaucoup d’expression pendant près d’une heure.  Après, il y avait beaucoup de questions, mais celle dont je me souviens ( et la raison pour laquelle j’ai indiqué l’ambiguïté là-haut) s’agissait du genre du narrateur.  Wittig a répondu qu’elle voulait que le sexe/genre du narrateur reste inconnu des lecteurs.  C’est seulement une présence (noire) qui regarde.  On a continué de l’interroger—est-ce que l’aspect obsessionnel du narrateur n’indiquait plutôt un homme.  Wittig a essayé d’insister sur l’ambiguïté voulue.  Finalement, l’auditrice lui a dit, « Mais peut-il être un homme ? ».  Wittig a répondu que non, elle était certaine qu’il n’était pas un homme.  Rires !  Elle a aussi indiqué que Sande Zeig voulait en faire un film.  Bien sûr, le film est sorti en 2001, produit par Zeig avec un scénario de Wittig.  Malheureusement, le conte originel n’a pas été publié.  Je me souviens d’un texte d’une beauté remarquable, et j’espère pouvoir le lire un jour.

Lire Wittig 2001.  La publication de la version française des essaies, La pensée straight, par Balland représentait une triomphe, non seulement pour Wittig, mais aussi pour les editeurs/ traducteurs  Marie-Hélène Bourcier et Suzette Robichon qui ont organisé un colloque pour fêter la sortie du livre.  Wittig était plus célèbre aux États-Unis qu’en France, où les essais étaient presque inconnus.  Comme  disait Didier Eribon dans Le Nouvel observateur (# 1910, 14-20 juin 2001, p. 118) : « Il aura fallu dix ans pour que soit traduit en français, sa langue natale, « la Pensée straight », un livre théorique fondamental qui influence le féminisme dans le monde entier. » Il a continué : « En effet, dès sa parution aux États-Unis en 1992, « The Straight Mind »…a connu un rayonnement international considérable au point d’être souvent comparé, pour ce qui est de son influence, au « Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir. »

Pour le colloque, on a invité des critiques des États Unis, du Québec, de France, et d’Italie.  J’ai décidé d’aller à Paris via Montréal pour pouvoir passer quelques jours avec Louise Turcotte, qui devait introduire le colloque.  Nous avons discuté nos conférences, et des idées des autres invitées, surtout un livre de Béatriz Preciado, jeune critique que j’avais rencontrée en 1999 lors d’une visite à Paris.  Nous craignions ce qu’elle allait dire !  Wittig était à Paris pour le colloque, mais par modestie elle n’est pas venue aux conférences.  Sande Zeig est aussi venue, pour la première du film « The Girl » en France, qui avait lieu pendant le colloque.  C’était vraiment une fête d’avoir tout ce monde ensemble à Paris, où j’ai pu revoir mes amis Colette Guillaumin, Suzette Robichon, Nicole-Claude Mathieu, et d’autres, et faire la connaissance de celles que je ne connaissais pas. 

Le colloque se passait à Reed Hall, locale de Columbia University à Paris, une charmante vieille maison avec un beau jardin au centre.  Le 16 juin il faisait plutôt beau, en dépit d’une petite pluie dans l’après-midi.  Tout se passait bien jusqu’à la fin, quand Preciado a donné sa conférence, qu’elle basait en partie sur un évènement rapporté dans un livre d’un théoricien gai américain, selon lequel Wittig aurait dit qu’elle n’avait pas de vagin.  Des lesbiennes dans la salle étaient furieuses.  Il paraît que Wittig avait déjà dit à Preciado qu’elle n’avait jamais dit cela, et elle avait également contacté le critique gai pour lui dire qu’il avait tort.  Quand elle a entendu dire que Preciado avait répété cette anecdote, Wittig aussi était vexée qu’on continue à répandre un mensonge.

Malgré cet épisode, le colloque a réussi à rassembler beaucoup de monde qui s’intéresse à l’œuvre de Wittig, et non seulement des professeurs et critiques professionnelles.  J’étais surtout contente que parmi les auditeurs il y avait beaucoup qui voulaient seulement apprendre plus sur une écrivaine dont ils aimaient les œuvres.

Wittig devait quitter Paris peu après le colloque, mais elle a dîné avec Nicole-Claude Mathieu et moi avant de partir.  Je ne pouvais pas savoir que ce serait la dernière fois que je la verrais.  La conversation roulait surtout sur la publication des actes du colloque que Suzette Robichon et Marie-Hélène Bourcier devaient réaliser.  Enfin, très tard, nous nous sommes embrassées et Wittig s’en allait vers son appartement.  Ma dernière vue d’elle me reste très claire dans mon souvenir.  Je la vois encore, comme le narrateur de « The Girl, » dans une belle nuit parisienne, les mains dans ses poches, une ombre passante devant les vitrines, qui disparaît enfin en bas de la colline.

Lire Wittig 2003.  Je ne vais pas parler de cette mort si subite, si inattendue, si pénible pour ses proches. Plutôt je veux méditer brièvement sur une remarque faite par Marilyn Schuster en réponse à mon courriel lui annonçant la mort de Wittig : maintenant il n’y aura plus d’œuvres de Monique Wittig.  Il faut attendre voir si ses héritiers décident de publier des inédits, tel le conte « The Girl. »  Mais, en tout cas, il n’y aura plus de nouveaux textes de cette auteure  qui a littéralement changé mon moi-même, mon identité, ma pensée, ma façon de voir le monde et d’agir dans ce monde.  Et je sais je ne suis pas la seule qui lui doit beaucoup de ce que je suis devenue depuis cette première lecture il y a presque 30 ans.  Elle ne nous offrira plus, avec sa générosité typique, ces aperçus qui ouvrent de nouvelles voies dans ce monde, de brillantes visions du meilleur monde que nous pourrions inventer.  Dès maintenant,  moi et tout le monde, nous ne pouvons que relire Wittig,  le cœur affligé de savoir que son œuvre est, hélas, complète.

notice biographique

"Diane Griffin Crowder est professeur de français et d'études féministes à Cornell College dans l'état d'Iowa (à ne pas confondre avec Cornell University dans l'état de New York).  Elle a publié beaucoup d'articles sur Monique Wittig. 

 

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numéro spécial, septembre 2003